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Bulletin SAF 1924


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Vieilles chansons bretonnes. III Le Clerc de Tromelin

L. Le Guennec

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Société Archéologique du Finistère - SAF 1924 tome 51 - Pages 78 à 84
VIEILLES CHANSONS BRETONNES

III
LE CLERC DE TROMELIN

La collection de chants bretcJlls form ée par M. de Penguern
et aujourd'hui conservée à la Bibliothèque Nationale contient
une pièce intitulée : Cloarec Traouvilinn (le Clerc de Tro­
melin), qui a été publiée dans les Annales de Bretagne (V,
486-493). Cette complainte, recueillie aux environs de Morlaix,
probablement à Plougasnou, par Madame de Saint-Prix, est
l'histoire d'un jeune clerc qui renonça au monde à la mort de
celle qu'il aimait, et se fit religieux sous le nom de F. Fidèle.
Comme beaucoup de vieilles chansons bretonnes, la sônedu
« Clerc de Tromelin » repose sur un fond véridique. M. de
Penguern a noté lui-même, à la fin de la pièce, que le F.
Fidèle est mort à Plourin près de Morlaix, et ce renseigne­
ment, en orientant mes recherches, m'a permis de retrouver
la personnalité réelle du héros de cette touchante élégie.
Il se nommait Fiacre Guernigou. Il naquit le 1 1 octobre 1748
d'Yves Guernigou et de Marie Le Gac, sa femme, paysans
aisés qui tenaient à ferme l'ancien manoir noble de Tromelin
en la paroisse de Plougasnou. Ce terroir de Tromelin, caché
dans une vallée, tout au fond de l'anse de Trégastel, est à la
belle saison l'un des coins les plus délicieux qui se puissent
voir: eaux courantes, frais herbages, vergers abondants, à

moulin seigneurial et plaquer des lichens d'or roux sur le
granit des vieilles murailles. Le manoir, bien mutilé aujour­
d'hui, garde encore un corps de logis à portail gothique et
fenêtres à meneaux, flanqué d'une tour ronde. La famille de
Coatanscour l'avait bâti au XV[e siècle, puis transmis par
alliance à ces mêmes Toulbodou de Guidfos auxquels appar­
tenait le fondateur de la si curieuse chapelle de Sainte Barbe
du Faouet, visitée l'an dernier par la Société archéologique.
Acquis vers la fin du règne de Louis XIV par un Le Diouguel
de Trémeur, receveUl' des fouages de l'évêché de Tréguier, il
passa par mariage il. la famille Boudin de Longpré, qui en
prit dès lors le nom en seigneurie et a possédé cette terre
jusqu'à une date assez récente.
Fiacre Guernigou devint un beau garçon. Le début de sa
sône nous le présen te comme (( le plus joli jeune homme qu'il
y ail dans le pays, la fleur des prêtres, des gentilshommes, des
bOllrgeois )J . Puis le poète s'efface devant lui pour le laisser
nous raconter lui-même son doux et triste roman: (( Je fis
connaissance d'une fille de dix-huit ans; ce n'est que lorsque
je la voyais qlle j'avais joie. Je l'aurai (en mariage) par la
grâce de Dieu, à moins que père et mère ne s'y opposent ».
Hélas, le vieux Guernigou et sa femme ont rêvé d'avoir un
prêtre pour fils, et ne songent qu'à contrarier les amours des
deux jeun es gens. Ils se hâtent d'envoyer Fiacre à Paris, sous
prétexte d'achever ses études, afin de le séparer de sa maîtresse.

Là, dans la grande ville, lui parvient un jour cet appel qui

retentit funèbremen t dans les sônes de taût de clercs, et
qu'Anatole Le Braz a si bien traduit dans sa (( Triphina
Keranglaz )J.
Comme j'étudiais ce soir
J'ai senti, dans ma solitude
Passer deux ailes d'oiseau noir ...
J'ai fermé mes liores d'étude.

