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Société Archéologique du Finistère - SAF 1927 tome 54 - Pages 33 à 47
LE NOM DE LAENNEC
Un cas difficile d'Onomastique
Il a paru dans le n° de décembre dernier de la Gazette des
Hôpitaux entièrement consacré au centenaire de Laënnecun
article du D" Cabanès, intitulé : Quelques glanes sur Lae'nnec ,
L'étymologie du mot La e'nnec. La charte d'éducation rédigée
par le père de Laënnec et 'destinée à son fils, Un ami ayant
appelé mon attention sur cet article et particulièrement sur
le nom de Laënnec, force me fut comme Breton et Celtiste de
rechercher la forme véritable et l'origine, si possible, du nom
essentiellement breton du plus grand homme don t la science
médicale pt1isse s'énorgueillir .
Ce nom m'était assurément bièn familier. Professeur de
rhétorique au collège de Quimper, en 1870-7[, à mes débuts
dans l'enseignement, je passais journellement devant la cathé
drale, à côté de laquelle j'apercevais sur son socle de granit
de l'Aber la statue de bronze représentant Laënn ec, assis, Lan-
clis que, entre les deux tours. m'apparaissait la statue équestre
du légendaire roi Grallon . Mon admiration se partageait à
doses .inégales entre l'illustre savant et le héros favori des
Quimpérois. Je crains fort que, chez bon nombre d'entre eux,
sans .m'excepter, je l'avoue, car j'avais à cette lointaine époque
la tête farcie de légendes patriotiques bretonnes, populaires
et pseudo,-savantes, le roi Grallon n'ait fait un tort sérieux à
Laënnec. Je dois ajouter à ma décharge que je me souciais fort
peu alors de l'auscultation et que je n'avais eu aucune occasion
d'y avoir recours. Ce n'est que le 28 décembre [926, que j'ai
fait personnellement connaissance avec cette prodigieuse
méthode, uniquement pour faire plaisir à mon entourage :
les résultats de l'épre uve ont été des plus rassurants, je
serais tenté de dire, encourageants.
En tout cas, ne connaÎssant que le breton populaire et
n'ayant d'autres lumières sur le passé des Bretons et la lin
guistique bretonne que celles que j'avais puisées dan s la
lecture du Barzas-Breiz de M. de La Villemarqué, je n'avais
jamais songé et j e m'en félicite grandement aujourd'hui -
à réchercher l'étymologie du nom de Laën nec.
Le D I' Cabanès, en ce qui concerne la question étymologique,
renvoie à un travail de M. H. Gaidoz paru en 191 2 chez Nie
meyer, à Halle, sous le titre de : Le mal d'amour d'Ailill
Anguba et le nom de Laë"nnec. C'est un tirage à part, m'a
appris mon collègue Vendryes, d'un article faisant partie du
volume de mélanges offert par quelques amis. et élèves à
Kuno Meyer, à l'occasion de sa nomination à la chaire de
celtique de l'Universi té de Berlin, en 191 2. N'ayant pas pris
part à cette manifestation, quoique j'aie toujours eu avec Kuno
Meyer des rapports corrects
presque amicaux mêm e à la veille
de la guerre, j e n'avais pas eu jusqu'ici occasion de feuilleter
ce volume de mélanges, dont j'aurais dû, j'en conviens, m'oc
cuper plus tôt.
Le titre du travail de M. Gaidoz est de nature à surprendre
tout d'abord et à piquer la curiosité du lecteur. Amsi ai-je
suivi volontiers, sans ennui d'ailleurs, l'auteur dans ses
divers errements (au sens étymologique du mot) depuis
l'Irlande ancienne jusqu'à la première moitié du XiX' siècle.
Le fil conducteur qui relie Ailill à Laënnec est plus fin que
solide et j e ne crois pas qu'après M. Gaidoz, on songe jamais
à établir le moindre rapport entre le médecin du légendaire
malade et l'inventeur de l'auscultation.
Le mal d'amour d'A ilill (en Irlandais Serglige AileUa, la
maladie d'Ailill (1), est un épisode qui se rattache à l'épopée
connue sous Je titre de
( mariage d'Étain (1 ).
To chmarc Elaine, la recherche en
M. Gaidoz a adopté le tex te des 1 ris che Texte de Windisch
(l, p. 113-133) (2).
