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Bulletin SAF 1889


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Vie inédite de saint Ronan

Dom Plaine

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VIE INEDITE DE SAINT RONAN
TRADUITE DU LATIN
Avec Prolégomènes et É,'elaircissements
Par le R.-P. èlOll1 Francois PLAINE
Bénédictin de la ' Congrégation de France
DE L'ABBAYE DE SA INT-MA RT IN DE L IGUGÉ

PROLÉGOMÈNES.
Le nom de Ronan, qu'on éCl'it aussi Renan ou même
Cronan, a été porté par plusieurs saints tous Irlandais
(Scoti) d'origine et jouit d'une grande célébrité en Irlande.
Or, l'un de ces saints Ronan, passa en Armorique uu com­
mencement Ju vre siècle, ponr y vivl'e inconnu et ignoré
après avoÎL' ét.é élevé dan s son pays. d'origine à la dignit6 épis-
copale. Mais il réussit si peu à érhappel' à l'estime publique
que sa réputation de t.haumat.urge llli a sUl'véeu jusqu'à nos
jours et en a fait l'un des noms les plllS vénér0s du diocèse de
Quimper.
On ignore cependant si quelqu'un de ses familiers ou con-
temporains songea dans les années qui sui vil'ent sa mort, à
retracer par écrit le récit des grandes actions de vertu et des
tout genre, dont sa vie a vait été remplie.
prodiges de
L'unique biographie ancienne de saint Ronan, qui soit arrivée
jusqu'à nous, n'est pas antérieure au commencement du XIe
siècle. Encore est-elle restée inédite; elle a de plus échappé allX
recherches de tous les agiographes, Ft celles d'Albert Le Grand
comme à celles des Bollandistes et de dom Lobineau. Les uns
et les autres n'ont eu à leur disposition pour retracel' les faits
et gestes de saint Ronan que les neLlf leçons des anciennes

légendes liturgiques. (Bréviaire de Quimper). (1)
(1) Acta SS. Bolland, 1 juin.

Ce document est loin, cependant, d'êtee dépoul'vU d'intérêts
et de mérite an poin.t de v'Je littérair3. C'est p0uI'quoi il m'a
semblé à propo') de·le tÜet' du malheuL'eux oubli oü il a langui
si longtemps. Mais avant d'en mettre sons les yeux la
trad uction, il e~t com me indispenqa ble de fai ee con naître
brièvement d'abord à q uelle occa')ion et à quelle date au moins
approximative il a été composé, p :..1is pal' qui il a été rédigé, de
quelles qualités il brill e, t'nfin de quelle autorité il paraît
digne. Après quoi, a vant de terminer ces prolégomène8,
j'essaierai de fixer, au moins dans ses grande~ lignes, la chro­

nologie de saint Ronan, et de L'etracer l'historique de son culte

à travers les siècles et jusqu'à nos jours .

§ 1 . - OCCASION ET DATE DE LA VIE DE SAINT RONAN.
La vie de saint Ronan, SUl' laquelle j'appelle en ce moment

l'attention, fut rédigée et probablement prêchée devant le peu pIe, 1
au moins devant une assistance choisie, à l'occasion de la
fête annuelle du saint, et dans l'intention de retracer dans ses
grandes lignes tout ce qu'on savait par tradition des a ctes et des
miracles du pieux solitaÎl'e, du thaumaturge vénéré. C'est ce

que l'auteur nous déclare en tou tes lettres dans son prologue(1),
et il serait inutile de m'y arrêter.
Comme le biographe affirme semblablement ailleurs qu'à
l'époque olt il écrivait le corps du saint n'était plus conservé
dans son ermitage Cornouaillais de Loc-Ronan, mais bien

dans la cathédrale de Quimper, où il avait été porté après les
invasions normandes (2), nous acqllél'Ons par là la preuve
que la date de rédaction de l'écrit en question n'est pas
antérieure à la seconde moitié du Xe siècle; mais on ne saurait

non pros, d'autre part, la reculer au-delà des premières années
du XIe siècle, vu qtle dane:; ce docnment il n'est question
ni de la victoire que remporta Alain Cagnaet, comte . de

(1) prologue de la vie de saint Ronan.
(2) Vie de Saint-Ronan, chapitre douzième .

Cornouaille, par l'entremise de Saint Ronan, (1) ni de la
fondation de l'important prieuré bénédictin de Loc-Ronan, qui
en fut la conséquence. St l'on joint à cela que dans les jours
Oll le biographe de Saint Ronan écrivait, la Bretagne devait
être di visée en trois comtés principaux, au milieu desquels
celui de Rennes tenait la place des anciens · rois de Dom-
nonée (2) on acquiert la quasi-certitude que la biographie de
Saint- Ronan n'a pu être réd igée que plusieurs années après la.
mort d'A!ain Barbe Torte (952). Car avant les victoires de ce
prin~e sur les Normand,:;, la Bretagne ne jouissait même pas
de l'inc1épendailce : elle était livrée comme une proie à ces
barbares. Ce fut ce grand hom me de g uerre qui reconstitua en
quelque sorte la Bretagne et la rendît de nou veau maîtresse de
seS destinées. Il y a donc lieu de croire, jusqu'à preuve du
contraire, que la vie de Saint Ronan a été écrite de 980 à
1030. Si l'on objectait qu'au XIe siècle la prédication en langue
latine n'était plus en usage, )e répondrais qu'à ce sujet les opi-

nions sont: assez diverses et qu e, d'ailleurs, le panégyrique de
Saint Ronan a pu être prêché non devant de simples fidèles,
mais devant une assistance choisie de clercs et 'cle' chanoines.
L'occasion et le but, ainsi que la date au moins approxi­
malive de la vie de saint Ronan, étant ainsi déterminés, je
vais maintenant rechercher quel en est l'auteur, et quelles
qualités la distinguent.
§ II. TITRE ET QUALITÉS DE L'AUTEUR ANONYME DE LA VIE
DE SAINT RONAN •
La biographie de saint Ronan ne porte pas avec elle le nom
de son auteur, et-il paraît peu probable qu'on arrive jamais à
le décou vrir, mais on peut toujours affirmer que cet anonyme

(1) Actes de Bret., t. 1., c. 367 et 368.
(2) Vie de saint Ronan, ch. XI. L'auteur n'affirme pas expressément ce que
je dis ici, mais comme il suppose que les choses se passaient de la I>orte au
temps de Saint-Ronan, il va de soi qu'en agissant ainsi, il ne faisait qu'assi­
miler deux époques fort éloignée::;, et par conséquent affirmer implicitemen t
ce qui vient d'ètre dit de Rennes et de la Domnonée.

appartenait au cler'gé de la cat.hédrale de Quimper, car il se
réclame à diverses reprises du patronage de Saint Ronan (1)
et il nous déclare expressément qu'il était présent à plusieurs
miraGles opérés en ce même lieu par la vertu des reliques du
saint. (2)
En ce qui toucbe les qualités personnelles de l'écrivain, il
suffit de parcourir son opuscule pour admirer sa parfaite b9nnH
foi ainsi que son esprit de piété et de simplicitê. En outre, il
a vaitquelque tei ntll re de la langue grecq ue (3) et on peutaffirmer
qu'il doit être compté parmi les hommes instruits et éclairés
de son temps: il possédait en particulier à fond les Saintes­
Ecritures, qu'il cite ft'équemment et toujours à propos. L'his­
toire des temps passés lui était-eUe aussi familière 1 ? Il est
permis dJen douter, lorsqu'on le voit affimer dans une circons­
tance que le comté breton de lél Domnonée avait déjà Rennes
pour capitalfl au VIe siècle, (4) ca l' on sait assez que Rennes et
Nantes n'ont été adjoints à la partie de l'Armoriqu e colonisée
précédemment par les Bretons insulaires qne dans les jours de
Nominoé et de ses successeurs. Ce qu'on ne samait refuser ft cet
auteur, c'est l'avantage d'écrire le latin avec une correction et
une pureté de langage qui, sans exclure deux ou trois passages
obscurs, lui donnent néanmoins une grande supériorité sur
Wrdistén et Wrmonoc, qui avaient composé au IXe siècle des
récits analogues au sien sur saint Gwennolé et saint Paul de
Léon. Comme ces agiographes aussi, il écrit avec autant de
verve que d'animation et se plaît à faire parler directement les
personnages qui jouent un rôle dans son 'récit,. parfois même
on le voit encore, à leur exemple, interrompre son récit pour
apostropher sur un ton poétique soit son héros, soit ceux qui
se sont faits ses persécuteurs. Il n'est. pas impossible qu'à ce

(1) Vie de Saint-Ronan, prologue et chap. VI, etc.
(2) Ibid. ch. XII.
(3) Ibid. Prolog. chap. IX, etc .
14) Vie de saint Ronan, chap. XI.

dernier titre il ne mérite de figurer quelque jour dans la galerie
que poursuit avec tant de talent le
historique des ménestrels '
Société archéologique du Finistère. Mais l'im­
président de la
portant pour moi c'est de savoir quelle confiance mérite, au
point de vue agiographique et historique, le biographe de
saint Ronan.
AUTORITÉ DE LA VIE DE SAINT RONAN AU MOINS
§ III. -
DANS LES FAITS GENERAUX.
On a vu plus baut que quatre siècles environ séparaient le
raphe du patron de Loc-Ronan de son héros et d'autre
biog
part nous en sommes à ignorer s'il aVait entre les mains quel-
que document antérieu r au sien pour lui servir de guidedans sa
rédaction, car il garde le plus complet silence à cet égard. De
cÎl'constance on serait tenté de croire qu'il ne mérite
cette double
q n'une demi-confiance; mais si on considère que la tradition
uments arrivés jusqu'à nous, s'offrant comme
et les mon
une confirmation de ce que raconte l'auteur, il semblé
qu'il y a lieu d'élablir une distinction entre les assertions
proprement à l'histoire et à
de l'opuscule, qui appartiennent
l'agiograpbie, et celles qui n'y figurfmt que pour donner du
relief au récit, pour l'orner et l'embellir. Je mJexplique : la nais­
du saint en Irlande, le caractère épiscopal dont il fut
sance
revêtu, le triple séjour qu'il fit successivement dans le Léon,
dans la Cornouaille et dans la Domnonée, le transfert du saint .
corps de Hillion à Loc-Ronan et ensuite à Quimper, de même
aussi les rapports que Ronan entretint avec le roi Grallon, et
les vexations qu'il eut à subir de la part d'une méchante
femme, sont des faits d'une certitude absolue qu'on ne saurait
attaquer sans témérité puisque non seulement la tradition
immémoriale mais aussi les noms des lieux et le culte encore
sub~istant nous _sont de surs garants de leur authenticité.
Quant aux discours directs, que l'auteur se plaît à mettre dans
la bouche de Ses personnages, quant aux circonstances secon~

daires des prodiges qU'Il l'acon te, ils ne son t, selon tou te a ppa-
rence, que le produ it de son .imagination, et ce s~rait se
~ue de revendiquer en leur faveur le
montrer par trop crédule
méri!e de l'authenticité. '
La trame dll récit n'est pas d'ailleurs des plus compliquées
sous la plume de notre anonyme; elle n'embrasse guère
autl'e chose que les faits généraux dont il vient d'être question,
les développement.s oratoires et les moralités qui dégénèrent
ou deLix fois en puérilités, y occu pan~ une large
peut être une
place. C'est assez L1il'e que, somme toute, la biographie de Saint
Ronan est aussi digne de faire autorité au point de vue histo­
rique, qu'elle est curieuse et signe de progrès comme docu-
. ment littéraire.
§ IV. - CHRONOLOGIE DE SAINT RONAN.
Le biographe de saint Ronan n'a pas songé à fixer la chro­
de son héros, il n'apporte aucune date positive dans
nologie
tout l'ensemble de son opuscule, mais il ne nous a pas cepen-
à cet égard sans lumière et sans dÏl'ection. Il parle
dant laissé
à deux reprises, des relations que Ronan entretint
en effet,
avE'C le roi des Bretons Grallol1, et en fait comme l'événement
de sa biographie. Or, Grallon était contemporain de
saillant
Clovis, le premier roi chrétien de race franque. (1) p'ar suite
nous sommes fixés sur la date, au. moins approximative, de
Saint-Ronan lui-même et rien ne nous empêche plus de déter-
miner avec plus ou moins de précision les principales dates de sa
biogra ph ie.
. Ronan nait en Irlande vers. . . . . . . . . . . . . . . . . . 460
Il Y est fait évêq ue vers. . . . . • . . . . . . . . . . . . • . . 490
(1) Voir à cet égard le cartulaire de Lariclévennec, que \'ient de publier M. de la
Borderie, et la Vie de S:1int Gwennolè par vVrclisten. La chose me paraitindubL
table, quoiqu'en ait dit M.l'abbé Thomas dans sa nouvelle vie cie Saint-Corentin,
si pieuse et si intéressante à certains égards, mais, par malheur, si dëfec·­
tue.use sous le rapport critique et chronologique.

Il pa'lse en Armorique et se fixe dans le Léon, . à
Saint-Ronan-ar-Fancq (Saint -Ronan-du - Ma-
rais), vers .............................................. ..
Il .vient en Cornouaille vers ................ .
Le roi Grallon vient le visiter vers .•.........
Il Y est persécuté par la Kéban vers .......... .
Il va chercher une. dernière retraite à Hillion vers.

Il y meurt et son corps est -rapporte à Loc-
Ronan ,lers.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. 540
Au IXe siècle, son corps est porté hors de Bre-
tagne, lors des invasions 'noL'mandes, vers ...... . 880
à Quimper vers ....... . 950
Il est ensuite rapporté
Miracles accomplis à Quimper du vivant de
l'auteur.. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .... .. .. .. .. .... .. .. .. .. .. .. .. 990-1030
LE CULTE DE SAINT RONAN A TRAVERS LES SIÈCLES.

