Responsive image
 

Bulletin SAF 1888


Télécharger le bulletin 1888

L’enfer de Plogoff (Légende de l’Ile-de-Sein)

M. Le Carquet

Avertissement : ce texte provient d'une reconnaissance optique de caractères (OCR). Il n'y a pas de mise en page et les erreurs de reconnaissance sont fréquentes


L'ENFER DE PLOGOFF .
( LÉGENDE DE L'ILE-DE-SEI:-l).
Monsieur de Kerglaz, jeune seigneur de haute lignée, était
venu faire un toul'.à l'Ile-des-Saints. (1) Il était ric~)e et si beau,
que son château de Kerglaz ét.ait entouré de verdure,
chose que l'on ne pouvait croire dans l'Ile. Ce château était-il
près de Guengat ou de Pont-l'Abbé? Personne ne le savait, au
juste, car les hommes de l'Ile-des-Saints, toujours sur l'eau,
ne connaissent pas du tout la grande (erre.
Au bout de peu de temps, M. de Kerglaz devint
amoureux d'une jeune filb de l'Ile, et voulut en faire sa
maîtresse. Mais, à l'Ile-des-Saints, toutes les jeunes filles sont
sages, et le seigneur fut vite repou~sé.
Cependant, comme il l'aimait, il la demanda en mariage .
« Venez avec moi, lui dit-il, à mon château. Ici, vous n'avez
« que des goëmons bruns, des rochers nus et de la misère. A
CI. Kerglaz, "VOUS verrez partout de beaux champs verts, de
« grands bois pleins d'ombre, et vous serez la plus riche héri­
fl tière de Bretagne. Vous êtes belle; je vous aime de tout
(J. mon cœur; vous serez donc la bien venue, dans ma nuble
t( famille. »
La jeune fille se laissa toucher par les compliments de
M. de Kerglaz. Mais, avant de lui donner sa main, elle
alla consulter François Le SÛ (2), en langue bretonne Ar Zu.
(, N'écoutez pas les paroles de ce jeune seigneur, lui dit
« François Le Sll. Une fille commp vous n'est pas faite pour
« être la dame d'un château. Dieu vous a créée parmi des
(1) Anoienne orthographe du nom de J'lle-de-Sein.
Voir la \'Ïe de Miche l Le Nobletz, par le père Saint-Andre,
François Le SÛ fut ordonné, prètre vers l'an 1641, à \'àge da 70 ans.

« pêcbellrs : c'est la femme de l'un d'eux que vous devez être,
{( sinon sa m'alédiction vous suivra partout. ))
La jeune fille fut sourde à ces sages avis, et les fiançailles
eurent lieu bientôt.
la jeune fille s'em-
Après la cérémonie, M. de Kerglaz et
barquèrent pour la pointe du Raz, afin de se rendre, au fond
grande terre, au château où devaient avoir lieu les
de la
noces.
Ils étaient seuls. Personne n'avait osé les accompagnel', '
c;u, pour ceux de l'lIe, la terre ferme est pleine de ' mystère,
paroles de François Le Sù étaient une menace du ciel,
et les
qui devait se réaliser.
prirent un bidet, et chevau­
A Lescoff, les deux voyageurs
chèrent, M. de Kerglaz, conduisant, la jeune fille, en croupe,
inconnu à l'Ilienne.
vers le pays
Ile. Tout, pour
Déjà, celle-ci commençait à regretter son
ell!;!, était nouveau, et cela l'effrayait. Mais, elle n'osait en rien
dire.
au château de Kerglaz :
Arrivés
« Qu'on ou vre, grandes, les portes! Qu'on prépare un grand
{( fricot! Que tout soiten fête! Voici ma fiancée)), cria le jelllle
maître.
Celui-ci fut reçu avec tous les honneurs qui lui étaient dus:
il y avait si longtemps qu'on ne l'avait vu !
Pour la jeune fille, ce fut bien autre chose.
« Quoi!. .. c'est là la fiancée dont tu veux faire l'héritière
« des Kerglaz ! ... Mais, regarde-la bien, mon fils, s'écria le
« père. Vois son costume! ... A quoi ressemble-t-il? Quel est
« son langage? Personne ne le comprenJ ... C'est une véritable
{( sauvage. Renvoie-la où tu l'as prise. »
Bref, tout le monde se moqua de « l'llienne)), si bien que
jeune seigneur dut, bien vite, reprendre avec elle la route
nle-des-Saints.
Les voici :lonc, tous les deux, de retour à Lescoff. Mais,
~ULLETIN ARCIJÉOL. DU FINISTÈRE. - Tom: XV. (Mémoires). 43

point de bateau, pOUl' repasser la mer; personne ne veut s'em­
barquer avec eux.
Le vent souillait de Kornog (1); les lames déferlaient sur
les rocbr.rs; les éclairs décbiraient les nuages. « C'est la colère
« cie Dieu qui se montre, leur disait-on, car il ne veut pas
« d'unions mal assorties. 1
La bonte et le dépit poussèrent M. de Kerglaz, plutôt que le
repen tir. Il s'embarqua, seul avec la jeune fille, et gagna le
large, à forces de rames, et en jurant le plus qu'il pouvait.
A peine en mer, la tempête redoubla de fureur. Une lame
plus forte que les autres, poussa la barque vers la terre du Raz,
1111 tourbillon la saisit et l'entraîna dans une faille dilS rochers;
r em bl'U n la déroba à tous les rega rds.
Jamais, clppuis, on n'entendit parler de M. de Kerglaz et de
sa fian cée.
Seules, quelques planches, mais longtemps après, furent
portées pa!' les courants SUl' l'île, comme pour atteste!' leur
ma 1 Il eUl'eu se fi Il.
Fran çois Le SÙ avait dit vrai. La malédiction de Dieu les
avait su ivis, et le « Cougolln» où ils périrent fut appelé le
« Trou de l'Ente!' ».
C'est le nom qu'il porte encore, aujourd'hui.
Cette légende m'a été contée par M. Guilcher, maire de
!'Ile-de-Sein. Je rai reproduite le pins 6dèlemei1t que j'ai pu.
« Je suis de la famille de François Le Sû, ajouta-t-i1, en
« terminant son récit. Ma maison se trouve olt était la sienne,
« la plu s au midi de l'Ile. C'est de là que mon parent, Françoi:;
Guilcher, a reçu le nom de Fran ço is Le Sû. »
LE CARGUET.
Autl :ern e, le 2:i avrit 1888.
(1) De l'ouest.