Ailill devient passionnément amoureux. de sa belle-sœur
Étàin, pendant les fêtes données à Tara à l'occasion de son
mariage avec son frère le roi d'Jrlande Eochaid Airem. Il est
tombé gravement malade. Eochaid appelle à son aide son
médecin Fachtna. Celui-ci met la main sur la poitrine du
malade qui pousse un soupir. Fachtna lui déclare qu'il est
malade de jalousie ou d'amour. La pratique de ce diagnostic
est claire, dit M. Gaidoz ; on mettait la main sur la poitrine du
malade et on le faisait respirer fortement. C'est, ajoute-t-il, le
procédé de la palpation où la main cherche à sentir ce que
plus tard l'oreille percevra par l'auscultation soit médiate, soit
immédiate Fachtna serait donc une sorte de précurseur de
Laënneé. Fachtna, dans le paradis des Celtes, au-delà de la
mer, a dû être bien surpris de ce commentaire.
Avant lui, le roi Eochaid était venu au chevet de son frère,
avait mis la main sur la poitrine du malade, qui, également;
avait poussé un soupir, son soupir, dit Je texte, d'où le surnom
d'Ailill ànguba que lui donne, non le texte du Ms. Egerton du
XIV' siècle qu'adopte M. Gaidoz, mais celui du Leabhar na
h'Uidre écrit vers 1100 (3). O'Curry, Lectures on the mss.
(i) Ce titre ne convient pas à l'épisode du mal d'Ailill, mais il se
justifie en ce qui concerne Eocbaid et le dieu Mider qui se disputaient
Etain.
(2) Windisch adopte la version du ms. Egerton du XIV-XV
siècles en
donnant les variantes du Lebor na h Vidre (écrit vers 1.1.00), quand il
y a lieu.
(3) Windish, Ir. Texte, l, p. i21, cap. 6, au bas de la page. Le texte
du ms. Egerton qualifié Ailill d'Anglonnach ou. Oenglondach, qui n'a
commis qu'un crime, c'est-à-dire, sou amour pour la femme de son frère.
Il est vrai qu'Ailill était marié.
material, p . 363, donn e Oengoba, etp. 6IO (Appendice, p . 610),
Aengoba, l'homme a u seul soupir: guba, goba, aujourd'hui
gubha a le sen s de soupir, plainte. Eochaid ne pouvait n atu
rellement rien tirer de ce so up ir et c'est en désespoir de cause
qu'il avait appelé Fach tna. Si celui-ci a immédiatement
reconnu la cau se de la maladie. c'est qu e, comme tous les
m édecins de la légende, ch ez les Gaëls comme chez les Briltons.
ainsi que ch ez d'a utres peuples. à l'époque m ythique. Fachtna.
est devin , magicien . Dans la fameuse épopée du T'à in B6
Cua/gne, ou Razzia des vaches de Cool!- y . le ch ef de la troupe
de médecins qui acco mpagnait l'arm ée d'Ulster, Fingin est
surnommé Failh-liaigh, le médecin-prophète. La médecine
j ouait un rôle important ch ez les Celtes . Les Germains lem
ont emprunté le mot qui sig nifie médecin: gothique lékeis :
irlandais moyen lieig . plus ta rd liaig, génitif lego, lega ( 1). Le
vieu x-norrois tardif, dérivé laeknari a le sen s d e magicien
qui guérit par des incantations (2 ). Joyce (A social history of
Irland) a consacré tout un chapitre du plu s grand intérêt à la
médecine dans l'a ncienne Irlande (t. III. p . 397 et suiv. ) .
. Chez les Brittons le m édecin était également un magicien . Le
grand médecin da ns le roma n ga llois de Gereint et Enid est
Morgan Tut: or. tut sig oifie so rcier, magicien. Dan s le Chevalier
au Lion. Morgan tul est devenu e Morgain la jëe (3 ).
Ce n 'es t pas d'a illeurs FRchtna qui guérit Ailill. Eochaid,
obligé de s'absenter pou r remplir ses devoirs de roi. le confie
aux soin s de sa femme, la belle Étàin. « Elle obéit. dit
M. Gaidoz et ..... il guérit. Les choses ne se passèrent pas
aussi simplement, heure usement pour l'honneur conju gal du
trop confiant Eochaid. A la vérité. il fut très exposé, mais il
fut sauvé par les artifices du dieu Mider, premier époux d'Étàin,
(i ) Holger PeJeseo, Vergl. G. i , 2i , 3:1.1 ; 11. 93.