Le vent, qui soulfle de là-bas,
M'apporte des sons monotone8,
Si plaintifs qu'on dirait un glas
Tinté par des cloches bretonnes.
Oh ! le triste, le triste soir J .

Quelqu'un a glissé sous ma porte
Un grand pli cacheté de noir,
Et j'ai pleure ... car Elle est morte J
La « douce Il du clerc de Tromelin n'était pas morte; mais,
se trouvant gravement malade, elle lui demandait de revenir.
Il quitte aussitôt livres et cahiers, accourt en Bretagne, et
pénètre dans la maison de celle qu'il aimait pour voir un
prêtre lui admini.strer les derniers sacrements. Il fond en
larmes, agenouillé devant la couche de la moribonde. Celle-ci
s'efforce à le consoler, lui parlant de l'éternité et de Dieu, et
lui dit; (( Approchez de mon lit ici; j'ai une prière à vous
adresser. Vous voilà un savant clerc; obéissez à votre père;
faites-vous prêtre. Il
Quelques jours plus tard, après les funérailles, le jeune
homme a pris une résolution et l'annonce en ces termes à ses
parents. (( J 'avais promis à ma maîtresse que jamais je ne
serais prêtre, à moins que les miens ne m'y obligeassent. et qu e,
s'ils le faisaient,j e partirais, Comme une sainte, elle est morle;
Je vais en un couvent, en lointain pays. Adieu, mon père et
ma mère. A mes sœurs, je souhaite (( bonne chance Il (c'est- .
à-dire un bon établissement). A mes frères, je ne dis pas
adieu; ils viendront au couvent me voir, voir letir frère le
capucin, qui ne viendra plus à Tromelin. Il Une autre version

recueillie par M. l'abbé Duine et qu'il a traduite dans ses .
Cojou-Breiz(pp. 20-22) (r), ajoute cette dernière recommanda-
(i) Ouvrage publié chez Emile Bouillon, Paris, :1.896, sous le pseudo­
nyme de Henri de Kerbeuzec.

tion ·du clerc à ses frères et sœurs: « Quand vous partagerez
vos bien,s, donnez ma part aux pauvres .. Ne me réservez qu'une
douzaine de mouchoirs 'pour essuyer ma sueur et mes larmes:
ma sueur, quand j'irai prêcher dans les pardons; mes larmes,
pour pleurer ma mère quand elle sera morte ».
Le vieux Guernigou et sa femme eussent préféré que leur
fils entrât dans le clergé séculier plutôt que de devenir moine

mendiant. Ils durent lutter sans doute, mais en vain . . Fiacre

fit profession au couvent de Lannion, le 26 mai 1777, à 28
ans, sous le nom de F . .Fidèle de , Morlaix, qui rappelait la
promesse par lui faite à son amie mourante, et il fut ordonné
prêtre à Dol le 18 Décembre 1779. Selon la chanson bretonne,

il se trouvait 3,U monastère des Capucins de Nantes lorsque
son père et sa mère décidèrent de l'y aller voir. A cette

époque, chez nos pays!lns, un tel voyage était une très
sérieuse affaire, et le courage, la tendresse ,paternelle dont ·il
'témoigne semblent avoir beaucoup frappé le poète. Marie Le
Gac disait, en approchant du couvent: « J'entends mon fils
qui chante, il fait le tour de l'église. Oh ! que mon cœur sera

content de le revoir ». Mais, quand elle frappe à la porte et
demande son fils, on lui répond: « Ce n'est ·plus voLre fils

clerc. C'est le ,Père Fidèle, ordonné capucin, lequel a revêtu
une saie grise serrée par une ceinture n.
Averti, .le' moine arrive et avise d'abord son père : « Je
vous dis bonjour, mon père. Comment va ma mère? Elle
se porte bien, grâce à Dieu. Elle est ici avec moi; vous allez
la voir. Quel est donc l'amour d'une mère pour son fils!
Faire cinquante lieues pour le voir, moi qui n'ai jamais été
un enfant soumis, et qui ai fait tant de choses contre sa

