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XXVI
LA LAVANDIÈRE DE NUIT
U Ile femme, nommèe Marianna Kerbernès, aimait tant
à filer, qu'elle passait tout sorl temps sur son rouët. La nuit
mêrne, quand son mari et ses enfants ' étaient couchés, elle
rcstait~ sel1le~ à filer~ jusqu'à minuit,et, souvent, jusqu'au
point du jour, ne tl'ouvant jamais qu'elle en avait fait assez.
était de retour de la messe,
Le dimanche aussi, dès qu'elle
rouët et sa quenouille. Tous les samedis,
elle ]'eprenait son
'. elle . allait vendre son fil au marché de Morlp.ix, et en rappor-
tuit l'argent il la maison, sans jamais dépenser un sou inuti- .
lement.. .
Un dimanche soir, qu'elle s'était attardée à filer, selon son ·
habitude, la filasse étant venlie à lui manquer, elle sortitde
la maison, pOUl' aller en chercher à un cabinet qui donnait
SUI' la COU l'. La lune était clail'e, et elle vit venir à elle une
connaissait point et qui lui parla ainsi:
femme qu'clle ne
- En passant devant votre maison, j'y ai vu de la lumière,
et, comm-e je ne sais pas quelle heul'e il est, au juste, bien
qu'il me semble qu'il ne doit pas être loin de minuit, j'ai
voulu enU'el', pour demander l'heul'e.
Elles entrèrent ensemble dans -Ia maison, regardèr~nt
111Odoge et virent qu'il était onze heures et demie .
Comment n'êteS-VOlis pas couchée, à cette heure?
demanda l'inconnue à Marianna. Est-ce que VOLIS n'avez pas
pelll' à rester ainsi, seule, si tard dans la nuit"? car vous êtes
je crois?
seule dans la maison,
- Non, j'ai avec moi mon mari ct mes ellfants, mais ils
sont dans leurs lits. Moi, je n'ai pas l'hahitude de me coucher
de si bonne .heure, et je reste, ol'dinairemcnL, à file!', après
qu'ils se sont. mis au lit.
- Vous aimez donc il filer 1 et vous êtes bonne fileuse?
. Moi aussi, et, si vous voulez, je resterai avec vous, jusqu'au
jour, et nous filerons ensemble, et vous verrez comme je
besogne? ' .
- Je ne demande pas mieux, répondit Marianna.
Et elle donna il l'inconnue un rouët et une quenouille, et
les voilà qui se mettent ù filer, il qui mieux. Mais l'in'con'nue
était une étrange filandière; elle filait, filait) filait, ' avec' la
l'aridité d'une machine il vapenr, et Marianna n'avait'pas
terminé sa première quenouille, que l'aufi'e en était déjà à
sa douzième. Cela lui parut extraordinaire, et elle examina
attentivement sa compagne, et vit qu'elle était vieille, très
vieille, avec une figure singulière, qui ll~i donna, en un ins-
tant le frisson. Mais, comme elle abat~ai( de la besogne
elle ne dit rien. Au tl'ain dont elles y all!liei1t, la provision
de filasse prépar'ée fut bientôt épuisée et convertie'! eri belles
bobines de fil fin. .
- Que ferons-nous, il présent, demanda alors l'inconnue.
- Eh bien! répondit Marianna, désireuse de profiter de
la hOllne volouté d'une si habile oU\'l'ièr"e" si vous voulez il
pl'ésellt, HOUS laver'olls noi re fil et nous ferons la buée, à
l'eau chaude, pour le blanchir. ' ,
- Je veux bien, répondit l'autre; lavons notre fil et faisons
la buée, à l'eau chaude.
Et. comme il faisait un beau clai!' de lune, elles allèrent
au douet (lavoir) avee leur fil, le lavèrent, le battirent à
grands coups de battoirs 1 qui faisaient retentir le vallon,
puis le rapportèrent à la maison, pOUl' commencer la buée,
Elles firent un grand feu, au foyer, placèrent dessus une
grande marmi te, puis, prenant chacune un pot de terre, elles
nllèrent prendl'e de l'eau, à la fontaine pour la remplir.
Le mari de Marianna finit par se l'éveiller, en ent.endant
Lout ce remue-ménage, et il vit l'inconnue vider son pot dans
la marmite; puis elle vint à son lit., et le regal'da avec des
yeux qui ressemblaient à deux charboris ardents. Il en eut
si grand'peur, qu'il se cacha la tête sous les draps, et n'osa
, rieu diee. L'inconnue retourna à la fontaine, avec son pot.
~ortait, l\larianna rentrait, et sOn mari
Au moment où elle
rayant reconnue, à quelques mots qu'elle prononça, il sortit
fia t.ête de dessous les deaps, et voyant sa femme seule dans
la maison, il sauta hors de son lit, courut à elle et lui dit:
- Malheureuse! t.u ne vois donc pas que c'est une lavan
dière de nuit que t.u ,as introduit.e dans notre maison, et que
cette femme ne vient pas de la part de Dieu, mais de la part
du diable! Fel'mons d'abord la porte, pour qu'elle ne rentre
pas ici, puis changeons de place ou renversons tout ce
qu~elle a touché. .
J~t ils jetèrent à l'autre bout de la maison le rouët et la
dont s'était servie la lavandière de nuit, et renver
quenouille
sèrent la marmite 43t en répandirent l'eau sur le feu.
La lavandièl'8 de nuit revint, sans tarder, et, trouvant la
. tJorte fermée, elle frappa et cria: Ouvrez-moi, ma com-
commère; j'appol'te mon pot rempli d'eau; pourquoi donc
ayez-vous fermé votre porte?
- Ne réponds pas, dit l'homme à Marianna; pas un mot!
Et la lavandière de nuit reprit plus haut:
- Ouvrez-moi donc, ma commère!
Et comme on ne lui répondait toujours pas, elle dit:
- Ouvre-moi, rouët, toi avec qui j'ai filé.
Je ne puis pas, répondit le rouët; l'on m'a renversé et
jeté au bas de la maison.
j'ai filé, reprit
- Ouvre-moi, alors, toi quenouille avec qui
la soi'cière (car elle était aussi sorcière). .
Je ne puis pas, répondit. la quenouille; je suis gisante
à. terre, à côté du rouët.
. . . Ouvre-moi, reprit la sorcière, toi marmite que j'ai mise
sur le feu et remplie d'eau .
. Je ne puis pas, rèpondit la mal'mÜc; l'on m'a aussi
et jetée sur l'aÏl'e dè la maison.
renversée
Ouvre-moi, toi eau que j'ai versée dans la mal'mite.
- Je ne puis pas, répondit l'eau; on m'a répandue sur le
feu.
j'ai allumés au foyer. . '
- Ouvrez-moi, vous, tisons que
- Nous ne pouvons pas, répondirent aussi les tisons; l'on
répandu sur nous l'eau de la marmite et nous n'avons plus
qu'un reste de vie qui va aussi s'éteindre.
La sorciè"re, alors, poussa un cri épouvantable et dit: .
- Tu as eu de la chance de trouver p'lussage que toi pour
te conseiller, car autrement, on t'aurait trouvée, au point-du
jour, cuite, dans ta marmite, avec ton fll ! .....
Et elle s'en alla.
Et, à partir de ce jour, Marianna Kerbernès ne s'attarda
plus à filer, la nuit, et se coucha à une h,eure eonvenable,
tout le monde doit le faire.
comme
Conté en breton par Fl'ançois THltPAUT,
à Plouaret, le 19 février 1890 .