(2) Falk-Torp, Nonv, Dàn. Et, W à laege.
quand elle habitait le royaume d es side, demeures féeriques (1).
M. Gaid oz en rapproche l'épisode de l'histoire d'Antiochu s
malade d'amour lui-aussi pour Stratonice, femme 0 11 concubine
de son père Séleucus. Ce dernier, pour le guérir, emploie un
remède radical: il lui cède Stratonice avec un e partie de ses
biens.
Ensuite, M. Gaidoz passe à un autre précurseur de Laënnec,
Galien . Galien soignait une femme malade d'un mal mysté rieux. Voyant qu'elle changeait de visage à la vue de l'acteur
Pylade, et sentan t que son pouls s'agitait, il en conclut quP. sa
maladie c'était l'amour.
Avec Hippocrate, nous nous rapprochons quelque peu de
l'au scultation. On a sou vent cité le célèbre passage où , il dit
que ( si appliquant l'oreille contre la poitrine du malade,
vous écoutez pendant longtemps, cela bout en dedans comme
du vinaigre ». En revanche, nous sommes loin de l'Irlande.
Après avoir cité un diagnos tic analogue d'Avenbru ger, vers
'760, M. Gaidoz nou s ramène a u pays de Fachtna. {( Je ne
m'éloignerai pa s trop de mon suj et, dit-il, en rappelant que la
décou verte de Laënnec a été aussitôt reprise et dévelopée au
pays de Fachtna. Car, après la découverte de Laënnec publiée
en 19[ 9, dans son Traité de l'auscultation médiale, ce sont
les médecins irlandais qui ont fait faire les plu s grands progrès
à la thérapeutique du cœ ur. La langue technique de la
médecine en témoigne par l'expression devenue classique de
respiration Cleyne-S lokes . Cleyne mort en 1836, était Écos sais mais s'était de bonne heure établi à Dublin. Stokes est le
Dr Williain Stokes, père de Whitley Stokes, le grand cellologue,
et de· Margaret Stokes , connue par de remarquables travaux
(i ) Side, model'lle sidhe, désigne les demeures rl.ivines des dieux ou
esprits souterrains prenant forme hnmaiue et ces êtres divins, mâles où
femelles eux-mêmes. Ils passaient pour habiter sous terre ou dans les
tumuli. Pour les artifices de Mider, cf. Ir. Texte 7, p. H 4,-H5.
d'archéologie. Malheureusement un médecin des plus compé
tents m'apprend que la resp iration Cley ne- Stokes n'a rien à
voir avec l'auscultation . Il en est de même du syndrome
Adams-Stokes. Resterait le Traité sur les maladies da cœur el
de l'aorle de Williams Stokes, paru eo 1844 et qui pendant
long temps, d'ap rès M. Gaidoz, a fait autorité et le ferait peut
être eocore. Or, ce traité parait inconnu ou à peu près des
médecins frança is. Il s'est d'a illeurs écoulé un bon nombre
d'an.nées ,com meon levoit par la da te, entrera pparition du tra ité
du Dr Stokes ( 1844) et cellede l'invention de Laënnec. Lon gtemps
avant J'apparition du traité, des étudiants étrangers étaient
accourus à Nantes même auprès de Laënnec. L'École de méde
cine de Nantes possède, à ce point de vu e, un document
précieux: une adresse de remerciements à Laënnec, de la part
des étudian ts étrangers et fran çais qui a vaient sui vi sa clinique.
L'adresse, m'écrit M. le Directeur de l'Ecole de médecine,
n'est pas da tée, mais elle remonte sûrement à l'année 18~3-24,
car l'Ecole possède dans les notes de Laënnec une: « liste des
étudiants étrangers qui ont suivi mes cours et dont j'ai connu
les nnms ». Or, la liste de 1 823-24 porte précisément les noms
des élèves étrangers qui ont sig né l'adresse. L'adresse débute
ainsi : MM . les médecins et élèves étrangers et français
qui ont eu l'honneur de suivre depuis six mois la clinique de
M. le professeur Lanec (sic) le p rien t d'agréer l'expression de
leur sincère reconnaissance et de leurs remerciements pour la
peine qu'il s'est donnée pour assurer leurs instructions (sic).