Le nom et le culte de Saint Ronan de Cornouaille ne
paraissent guère avoir franchi les limites de la Bretagne, au
moins je n'en ai trou vé aucune trace nulle part ailleurs, mais
aussi comme culte local, la vénération, dont ce saint est resté
l'objet depuis treize siècles et plus, a revêtu en maintes
occasions un caractère d'éclat et de grandeur qui annonce un
thaumaturge d'un rare mérite.
L'opuscule, dont je traduis .ici le texte original, nous en­
fournit les premiers exemples et les premiers traits.
Il y a ·d'abord la translation du corps ·sacré du lieu de la
mort Hillion à Loc-Ronan. On peut en lire .le récit détaillé et
saisissant dans 1'opuscule de notre anonyme (1).
Je signalerai en second lieu la reconstruction de l'oratoire
Loc-Ronan SUL' des proportions plus amples et avec plus de
saint avait bâti de ses propres
magnificence, lorsque celui que le
mains tomba de vétusté (2). On en conclura sans peine que l'ora­
toire ou prieuré de Saint Ronan continuait à cette date à attirer
~1) Vie de Saint Renan, chapitre XI.
(2) Ibid. chap. XII,

un grand concours de peuple~ En troisième lieu les miracles
qui s'accomplissaient à Quimper sous les yeux du biographe,
et par lesquels celui-ci ,termine ses récits établissent aussi qu'à
cette dernière date le culte et le souvenir de Ronan étaif'nt en
grande vénération dans tout le pays. (1) Les renseignements
empruntés au biographe de saint
qui vont suivre ne sont plus
Ronan, mais à d'autres sources. Ils auront trait en premier
lieu à la localilé de Loc-Ronan~
1° Loc-RoNAN ET SON PÈLERINAGE.
Au commencement du XIe siècle, le vaillant comte de Cor­
ayant remporté dans une guerre contre
nouaille, Alain Cagnart,
un rival une victoire décisive tout près du tombeau de Saint Ro­
onan, et après avoir imploré humblement la médiation du saint,
ses armes à l'intervention du
eut la piété d'attribuer le succès de
puissant thaumaturge, et ne cmt pouvoir mieux témoigner sa
reconnaissance qu'en enrichissant le sanctuaire de Loc-Ronan
de nou velles possessions et de nouveaux privilèges, et
l'unissant comme prieuré à la grande abbaye de Sainte-Croix
peu auparavant (1031) (2).
de Quimperlé, qu'il avait fondée
en question acquit assez d'im-
C'est alors que le sanctuaire
portance pour queles l1abitations se groupassent insensiblemellt
à. l'entour en nombre et finissent par acq uérit' un titre régulier de
yille à Loc-Ronan. (3) Le pélérinage de Loe-Ronan prenait
à la même époque parmi les principaux de la Bretagne.
rang
Nous en avons pon r garants l'enquête dé la canonisation de
il résulte que ce grand saint et
saint Yves de laquelle
plusieurs de ses amis se firent un devoir de l'accomplir en
(4) De même on compte des ducs et des ducbesses
personne.
et en particulier la Bonne Duchesse Anne parmi
de Bretagne
les pélerjns de Loc-Ronan.
(1) Ibid.
(2) Preuves de Bretagne t. 1. c. 367 et 368.
(3) Archives de Loc-1tonan, Reg. 2 ('?)
(4) Acta SS , 19 mai p_ 530 et 553.
\5) Arch. de Loc-Ronan, liasse n' <1 ; procès-yerbal de 16SfJ.

Le tombeau . monumental de saint Ronan, que l'on admire
actuellement comme une des merveilles artistiques du Finis­
tère fut érigé au commencement du XVIe siècle par ordre de
la princesse Renée de France, fille puinée de Louis XII et de
la reine Anne de Bretagne, dont je viens de parler. C'était un
gage de sa pieuse gratitùde: car sa mère attribuait sa nais­
sance aux prières de Saint-Ronan.
Depuis lors, les guerres religieuses du XVIe siècle, la tour­
mente révolutionnaire de la fin du XVIIIe et divers autres
bouleversements du même genre ont été impuissants à altérer
dans le cœur des populations fidèles qui entourent Loc-Ronan
leurs sentiments de vénération traditionnel pour la mémoire
de leur protecteur céleste. Son pélérinage annuel continue à
être l'un, des plus fréquentés, et attire principalement chaque
année un immense concours de peuple. (1) On vient
septième
y vénérer une côte du saint enchassée dans un reliquaire d'ar­
gent, la seule partie du corps de son patron que Loc-Ronan
aIt pu conserver.
2° AUTRES LIEUX OU SAINT RONAN EST HONORÉ.
En dehors de Loc-Ronan, les renseignements sur le culte
de saint Ronan sont peu abondants.
que j'ai pu recueillir:
Voici tout ce
E n premier lieu l'ermitage du Léon, Loc-Ronan-ar-Fancq,
a conservé le nom du saint en prenant le titre de ville de
aint-Ronan et continue à s'honorer de son patronage. Il ya
aussi, en Briec (Finistère), une chapelle ou Penit y ele Saint­
Ronan, sùr laqllelle nous n'avons aucune notice. (~)
La boul'gacle ele Loc-Ronan, près Merelrignac, dans le dépar-
tement eles Côtes-elu-Nord, et l'oratoire du saint dans la
d'Hillion à l'endroit où le saint rendit son âme à
paroisse
(1) Voir un travail particulier que j'ai publié en 1877 sur ce sujet dans la
Revue de l'A1·t Chrétien, et lire la vie du saint qu'on chante en breton, dans
le pélerinage de la Tromini.
(2) Ogée: Dictionn. t. 1. p. 124.

Dien, continuent également à s'honorer du nom et du patro­
Saint Ronan ou Renan, mais c'est tout ce que nous
nage de
en savons; et rien ne nous donne à penser que la fête du saint
y ait jamais été l'objet d'un con(!ours annuel de peuple et de
pélerins. .
Il en a eté autrement à Quimper, au moins pendant un
certain nombre de siècles. On vient de voir, en effet, par
notre résumé chronologique qu'au XIe siècle les restes sacrés
y étaient conservés avec honneur dans la cathédrale,
de Ronan
et entourés des pieux hommages de la vénération publique. (1)
En 1219, l'évêque Rainaud commanda une magnifique
en vermeil artistement travaillée pour renfermer les
chasse
8acrés de Saint-Ronan, et c'est sur cette chasse que se
restes
firent alors les serments juridiques les plus solennels. (2)
cathéàrale fut placée sous le
Une des chapelles de la même
Saint Ronan, à une époque qu'on ne saurait déter­
vocable de
miner avec .précision, et mérita l'honneur d'être élevée au titre
mais chapelle, chasse et reliques ont disparu à
paroissial (3), •

l'époque de la tourmente révolutiQnnaire (4).
On neput sauver autre chose en 1793 des saintes reliques, si
qu'un bras de Saint Ronan ..
mes renseignements sont exacts,
à Quimper, mais bien à
Encore n'est-il plus actuellement
un bourg voisin de la cité épiscopale, celui d'Ergué-Armel. (4)
Saint Ronan n'ont pas cependant
Le nom et la mémoire de

dQ la ville et de la ca thédrale de Quimper,
entièrement disparu
car parmi les magnifiques vitraux, dont celle-ci a été enrichie
récemment, on remarque avec joie, dans la chapelle dédiée à
Saint-Pier!'e, un vitrail à huit médaillons, dans lequel sont
retracés les principaux faits et miracles de Saint-Ronan (5)
(1) Vie de Saint-Ronan, ch. XII.
(2) Le Men : MonografJhie' de la cathédrale de Quimper, p. 359-362.
(3) Ibid. p.48-50.
(4) Ibid. p. 361. .
(4) Mémoire . sur la relique de Saint-Coreutin, par M. l'abbé Dumat'hallacb, .

(5) Monographie cie la cathédrale de Quimper, p. 161.

En outre l'image du même saint figure avec honneur dans un
,autre vitrail de la même église consacré aux saints évêques
bretons. (1) ,
Il est temps maintenant d'aborder le texte inédit de l'an­
cienne vie de saint Rona'n. Il m'a été fourni par le manuscrit
. latin 5275 (XIIIe siècle) de la bibliothèque nationale (Paris),
où ladite vie occupe les folio 52-63. Je crois pouvoir affiemer
que ce document ne se retrou ve plus dans aucun autre manus-

crit, mes recherches pour . en découvrir un second ayant été
entièrement inutiles.
La traduction, que j'en donne du texte latin, a lieu de
passer pour suffisamment exacte, si "je ne me fais illusion.
qu'en plusieurs circonstances, par
Cependant je dois a vouer
exemple, quand le besoin de rester compréhensible le deman-
dait, je ne me suis pas astreint à suivre de trop près la lettre
même de l'auteur.
En ce qui concerne ce texte lui même, il ne sera peut être
pas inutile d'ajouter, avant de terminer cette préface, que mon
intention avait été de le reproJuire intégralement sans changer
un seul iota, mais la Sociéié archéologique s'est ravi~ée, et a
jugé plus à propos de ne livrer à l'impression qu'une simple
traduction, sans texte latin.

VIE DU SAINT & VÉNÉRÉ ÉVÊ UE RONAN
PROLOGUE.

Puisque d'après les recommandations du Psalmiste royal,
nous ne devons jamais nous lasser, frères bien-aimés, de
louer Dieu dans ses saints, il ne saurait non plus nous être
permis à nous même de garder le silence dans cette grande
(1) Ibid. p. 133.
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. . TOME XVI. (Mémoires). 18

solennité du saint Evêque Ronan. Nous devons donc redire
aujourd'hui à la gloire du Tout-Puissant comment Dieu s'est
plu autrefois à rendre le nom de Ronan éclatant dans le
monde par des prodiges merveilleux, et comment maintenant
et pour toujours il donne en partage à son serviteur la
Béatitude des saints au plus haut des cieux.
CHAPITRE PREMIER.
Naissance et séjour de Ronan en Irlande.
Ronan prit naissance en Irlande, et fut appliqué dès
l'enfance par ses parents à l'étude des lettres; mais son cœur,
pur de toute souillure, était surtout altéré de la doctrine
céleste et la but à longs traits. Or, ce qu'il lisait et ce qui
lui était enseigné, il le comprenait sagement et le gravait
dans la mémoire de son cœur. Dès qu'il fut en âge de discerner
ce qui est tortueux de ce qui est droit, il mit toute son appli­
cation à ne rechercher en toute occasion que les choses de
Dieu.
Aussi, bien qu'encore dans la fleur de la jeunesse, loin de
s'abandonner aux penchants déréglés de la nature fragile,

comme fait le grand nombre à cet âge, il avait déjà le cœur

d'un vieillard, ses sentiments étaient ceux d'un homme
arrivé à la maturité, ou plutôt il laissait déjà loin derrière
lui les actions de .vertu des plus avancés en âge .
Sa principale occupation de chaque jour était de s'exercer
lIa pratique des commandements de Dieu. C'est à les méditer
lVec soin, à les accomplir de tout point qu'il ne cessait de
réfléchir selon cette maxime du Psalmiste : « Les pensées de
:< mon cœur sont de me tenir toujours en votre présence,
:< Seigneur. ))
Aussi le mérite de sa vertu n'ayant pas tardé à le faire
?romouvoir à la dignité épiscopale avec l'aide de la grâce de
Jieu, il eut la gloire de répandre abondamment comme

docteur du peuple, qui lui était confié, la connaissance des
bonnes œuvres. Semblablement il mérita l'amitié de Dieu
dans les jours de son sacerdoce et fut trouvé juste aux yeux
du souverain Juge par la puissance et la miséricorde du
Saint-Esprit, qui était son continuel appui et l'empêchait de
s'écarter en rien des prescriptions de la loi divine. Il sut
toujours également mettre à la portée de ses subordonnés
les trésors qui lui avaient été confiés, s'appliquant ainsi à
faire fructifier ces mêmes trésors dans la" mesure de tout ce
qui lui était possible. De même, semblable à la lampe qui,
placée sur le chandelier, éclaire tous ceux qui entrent
dans la maison, Ronan, homme de Dieu, brillait de l'éclat "
des vertus, montrait à tous ceux qui venaient à lui le chemin
de la vraie lumière, et fortifiait, par les exemples journaliers
de sa vie et de ses œuvres de vertu, les enseignements qui
découlaient de ses lèvres. '
CHAPITRE SECOND
Comment le saint homme abandonna sa patrie, traversa la
et vint habiter successivement le pays de Léon, puis
mer
la Cornouaille.
Dans les jours où le très saint évêque Ronan consacrait
toutes ses " journées, nous venons de le montrer brièvement,
à se rendre juste devant Dieu et ne cessait d'interroger son
âme, et de se demander comment il pourrait arriver à une
plus intime familiarité avec le Seigneur, les maximes que le
vrai docteur et le suprême rémunérateur adressait autrefois

àux cœurs avides de le suivre et aux oreilles capables d'en-
tendre ses paroles, se présentèrent un jour à son esprit . .II se
rappela ces passages de l'Evangile: « Que celui qui veut
« marcher à ma suite, se renonce lui-même, porte sa croix,
« et me suive. » Et encore: « Quiconque abandonnera
« maison, frères et sœurs, père et mère, enfants et posses-

« sions par amour pour mon nom, recevra le centuple et
« possèdera la vie éternelle. »
Sollicité intérieurement par ces saints avertissements et
par d'autres analogues, Ronan, déjà si fermement attaché à
la loi de Dieu, se sentait embrasé du désir de suivre Jésus­
Christ avec plus de perfection et d'abandonner pour cela
patrie, amis et fortune. Bientôt réalisant ce vœu de son cœur,
à l'exemple d'Abraham, à qui il avait été dit: « Sors de ton
pays, abandonne ta famille )); il abandonna sa terre natale et
sa parenté, bien assuré que Dieu lui rendrait au centuple,
et traversa l'océan en se dirigeant vers la Petite-Bretagne.
En abordant sur les côtes du Léon, il laissa sa barque sur le
rivage et s'avança dans les terres, plein de confiance en Dieu,
étant bien assuré que le Tout-Puissant, qui venait de lui
procurer une heureuse navigation, au milieu des flots en
fureur, et qui précédemment avait préservé son âme des
dangereux attraits du monde, ne manquerait pas, si telle
était sa volonté, de se servir de lui pour éclairer un grand
nombre de personne.s et les faire arriver ainsi au Ciel par les
sentiers de la paix.
Or, quand le séjour de l'homme de Dieu dans ce pays se
fut un peu prolongé, son nom commença aussitôt à être
connu au milieu' du peuple, grâce aux prodiges nombreux
que Dieu opérait par son intermédiaire. A sa prière, en eITet,

les ' aveugles recouvraient la vue et les malades la santé,

pendant que les possédés se voyaient heureusement délivrés ~
de l'ennemi, tant par la puissance de la Croix que par le
fruit des fréquentes prières et des longs jeûnes du serviteur
de Jésus-Christ. De là les multitudes qui accouraient chaque
jour pour implorer son appui dans les ma~x dont elles souf­
fraient, et qui rentraient ensuite dans leurs demeures, pleines
. de joie, après avoir recouvré le bienfait tant souhaité de la
santé.
Ronan se dit alors, en homme vraiment religieux, qu'avec

ces foules qui assiégeaient sans cesse sa cellule, il ne pouvait
plus vaquer à une prière ininterrompue, comme l'ordonne
l'Apôtre. C'est pourquoi il prit la résolution de pénétrer plus
avant dans le désert, afin de vaquer plus librement à la vie
contemplative et d'en remplir les devoirs. C'est ainsi qu'ac­
'compagné de son bon ange et guidé par lui, il vint en Cor­
nouaille et se fixa dans la forêt appelée alors N émet. (1) .
Or, un homme vénérable, plus attaché à la foi chrétienne
qu'aucun des habitants du voisinage, habitait déjà sur la
lisière de cette forêt. Ronan, arrivant à samaison vers le soir,
commença par dire en entrant, selon l'usage des pieux chré-
tiens: « la paix règne dans cette demeure! )) et demanda ensuite

l'hospitalité au maître du logis. Celui-ci, considérant le saint
et faisant attention à sa personne répondit qu'il lui donnerait

volontiers l'hospitalité, etlui fournirait ce dont il avait besoin .

Ronan s'empressa de rendre grâces à Dieu, auteur de tout
bien, de cette bonne réponse, et de la sorte le serviteur de
Dieu se trouva sous le même toit que cet hôte des bois.

CHAPITRE TROISIÈME
DJun mutuel entretien du, saint et de son h6te item de
tOratoire quJils construisirent de concert; enfin, de la
venue du roi Gradlon .