volonté 1 » Marie Le Gac ne peut cacher au P. Fidèle le regret
inguérissable de son âme: « Si vous aviez voulu, mon fils,
.ê. tre resté tont près de nous pour être prêtre, vous nous auriez

donné ce bonheur d'aller chaque dimanche à votre grand'
messe Il Mais le religieux réplique que la dignité sacerdotale

est une lourde charge, car un recteur répond devant Dieu de

l'âme de ses paroissiens, et, en embrassant ses parents une
:dernière fois, il leur prophétise ; « Mon père, ne pleurez

pas; vous, n'avez pas longtemps à vivre ; vous, ma mère,
vous entrerez chez les Carmélites. ))
Là s'arrête la sône du « Clerc de Tromelin » ; quelques

notes d'archives, un acte d'état civil, sont tout ce que nous
savons de plus sur le P. Fidèle de Morlaix. A l'époque de la
Révolution, il était (( vicaire Il et l'un des quatre religieux du
couvent d'Audierne. Le 2 février 1790, après que les citoyens
actifs d'Audierne, réunis dans le réfectoire du couvent des
Capucins pour la formation de leur municipalité, eurent
procédé à l'élection de celle-ci, les R. P. Capucins, au nombre
desquels était le P. Fidèle de Morlaix, entrèrent dans
l'assemblée « pour lui témoigner leur contentement, lui
demander leur es'time et l'assurer de leur dévouement. Un
applaudissement général, relate le procès-verbal, a prouvé
combien l'on était satisfait de l'honnêteté de ces dignes reli-

gleux ».
Le 24 octobre suivant, lorsqu'on procède à l'inventaire du

couvent, il déclare, ainsi que ses confrères, « persister dans
les vœux qu'ils ont formés et ne point quitter la commu­
nauté ». Deux ans plus tard, le i

octobre 1792, il prête,

avec les quatre autres religieux, dont un Cordelier, qui occu-
paient alors le couvent, le serment « d'être fidèles à la Nation,
de maintenir de tout leur pouvoir la liberté et l'égalité ou de
mourir en les défendant». On ne sait ce que le P. Fidèle

devint pendant la Terreur. Peut-être s'était-il réfugié en An-
gleterre, avec les Capucins de Roscoff, car il se trouvait,
semble-t-il, au couvent de cette dernière ville lors de sa fer-

meture. Le 12 thermidor an lU, il rétracte à la municipalité
d'Audierne son serment d'octobre 179'J en la forme suivante;

« Je viens me rétracter du serment que j'avais prêté, au

puissances, à la puissance ecclésiastique, pour les choses spiri­
tuelles et à la puissance civile pour les choses temporelles, à
l'exemple de Jésus-christ, des apôtres et des premiers chrétiens
qui obéissaient aux princes et aux magistrats et suivaient les
lois civiles ». J:I thermidor an 3.
Signé: Fiacre Guernigou, prêtre (J) .

On le retrouve prisonnier au château de Brest à la fin de
1795, parmi divers ecclésiastiques détenus pour refus de
serment. (c Ils sont sans aucun moyen d'existence, dit un
rapport: la nourriture qu'ils reçoivent 'consiste en un gros
pain noir et de l'eau; la pitié fournit à leurs vêtements, qui