L'adresse est présentée par M [agnu s] Christian Retzius,
suédois, docteur de l'Université d'Upsal. L'adresse est signée
par 7 Anglais, 7 Allemands, 3 Irlandais, 2 Écossais, 1 Grec de
Thrace, 1 Espag nol, 1 Polonais et 8 Françai s (ou portant des
noms fran çais) .
Je dois à mon ami Alf. Sommerfelft, de l'université d'Oslo,
les renseignements sui vants sur Retziu s. Magnus Christian
Retziu s, fils d' un naturaliste connu et père du fameux anato-
miste et anthropologiste Anders Adolf Retzius, naquit en
'795. Il finit ses études de médecine en IS13 et passa le doc torat de médecine en IS15. Il a été médecin dans diverses
institutions jusqu'en IS49. époque à laquelle il fut nommé
professeur à Carolinska Institutet, la vieille · école de méde cine de Stockholm. Il s'en retira vers IS64 et mourut en
ISSI. Il a publié divers travaux et articles scientifiqu es. Il a
sans doute été un de ceux qui ont introduit l'auscultation en
Scandinavie.
Pour quelques-uns des étudiants étrangers, il y a des notes
de la main de Laënnec, indiquant la durée de leurs études,
parfois portant une appréciation : assez bien, très bien étudié.
Les noms de Cleyne et Stokes n'y figurent pa s .
. La transition ménagée par M. Gaidoz de l"ancienne Irlande
à la nouvelle, de Fachtna à Laënnec, parait donc bien
compromise .
Arrivant enfin au nom de Laënnec, M. Gaidoz lance toutes
ses foudres contre le tréma dont on l'a orné. A en juger par
!?es autographes, Laënnec n'a jamais écrit son nom avec un
tréma; il ne figure pas non plus sur le socle de sa statue à
Quimper. Littré, dans son édition d'Hippocrate, de même
que dans son Dictionnaire de Médecine, en collaboration avec
Nysten, à l'article Auscultation; la Biographie Universelle de
Michaud, la Nouvelle Biographie générale de Didot, donnen t
le nom également sans tréma. En revanche, la 23
eme
édition
du Dictionnaire de Médecine, édité par le professeur Gilbert,
écrit Laënnec avec un tréma; cette orthographe a été suivie
par l'Encyclopédie allemande de Meyer et Brockhaus. Elle
s'étale à Paris sur la façade de l'Hôpital L aë"nnec .
M. Gaidoz n'a pas assez de réprobation pour ce tréma:
le tréma le met hors de lui: « Le tréma, s'écrie-t-il, est illé gitime; il s'explique par la démocratisation actuelle de la
langue française et, ce qu'on peut appeler d'un mot nouveau,
ranr.e les mots ou noms qu'il ne connaît · pa s et il règle
ensuite les prononciations d'après les graphies sabotées » .
A l'époque où j 'habitais Quimper. on ne songeait pas à
agn\menter de ce coupable tréma le nom de Laënnec, m:ris
on n'en prononçait pas moins partout Laënnec en trois syl
labes . Le D' Dorizelot. beau-fils d'Anatole Le Braz, médecin
des Hôpitaux, qui a été élevé à Quimper, m'a assuré qu'il
en était de même de son temps. Le tréma n'a aucun e impor
tance ; la question est de savoir si la prononciatiàn du nom
en trois syllabes el si la forme Laënnec sont sincères .
M. Gaidoz n'a pa s d'hésitation : il faut interpréter Laennec,
iennec, qui lit. instruit, dérivé de lenn, lire. Il cite, à ce
propos, lennoc ( l ), habile, savant, qui a de la lecture, du
Dictionnaire breton-français de dom Le Pelletier (1752), qui
ajou te : ce dernier est aussi rare qUe les paysans sca vans et
grands lecteurs; le Dictionnaire breton-français de Le Gonidec,
revu et publié par La Villemarqué en 1850. à l'àrticle
lennelc cite le nom de famille que quelques-ung · écrivent
Lae-nnec, Troude· Dict. bretonjrançais (1876), donne lennelc
comme peu u sité, mais il a aussi laennek,· adj: lennek, ins
truit, qui a b eaucoup lu ; il ajoute: Lae·nnec est ·un nom
assez répandu en Cornouaille .