Après quelques jours passés sous le toit de ' ce paysan et
employés sans relâche à louer le Tout-Puissant, Ronan vit
son hôte le prier de lui dire, sans détour, d'où il venait et où
il voulait se rendre, Or, voici la réponse qu'il fit à cette
question: « Pour moi, dit-il, je suis Irlandais de naissance;
« mon pays natal est au-delà de l'océan. Après avoir renoncé
« de mon plein gré et par amour pour Celui qui s'est fait
« pauvre pour nous par pure bonté, à tout ce que possédait
« mon père, je suis venu sur cette terre d'exil dans l'espoir
(1) Aujourd'hui Névet.

« de recevoir au jour des récompenses éternelles cent fois
u plus que je n'ai quitté, dans l'espoir d'être admis auprès de
« Dieu après la vie présente et d'y trouver une vie qui
c( n'aura pas de fin. Car notre Dieu a donné à ses fidèles par
(c l'exemple de sa résurrection la preuve qu'ils ressusciteront
CI. eux-mêmes un jour, et il nous promet. qu'après la résur-

«rection de la chair le bonheur de la vie éternelle sera notre
« partage, pourvu qu'ici-bas nous ayons corrigé nos vices
« en obéissant à tous ses commandements. C'est pour cela
.« qu'il a daigné faire de nous ses frères, ainsi qu'il le déclare
« en toutes lettres dans son Evangile: cc Quiconque accom­
« plira la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-

« là deviendra par là même mon frère, ma sœur ou ma
« mere. »
Au moment où Ronan tenait ce lang~ge et donnait de la
sorte raison de sa conduite, le paysan qui recueillait avidement
dans son cœur de telles paroles, l'arrêta et se mit à lui dire:
« Serviteur du Dieu très-haut, vous êtes rempli de saintes
« paroles, vous êtes la lumière qui luit dans les ténèbres;
« demeurez quelque temps avec nous, je vous en conjure.
« Car, par vous, le doux Jésus daignera répandre sur les
« habitants de ce pays la lumière de la vérité, et de la sorte

« ceux-ci, en voyant vos saintes actions et en écoutant vos
« avis non moins saints, en viendront à les réaliser insensi­
« blement dans leur propre vie, et par là à glorifier notre
« Père qui est dans les cieux. » Quand l'hôte eut fini de
parler, le saint déclara qu'il faisait droit à sa demande.
Or, au bout de ~uelques jours, le saint commenç~ à cons­
truire un oratoire, où il put vaquer sans interruption à la
prière, et son hôte lùi ayant prêté son concours, cet oratoire
fut bientôt achevé. On le plaça à l'entrée de la forêt de
Német, qui avait alors une grande étendue et servait de
repaire à nombre de bêtes sauvages.
Ronan s'y consacra tout entier au service de Dieu: la

prière et le jeûne faisaient toute son occupation. Mais bientôt.
le saint et ses œuvres de vertu furent heureusement connus
dans tout le pays. Le bruit de son nom arriva même jusqu'aux
oreilles du prince souverain qui y donnait des lois: car une
ville placée sur la montagne ne saurait demeurer longtemps
cachée. Aussi Gradlon, c'est le nom de ce roi, qui commandait
alors en souverain dans le pays des Bretons, voulut-il venir
le trouver pour s'entreteuir avec lui. Car ce prince aimait à
s'entretenir avec les serviteurs de Jésus-Christ; il était très
fermement attaché à la vérité divine; il écoutait avec bonté
les plaintes des orphelins et des veuves, se plaisait à défendre
ceux que les impies voulaient opprimer, comme à répandre
largement ses bienfaits sur tous ceux qui étaient dans le
besoin; en un mot, il n'avait rien plus à cœur que de fatre
le bien en toute occasion comme un parfait chrétien; Aussi
lorsque saint Ronan lui eut dit de quel pays il était sorti et
dans quelle intention il avait traversé l'océan, lorsqu'il l'eut
exhorté à aimer la justice et lui eut enseigné par quelles
œuvres il pourrait s'assurer la possession du royaume céleste,
Gra~lon rentra dans son palais meilleur qu'il n'en était
sorti, grâce à la bénédiction du saint, qui l'avait fortifié.

Depuis lors aussi, il garda religieusement les avis qu'il en
• avait reçus.
Le serviteur de Dieu ne cessait de son côté d'implorer le
Roi d.u ciel, afin qu'il lui plut, selon sa promesse, d'ôter au
peuple qui l'entourait son cœur de pierre, pour le remplacer
miséricordieusement par un cœur de chair, c'est-à-dire
par un cœur accessible aux sentiments de la vraie piété.
Or bientôt les habitants du voisinage (?) se mirent à fré­
quenter l'oratoire de Ronan et à rechercher la faveur
de ses saints entretiens. Le. Bienheureux se prêtait avec

empressement à leurs désirs et s'employait de tout son
pouvoir à les amener à marcher résolument dans les
sentiers du salut, Mais nul à cet égardne se montrait

plus avide de ces entretiens que l'hôte même de Honan.
Car souvent après y avoir . consacré tout le jour sans
, s'être rassasié, il y employait encore la nuit jusqu'au
retour de la lumière du soleil, son cœur trouvant dans
les paroles du confesseur de Jésus-Christ une douceur bien
préférable à celle du miel, et un parfum bien supérieur à
celui du baume et de l'encens. Par malheur la femme de cet

homme en prit ombrage et se mit à lui adresser des paroles
d'irritation, l'accusant de négliger ses devoirs d'état pour ne
rechercher que des bagatelles. Quelquefois aussi elle arrivait
rouge. de colère auprès de l'homme de Dieu et ne craignait

pas de l'accuser d'être cause que son époux la négligeait.
Elle prétend~it n'avoir plus de mari. Un moine, disait-elle,
en avait pris la place, car ses longs colloques avec Honan
équivalent pour moi ' à un divorce. Le saint cherchait, selon
son habitude, à la calmer par de douces paroles. Il lui décla­
rait sans cesse que son intention n'était nullement de séparer
le mari de la femme, le mariage étant chose permise, et
l'homme n'aya~t pas le pouvoir de séparer ceux que Dieu a
unis par le lien de la foi conjugale. Cette femme paraissait
pour le moment charmée d'un tel discours et s'empressait
de retourner joyeuse à sa maison. Mais ces bons sentiments

. duraient peu.

CHAPITRE QUATRIÈME

Comment des animaux furent arrachés de la gueule des
loups par le mérite du saint homme, et comment le diable
de la Kéban pour assouvir sa haiite contre lui.
se servit
Pendant que le très chaste ermite Ronan menait ainsi une
vie digne de l'admiration de la terre, dans l'oratoire, qu'il
s'était construit, pendant qu'il annonçait journellement avec
tant de zèle les vérités du Salut aux chrétiens du voisinage,
les bêtes sauvages, qui avaient leur retraite dans la forêt,

firent un jour un grand carnage dans les troupeaux qui pais-
saient en ces lieux. Mais ce malheur ne servit à vrai dire
qu'à faire mieux connaître le haut mérite de l'homme
de Dieu. Voici comment. Un jour que le loup rentrait préci-
pitamment dans la forêt tenant une brebis dans la gueule, et
passait tout proche la cellule du saint, Ronan était à sa porte
et priait. A la vue du ravisseur cruel et de la malheureuse
proie qu'il emportait, appuyé sur le secours d'en Haut, il
commande au loup de lâcher la brebis. Il avait à peine proféré
cette parole·, que la brebis recouvrait_ sa liberté. Le saint

s'empressa de rechercher à qui elle appartenait et la fit
rendre à son maitre légitime. Or ce prodige, ce ne fut pas
une, deux ou trois fois qu'il l'accomplit, mais bien plus sou-

vent ou plutôt dans toutes les circonstances où les loups lui
donnaient occasion de réaliser cet acte de piété, en exerçant
leurs cruautés habituelles dans le voisinage . de son oratoire:
s'il pouvait alors voir de ses yeux le ravisseur, il lui suffisait
. de renouveler l'ordre précédent pour que le loup lâchat
forcément la proie dont il s'était emparé. Le fait fut bientôt
connu dans tous les environs, et les habitants montrèrent dès
lors en retour un plus louable em pressem~nt à considérer Ronan
comme leur gardien et leur protecteur, à le visiter, à l'en­
tourer de leurs hommages et de leur vénération. On les voyait
le supplier de les défendre de tout mal eux et tout ce qui leur
appartenait; on les voyait se recommander de tout cœur à sa
protection. Il n'était douteux pour aucun d'eux que Ronan
pouvait bien avoir le pouvoir de les défendre du loup invi­
sible, c'est-à-dire de l'esprit de malice, puisqu'ils le voyaient
. de leurs yeux terrasser d'une seule parole leur ennemi
visible, le loup. Pour le saint, il rejetait loin de lui les éloges
qu'on lui décernait, et déclarait hautement que toutes les
actions de grâce devaient s'adresser à l'auteur de tout bien.
En conséquence, les habitants de ce lieu, dociles aux avis de
Ronan, remerciaien.t fréquemment Dieu d'avoir fait luire sa

Imière sur des hommes qui étaient précédemment assis
ans les ténèbres de la mort.
On le voit donc: Ronan était entouré de gloire devant Dieu
J devant les hommes. Mais en ce moment aussi, celui qui
:mt toujours nuire aux hommes de bien, vint à se
emander par quel moyen il pourrait troubler l'homme de
lieu, noircir par de faux bruits la réputation de celui dont
lS mérites étaient plus éclatants que le soleil, et l'amener à
bandonner un ermitage où il faisait tant de bien. Se rappe­
tilt alors au moyen de quel instrument il avait jadis expulsé
.dam du paradis qu'il habitait, il résolut d'y recourir encore
our attaquer et renverser le serviteur de Dieu. La femme .
'un homme que nous connaissons, . de celui qui avait donné
hospitalité au saint, telle fut l' arme dont Satan se servit contre
~ serviteur de Dieu, en lui faisant accepter et propager
es fables indignes de créance, et les accusations les plus
wsses.
Cette femme avait nom Kéban. Vivement contrariée au
md du cœur, nous l'avons déjà dit, de ce que son mari
assait beaucoup de temps avec le saint et suivait ses avis
vec simplicité, elle répandit le bruit dans toute la province
ue c'était Ronan qui se changeait en loup à l'époque des
lauvaises lunes; que, par suite, c'était lui qui exterminait
)utes les brebis, parfois même des hommes; après quoi, il
evenait à son ancien état. Le seul moyen, ajoutait-elle, de

, en débarrasser, était de le br'Mer vif ou de mettre à ses
rousses une meute de chiens, qui le forceront à quitter le
,ays. Une accusation aussi grave jeta dans la perplexité
Ilusieurs gens simples, et les amena presque à croire que ce
tU' on disait était vrai. Cependant, ceux qui avaient l'esprit plus
ain n'eurent qujune voix pour condamner la folie de cette
emme et n'ajoutèrent aucune foi à ses paroles. Mais leurs
.vis les mieux fondés n'eurent aucune influence sur elle et ne
lamenèrent en rien à renoncer à ses desseins pervers; car

le père du mensonge avait empli son cœur de fiel et d'amer­
tume et mettait à son gré dans sa bouche les paroles les plus
infâmes.
Voyant donc que tout ce qu'elle avait imaginé .était
repoussé avec horreur, elle ne craignit pas d'attribuer à
l'homme de Dieu un nouveau crime, dont les siècles précé-
. dents n'avaient jamais entendu parler. 'Va de l'avant, femme
méchante, ennemie acharnée de Jésus-Christ, servile instru­
ment du diable, le plus cruel des maîtres, ouvre la bouche
pour soulager ta colère et répandre cette fable absurde qui te·
causera plus tard tant d'ennuis! L'accusation que tu mets en
avant contre l'homme de Dieu a beau atteindre le dernier
degré de l'infamie, celui qui sonde les reins et les .cœurs
saura bien la réduire à néant, et plus l'humble patience de
Ronan aura cruellement à souffrir de toi, plus aussi sa vertu
paraîtra éclatante à tous les regards. Car il est écrit: « Qui­
conque s'exalte lui-même sera humilié, et quiconque s'humilie
sera exalté. )) Viendra un temps où tu te repentiras d'une
action aussi noire, où tu ressentiras une grande douleur, et non
sans raison; mais, si alors ta douleur se change en joie, ce
ne sera pas par ton mérite, mais bien pour mettre en évidence

la vertu de saint Ronan.
CHAPITRE CINQUIÈME
D'un crime inouï dont la [féban se rendit coupable, à savoir
comment ' elle enferma sa propre fille dans un coffre où
elle trouva la mort, item des outrages dunt Ronan devint
l'objet à cette occasion et comment plainte lut portée
jusques par devant le roi Gradlon.
V oici donc le crime horrible dont la Kéban conçut l'idée

après tant d'autres actions détestables et qu'elle s'empressa
de réaliser. Son imagination perverse l'amena à former le'
dessein d'enfermer dans un coffre une fille unique de cinq ans

plus avide de ces entretiens que l'hôte même de Ronan.
Car souvent après y avoir . consacré tout le jour sans
. s'être rassasié, il y employait encore la nuit jusqu'au
retour de la lumière du soleil, son cœur trouvant dans
les paroles du confesseur de Jésus-Christ une douceur bien
préférable à celle du miel, et un parfum bien supérieur à
celui du baume et de l'encens. Par malheur la femme de cet

homme en prit ombrage et se mit à lui adresser des paroles
d'irritation, l'accusant de négliger ses devoirs d'état pour ne
rechercher que des bagatelles. Quelquefois aussi elle arrivait
rouge. de colère auprès de l'homme de Dieu et ne craignait
pas de l'accuser d'être cause que son époux la négligeait.
Elle prétendait n'avoir plus de mari. Un moine, disait-elle, '
en avait pris la place, car ses longs colloques avec Ronan
équivalent pour moi à un divorce. Le saint cherchait, selon
son habitude, à la calmer par de douces paroles. Il lui décla­
rait sans cesse que son intention n'était nullement de séparer
le mari de la femme, le mariage étant chose permise, et
l'homme n'aya~t pas le pouvoir de séparer ceux que Dieu a
unis par le lien de la foi conjugale. Cette femme paraissait
pour le moment charmée d'un tel discours et s'empressait
de retourner joyeuse à sa maison. Mais ces bons sentime_ nts
. duraient peu. .
CHAPITRE QUATRIÈME
Comment des animaux furent arrachés de la gueule des
par le mérite du saint homme, et comment le diable
loups
se servit de la Kéban pour assouvir sa haine contre'lui.
Pendant que le très chaste ermite Ronan menait ainsi une
vie digne de l'admiration de la terre, dans l'oratoire, qu'il
s'était construit, pendant qu'il annonçait journellement avec
tant de zèle les vérités du Salut aux chrétiens du voisinage,
les bêtes sauvages, qui avaient leur retraite dans la forêt,

firent un jour un grand' carnage dans les troupeaux qui pais­
saient en ces lieux. Maîs ce malheur ne servit à vrai dire
qu'à faire mieux connaître le haut' mérite de l'homme
de Dieu. Voici comment. Un jour que le loup rentrait préci-,
pitamment dans la forêt tenant une brebis dans la gueule, et
passait tout proche la cellule du saint, Ronan était à sa porte
et priait. A la vue du ravisseur cruel et de la malheureuse
proie qu'il emportait, appuyé sur le secours d'en Haut, il
commande au loup de lâcher la brebis. Il avait à peine proféré
cette parole, que la brebis recouvrait sa liberté. Le saint
s'empressa de rechercher à qui elle appartenait et la fit