vraiment l'inspirent. J)
A la suite du Concordat, l'ex-moine s'établit à Plourin­
Morlaix.. Il y exerçait en 1808 les fonctions de chapelain et de
prêtre habitué, aidant le recteur dans l'administration des
sacrements et le service paroissial. En 1817, il touchait une
pension de :133 livres comme ancien religieux. Il habitait le
presbytère, vrai manoir à grande arcade d'entrée flanquée de
deux pavillons, qui avait été bâti au début du xvm" siècle par
Missire Bernard Salaün de Kermoal, bachelier de Sorbonne et
sieur recteur de Plourin. Dans cette çalme retraite, lorsque
les souvenirs d'un lointain passé, dont le séparaient tant
d'années de souffrances, se réveillaient dans son esprit, il
pouvait se dire, comme dom Yvo Congard songeant encore à
la pauvr~ Triphina Keranglaz, morte jadis à cause de lui:
Mon presbytère est vieu:J:, très vieux:
C)est la maison de la prière
Pour tout horizon, j'ai les cieux,
Mon église et le cimetière.
"",, 'C' ' TT 'tiC-,." . .. . .. " ", . ,f '"

(1) Renseignements très aimablement fournis par noire conlrère
M. Savina, professeur à l'école primaire supérieure de Douarnenez, qui
Il étudié avec conscience et fruit les archives d'Audierne.

Quand au jardin je 'Oais m'asseoir,

Sous les lilas et les glycines,
J'entends chuchoter., dans ,le soir,

Les tombes grises, mes 'Ooisines.

Je les écoute, et je me dis:

{( Toute sagesse nous 'Oient d'elles 1 Il
Et sur moi les bleus paradis

S'où'Orent, pleins 'de - battements d'ailes 1 ..

Voici l'acte - de décès du (( clerc de Tromelin n, tel qu'a
bien voulu obligeamment me'le transcrire M. 'l'abbé Tanguy, -
recteur de Plourin-Morlaix'
(( L'an 18::14, le 23 avril, devant nous François LeGoff,maire

et officier de l'état-civil de Plourin, ont .comparu ·Claude-
François Nédélec, âgé de 30 ans, sacriste,et Lucas Bohic, âgé
de 54 ans, jardinier, tous deux demeurant au chef-lieu de cette

mairie, lesquels nous ont déclaré que messire - Fiacre
Guernigou, âgé de 76 ans, ·vicaire et ancien capucin. ·de la

succursale de 'Plourin, est décédé 'à la maison du jJrespitaire,
ce jour à 7 heures du matin, 'fils de défunts Yves et Marie Le
Gac, quels après lecture ledit Nédélec a signé avec hous,

ledit Bohic a déclaré ne savoir le faire, lesdits jour et an.

(S~gné) F. LE GOFF )J .

. 'L. LE GUENNEC .

109 ..
DEüXIÈME ' PARTIE
Table des Mémoires publiés en 1924
PAGES

I. La thèse de Laënnec, par le D' LAGRIFFE . . " 3
II. Quelques réflexions sur les origines du peuple bre-
ton et sur la persistance de la langue bretonne
. d'après les écrits d'Albert Travers, par CAMILLE
. V ALLAUX. . . . . . . . . . . .

III. Les anciens manoirs des environs de Quimper
(sui te et fin), par 1. LE GUENNEC. . . . . .. 25
IV. Les mouvements populaires en Juillet et Août 1789
d'après quelques letlres inédites de Ange Conen
de Saint-Luc, par JEAN SAVINA . . . . . .. 46
V. Quelques mots sur l'Emigration bretonneen Armo­
rique, en réponse aux « Quelques réflexions l) ,
par J . LOTH. . . . . . . . . . . . . . .. 68
VI. Une rentrée des classes à Quimper, en l'an VlU,
par fI . W AQ UET .. . . . . . . . . . . . ., 74
VII. Vieilles chansons bretonnes. III Le Clerc de

Trom~lin, par 1. LE GUENNEC. .... . . 78
VIII. La ville d'Iso Ses origines, sa submersion, par
E. DELÉCLUSE. . . . . . . . . .. '.. 85
IX. Le clocher de Ploaré (étude architectonique), par
CHARLES CHAUSSEPIED [u ne planche J. . . . .' 92
X. Le dernier évêque de Léon: Jean-François de La