. Ce sont la autant de tentatives étymologiques. Il reste à
savoir si elles sont justifiées. Ce qui a priori paraîtrait plus
sérieux, c'est que l'étymologie donnée par Troude, La Ville-
marqué et M. Gaidoz, est aussi celle dU père de Laënnec. Le
D' Cabanès donne, en effet, cet extrait d'une lettre du père:
li: Caiinnec, qu'on prononce lennec, vient de lenn, leçon, lec-
(il M. Gaidoz vo it une différence de dérivation entre lenna c el lenn-ek j
c'est le même suffixe, la forme - oc est propre au léonard à l'époque
moderne. La prononciation - èk est fran~'aise , en exceptant quelques
coins du haut-vannetais. On prononce en général - ee : e muet français
dans le (petit); - oe vieux-brelon a son vent et longtèmps été écrit - eue,
ture. Il se traduit par liseur, homme d'études ». Suivent quel
ques exemples de dérivés en ec, comme celui du manoir qu'il
habile et où est mort son fils : Ker-louarnec, village des
renards, de Ker, lieu, et louarn , renard, (Ker n'a pas le sens
de lieu, mais aujourd'hui de village et de ville. )
D'après un correspondant de Quimper assurément bien in~
formé, le père de Laënnec a laissé la réputation bien établie
d'un fumiste à qui son fils, pour son avantage et le nôtre, a
eu la bonne inspiration de ne pas ressembler. Le D' Cal::lanès
s'attendrit sur ce qu'il appelle la charte d'éducation rédigée
pour soh fils. « On n'a pas rendu justice suffi sante, selon lui,
à celui qui contribua pour une large part à sa formation
intellectuelle et morale >J . J'ai lu tout ce qu'en a cité le
D' Cabanès : je n'ai jamais rencontré un pareil tissu de
banalités prétentieuses et puéril es.
Tout ce qu'on peut retenir, à la rigueur, des remarques
de Laënn ec père au sujet de son nom, c'es t qu'il se serait
prononcé Lennec. Ce serait un résultat important venant
d'une source sérieuse.
La graphie Lanec que donne l'adresse de remerciements
des étudiants étrangers ne peut être invoquée-à l'appui. Celui
qui .présente l'adresse est un Suédois; comme la majorité des
signataires qui sont Allemands ou Anglais, il accentuait vrai
semblablement Laê'nnec sur la première syllabe.
11 n'est cependant pas impossible que la prononciation
Lenn'ec (ou Lènec) ait réell ement existé, au moins spa rodi
quement.
M. Waquet, 'archiviste du département à Quimper, m'ap
prend qu e le nom du grand-père de l'Hippocrate breton,
Michel Laënnec, l'acquéreur de Kerlouarnec en janvier 1754,
né en 1714 à Douarnenez (compris alors dan s Ploaré), est
écrit sur son acte de baptême Lennec . Ce serait un fait ana
logue à quelques autres bien , connus: maen, pierre, devenu
maez, champ, aujourd'hui mez (léonard meaz) donne le pluriel
mezou, mezioa ; meziad, 'campagnard , Ces deux mots, en
vieux celtique avaient un 9 intervocalique. De même d' raenen,
ronce, qui se montre au xm
siècle, dans Rosdraenen, est
aujourd'hui Rostrenen (1) ; Dréneuc, nom de lieu au xV'
'siècle, signifie épineux; dren ec est le bar (poisson). Le gal-
lois pour le singulier de ces mots a encore: maen, maes,
draèn. Le breton a u ne tendance dans ce genre de monosyl
labes, à changer ae en ei et e ; blein, sommet, gallois blaen
Le bas-vannetais a au singulier mein, pierre; en haut-cor-
nouaillais, au Faouët, on prononce min.
On trouve aussi en breLon, assez souvent, avant la réforme
de Le Gonidec, é1! pour un son simple français, mais cette gra·
phie n'est jamais constante.
Une graphie constante laennec pour lennec, instruit, est
particulièrement invraise~blable . Je ne connais pas d'exem
ples de lenn, lire. écrit avec m, excepté dans quelques livres
vannetais, où c'est également accidentel.
Le breton n'a pas de forme ancienne de lenn, mais son
origine est des plus claires ; c' est un emprunt au latin legen
dam (2) . Le gallois du xn
siècle a la forme interm édiaire lle·enn
en deux syllabes; 9 intervocalique devenu spirant suivant la
règle a disparu, On le retrouve dans le vieil-irlandais legend,
génitif legind (3) (déclinaison en 0). On peut signaler dans le
Book of Taliesin, dont le manuscrit est de la fin du XII"
siècle, mais dont les poèmes sont sensiblement plus anciens,
(i ) En bas-vannetais on prononce, Rostren (Rostren : accent sur 0 ;
s ch français ; les deux e ont le son e français dans le petit).