rendre à son maitre légitime. Oy ce prodige, ce ne fut pas
une, deux ou trois fois qu'il l'accomplit, mais bien plus sou-

vent ou plutôt dans toutes les circonstances où les loups lui
donnaient occasion de réaliser cet acte de piété, en exerçant
leurs cruautés habituelles dans le voisinage de son oratoire:
s'il pouvait alors voir de ses yeux le ravisseur, il lui suffisait
de renouveler l'ordre précédent pour que le loup lâchat
forcément la proie dont il s'était emparé. Le fait fut bientôt
connu dans tous les environs, et les habitants montrèrent dès
lors enretour un plus louable empressement à considérer Ronan
comme leur gardien et leur protecteur, à le visiter, à l'en­
tourer de leurs hommages et de leur vénération. On les voyait
le supplier de les défendre de tout mal eux et tout ce qui leur
appartenait; on les voyait se recommander de tout cœur à sa
protection. Il n'était douteux pour aucun d'eux que Ronan
pouvait bien avoir le pouvoir de les défendre du loup invi­
sible, c'est-à-dire de l'esprit de malice, puisqu'ils le voyaient
de leurs yeux terrasser d'une seule parole leur ennemi
visible, le loup. Pour le saint, il rejetait loin de lui les éloges
qu'on lui décernait, et déclarait hautement que toutes les
actions de grâce devaient s'adresser à l'auteur de tout bien.
En conséquence, les habitants de ce lieu, dociles aux avis de
remerciaient fréquemment Dieu d'avoir fait luire sa
Ronan,

lumière sur des hommes qui étaient précédemment
aSSIS
dans les ténèbres de la mort.
On le voit donc: Ronan était entouré de gloire devant Dieu
et devant les hommes. Mais en ce moment aussi, celui qui
veut toujours nuire aux hommes de bien, vint à se
demander par quel moyen il pourrait troubler l'homme de
Dieu, noircir par de faux bruits la réputation de celui dont
les mérites étaient plus éclatants que le soleil, et l'amener à
abandonner un ermitage où il faisait tant de bien. Se rappe­
lant alors au moyen de quel instrument il avait jadis expulsé
Adam du paradis qu'il habitait, il résolut d;y recourir encore
pour attaquer et renverser le serviteur de Dieu. La femme
d'un homme que nous connaissons, . de celui qui avait donné
l 'hospitali té au saint, telle fut l'arme dont Satan se servit contre
le serviteur de Dieu: en lui faisant accepter et propager
des fables indignes de créance, et les accusations les plus
fausses. .
Cette femme avait nom Kéban. Vivement contrariée au
fond du cœur, nous l'avons déjà dit, de ce que son mari
passait beaucoup de temps avec le saint et sU!.vait ses avis
avec simplicité, elle rép;mdit le bruit dans toute la province
que c'était Ronan qui se changeait en loup à l'époque des
mauvaises lunes; que, par suite, c'était lui qui exterminait

toutes les brebis, parfois même des hommes; après quoi, il
revenait à son ancien état. Le seul moyen, ajoutait-elle, de
s'en débarrasser, était de le brûler vif ou de mettre à ses
trousses une meute de chiens, qui le forceront à quitter le

pays. Une accusation aussi grave jeta dans la perplexité
plusieurs gens simples, et les amena presque à croire que ce
qu'on disait. était vrai. Cependant, ceux qui avaient l'esprit plus

sain n'eurent qu'une voix pour condamner la folie de cette
femme et n'ajoutèrent aucune foi à ses paroles. Mais leurs
avis les mieux fondés n'eurent aucune influence sur elle et ne
l'amenèrent en rien à renoncer à ses desseins pervers; car

le père du mensonge avait empli son cœur de fiel et d'amer­
tume et mettait à son gré dans sa bouche les paroles les plus
infâmes.

Voyant donc que tout ce qu'elle avait imaginé était
repoussé avec horreur, elle ne craignit pas d'attribuer à
l'homme de Dieu un nouveau crime, dont les siècles précé-
, dents n'avaient jamais entendu parler. Va de l'avant, femme
méchante, en emie acharnée de J ésus-Christ, servile instru­
ment du diable, le plus cruel des maîtres, ouvre la bouche
pour soulager ta colère et répandre cette fable absurde qui te·
cause~a plus tard tant d'ennuis! L'accusation que tu mets en
avant contre l'homme de Dieu a beau atteindre le dernier
degré de l'infamie, celui qui sonde les reins et les ,cœurs
saura bien la réduire à néant, et plus l'humble patience de
Ronan aura cruellement à souffrir de toi, plus aussi sa vertu
paraîtra éclatante à tous les regards. Car il est écrit: « Qui­
conque s'exalte lui-même sera humilié, et quiconque s'humilie
sera exalté. )) Viendra un temps où tu te repentiras d'une
action aussi noire, où tu ressentiras une grande douleur, et non
sans raison; mais, si alors ta douleur se change en joie, ce
ne sera pas par ton mérite, mais bien pour mettre en évidence

la vertu de saint Ronan.
CHAPITRE CINQUIÈME
D'un crime inouï dont la lféban se rendit coupable, à savoir
comment ' elle enferma sa propre fille dans un coffre où
elle trouva la mort, item des outrages dunt Ronan devint
l'objet à cette occasion et comment plainte fut portée
jusques par devant le roi Gradlon.
Voici donc le crime horrible dont la Kéban conçut l'idée
après tant d'autres actions détestables et qu'elle s'empressa
de réaliser. Son imagination perverse l'amena à former le
dessein d'enfermer dans un coffre une fille unique de cinq ans

' qu'elle avait et de répandre ensuite le bruit dans tout le pays
que saint Ronan l'avait mangée. La noirceur d'une telle
action n'arrêta en rien cette mégère. Voilà donc cette mère
dénaturée qui place son enfant sans précaution dans ledit coffre,
en ayant soin cependant de déposer auprès d'elle un peu de pain
et de lait, de peur qu'elle ne pleurât trop quand elle se ver- .
rait seule. Cela fait, la mère ferma le coffre à clef et quitta
bientôt la maison. Or, la première fois que -la petite fille
mordit dans le pain, sa langue s'attacha si fortement à son
palais que cela suffit pour l'étrangler et lui donner la mort.

C'était le moment 'même où la malheureuse Kéban était
sortie de sa maison pour parcourir les villages voisins
en faisant semblant de chercher sa fille, en prétendant qu'elle
était perdue, tandis qu'elle savait pertinemment qui l'avait
cachée. Poussée par un esprit diabolique, elle arriva dans sa
cour:se jusqu'à la cellule de Ronan et s'arrêta devant la porte,

les cheveux épars sur ses épaules . Croisant alors les mains
sur la poiti'ine, elle se mit à pousser contre le saint les cris
les plus injurieux:
« Monstre à deux formes, disait-elle, mangeur d'hommes,
« c'était donc peu pour toi de m'avoir ravi mon mari, fallait-il
« encore que tu dévorasses ma fille? Mais il ne te sera pas
« loisible d'exercer plus longtemps en ces lieux tes. malé­
« fices, bien que ta vie et tes crimes soient un mystère pour
« les gens simples. C'est moi qui vais faire connaître le
« crime dont tu viens de te rendre coupable, afin que dés or­
« mais on fuie devant toi comme devant une chenille, ou
« plutôt afin que tous se hâtent de t'envoyer au tombeau.
« Est-ce là ce que tu veux nous rèndre en retour de l'hospi­
« talité qui t'a été octroyée avec tant de libéralité? Manifes­
« tement, ce n'est pas sans motif que tu as été chassé de ton
« pays natal, et je comprends combien il doit se réjouir de
. « ton départ. »
Ce bruit de paroles et ces clameurs attirèrent bientôt suc-

cessivement bon nombre de personnes, qui demandèrent à
cette femme, les uns après les autres, quelle était la cause
de tout ce vacarme. Or,. Kéban fut assez effrontée pour
répéter son accusation et affirmer que Ronan avait dévoré sa
fille; mais beaucoup de ceux qui étaient présents se mon­
trèrent extrêmement surpris d'un crime si horrible et ne
craignirent pas de donner le démenti le plus formel aux
assertions de cette femme. Ronan, intervenant à son tour, et
sachant mieux que personne que tout ce qu'on disait était
faux, fixa son regard sur Kéban, lui ordonna de faire
silence et se mit à dire:
« Quelle folie t'a donc ravi le sens, malheureuse femme,
« pour te porter à me transformer, moi le confesseur de
« Jésus-Christ,en meurtrier de ta fille, en mangeur d'hommes.
« Notre Seigneur et maître, Jésus-Christ, ne nous a jamais
« commandé de donner lamortà aucun homme, lorsqu'il a dit:
« Il est écrit, vous ne tuerez point; car celui qui en tuera
« un autre sera passible du jugement. » .
Le saint parla longtemps sur ce ton, mais nous ne pouvons
rapporter toutes ses_ paroles. De leur côté, tous ceux qui
étaient présents manifestaient la plus grande indignation
contre les méchants discours de Kéban; ils disaient hau-
tement que, si, elle co~tinuait à outrager l'homme de Dieu,.
ils lui feraient subir à elle-même le supplice de la lapidation.
Pour elle, elle perséverait dans son effronterie et affirmait
qu'elle porterait son' accusation au tribunal du Roi dès que
la chose lui serait possible. De fait, ene se mit sur l'heure
en voyage et courut d'un seul trait, bien qu'à pied, au palais
-royal. Elle se présente sous les traits d'une folle devant
Gradlon, et se mit à dire: .
« Roi, que votre vie n'ait point de fin! Mais, seigneur Roi,
« vous qui jouissez d'une autorité incontestée, pourquoi
« laissez-vous vivre sous votre empire un homme qui se
« repaît journellement des membres et du , sang de ses

semblables? Je veux parler de celui qu'on appelle Ronan .
Chassé des pays qui sont au-delà de l'océan, pour les
crimes les plus énormes, il est venu habiter parmi nous et
a été trop longtemps entouré de vénération; mais sachez
que, de temps à autre, il se transforme en loup et en vient

à égorger des animaux domestiques et, qui plus est, des
hommes. C'est ainsi que, tout récemment, il m'a enlevé
ma fille à la dérobée et s'est rassasié de sa chair. De grâce,
seigneur mon roi, hâtez-vous de prendre avec vous une
troupe de soldats armés et de ceindre votre épée sur votre
cuisse, ne souffrez pas plus longtemps dans votre royaume
un pareil monstre, une peste si horrible. Déployez toute
votre force pour anéantir ce sorcier sorti de l'enfer, enfin
que son nom et son souvenir disparaissent à jamais de la
terre. »
Lorsque cette femme en fureur eut achevé de proférer ces
:ccusations, et d'autres encore plus mensongères, ceux qui

ntouraient le Roi ouvrirent divers avis. Les uns disaient hau-
ement que ce que cette femme avait avancé n'était que men­
qnge; d'après les autres, il pouvait avoir du vrai dans ses
mroles, et il eut été sage de songer sans retard à lui rendre
ustice. Alors le Roi ordonna de faire silence, et parla ainsi:
« Femme, jamais nous n'eussions pensé qüe Ronan eût
( pu commettre les crimes dont tu nous parles aujourd'hui;
( car cet homme, autant que nous avons pu en juger par ses
( autres actions, cherche le bieu dans ses œuvres, nous le
( croyions arrivé à une haute sainteté car il consacre de longues
( heures chaque jour à la prière et au service du Dieu très
:< haut. Cependant, il convient de ne pas laisser sans examen
:( ce que tu viens de nous dire. En conséquence, je vais faire
( venir Ronan afin qu'il se justifie et que par là on cünnaisse

( avec évidence ce qui nous semble maintenant obscur ou
« douteux. »

En conséquence, par la volonté du Roi un messager fut
député à l'heure même vers .l'homme de Dieu, avec mission
de lui porter un ordre royal qui l'invitait à se présenter sans
retard à la cour du Roi .
CHAPITRE SIXIÈME.
Comment Ronan connut par révélation l'accusation dont il

était l'objet. Item de son arrivée à la Cour. Enfin com-
ment la fureur des chzens qu'on lança contre lui se
changea en paix et en douceur par la puissance de Dieu.
Pendant que ces choses se p'assaient, le très saint homme
de Dieu apprenait par révélation du Saint-Esprit, que la mère
avait caché safille dans le dessein de profiter de cette dispa­
rition pour faire peser faussemeut sur Ronan la plus injuste
des accusations. Il apprit également où l'enfant avait été placé,
et ce qui lui était arrivé. Aussi quand le messager d'un roi,
dont le regret n'était que temporaire, arriva auprès du servi­
teur du Roi éternel et lui intima les ordres de son maître, Ronan
ne mit aucun retard à pI'endre avec ledit courrier le chemin
de la Cour, non toutefois· sans avoir · préalablement imploré
l'appui de la Sainte-Trinité, sans s'être muni du signe de la
sainte croix, et sans tenir à la main son bâton de voyage.
Quand ils ne furent plus qu'à quelques pas du palais,
le messager prit le devant et vint faire savoir que le
saint était proche. Il se fit alors un brüyant échange de
paroles entre les courtisans pour savoir comment on pourrait
prouver si les accusations contre Ronan étaient fondées au
fait ou entièrement fausses. Les avis ne concordant pas, le
roi demanda le silence et se mit à dire: « J'ai ici, vous le
« savez, deux dogues d'une grande force et très prompts à
« la course: les coups de dents qu'ils donnent sont terribles
« et ils ne demandent qu'à se jeter sur le premier venu,
« qu'on leur offre comme une proie. Si nous les lâchons
« contre Ronan, nous pourrons avoir aussitôt la solution du

« doute qui nous tourmente. Car si la sainteté de sa vie ne le
« met pas à l'abri de leur fureur, on en conclura que les
« accusations honteuses dont il est l'objet sont fondées en
« droit comme en fait. »
Il n~y eut qu'une voix pour applaudir au projet du roi.
Pour Ronan, il venait d'arriver et comme le voyage en raison
de son grand âge l'avait fatigué, il s'était assis sur une pierre
au fond du parvis royal, et psalmodiait son office, levant
souvent les yeux vers le ciel et plein de confiance en Dieu.
Or, c'est en ce moment que les dogues furent lâchés, et
qu'on se mit à désigner le saint homme comme la proie qui
leur était donnée en pâture. Les voilà donc qui se jettent sur
lui plus prompts que la foudre, bien décidés à mettre son
corps en lambeaux. Mais le Dieu tout puissant, qui, n'ét~nt

jamais loin de ceux qui l'invoquaient en vérité, se plaît à
exaucer leurs prières et à les délivrer de leurs persécuteurs.
Dieu, dis-je, intervînt sur l'heure même pour délivrer par
miracle son serviteur du danger qu'il courait, et faire briller
sa vertu d'un nouvel éclat. C'est qu'en effet, au moment où
le saint de Dieu vît les chiens se jeter sur lui frémissant de
rage et gueule béante, il se contenta de tracer contre eux,
avec la main levée, le signe salutaire de la croix, et de leur
dire : « Dieu vous commande! »
A l'instant même la vue de ce signe vainqueur changea
leur férocité en douceur: onles vit courber la tête humble­

ment et se jeter aux pieds du saint.
Gloire à vous seigneur, Jésus, si bon, si admirable!
Que vos œuvres sont magnifiques! Quel homme pourrait
contempler de tels spectacles et entendre le récit de pareils faits
sans éprouver un sentiment de stupeur et d'admiration. C'est
un homme avancé en âge, le corps affaibli et sans force, qui
peut triompher par une seule parole de ces dogues, dont la
. rencontre ou plutôt un seul regard causaient de l'effroi aux
bêtes les plus féroces. De tels prodiges, des œuvres aussi

merveilleuses, n'appartiennent qu'à vous, Seigneur. C'est
vous qui, autrefois, avez changé en douceur en faveur du
juste Daniel, surnommé l'homme de désirs, la férocité des
11 avait été donné en proie pour avoir
lions furieux, auxquels
et fait périr le' dragon, c'est vous
détruit l'idole des gentils,
la sorte de mettre en pièces un
qui les avez empêchés de
corps déjà exténué de jeunes et d'abstinences. Aujourd'hui,
par un prodige analogue, vous délivrez notre saint patron
Ronan de la fureur des chiens, parc'e qu'il vous a invoqué
dans la tribulation comme l'appui de ceux qui mettent en:
vous leur espérance. et a mérité par là votre protection. Oui,
seigneur Jésus, Ronan s'était muni du signe de votre pro-
t"ection et de votre force, lui qui avait renoncé aux pompes
pour devenir votre disciple et vous suivre en por-
du siècle
. tant sa croix; il s'est souvenu de ce que vous disiez autrefois
leurs
. aux soixante-douze disciples, lorsqu'ils revenaient de
prédications: « Voilà que je vous ai donné pouvoir de foukr
« aux pieds les serpents et les sqorpions, et de triompher de
« toute la puissance de l'ennemi, et rien de tout cela ne
« pourra plus vou~ nuire. »

