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Bulletin SAF 1893


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Histoire de revenant

M. Luzel

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XIV .

HISTOIRE DE REVENANT.
Au vieux château de Kerloster, en la commune de Lan­
revenait, dit-on, une dame blanche, sans doute une
néanou,
habitante du château. On la voyait, toutes les
ancienne
entre onze heures et minuit. Elle descendait lentement
nuits,
marches d'un ancien escalier de pierre, qui conduisait à .
les
uné chambre effondrée, traversait la cour close et en sortait
pour entrer dans la longue avenue de vieux chênes qui
au bourg de Lmnéanou. Le château était occupé
conduisait
par deux familles de fermiers: une à · chaque bout de la
maison principale, et tous avaient vu, maintes fois, la Reve-
nante, à l'exception du fils aîné du moins ancien des fermiers,
et se moquait de ceux
nommé Raoul, qui n'y croyait pas,
en parlaient et les traitait de visionnaises et de poltrons.
qui
Ce Raoul, avait du reste, une assez mauvaise éonduite, et,
soirs, après souper, il se rendait à un village voisin, .
tous les
où d'autres jeunes gens du quartier se donnaient rendez­
pour jouer aux cartes et pour boire, et il ne rentrait
vous,
que vers onze heures ou minuit, et souvent même plus tard .
Il y avait au fond .de la cour un vieux pavillon, consistant
en un rez-de-chaussée avec une chambre au-dessus, et qui
servait de buanderie aux deux ménages. On y déposait aussi,
en bas, les outils de labourage, comme pioches, hoyaux,
j et dans la chambre étaient les rouets,
pelles, fourches
fil, babines et filasse.
quenouilles, dévidoirs, échevaux de
Tous les dimanches, après vêpres, quand le temps était
beau, on jouait aux boules, dans l'avenue, et, le jeu terminé,
c'était enéore dans ce pavillon que l'on mettait les boules,

dans un coin, jusqu'au dimanche suivant. Il y avait aussi
l'un en bas et l'autre en haut.
deux lits, dans le pavaillon,
Mais personne ne voulait y coucher, plusieurs nuits de suite,
car si. le pavillon était tranquille, le jour, la nuit, il était
et l'on y entendait un vacarme de tous les diables.'
hanté,
On jouait aux boules, dans la chambre les rouets et les
tournaient avec la rapidité et le ronflement des
dévidoirs
et l'on entendait des hommes en sabots
machines à vapeur,
qui marchaient et couraient bruyamment sur le plancher.
Raoul riait et plaisantait, quand on lui disait tout cela,
et, un jour qu'on le défiait d'aller passer une nuit dans le
dit:
pavillon, il
Eh bien! j'irai, et malheur à quiconque essayerait de
peur,' et quand ce serait le diable lui-même.
me faire
Et il alla, en effet, n'emportant pour toute arme qu'une
grosse trique.
sabbat commence. Les ,boules
Vers minuit, voilà que le
roulent, d'un bout à l'autre de la chambre, et les dévidoirs
se mettent aussi en mouvement. Cela l'étonne un peu, mais
il n'a pas peur pourtant et il crie: ,
Qui diable fait tout ce vacarme? Malheur à ceux qui
sont là-haut, hommes ou diables, vivants ou revenants, s'ils
ne cessent sur le champ et ne me laissent dormir tranquille!
Mais, le bruit continue de plus belle. Il se lève alors,
prend sa trique et monte à la chambre. A son grand éton­
n'y voit rien d~extraordinaire,
nement, rien n'y bouge, il
chaque chose est à sa place et le silence est complet.
- ' Je n'y comprends rien, dit-il.
Et il descend et se remet au lit. Mais, à peine y est-il
ie lève de nouveau,
entré, que le vacarme reeommence. Il
la chambre, en jurant et en disant qu'il
furieux, et remonte à
va rouer de coups et jeter par la fenêtre tout être vivant qu'il
y trouvera, quel qu'il soit .

Mais, il ne voit encore rien d'extraordinaire, bien qu'il
un beau clair de lune; chaque chose est toujours à sa
fasse
place et le silence complet. Il redescènd, se remet au lit,
à ne plus se lever, avant le jour; mais, il commence
décidé
à avoir peur. Il entend alors quelqu'un qui descend l'esca­
lier, lentement, bruyamment, avec de gros sabots. Il vient
au pied de son lit, y prend une pioche, en frappe vi.olemment
porte et sort. Raoul, l'intré­
le bois du lit, puis il ouvre la
pide Raoul, n'était plus si crâne. Il se cacha la tête sous les
draps du lit, et s'y tint coi. Quand enfin il osa se lever, au
chant du coq, il trouva chaque chose à sa place, comme si
rien n'avait remué. Mais, la nuit suivante, ni jamais plus,
il n'alla coucher au pavillon, et il commença à croire qu'ils
n'avaient pas toujours si grand tord, ceux qui croyaient
aux revenants.
Pourtant, . il continua, chaque nuit, de courir le guilledou
et de jouer et de boire avec les camarades. Une nuit qu'il
rentrait tard: selon son habitude, la pipe à la bouche et sa
blague à tabac dans la main droite, au moment o.ù il entrait

dans la cour, il vit la dame blanche, qui descendait l'escalier
bâtiment ruiné. Elle vint droit à lui. Il retira sa pipe de
sa bouche et, saisi de peur, ne sachant que faire ni que dire,
demanda machinalement: -
il lui
Quelle heure est-il, s'il vous plaît, Madame?
Il est l'heure, répondit le fantôme, où les honnêtes
être couchés dans leur lit.
gens doivent
Et elle le prit par la main gauche, en lui disant: -
résister et se dégager; mais en
Suivez-moi. Raoul voulut
vain.' La main de la dame serrait 1a sienne comme un cram­
pon de fer. Et il lui sembla qu'elle le menait par une longue
et il entendait
avenue de vieux chênes, au milieu d'une forêt,
des cris, des hurlements et des rugissements de bêtes fauves
dresser les cheveux sur la
de toute sorte, qui lui faisaient
tête. Elle me mène, sans doute, en enfer! pensait-il •

Elle le mena longtemps de la sorte. Enfin, il entendit
un coq chanter et cinq heures sonner, au clocher de Lan­
néanou. AussitOt la dame blanche le lâcha et disparut, et il
reconnut son chemin et vit qu'il se trouvait à quelques pas
seulement du cimetière de Lannéanou.
Si la dame blanche avait pu le conduire jusque dans le
cimetière,' avant 'le chant du coq~ il n'en serait jamais revenu!

Sa blague à tabac et sa pipe furent retrouvées sur la route,
le lendemain, par un ptllaouer de la Feuillée.
A partir de ce moment, Raoul se rangea; il n'alla plus
courir, la nuit, et ne se moqua plus des histoires de reve­
nants qu'il entendait conter, aux veillées d'hiver.

Conté en breton par FUANÇOIS THEPAUT,
garçon boulanger,
à Plouaret, le 17 février 1890 .
Pour copie conforme: F.-M. LUZEL.