(2) On dit aujourd'hui pour liseur: Lenner ; en . "annetais, plutôt
Lenour.
(3) Le cornique moyen a maplyen, clerc, qui répond à l'ir!. actuel
mac Léighinn, étudiant (é allongé aux dépens de la spirante). Legend est
en ir!. mod, Léigheann, Le verbe Lego, je li s, a été également emprunté
par les Celtes insulaires . ,
quelques-uns étant sûrement antérieurs au XII" et même au
XIe siècle, le dérivé leenawc , savant, instruit, en trois syllabes:
projJwydeu lleenawc, des prophètes savants (S lœ ne, Four ane.
books of Wales, 11,174, la; édition G. Evans, p. 46 , 15) (r).
Le g intervocalique de legendum disparaissant. en breton
comme en gallois, il est de toute évidence que la contraction
des deux e mis en présence par la chute du g était inévitable.
Quand la graphie œ pour un nom propre breton connu
depuis quatre siècles, comme celui de Laënnec, est con stante,
malgré une prononciation é ou è qui, vraisemblablement, est
sporadiqu e, c'est qu'une consonne es t tombée entre a et e.
Or la graphie laplu s anciennement connue est Laennec et n'a
cessé d'être en usage (exception faite pour Michel Laé'nnee,
sur un registre de baptême) . Le plus lointain ancêtre du mé
decin est Vin cent Laennec qui fi gure, en 1582, su r un registre
de notaire de Cadol, trêve, c'est-à-dire section, de la paroisse,
aujourd'hui commune, d e Melg ven, non loin de Pont·Aven. Le
registre est aux archives du Firiistère et j e dois à l'obligea nce
de l'archiviste, M. "Vaquet, ce qlleje sais de la famille Laënnec.
Nos connaissances sur le nom Laënnec se sont accrues de
façon fort h eureuse g râce à M. D. Bernard, contrôleur des
Télégraphes à Fougères, o ri ginaire d'Audierne, avec lequel
j'ai publié une étude sur Les noms de lieux du Cap-Sizun . Il
a fait part de sa décou verte à M. Waquet, qui m e l'a commll
niquée, et il vient de m e la confirmer. Ua découvert dan s les
fonds de la Chambre des Comptes de Nantes, aux Archives de
la Loire-Inférieure, toute une tribu de Laennec en Scaër, à
Kerroué (2)(Aveux de la seig neurie de Kervégant). Aucllnacle
n'est antérieur à 1537 ; aucun n'es t postérieur à ,6'9. En
(i ) Le poète (ibid. p. i!lfJ" :3 ; G. Evans, p. 27, 6) dit de lui-même ;
Kynn burn lleenawr, avant que je n'aie été uu homme de lettres.
(2) En UifJ,O, !(erroez ; !(erroué où 156 1.. La cote d'archives est:
Archi ves de la Loire-Inférieure, B 1.231.
1537, 1540, 156 [, la gra phie est Laennec; en 16 [9 : Lainee et
Le'Laynnec . Ces graphies sont très précieuses, en particulier
la dernière, et il eût été surprenant qu'on ne la trouvât 'point.
Tout d'abord la graphie Le Laynnec prouve, ce qui était à peu
près sûr, que L initial du nom de Laë'nnec n'est pas l'article
fran çais /, comme cela est assez fréquen t dans les noms propres
bretons commençant par une voyelle ([ ),
La graphie ai. ay sort de ae, en polysillabe. Si, en effet, on
a menec, pierreux, sous l'influence de men, on a généralement
meinec, dérivé direct de maen ; dès le xnr
siècle. à côté de
Rosdraenen (1:J96) . on trouve Rostreinen (1335) et aussi Ros
trenen ([296) (2). De même: ma es Maenguen ([447); maes
Menguen ([436) ; ma es Meinguen et Mynguen ([439) ; Mynguen
peut être pour M eynguen (3) ; aujourd'hui, c'est dreinec,
épineux, que l'on trouve plutôt, il me semble que drenec.