Appuyé sur cette parole de vérité et sur l'assurance indu-
bitable que vous avez faite ailleurs, de demeurer avec· vos
jusqu'à la consommation des siècles, Ron~n
fidèles serviteurs
demeurait sans crainte, il ne quittait pas la place qu'il occu-
pait à la porte du palais, il attendait, plein de confiance, ce

que le roi avait à lui dire. Son cœur était rempli de cette
la crainte; il n'avait donc rien à
charité parfaite qui chasse
redouter de la furenr de dogues, dont la volonté de Dieu
·cesser les aboiements menaçants , ou 'plutôt
venait de faire
üaniel au milieu des lions, il n'était en rien acces­
nouveau
sible à la peur. Bien plus, les deux chiens, devenus doux
comme des agneaux, s'étaient d'eux-mêmes couchés à ses
et à gauche.
pieds, à droite
Pour Ronan, il supp,liait avec ferveur le roi du ciel de
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. _....: TOME XVI. (Mémoires). 19

délivrer son âme de la dent d'un autre chien, lui qui venait
contre lui de mettre son corps en pièces. Car ce vraI et
fidèle serviteur de Dieu, dans le cœur duquel le Saint-Esprit
aimait à répandre ses lumières, avait parfaitement compris
quel dessein la malice des hommes s'était proposé en tout
cela, il savait aussi que cette malice aurait aussi atteint son
but sans difiic"~.llté, si le commandement du Dieu puissant, à
qui tout obéit, ne l'avait réduit à néant.
Gloire vous en soit rendue, à vous, Seigneur Jésus, qui
n'abandonnez jamais ceux qui espèrent en vous, mais qui
tout au contraire réalisez pleinement à leur égard vos des-
seins de miséricorde: je veux parler de cette miséricorde
à laquelle recourent sans cesse ceux qui vous aiment ici­
bas et pour toujours.
CHAPITRE SEPTIÈME.
Rencontre du roi et d'u saint et leur mutuel entretien. Item
comment l'enfant fut trouvée étouffée dans le coffre, ainsi
que Ronan l'avait annoncé d'avance.
Cependant, quand Grallon et ceux qui étaient à ses côtés
virent que contre leur attente la rage des dogues furieux
s'était changée en une mansuétude inexplicable pour eux,
quand ils virent ces animaux privés de raison caresser,
comme une personne connue, le saint vieillard qui continuait
à louer Dieu, ils en furent remplis d'étonnement et d'admi­
ration. Car cet homme avancé en âge, auquel des animaux
privés de raison témoignaient tant d'égards, était sans
armes et exposé sans défense à leurs morsures; il se con­
tentait de remuer les lèvres et de lever les yeux vers le ciel,
tandis qu'en maintes circonstances ces mêmes dogues n'a~
vaient pas craint d'attaquer et d'égorger sous leurs yeux des
loups et d'autres bêtes féroces. Le roi eut en ce moment une
inspiration du ciel, il se dit que le saint, à qui tout appui

humain manquait, devait avoir Dieu même ici pour protecteur;
il comprit et ne douta plus qu'il n'y eût là un prodige du ciel.
C'est pourquoi il s'avança aussitôt vers l'homme de Dieu, suivi ·
d'une bonne partie de son escorte. Le serviteur de Dieu, de
son côté, en voyant le roi s'avancer vers lui, se leva du lieu
où il était assis, et fit quelques pas en avant. Pour le roi, dès
qu'il se trouva à distance pour se faire entendre, il parla en
ces termes:
« Serviteur du Dieu Très-Haut, je t'en conjure, ne sois pas
« en colère contre nous. Si, follement prévenu contre toi, nous
« t'avons fait venir de loin avec grande fatigue pour toi, et si
« dans notre aveuglement nous avons lancé nos chiens
« contre toi, comme si tu étais un homme d'iniquité, c'est .
« qu'une femme à la langue méchante est venue ici accuser ton
« innocence du crime le plus noir, d'un crime tel qu'à mon
« avis personne ne saurait t'en croire capable. Car si tu
« avais la cruauté de te porter à des actes du genre de CC11X
« dont tu es accusé faussement par cette mégère, jamais tu
« n'aurais échappé à la dent de ces chiens, qui ont donné la
« mort à tant de coupables. Mais puisque ta sainteté a réduit
( à néant le projet auquel nous nous étions arrêté sans
« respect pour toi, il est manifeste que tu sers dignement le
« souverain Roi, et que c'est par sa puissante protection que
. « tu as échappé au piège qui t'avait été tendu. ))
A quoi le saint s'empressa de répondre: « Il ne nous est
« pas permis, glorieux roi des Bretons, de garder dans notre
« cœur aucune rancune contre personne quelconque, si nous

« voulons nou~ séparer de l'assemblée des méchants. Car, au
« témoignage du plus sage des rois des âges passés, Salo-
« mon, la colère trouve son siège dans le sein de l'insensé
II: ou des méchants. )) Pour nous, il nous est impossible de
« demeurer dans la piété si nous nous insurgeons contre
« l'autorité que le Tout-Puissant vous a octroyée: notre
. « Maître et le Docteur des nations ayant déclaré formellement

(\ que tout être intelligent devait obéir aux puissances qui
« jouissent de la suprême autorité, et encore: celui qui
. « résiste à l'autorité, résiste à Dieu lui-même et à ce qu'il a
« ordonné. De même, celui gui a reçu en dépôt les clefs du
« royaume des Cieux nous a recommandé, entre autres pré­
« ceptes salutaires, d'obéir par amour pour Dieu à toute
« créature humaine et en particulier au roi, qui tient le
« premier rang. De plus notre Seigneur, celui auquel appar­
« tient la bénédiction dans les siècles des siècles, celui qui
« a daigné naître de la vierge Marie, celui dont le prophète
« a dit: Il ne brisera pas le roseau déjà rompu; il n'éteindra
« pas le bois qui fume encore; lui, notre vrai Dieu, il n'a
« jamais poussé de cri et n'est jamais entré en contestation
« au sujet des crimes qu'on lui attribuait faussement et des
« outrages dont on l'accablait. Bien au contraire, il nous a
« donné les plus grands exemples d'humilité et de patience.
« Vrai modèle de toute sainteté, miroir des bonnes œuvres,
«, il s'est fait obéissant à son père jusqu'à la mort. Or, nous
« sommes assurés que si nous marchons sur ses traces, par
« notre humilité et notre obéissance nous obtiendront dans
« le Ciel un trésor incomparable, un t!,ésor que l'œil de
« l'homme n'a jamais vu, un trésor supérieur à tout ce que
« son oreille a entendu dire, un trésor dont son cœur n'a
« jamais apprécié la valeur inestimable. Car personne ne
« saurait suffisamment faire connaître en' paroles tout ce qui
« nous est réservé dans le séjour de la gloire, si notre obéis­
« sance arrive à ressembler à celle du Seigneur. Car il a dit
« lui-même, en faisant l'éloge de l'obéissançe : obéir vaut
« mieux qu'offrir des victimes, et refuser d'obéir c'est un péché
« égal à celui que commet celui qui interroge les sorts ,;

c( contredire à l'obéissance équivaut à commettre le péché
« d'idolâtrie. » .
Ces discours et d'autres semblables, que le très saint
homme Ronan adressa au roi et à son escorte, lui acquirent

une telle faveur auprès d'eux par la miséricorde du fils de la
n'y eut plus alors qu'une voix. pa-rmi eux pour
Vierg'e, qu'il
faire son éloge et le proclamer un vrai serviteur de Dieu,
Toutefois, la méchante Kéban ne se tint pas pour battue:
elle se présenta au contraire au milieu de l'!,,-ssemblée, comme
outrages contre Ronan, et con-
une furieuse, renouvela ses
tinua à l'accuser sans détour d'avoir mangé sa fille. Le saint,
poussant alors du fond de son cœur un soupir de tristesse,

et se mit à lui dire:
imposa silence de la main à cette femme
(c C'est Dieu, qui connaît les secrets des cœurs et les
« révèle à qui il veut, c'est lui qui manifesta autrefois par son
c( 'divin Fils à de simples enfants des mystères cachés, que
« les sages n'avaient jamais connus, c'est lui qui délivra le
« patriarche Joseph, vendu par ses frères, des calomnies
« d'une femme effrontée et lui fit connaître les secrets de
« l'avenir. Or, ce même Dieu, et je lui en rends grâce, vient
« de me faire connaître à moi-même, son humble serviteur,
« ce que sont les fables que tu inventes dans ta méchanceté
« pour me nuire. Tu prét.ends que j'ai mangé ta fille: et moi
« je l'affirme, c'est toi qui as caché l'enfant dans un coffre,
«( afin que ton mensonge fut cru plus facilement. Plaise
cs maintenant au roi, notre seigneur, d'envoyer à ta maison
CI. quelques-uns de ses familiers connus pour leur fidélité aux
« devoirs de la religion, et, je l'affirme, ils trouveront l'enfant

« placée dans le coffre, non plus vivante., mais bien et dûment
«' morte par l'effet de ton malheureux stratagème. 1)

Ces paroles étaient à peine achevées, que plusieurs de ceux
qui étaient présents s'empressèrent de voler à la maison dela
Kéban, et le roi lui-même tint à s'y rendre à leur suite. Or,
ou plutôt son cadavre se trouva bien et dûment dans
l'enfant
le coffre indiqué. On l'en tira, et tous ceux qui étaient là
ne virent qu'un corps privé de vie .

CHAPITRE HUITIÈME.
Comment le saint empêcha qu'on ne lapidât la Keban et
cO,mment cette femme repentante de ce qu'elle avait fait pria
le saint de rendre la vie à sa fille, ce qu'il fit par sa prière.
En ce moment il s'éleva un immense murmure d'admi­
ration, parmi tous ceux qui étaient accourus à ce spectacle,
et beaucoup d'entre eux parlaient déjà d'infliger le supplice
la lapidation à la femme effrontée et menteuse, qui avait
inventé une si noire calomnie contre l'homme de Dieu.
Ronan dût leur arracher des mains, non par une violence
par la persuasion de sa parole, les cailloux
matérielle, mais
dont ils s'étaient déjà armés à ce dessein. Voici ce qu'il leur
dit pour apaiser leur juste ' courroux: «( Gardez-vous, mes
« frères, de transgresser la sainte loi d'un Dieu qui a pro­
« hibé autrefois l'homicide par la bouche de son législateur.
« De plus, Notre-Seigneur Jésus-Christ, le roi de gloire,
« n'est point venu perdre les pécheurs et donner la mort à
« ceux qui avaient la vie; il est venu sauver ce qui avait péri
« et rendre la vie aux morts,. Cette femme que vous voyez
« devant vous, ne s'est fait que trop de tort à elle-même,
CI. ' puisque toute sa triste industrie n'a abouti qu'à causer la
CI. mort de sa pauvre fille. C'est ainsi que souvent l'ancien
c( ennemi du genre humain met son habileté à porter les
« hommes de malice à dresser quelque embûche à autrui,
« afin que celui qui ,Voulait'ainsi nuire au prochain se trouve
« pris dans son propre piège. »
' Pendant que Ronan tenait ce langage, il plût à Dieu de
changer le cœur de cette femme, en sorte que pénétrée de
repentir pour ce qu'elle avait fait, elle vint à la vue de tout
le monde se prosterner aux pieds du saint, la face contre
terre, et baiser ses pieds, avec respect. Elle versait un tor-
rent de larmes, et se mit à dire en poussant des cris: « Vrai
CI. serviteur du Dieu Tout-Puissant, je vous en conjure, au

« nom de celui que vous servez, au nom de celui qüi sauve
fi. les pécheurs et rend la vie aux morts, qui rend à chacun
« selon ses œuvres, comme aussi il se plaît à exaucer dans
Cl. sa miséricorde les prières de ceux qui l'invoquent en vérité;
« je vous en supplie, ayez pitié de moi et oubliez ce que j'ai
« fait si injustement contre vous. Vos paroles, à vous, sont
t( l'expression même de la vérité; ce sont mes paroles, à
« moi, qui étaient mensonges et tromperie; mes actions,
« qui étaient malice et noirceur. Je vous en supplie encore:
t( exercez la miséricorde à mon endroit, en priant Notre­
Cl. Seigneur très miséricordieux de me rendre vivante mon
« enfant qui était innocente, elle, dont mon imprudence a
« causé la mort. »
Ces gémissements et ces cris d'une femme en pleurs amol-
lirent les cœurs de tous ceux qui étaient précédemment si
mal disposés à son égard. Il n'y eut plus qu'une voix dans
l'assemblée pour exhorter le serviteur de Dieu à prendre en
pitié une femme si malheureuse et à demander grâce pour
elle auprès du Tout-Puissant, afin que sa fille lui fut rendue
en vie et en santé comme précédemment.
Touché d'un2 pareille unanimité de vœux, Ronan tint
alors ce discours: «( Bien que les œuvres de cette femme ne

« méritent pas qu'on la traite avec indulgence, ne nous sou­
« venons que de notre bon Sauveur, qui disait à ses disciples:
« Priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient, ·
« afin d'agir de la sorte comme les vrais fils de votre Père
« céleste, qui fait luire son soleil sur les bons et les
« méchants, qui accorde le bienfait d'une pluie salutaire
« aux justes et aux pécheurs. Si donc vous êtes disposés
« à invoquer tous d'une voix la clémence du Roi des misé­
« ricordes afin qu'il daigne consoler cette femme affligée, me
. « voici de mon côté prêt à supplier Dieu en union avec vous,
t( et je ne désespère nullement de sa bonté toujours si libé­
« l'ale à pardonner. Car lui-même a dit dans l'Evangile:

« En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous demandez
« quelque chose à mon Père, en mon nom, il vous l'accor­
« dera. » Et ailleurs: « Si deux d'entre vous sont d'accord

« ici-bas pour implorer quelque faveur, elle leur sera octroyée
« par mon Père qui est dans les Cieux. Car là où deux ou '

« trois personnes sont réunies en mon nom, je me trouve
« au milieu d'elles. » Toutefois, il importe que celui qui n'a
« que de justes demandes à présenter à Dieu possède en lui
c: le don de la foi, qui est la vie du juste et sans laquelle il est
« impossible de plaire à Dieu. Car sans la foi, toutes nos,
« prières seraient sans fruit, tandis que si nous la possédons,
« nous obtiendrons sans nul doute de Dieu tout ce que nous
« lui demanderons avec justice. En ce qui touche l'efficacité
« de cette vertu, voici ce que Celui qui est la vérité disait à
'« ses disciples: « Je vous le déclare en vérité, si vous aviez de
« la foi comme un grain de sénevé vous diriez à cette mon­

« tagne : sors d'ici, et elle se transporterait ailleurs; car rien
« alors ne vous serait impossible.
« Ainsi donc, mes frères, faisons monter vers le Seigneur

« le cri de notre prière. Avec la foi dont les saints étaient
cc remplis et grâce à laquelle ils ont vaincu les royaumes et
« accompli toute justice, ils sont e}ltrés en possession des
« promesses célestes, et de la sorte, grâce à nos supplica­
« tians, Celui qui seul donne la vie et la mort, conduit au
« tombeau et en , retire, se plaira à consoler cette femme
« affligée, en lui rendant sa fille pleine de vie comme il y a
« trOIs Jours.}) , _

Dès que le saint eut achevé son discours, il prit la route
de son oratoire, et beaucoup de personnes se firent un devoir
de l'accompagner. On remarqmiit au premier' rang la femme
Kéban. Son visage était couvert de larmes et elle poussait
de profonds soupirs. Elle venait à l'oratoire portant dans ses
bras l'enfant dont elle a'vait causé la mort par sa faute; elle
Jeta ce cadavre à terre aux pieds de Ronan, et se mit à dire

d'une voix lamentable: « Rendez-moi cette enfant et rendez
« cette enfant à elle-même dans votre compassion pour moi et
« pour elle, ou autrement mettez fin à mon deuil par ' une
« prompte mort. »
Le saint, pénétré d'une nouvelle compassion , pour une
si grande douleur, exhorta de nouveau tous ceux qui
étaient là à faire monter en commun et de tout leur cœur

la voix de leur prière vers le ciel pour la résurrection
de cette enfant, en se rappelant que le Seigneur ne repousse
jamais un cœur contrit et humilié, qu'il ne méprIse jamais les
supplications des pauvres, quand elles lui sont adressées .
avec foi. Lui-même le premier se prosterna par terre tout de
son long, ce que tous firent après lui sans hésiter, et voici en
quels termes il pria: « Dieu très clément, vous qui exaucez
« toutes les prières, vous dont la miséricorde remplit la
« terre, vous qui êtes plein de compassion pour toutes vos
« créatures et qui n'avez de haine pour aucune, vous qui
« avez daigné descendre du ciel en terre, afin que l'homme,
« qui s'était perdu par la ruse du diable et avait été chassé
« du paradis, put rentrer dans ce séjour de délices, la malice
« du diable étant par vous réduite à néant; vous qui avez
{( rappelé à la vie, sur la prière d'un père, la fille du chef de
« la Synagogue, daignez vous souvenir de la promesse que
« vous avez faite à vos disciples : .« Je vous le dis en vérité,
« tout ce que vous demanderez à mon Père, en mon nom,
« vous sera accordé. » En conséquence, exaucez ceux qui
« implorent votre Père par votre intermédiaire, et daignez
« faire rentrer dans ce cadavre d'enfant l'âme qu'il enfermait
« précédemment, afin que tous reconnaissent avec nous
« qu'il n'y a que vous qui avez pouvoir de mort ·et de vie,
« que vous seul frappez et guérissez ~t que personne ne
« saurait échapper à votre autorité. Ce n'est pas nous,
« ur, c'est uniquement votre nom qu'il s'agit de glo-
« • Réalisez donc ce prodige de bonté en notre faveur,

« afin que ceux qui nous haïssent le voient, en soient cou­
« verts de confusion et en soient réduits à reconnaître que
« c'est vous qui avez bien voulu vous faire notre appui et
« notre consolation. »)
Après avoir ainsi invoqué avec toute la ferveur dont il était ·
capable la miséricorde du Tout-Puissant, Ronan prit la
morte par la main et lui dit à mi-voix: « Que notre Seigneur
« Jésus-Christ, Fils du Père Tout-Puissant, qui a. été établi
« -comme un signe pour la mort et la résurrection d'un grand
« nombre, t'accorde de recouvrer la vie à la gloire de son
« nom béni, qui, invoqué au jour du jugement, nous rendra
« tous à la vie et nous appellera à rendre compte de nos
« actIOns. »
En fi!lissant cette prière, le saint eut conscience que l'en­
fant était rappelée à la vie. Aussi s'empressa-t-il de se relever
pour rendre pleine de vie à sa mère la fille dont elle pleurait la
mort. Dans ce moment, il n'y eut qu'une voix parmi tous
. ceux qui étaient présents et avaient vu ce qui s'était passé
pour louer ,et glorifier d'un commun accord le Seigneur qui
condescend de la sorte à faire la volonté de ceux qui le
craignent et se plaît à exaucer leurs prières. Ce ne fut non
plus qu'après ' avoir rendu au saint les hommages de
vénération, dont il était digne, que chacun revint plein

de joie à sa propre demeure . . Pour Ronan, il continua à

hab:ter le même lieu, à y payer à Dieu son tribut ordinaire
de prières ' et de jeûnes, qui était si agréable à la divine
Majesté. Mais à partir de ce . jour, un plus grand
nombre de personnes fréquentèrent assidûment la cellule
du saint et vinrent implorer l'appui de ses prières dans
tous leur$ besoins et toutes les fois que les maux dont
ils souffraient les obligèreut à chercher un remède. Or Honan
écoutait toujours volontiers ces demandes et réussissait
presque toujours à porter remède à tant de maux par bonté
d'âme et compassion. Toutefois, Seigneur Jésus-Christ, c'est

de vous en vérité que proviennent les œuvres que réalisent
ici-bas par votre bonté vos fidèles serviteurs, ceux sur
lesquels vous répandez ici -bas un commencement de grâce pour
la. parfaire pleinement çlans la maison ~e votre Père, dans
ce séjour du bonheur, où nulle adversité ne pourra plus
atteindre ceux qui, ici-bas, dès cette terre d'exil et sur la
mer agitée de ce monde n'ont pu être séparés de vous par
aucune violence. A vous soient donc rendues pour un bienfait
si insigne action de grâces, louange et gloire dans les siècles
des siècles.
CHAPITRE NEUVIÈME
D'une nouvelle vexation intentée r:ontre le saint par la même
par suite, Ronan, abandonnant la Cor­
femme et comment,
nouaille pOllr gagner la Domnonee, vint mourir dan:; ce
dernier pays. _
Pendant que le très saint homme Ronan menait ainsi sur
la terre, comme il vient d'être dit, une vie digne d'ad­
'mira,tion et remplie d'œuvres agréables à Dieu, le diable,
toujours ennemi gens de bien et jaloux de leur mérite,
ressentait un e dépit en le voyant ainsi s'élever de
vertu en vertu, c'est pourquoi il poussa la femme, dont nous
p_ arlions plus haut, à le tourmenter de nouveau. Mais comme
les premières calomnies, qu'elle-avait inventées, avaient été
tournées en ridicule parce qu'elles étaient trop extraordi­
naires, le démon hli suggéra l'idée d'en inventer u'ne qui fut
de nature à être crue sans peine et à faire condamner le saint
à mort. Aussitôt la Kéban, en femme'effrontée et qui toujours
attristée des fréquents entretiens de son mari avec l'homme
de Dieu, commençait de nouveau à entretenir dans son
cœur l'anc~enne haine qu'elle lui avait vouée, résolut de
tout tenter poùr publier et faire accroire que . Ronan, qui
passait pour un modèle de chasteté, s'était en réalité rendu
coupable à son endroit du crime d'adultère .

Elle espérait que de la sorte son mari, tourmenté cette 0
fois par un esprit de jalousie, renoncerait à son amitié pour
l'homme de Dieu et deviendrait pour lui un ennemi impla-
cable. "
Mais elle ne se contenta pas de faire arriver ce bruit si
odieux aux oreilles de son mari. Elle alla plus loin : elle
parcourut tout le voisinage et s'efforça méchamment de
ternir la réputation de Ronan en répandant de sa bouche
empoisonnée le bruit infamant que Ronan, qui passait pour
chaste, s'était laissé néanmoins éprendre de sa beauté, et
l'avait plusieurs fois sollicitée au crime.
De tels bruits surprirent étrangement tous ceux qui les
entendirent et n'excitèrent que leur indignation contre une
femme qu'ils proclamaient menteuse ou tombée en folie.
Mais quand les propos déshonorants de cette femme méchante
furent connus de saint Ronan, il se rappela aussitôt une
maxime qu'il avait apprise de Salomon. Le sage dit en effet:
« Mieux vaudrait habiter avec le lion et le dragon, qu'avec
« une femme méchante. Toute malice est peu de' çhose com-

« parée à celle de la femme. Repoussez-la donc loin de votre
« corps, car sans cela elle ne cessera d'abuser de vous. »
En présence de ces sentences de nos saints livres et de
quelques autres analogues, Ronan comprit que les desseins
pervers de cette méchante femme ne prendraient fin qu'avec
sa vie et résolut en conséquence" d'abandonner sans retard ce
pays pour aller chercher des lieux éloignés, où il serait à

"l'abri des calomnies que 0 la Kéban voudrait continuer à
répandre contre lui. De même qu'autrefois Elie, le plus

grand des prophètes, souffrit persécution de la part de la
cruelle Jezabel et n'échappa à ses poursuites qu'en se
cachant, de même Ronan, serviteur des serviteurs de Dieu,
se voyait persécuté par une femme d'une rare méchanceté.
Or, quelques jours après avoir pris la résolution dont nous
parlons; il fit ses adieux à ceux qu'il aimait par amour pour

Dieu et qui demeuraient avec lui; après' quoi~ il prit la route
de la Domnonée sous la conduite du Seigneu~Jésus-Christ,
non sans annoncer, par avance, que la Kéban ne tarderait
pas à rec'evoir le juste châtiment qu'elle avait mérité par tout
ce qu'elle avait dit et fait contre lui. Il annonça expressé-
ment que sur elle et sa postérité tomberait la même malé-,
sur Giézi, le serviteur faux et trompeur qui fut
diction que
la lèp~e de Naaman le Syrien, comme le lui avait
frappé de
déclaré Elisée l'un des plus grands prophètes de son temps.
« Dis-nous maintenant, diable pervers, source de crimes,
« ruisseau fangeux d'iniquités, quel profit te revient-il
« d'avoir tant persécuté et par un si vil instrument ce vrai
« s0rviteur de Dieu et d'avoir chassé par lâche envie du lieu
II. qu'il avait choisi, ce vaillant athlète qui te résistait avec
( tant de courage grâce à la puissance dont l'avait armé le
« roi invincible de l'univers. Il s'en ira à la vérité ce vrai
« soldat de Dieu dans un autre pays, mais il ne le
« fera pas pour accomplir ta volonté perverse, yoleur
« et envieux, digne de tout mépris: Loin de là tes
« vexations, qui avaient pour but de couvrir son nom

« de mépris, ne feront qu'accroître sa réputation de
« vertu. Puis viendra ensuite le jour où tous tes desseins.
(t pervers, étant rédui~s à néant, Ronan déjà entouré de gloire
« dans une autre région, ' reviendra dans ce lieu, qu'il s'était
« choisi par l'inspiration du ciel, entouré de milliers

« d'hommes, après avoir, il est vrai, goûté la mort, mais
« une mort qui n'aura été pour lui que la porte de la vraie
« VIe. »
Après t'avoir lancé ces quelques traits, malheureux ennemi
tout bien, nous allons développer le miel}-x qu'il nous sera

possible cette dernière partiè du présent écrit.
Le Bienheureux Ronan traversa donc toute la Domnonée et
vînt se choisir auprès d'Hillion le lieu plein d'attraits où il

devait trouver son dernier repos et dans lequel il s'appliqua
à servir dignement Dieu jusqu'au jour de sa mort.
Or, il y avait dans ce pays un pieux catholique, qui aimait
à donner l'hospitalité aux
plus que personne des environs
serviteurs de Dieu. Saint Ronan, conduit par le Saint-Esprit
qui dirigeait ses pas, étant. arrivé à la maison de cet homme
et lui ayant demandé l'hospitalité., le maître du logis lui
demandait et lui fournit même
accorda volontiers ce qu'il
tout ce dont il avait besoin. Cependant, au bout de quelques
jours passés avec cet homme que Dieu lui avait fait trouver
et qui l'avait accueilli si favorablement, Ronan entendit ce
supplier instamment de lui faire connaître
même hôte le
quel était le motif du voyage qu'il avait entrepris.
Le serviteur de Dieu lui déclara en toute sincérité d'où il
et dans quel pays il se rendait. Aussitôt ce
venait, pourquoi
paysan s'empressa de prier de tout cœur un hôte qu'il voyait
à imiter. Notre-Seigneur, et à porter sa croix, il le
si zélé
pria, dis-je, de demeurer sous son toit, ou du moins de choisir
chargerait personnel- .
dans le voisinage une cellule, qu'il se
Ronan écouta favorablement ·cette
lement de lui élever.
prière et se rendit à ces vœux. Seulement, quelques jours
. s'étant encore écoulés, le saint et son hôte convinrent d'un
commun accord qu'on construirait un oratoire séparé dans
du Saint-Esprit et encens d'a­
lequel Ronan, vrai temple
gréable odeur, pourrait sans interruption payer à l'auteur
de toutes choses son tribut de louanges. C'est dans ce petit
oratoire que, séparé de tout vain entretien avec les hommes,
il dompta son corps par le frein du jeûne et en fit avec joie
à la gloire de celui qui voit ce que
comme une hostie vivante

sont intérieurement nos holocaustes; en quoi d'ailleurs il
mettre en pratique les recommandations de
ne faisait que
l'apôtre. Aussi celui qui avait éteint en lui toute affection
pour les choses de ce bas-monde, qui ne sont que fragilité,
brûlait-il intérieurement de la soif des biens du ciel, qui ne