Une question se pose toutefois; la prononciation Laennec
en trois syllabes a-t-elle pu persister ~
J'ai traité de la monophtongaison et de la diérèse dans ma
Métrique galloise, t, II, 2
partie, p. 106 et suiv, J'y suis revenu
dans la Revue celtique, 1907, p. 57, et suiv. (4), en particulier
p, 59-60. Dans le cas qui nous occupe, c'est-à-dire le sort du
groupe-ae, sortant de -age-, si -e- n'est pas en syllabe finale
et porte l'accent, la diérèse peut subsister -Age/us. ange. pour
ange/us a donné. en vieux-breton, une diphtongue ait, ne
valant qu'une syllabe: age/us était devenu aglus ; au con-
(i ) M. D. B ernard rencontrant en Querrien près de Quimperlé une
famille Lavennec (avennec, qui avait une grosse mâchoire ou joue), avait
pensé à Laennec , On prononce en effet en Haute-Cornouaille (par exemple
à Guiscriff, Faouët) -ae- pour -ave- : Pond-aen pour Pondaven (Pont-A vr.n),
mais c'est \lDe prononciation locale qui n'empêche pas la persistance de
la graphie sincère avec -v- ,
(2) J. Loth, Chrest. bret., p. 202.
(3) Ibid, p. 218.
traire cageZ/a, qu'il faut supposer pour cancella, a donné ~n
breton, cael, balustrade, barrière à claire-voie : l'accent était
su l' la pén ultienne : cagélla. Le pluriel ( 1) a contribué à maintenir
la diérèse. Laennec accentué sur la pénultienne, a pu persister.
Mais le rapprochement des voyelles en syllabe prétonique a
lutté contre la règle et amerié les prononciations signalées plus
haut. Laynnec représente une prononciation qui existe au lieu
de Leinec ; en bas-vannetais, et ailleurs, on dit mainec, pier
reux, et aussi main. pierre (diphtongue ai).
En gallois, ce phénomène n'est pas inconnu, au moins pour
-e-e- sortant de -ae-, et cela nous ramène tout droit à l'étymo-
logie de Laennec.
Il y a dans la légende guerrière galloise chez les poètes du
Xl' au XI/I ' siècle, dans les romans anciens et les triades, une
personne du nom de Llenawc dont la forme varie quelque peu:
Lleenawc (Book of Taliesin, Four anc. Books of Wales Il,
, 2) ; Lleinauc (Black Book of Carmarthen, ibid. 53. 16)
vers 4. 6. 8, 10, 1 [, 12 : Lleinauc. Lleinauc ; 55, 23. Lleynauc( 2).
M. Gaidoz tire le nom de ce personnage de len.n (lire), et
s'étonne que l'interprétation de Lleenawc par savant n'ait été
donnée par personne: ni par Robert Williams, ni par Skene,
ni par th. Stephens. ni par G. Evans, ni par J. Loth, dans sa
traduction française des Mabinogion, car ce dernier, comme
Breton devait connaître le nom de son illustre compatriote
Laennec, homonyme du personnage gallois».
Si M. Gaidoz s'était simplement donné la peine de recher
cher dans l'Index de cette traduction françai se qu'il cite le norp
deLleenauc et de se reporter aux notesquile concernent (3).
(i) Cf. Cahello, village en Guer, Morbihan. Guer, anciennement Guern,
a été bretonnant.
(2) Dans les Jlabinogion du Livre Rouge, on trouve une lorme plus
ré~ente. Llennawc, reposant vraisemblablement d'ailleurs sur une mau
vaIse lecture .
son étonnement aurait cessé. Comme 'mes co-inculpés, j'ai été
arrêté dans toute tentation d'identifier le personnage en ques-
tion avec lleenawc, llennawc, savant, par le fait que c'est
évidemmen t un guerrier; qu'il est le père d'un des plus grands
héros de l'épopée guerrière des Gallois, Gwallawc (1) ; que
son nom est lié à des noms de lieux importants. dont l'origine
est connue et n'a rien à voir avec Lenn, lire (2). Enfin, ce qui est
décisif, c'est que la forme la plus ancienne de son nom, dans
des généalogies galloises dont le manuscrit est du x' siècle,
est Laen.auc : Guallauc map Laenauc (3).
Laenauc dérive directement des Llaen, conservé dans Din
llaen, citadelle de Llaen, chef-lieu du promontoire de Lleyn,
entre la baie de Carnarvon et celle de Cardigan. La forme
Lleinauc pourrait s'expliquer par (4) Lageniauc, de même que
Lleynauc (voir p. 23), mai s Lleinauc s'explique 'mieux par
l'influence de Lleyn qui avait deux syllabes encore au xu'
siècle (5). Llein remonte clairement à Lagenoi, Lagenî, iden
tiqu e au vieil ir!. Lagin, plus tard Laighin, les gens du Lein
ser, le Leinster. L'homme de Lleyn était régulièrement Llae-
variantes du Livre Blanc de Rhyderch, 2 vol. édition refondue el aug
mentée I!H3 ; 1. 315, note i ; 360, n. i ; H, H,2, 2q,3, n. 5 ; 2q,5,' n.
5 ; 2;'8, n. q, ; 335, n. i.
(1) Voir surtout, ~[ab . , t. Il, P iq,2, noIe 1. Un poème tout entier du
Black Book lui est consacré; il est donné comme le Mau des Anglais,
Taliesin s'écrie qu'il n'a pas vu un homme, celui qui n'a pas vu
Gwallawc. ,
(2) La poésie, la musique, la culture intellectuelle, en gAnéral, chez
les Gallois, étaient l'apanage des classes élevées et des monastères. Les
lettrés étaient très honorés. Rou nombre de chefs ont été eux-mêmes des
poêtes renommés; mais un qualificatif comme lleenawc, savant, ne pou
vait être un nom de famille ; c'eût été tout au plus un surnom.
(3) J. Loth, ~[abinogion, H, 335, n. 1.
(4) John Rhys voyait dans Llaen un ancien génitif pluriel: la cita
delle des Lageni (Lagenon).
(5) Black Book of Carmartken (Skene, Four Anc, Books of Wales, il,
nauc. Lleinauc Lagenâco-s. Ce nom de lieu est fort impor
tant pour l'histoire du peuplement de l'Irlande.
Faut-il identifier notre Laennec avec le Laenauc dux'
siècle ~ 11 est à peu près sûr que c'est un 9 qui a disparu et que
Laennec remonte à un vieux briltonique Lagenâto-s. On ne
peut pas supposer dans le breton de la zône de Quimper la
disparition d'une spirante dentale ou gutturales sourde, ni la
disparition d'un d intervocalique (1). Un s intervocalique
disparaissant eû t vraisemblablement aussi laissé quelque trace.
Pour être complètement sûr de la forme et du sens du nom
de Laënnec, il faudrait en retrouver des formes plus anciennes
et savoir autisi. s'il existe encore quelque part, comment, en
breton, on le prononce.
. S'il remonte, comme c'est fort probable, à un vieux-brelon
Laenoc Lagenaco - s, on peut l'interpréter comme on a
interprété le nom des Lageni de Galles et d'Irlande. Les
Lageni étaient un peuple armé de la lance: irlandais moyen
laigen ,moderne laighean, lance, javelot. Le gallois moyen lia in
qui a valu deux syllabes, indique une épée, ou plutôt une
pointe d'épée (2).
Laennec, si nous sommes dans le vrai, pourrait être traduit
,par l'homme à la lance, à la lancelle.
J. LOTH.
(1) Briec remonte bien à Brithiac, mais ici th est précédé de i et suivi
de yod. En revanche, brezonec brittonico- ; laza, tuer (lad) .
(2) Book of Anceirin (F. a. B. of fl;ales Hi, 105, 33. 34; 9~, 33;
cf. ibid. 6lj" 80, 87. Le double nn de Laennec n'aurait pas de valeur
107 -
DEUXIEME PARTIE
Table des Mémoires publiés en 1927
PAGES
1. Bonaparte glorifié au pays bigouden (26 août 1798),
par H. WAQUET. . . . . . . . . . . . . '. 3
Il. Un libraire morlaisien au XVI" siècle. Bernard de
Lea u, par L. LE GUENNEC. . . . . . . . . .. 11
III. Le nom de Laënnec. Un cas difficile d'onomastique.
par Joseph LOTH . . . . . . . . . . . . .. 32
IV. L'allée couverte de Men-Meur (Guilvinec), par
Marthe et Saint-Just P ÉQUART .. ...... , 48
V. Dolmen de Brunec (tIes Glénans), par Marthe et
Saint-Just PÉQUART . . . . .
VI. Le vieux manoir de Kersaliou en Saint-Pol-de-
Léon, par J.-M. AUSSEUR. . . . . . . . . .. 84
VII. Une émeute à Kernilis en 166(j, par H. WAQUET. 97