passent pas. C'est pourquoi ses prières de chaque jour
avaient pour objet de supplier le Seigneur de le retirer de ce
et d'iniquité, tant il désirait vive­
séjour de misère, de boue
ment être dégagé des chaines de son corps pour vivre avec
Jésus-Christ dans les palais du ciel. Or, la bonté de notre
Père céleste, qui écoute toujours favorablement nos vœux,
empressément une prière si excellente, elle
accueillit avec
pas rendre vains les vœux que Ronan se plaisait
ne voulut
à entretenir au fond de son âme et à formuler en parole. Les
mains du saint n'avaient jamais commis le mal et son cœur
était pur. Aussi fut-il trouvé digne de gravir la montagne du
Seigneur, où maintenant, uni aux chœurs des habitants du
la seule occupation est de chanter les .
séjour céleste, dont
louanges de Dieu, il contemple le Seigneur non plus en
un miroir, mais face à face, où il bénit
énigme et à travers
pour toujours celui que loueront à jamais les lèvres des
bienheureux. .
Ce sont là des vérités, Seigneur, que nous croyons du fond
cœur et que -notre bouche se plaît à confesser, en confor­
dU: Psalmiste, qui a dit:
mité ayec cette parole de vérité
« Heureux ceux qui habitent dans votre maison, Seigneur, ils
(c vous loueront dans les siècles des siècles. »
CHAPITRE DIXIÈME.
Conirnent .~aint Ronan étant mort, son compagnon lui coupa
un bras. Item du châtiment que Dieu infligea à ce paysan et
du retablissement des deux bras coupés .
Un prodige, mes frères, qui me paraît digne d'être mis en
lumière, c'est celui que le Dieu tout-puissant se plût à
opérer aussitôt après la mort de saint Ronan pour montrer
l'excellence de ses mérites, pour faire connaître à tous ceux
entendraient le récit, combien avait été agréable au
qui en
Seigneur la vie et les actions de ce serviteur pour lequel au

lendemain de sa mort il accomplissait un miracle, dont les
Bretons n'avaient jamais entendu parler jusque là.
Saint Ronan, en effet, ayant fidèlement imité Jésus-Christ
chargé de sa croix et porté longtemps le poids du jour ~t de
la chaleur, ne quitta le dernier asile qu'il s'était choisi en
Bretagne que pour s'envoler vers le Seigneur, mais personne
ne connût le jour de sa mort, qu'un habitant du même
baptisé l'enfant en le purifiant de la tache
lieu, dont il avait
originelle. -
parler de celui auquel Ronan était venu
Nous voulons
demander l'hospitalité en arrivant à Hillion, et qui se faisait
un devoir de lui fournir les aliments dont son corps avait
besoin journellement. Cet homme, en pénétrant un matin
dans l'oratoire du saint, trouva Ronan privé de vie, bien
qu'on l'eût cru simplement en prière. Or, conformément à la
recommandation du Sage, il pleura longtemps sur ce corps
car il était vivement affligé de se voir privé des
inanimé,
entretiens de celui par l'intermédiaire duquel il espérait
entrer en participation du royaume céleste. Un autre motif
encore pleurer et gémir amèrement, c'est qu'il
le faisait
prévoyait que bientôt on viendrait lui enlever le corps
saint, qui jusque là était sous sa main. Il n'ignorait pas, en
qu'à peine la mort de Ronan divulguée, les grands
effet,
seigneurs de Bretagne députeraient plusieurs d'entre eux
pour emporter ses restes mortels et les déposer dans un lieu
digne d'un si saint trésor. Or, cette seconde disparution lui
serait à lui-même plus préjudiciable que la première. C'est
pour la prévenir à certains égards et ne pas rester entière-
ment privé de la moindre partie des sacrés ossements qu'il
se mit dans l'esprit un dessein, qu'il jugeait excellent bien

empreint d'une certaine témérité, mais d'une témé-
qu'il fut
l'ité inspirée par la religion. Il consistait à retrancher du
saint corps quelqu'un des membres, afin de s'en réserver de

la sorte une partie puisqu'il se voyait dans l'impossibilité de
garder le tout.
Après y avoir bien réfléchi intérieurement et sa résolution
une fois bien arrêtée, il tira son couteau d'une main assurée
et sépara du corps le bras droit à partir de la jointure de
l'épaule. Cela fait, il se hâta de rentrer chez lui, mais il n'eût
garde de parler à personne de ce qu'il venait de faire.
Seulement il commença par placer sa relique, plus pré­
cieuse que l'or, dans le lieu le plus honorable qu'il pùt
trouver, la seule chose qu'il pût faire pour elle en ce
moment; après quoi, il s'empressa, la nuit arrivant;
d'aller chercher dans le lit un sommeil bienfaisant. Mais
une vision horrible se présenta à lui vers le premier
chant du coq, et le fit s.ortir de son sommeil. Réveillé ' en
sursaut, il rencontra près de lui, dans sa couche et séparé
de son corps, son propre bras droit. La douleur lui fit alors
pousser les cris les plus lamentables, ce qui força tous 1;.:s
membres de sa maison à sortir de leurs couches. On apporte
un flambeau, on entoure le malheureux, on lui demande
pourquoi il vient de pousser des cris si violents. Il en pousse
de nouveau, du fond du cœur, et de plus déchirants encore.
On l'entend dire et répéter: « Voyez-donc ce qui m'est
« arrivé, malheureux que je suis.» Et il leur montrait un
bras, qui n'était déjà plus le sien, puisqu'il était séparé de
son corps.
Pour eux cette vue les remplit d'étonnement et d'admiration,
car ils ignoraient ce qui était arrivé. Après quelques mo­
ments de stupeur, tous ceux qui étaient présents se mirent
à pleurer et à gémir avec tant de violence, que bientôt
les voisins sortirent à leur tour de leurs lits et accoururent
à la maison, où tant de larmes coulaient. Or, parmi les nou­
veaux venus, il se trouva un homme avancé en âge,
et d'un esprit plus éclairé que les autres. Il s'empressa de
demander quelle était la cause d'un si grand deuil. Quand •
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. -- TOME XVI. (Mémoires). ~O

on la lui eut fait connaître et qu'il eut vu de ses yeux le bras
détaché du corps, il commença par imposer silence à ceux
leur ordonna d'interrompre leurs soupirs,
qui gémissaient, il
pût interroger le paysan et apprendre de sa bouche
afin qu'on
comment les choses · s'étaient passées. S'approchant alors
- plus près, voici en quels termes il questionna celui qui
peine:
était dans la
« Mon pauvre ami, qui donc vous a frappé si cruellement?
« Qui a pu vous arracher ainsi un de vos membres en vous
« mutilant? . .
Le paysan répondît le mieux qu'il pût, à peu près en ces
termes:
« Cette coupure du bras, dont je suis victime, n'est point
« l'œuvre d'un de mes ennemis: elle me vient du Très-Haut
« et du Tout-Puissant; elle n'est que le juste châtiment
« d'une faute analogue dont je suis coupable. C'était justice,
« en effet, que je me visse amoindri d'un bras, car j'ai
(c moi-même enlevé un bras àu saint homme de Dieu. Ainsi

« le suprême dispensateur de toutes choses m'inflige la
cc peine du talion. Cette loi, qu'il avait intimée autrefois sur
(c la montagne de Sinaï par l'intermédiaire du chef des
« Hébreux, m'atteint aujourd'hui moi-même selon la mesure '
Il ex~cte de la faute dont je me suis rendu coupable. »
Le vieillard reprit alors en s'adressant au paysan:
Ci De quel crime vous êtes-vous donc rendu coupable vis­
« à-vis d'un de vos semblables 'pour subir la peine du talion
« par la perte d'un de vos membres? » .
« Me voilà forcé d'avouer, confessa alors le paysan, ce
« que j'avais le dessein de tenir caché, car il est écrit: Il
« n'y 'a pas de secret, qui ne doive un jour être mis à décou­
« vert, il n'y a rien de c'aché, qui ne doive un jour devenir
« manifeste.» Vous connaissiez le serviteur de Dieu Ronan,
« qui a vécu ici avec nous exempt de tout reproche et qui,
« délivré ici même des liens delachàir, arendu son âme àDieu.

« Or, m'étant rendu hier à son oratoire, je l'ai trouvé sans
« vie. Alors, malheureux que je suis, j'ai osé, j'abrège pour
Cl ne pas prolonger ce discours, j'ai eu l'audace de détacher
« du corps le bras droit et de l'apporter avec moi en reve-

« nant à la maison. » .

«( Le vieillard, en apprenant de la bouche du paysan ce
« qu'il avait fait, se mit aussitôt à lui dire: « Malheureux,
« il est manifeste maintenant que tu as agi en insensé et
ft: c'est pour cela même que la justice divine t'a frappé sans
« retard. Aussi il ne te reste qu'un refuge pour ' échapper
« tout entier à la mort. Hâte-toi d'implorer la clémence du
« Tout-Puissant, afin que tu puisses obtenir le pardon de ta
4( faute. Il est miséricordieux, il pardonne facilement, il te
« remettra ton iniquité. Lève-toi donc et reporte sans retard
« le bras du saint homme à l'endroit même qù tu l'a pris .
II. Quant à ton propre bras, nous le joindrons sous la même
« enveloppe que celui de saint Ronan, afin que le saint le
c< replace également en son lieu. Nous irons avec toi à la cel-

« Iule du saint, afin d'y prier Dieu qu'il te fasse miséricorde
« et nous pardonne à tous nos propres péchés. )
Le paysan dont nous parlons se rendit donc, accompagné
à l'oratoire de Ronan. Or,
de . beaucoup de personnes,
au moment où il y entrait, le bras de Ronan alla de lui­
même reprendre la place d'où il avait été tiré et s'unit au
reste du corps en moins de temps qu'il ne faut pour proférer
une parole. Alors tous de se prosterner, la face contre terre, .
et de supplier le Tout-Puissant de venir au secours de ses
serviteurs par les moyens qui lui sont connus. Or, pendant
que la prière se prolongeait de la sorte, le sommeil s'empara
tout à coup du paysan et l'amena à s'endormir profondé­
pendant ce sommeil, son propre bras vint si bien
ment. Alors,
reprendre son ancien lieu et place, qu'aucun œil n'eût pu
connaître à quel endroit s'était faite la séparation. 0 merveil-
leuse bonté de Dieu envers les hommes! comme tu éclates

manifestement ici! Oui, le Seigneur, à la vérité, nous menace
de ses terreurs, mais aussi il aime à pardonner, il frappe et
guérit tour à tour. Quand tous ceux qui étaient accourus
avec le paysan à l'oratoire du saint se levèrent du lieu où ils
priaient, cet homme se vit de son côté délivré du sommeil
qui l'avait saisi. En outre il ne ressentait plus aucune
douleur de bras. Se levant donc avec les autres, îlleur parla
en ces termes: (c Louez le Seigneur, vous tous qui êtes ici
« présents; vous qui pouvez voir de vos yeux la grande mer­
« veille qu'il vient d'opérer. Voilà que mon bras m'est rendu
« sain comme il était dans son premier état: or, vous le
« savez, il n'y a qu'un instant, il était séparé de mon corps. »
Alors tous de s'approcher, avides de voir de leurs yeux si
ce que disait cet homme, au grand étonnement de tous, était
une réalité. C'est ce qu'on reconnut facilement, car aucun
des assistants, quelque perspicace que fut son regard, ne
pût reconnaître à quel endroit s'était faite la réunion de ce
bras précédemment séparé du corps. Aussi tous ceux qui
étaient présents unirent leurs voix pour chanter d'un com­
mun accord la grandeur ·du Tout-Puissant, qui peut seul
réaliser de pareilles merveilles au ciel et sur la terre.

CHAPITRE ONZIÈME.
Opinions diverses des comtes du pays au s'ujet du corps de saint
Ronan; comment le vieillard fut interrogé à ce sujet et
qudte lut sa reponse.
Quand l'âme de saint Ronan eut été transportée au ciel, la
renommée du miracle que nous venons de raconter ne tarda
pas à attirer beaucoup de monde au lieu où il avait rendu le
dernier soupir. Il y vint des multitudes de l'un et de l'autre
sexe: tous faisaient retentir l'air du symbole de la foi et
célébraient par de grands cris les merveilles de Dieu. On
remarquait aussi dans l'assistance les princes du pays, savoir

les comtes, qui y tenaient l'autorité suprême, chacun sur un .
tiers environ de la Bretagne.
Or, au milieu de ces milliers d'hommes, il s'éleva bientôt

un grand sujet de discussion; on se demandait si le corps
sacré devait être enterré en ce lieu, ou si on devait le porter
ailleurs. Le comte de Cornouaille prétendait qu'il devait être
ramené au lieu où Dieu avait daigné opérer, par son moyen,
les plus insignes miracles. Celui de Rennes affirmait à son
tour que le corps devait rester à l'endroit même où il se
trouvait, quand sa sainte âme s'en était séparée.
Le troisième, celui de Vannes, émettait au contraire l'avis
que les saints membres fussent portés sur son propre terri­
ritoire, afin qu'il y brillât après sa mort de l'éclat des
miracles puisqu'il n'avait pu le faire de son vivant. Quand
les opinions eurent été ainsi librement exprimées de part et
d'autre, on eut lieu de craindre un moment que les esprits
ne s'échauffant, on en vint à une lutte armée: mais heureu­
sement il fut résolu que, pour éviter tout malheur, on en
appellerait à l'avis de quelque sage vieilllard du pays, dont
la parole pût avoir assez de poids pour amener un accord.
Car il est écrit: « Demandez conseil à l'homme sage. »
Le vieillard qu'on consulta s'empressa de répondre à ceux
qui l'interrogeaient:
0. Prenez deux bœufs de trois ans qui n'aient jamais été
«( domptés et soumis au joug: vOlIS les y soumettrez et les
« attacherez à un 'chariot nouveau, dont les hommes ne se
Il seront jamais servi. Vous placerez ensuite le saint corps
« sur ce chariot. Puis, vous tenant à distance: considérez de
« loin ce qui arrivera. Et s'il plaît à la Providence adorable
II. de Dieu que le corps sacré soit porté ici plus tôt que là,
« je crois que vous en aurez la preuve et que les merveilles
« de Dieu éclateront à tous les yeux'. »
En conséquence des ordres du vieillard, on prit deux
bœufs qui n'avaient point encore été domptés et on les

attacha par le cou à un chariot; après quoi, qu:elques per­
sonnes essayèrent de soulever de terre le corps de saint
Ronan pour le mettre sur le chariot; mais leurs efforts étaient
vains :. on ne pouvait en venir à bout. Plusieurs autres per­
sonnes furent appelées au secours, et leur appoint fut égale­

ment inutile. Alors tous ceux qui étaient présents, surpris
au-delà de toute mesure de ce qui se passait, vinrent de
nouveau demander au vénérable vieillard ce qu'il en pensait.
« Que chacun des comtes, répondit-il, se présente sucees si­
« vement avec les hommes de son territoire et essaie de
« mettre le corps sur le chariot: sachez alors que celui qui
« pourra le soulever de terre a reçu par là même de Dieu le
« droit de le transporter dans son propre pays. »
Conformément à cette ordonnance, le comté de Rennes se
présenta le premier et essaya avec ses subordonnés de sou­
lever le saint corps du lieu où il gisait. Mais il ne put y .
'réussir: la vertu divine l'en empêcha. Le comte de Vanries
vint en second lieu, mais ses efforts furent aussi inutiles : il
dut se retirer sans avoir rien fait. .
Restait le comte de Cornouaille, qui n'osait même pas faire
l'essai de ses forces, car il avait perdu le bras droit par suite
d'une blessure reçue à la guerre. Cependant pour se con­
fornler aux instances qu:on lui faisait, il finit par se présenter
à son tour. Or, non seulement il réussit sans peine à sou­
lever le corps et à le placer sur le chariot, mais il recouvra
en ce moment l'usage du bras, dont il était privé depuis
longues années.
Ce n'est pas tout: les prodiges succèdent aux prodiges.
Voilà que de leur côté les bœufs, qui refusaient jusque là
d'obéir et de porter le joug., se mettent à marcher résolument
et sans s'écarter ni à droite ni à gauche, bien qu'ils n'eussent
personne pour leur indiquer la route; ils marchaient du
même pas sans donner aucun signe de résistance, comme
eu l'habitude ·de faire journellement de.s courses
s'ils avaient

de ce genre. Semblables aux deux génisses des siècles
passés dont il est parlé dans le premier Livre des Rois, qui
portèrent d'un seul trait dans la terre de Juda l'Arche de
Tables de la Loi, bien qu'elles .
Dieu, qui contenait les
n'eussent jamais auparavant porté le joug; ainsi les deux
portaient avec empressement les
bœufs dont nous parlons ici
membres sacrés du Bienheureux Ronan vers la plage occi-
du pays, c'est-à-dire vers la Cornouaille.
. dentale
la multitude des fidèles
Il était beau de contempler
marchaient à la suite en chantant des cailtiques de
qui
jubilation à la gloire du Christ Jésus, qui rendait de la sorte
glorieux le nom de saint Ronan, «ar le Seigneur est tou­
jours admirable en ses saints, et il sera à jamais digne de
leurs louanges et de leurs acclamations. C'était, en effet,
chose juste et pleine d'équité que l'arche du corps de saint
Ronan reçut les mêmes honneurs que l'Arche de la Loi,
eût comme elle pour porteurs des animaux qui jusque­
qu'elle
là indomptés, devenaient tout-à-coup obéissants et, à certains
égards, intelligents, puisque le cœur de chair du saint homme
grâce à la purification des mauvais
était devenu, lui aussi,
subir, comme la Table de la Loi
instincts qu'il lui avait fait
sur laquelle le doigt Dieu avait gravé spirituellement son
Décalogue. Et ne soyez pas surpris, vous qui lisez le récit
de ces faits merveilleux, ou qui en entendez la lecture, de la
comparaison que nous essayons maintenant de faire en com­
parant les petites choses aux grandes. Car ces merveilles sont
les unes et les autres l'œuvre du Suprême Dispensateur de
tout est soumis, selon cette parole
toutes choses, de Celui à qui
du Psalmiste: « Le Seigneur a fait tout ce qu'il a voulu au
« ciel, sur la terre et dans les abîmes de la mer. »
Continuons maintenant notre récit. Pendant que le corps
de saint Ronan, ainsi porté sur un chariot que guidaient les
anges et que traînaient des bœufs rendus dociles par miracle,
parcourait un long espace de chemin, il ~e faisait autour de

lui un merveilleux concours de peuple qui grossissait la
foule de ceux qui se rendaient aux obsèques du saint. Or,
tous se plaisaient à chanter d'une seule voix: « Gloire à vous,
Seigneur Jésus-Christ )}, en y joingnant avec grande dévotion
l'Alleluia de la joie. Après beaucoup de chemin ainsi par­
couru, on arriva à une vallée qui s'appelle dans la langue du
pays Trou-Balen. Or ce lieu fut témoin d'un mémorable pro­
dige, que Dieu y accomplit pour la gloire du saint. Les
bœufs, qui portaient le pieux fardeau et n'avaient jusque-là
été arrêtés par aucun obstacle, furent tout-à-coup saisis d'un
tel effroi par un secret dessein de Dieu qu'ils ne purent plus

faire un seul pas en avant. Cette vallée n'est éloignée que d'un
mille de l'Oratoire que le saint s'était construit, comme il a
été dit, près de la forêt de N évet et dans lequel il avait res­
suscité un mort, comme nous l'avons encore raconté plus haut.
Le comte ae Cornouaille remarqua des premiers ce qui se

passait. Touché alors intérieurement et éclairé de la lumière
du Saint-Esprit, il s'empressa de faire don à saint Ronan de
tout le terrain compris entre ladite vallée et l'Oratoire, avec
tout son pourtour. Or, cette donation était à peine réalisée
que les bœufs reprirent leur marche sans obstacle, comme
s'ils avaient senti que Dieu agissait pour eux, que leur labeur
venait de 'recevoir sa réc un seul arrêt nouveau jusqu'à l'Oratoire, et s'arrêtèrent devant
la porte comme immobiles, Le saint corps fut alors retiré du
chariot par les mains des fidèles, et introquit par éux dans
l'Oratoire au milieu des chants de joie de tous ceux qui
étaient là bénissant Dieu et ne cessant de répéter: « Gloire
à vous, Seigneur Jésus. }) C'est en ce lieu que Ronan fut pieu­
sement enseveli par les fidèles, et ses grands mérites l'y ont
entouré d'honneur et d'éclat. C'est là qu'il a reposé pendant .
un grand nombre d'années et qu'il a accordé les plus grands
bienfaits pour l'âme et pour le corps à ceux qui y venaient
l'invoquer. "

CHAPITRE DOUZIÈME .
Comment saiht Ronan et les autres corps utinls sortirent de la
Cornouaille. Transfert de cel ai de saint R~nan à Quimper.
Grands prodiges qu'il opère dans l'egtije qai lui est
dediee .
Un grand . nombre d'années s ~ écoulèrent entre les événe-
rnents que nous venons d'esquisser et ceux qui vont nous
occuper maintenant. .
Vint un jour où le Juge intérieur des âmes et des cons­
ciences résolu de permettre aux pirates du Nord de promener
la dévastation à travers la Petite-Bretagne et de réduire le
pays en une sorte de solitude à cause des iniquités de ceux
qui y habitaient. La population indigène, qui étouffait sous
le joug des nouveaux venus, fut bientôt réduite à abandonner
la demeure de ses pères, pour se disperser et aller demander
asile à d'autres climats. Or, en quittant ainsi la terre de leur
naissance, ils emportèrent avec eux les corps de leurs saints,
car ces corps avaient plus de prix à . leurs yeux que l'or
le plus pur.
Quel fut ton malheur alors, ô Cornoùaille! ou plutôt combien
furent à plaindre les habitants de ton sol, ceux qui t'avaient
entraînée à la ruine par leurs iniquités, car auparavant tu
étais riche en toute sorte de biens.
C'est en ce temps que tu perdis la perle de tes confesseurs,
le saint abbé Guingalois, qui avait brillé dans le monde par
tant et de si 'éclatants miracles, devant lequel, comme devant
un second Moyse, la mer s'était retirée en laissant un passage
à sec, pour lequel une terre desséchée s'était changée en fon­
taine d'eau vive, pour ne pas rappeler également les démons
que le saint chassa et les morts qu'il rappela à la vie. Précé­
demment encore tu avais perdu par la malice et la folie de ton
comte devenu parricide ton premier patron, le vénérable
archimandrite et confesseur de Jésus-Christ, l'évêque

Corentin. Il était mort plein de jours et universellement loué
pour l'excellence de ses mœurs, après avoir été pendànt sa
vie l'honneur du clergé et de l'ordre monastique. Entre
autres miracles, qui avaient rendu son nom célèbre, on sait
que d'une terre, qui ne donnait pas une goutte d'eau, il fit
sourdre, en invoquant le nom de Dieu, une fontaine abon­
dante qui coule encore aujourd'hui. Il arracha aussi à la
mort, par sa prière, la reine des Bretons, qu'un chien avait
à moitié étranglée par ses morsures redoublées. .
II serait trop long et aussi trop douloureux de continuer
l'énumération des autres corps sacrés que tu perdis alors,
malheureuse Cornouaille, par un juste châtiment des crimes
de tes habitants, et qui, hélas! ne t'ont jamais été rendus.
Cependant nous devons ajouter que tu n'as pas été entière­
ment privée de tant de reliques précieuses, puisque par une
insigne miséricorde de Dieu le corps de saint Ronan t'a été rap­
porté. Grâce à cela tu restes une terre heureuse, et il continuera
d'en être ainsi pendant de longs siècles tant que le sanglier
recherchera de préférence le sommet des montagnes et les
poissons les fleuves et les rivières. Sois-donc dans la joie, je .
. le dis une seconde fois, sois dans la joie, Cornouaille, si
riche en toutes sortes de biens, fais retentir la louange
divine, ne cesse de publier les merveilles de Jésus-Christ,
qui te protège contre les attaques de l'ennemi du salut par

la protection du saint confesseur Ronan.
Après ces quelques éclaircissements données succincte­
ment, reprenons la suite de la biographie de saint Ronan,
appuyée sur le suffrage de son intercession. .
Lorsque l'oratoire que saint Ronan avait bâti de ses mains
commença à tomber en ruines, il parut convenable aux popu­
lations qui avaient l'habitude de s'y réunir, de le réédifier
sur de plus larges proportions et avec des embellissements,
et jour fut pris à cet effet pour qu'un grand nombre de
personnes se rendissent àla forêt d'un commun accord et se

missent à travailler de tout leur cœur. Or, au jour convenu,
pendant qu'on parcourait ladite forêt, en cherchant les maté-
. riaux dont on avait besoin, ou se trouva tout à coup' en face '
d'un arbre d'une hauteUJ' prodigieuse, qui à lui seul aurait
suffi à tout, si on avait pu l'abattre sur-le-champ, le couper
et le répartir en divers lots.
Mais la chose était pleine de difficultés, et comme le soleil
était sur son déclin, les travailleurs laissèrent l'arbre sans
le toucher et revinrent à leurs maisons, déjà bien fatigués des
courses de la journée. Mais le lendemain, au point du jour,
nos charpentiers revinrent à la forêt pour continuer
à chercher les matériaux dont ils avaient besoin pour
la construction de leur oratoire. Or, en parcourant encore le
bois, ils se trouvèrent de nouveau et uniquement par hasard
en présence du même arbre. Seulement il était déjà séparé
du tronc, et même débité, en sorte qu'on pouvait s'en servir
sur l'heure. Extrêmement étonnés de ce qu'ils voyaient., ils
se demandaient entre eux qui avait bien pu opérer ce prodige.
Mais, après quelques moments ainsi donnés à l'étonnement,
ils se , dirent intérieurement sous l'inspiratiou du ciel que ce
prodige était l'œuvre de Dieu. Aussi un de ceux qui étaient
présents, se mit-il à dire aux autres:
« Que nos mains s'emploient avec ardeur à achever ce
« que le souverain ouvrier a daigné commencer lui-même:
« celui qui a commencé nous avertit de continuer et de ter­
« miner la construction. Il travaille avec nous afin que nous
« travaillions nous-mêmes, car vous le voyez: l'ouvrage
c( est, bien à moitié fait. »
Un autre prodige, que nous ne pouvons non plus passer sous
silence, c'est celui que la divine clémence a daigné réaliser
récemment et 'Sous rios yeux, à la prière de saint Ronan~
Un homme, muet de naissance, s'était rendu à Quimper l
nous voulons dire à la basilique de Saint-Corentin, dans
laqllelle le saint corps de Ronan, dont il est ici question, se

conserve maintenant entouré comme il convient, des plus
grands honneurs. Car il y fut transporté du lieu de son ora­
toire afin d'y être entouré de plus de vénération au milieu
d'un plus grand concours de peuple et du clergé, et depuis
lors cette ville a l'avantage de voir le saint y opérer des pro­
diges plus nombreux mêmes et plus fréquents que par le
passé; ce qui fait que le saint y est aussi l'objet de nouveaux
et plus grands hommages de la part du peuple. Or, c'est
dans cette basilique et par l'efficacité des prières de saint
Ronan que le muet dont nous parlons mérita de trouver
grâce auprès de Dieu et de recouvrer l'usage de la parole.
Un jour donc que le clergé et le peuple réunis à l'église
payaient au saint leur tribut habituel d'action de grâces, il
arriva pendant la célébration de la messe que ce muet se plaça
devant l'autel sur lequel étaient exposées les saintes reliques
et y fit sa prière du fond du cœur. Bientôt la vertu de Dieu
voulant se manifester, le muet remarqua qu'il lui sortait du
sang de la bouche et ce fut au milieu des efforts qu'il faisait
pour rejeter ce sang que les liens qui retenaient sa langue
se rompirent. Après quoi il poussa ce cri par trois fois et d'une
voix libre: « Ronan, Ronan, Ronan. )) C'était la première
parole qui sortait de sa bouche. Pour nous, qui étions pré­
sents, nous voyions ce qui se passait et nous rendions louange
au Dieu Tout-Puissant de ce qu'il lui plaisait ainsi pour la
plus grande gloire de son bien aimé Ronan de ro mpre
les liens d'une langue qui était jusque là restée enchaînée.
Dans une autre circonstance, un énergumène violemment
possédé d'un très méchant esprit, fut amené par ses amis,
les maiJ).s liés derrière le dos, afin d'implorer la miséricorde
du saint. On le plaça en face de l'autel vénérable, et ceux
qui étaient présents l'incitaient à réciter les paroles. de
l'oraison dominicale. Mais au lieu de le, faire il se mit à
raconter des fables ineptes et à lancer des crachats à la face
se$ vQi$i,ns. Il persévéra tout le jour dans cette. fureur et

cette frénésie d'esprit n'étant retenu en ce saint lieu que par
les liens qui attachaient ses pieds à une grosse pierre, dite
Pierre de l'dne. - .
La nuit suivante on le plaça sous la châsse même dans
laquelle sont renfermées les saintes reliques. Or, le lende­
main cet homme avait recouvré un esprit aussi sain que s'il
n'eut jamais été possédé par un esprit de fureur.
D'ailleurs ce n'est pas seulement cet homme qui a eu le
bonheur de trouver en ce lieu la délivrance d'une possession

diabolique, dont il était victime; un grand nombre d'autres
personnes qui souffraient de diverses maladies y ont recouvré
semblablement le bienfait de la santé et sont rentrées pleines
de joie dans leurs demeures.
Nous devons encore ajouter ici le récit d'un autre miracle
qu'il serait injuste de laisser dans l'oubli. A une certaine
date de ce siècle, et au milieu d'une nuit profonde, le feu
prit, faute de précaution, dans une maison de Quimper et de
là se communiqua à la maison voisine et ensuite à plusieurs
autres. Beaucoup de personnes se présentèrent alors pour
travailler à éteindre le feu: mais plus on jetait d'eau au
milieu des flammes, plus celles-ci devenaient actives et s'éten­
daient si bien, qu'on en était à craindre un embrasement total
de Quimper et de ses édifices. Tout secours humàin parais­
sait même devenu inutile, et on n'avait pJus d'espoir. que dans
l'intervention de Dieu, lorsque les clercs retirèrent de sa
chapelle le corps de saint Ronan et vinrent l'opposer aux
flammes au lieu même où l'incendie avait détruit un plus
grand nombre de maisons et menaçait le plus de détruire
tout ce qui restait. En même temps un seul cri s'échap­
pait de toutes les poitrines :
« Saint Ronan, venez promptement au secours de vos

« serviteurs, délivrez-nous de l'ilicendie qui nous dévore. »

Or, en moins de temps que l'on en met à prononcer une
parole, le feu perdit toute sa force et se replia si bien sur

lui-même, que tous purent comprendre sans peine que
c'était la prière de saint Ronan qui venait de les délivrer du
plus terrible des incendies. Car les flammes ainsi arrêtées
dans leur cours et comprimées, ne tardèrent pas à s'éteindre
d'elles-mêmes sans avoir attaqué de nouveaux édifices.
quoi éclata la miséricorde de Notre-Seig'neur le Fils unique
de Dieu, qui vit et règne avec le Père et le Saint-Esprit
dans les siècles des siècles. Amen ..