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Bulletin SAF 1924


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Quelques réflexions sur les origines du peuple breton et sur la persistance de la langue bretonne d’après les écrits d’Albert Travers

Camille Vallaux

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Société Archéologique du Finistère - SAF 1924 tome 51 - Pages 12 à 24
Qu.elques Réflexions
SUR
LES ORIGINES DU PEUPLE BRETON
ET SUR
LA PERSISTANCE DE Ll LANGUE BHETONNE
d'après les écrits d'Albert Travers
J'ai l'inten tion d'aborder, dans la présente communication
a la Société archéologiqu e du Finistère des problèmes très
vastes, très obscurs, où l'assiduité des recherches érudites et
l'ardeur des discussions n'ont guère fait avancer, jusqu'i ci,
la solution définitive, et ne nous laissent pas grand espoir de
l'atteindre jamais. Il s'agit des origines historiques, et n on
p réhistoriqu es, du peuple breton, ainsi que de la persistance
ou de la non-persistance de la langue bretonne en Armorique:
deux questions étroitement liées.
Je n'ai rien de tout a fait neuf a dire là-dessu s. Pourq~i
donc m'en occuper 1 J'ai deux raisons pour cela.
La 'première, c'est que j'ai trouvé des sugges tions intéres­
santes dans les écrits d'un celtisant travailleur et conscien ­ cieux, mort il y a peu d'années, Albert Travers (r).
(i ) Albert Travers, né en :1845 près de Cherbourg et mort en i921.
à Saint-Pol-de-Léon, lit une longue et brillante carri ère da us l'adminis­
tration des Postes en France et aux colonies; il prit sa retraite en :1905
comme inspecteur général. Dans ses loisirs, il se passionna pour les
questions d'histoire et d'origines celtiques. Principaux travaux : la
Persistancil de la langue celtique en Basse-Bretagne (:1906) ; les Ins­ criptions gauloises et le celtique de Basse-Bretagne (:1907) ; Armoricains
et Bretons (Revue de Bretagne, HH2) ; la Race celtoligure en France
et en Angleterre (Revue de Bretagne, 1914:).

La seconde, c'est que, dans l'irréductible conflit d'opinions
éclaté à propos . du clair-obscur des origines bretonnes, il
peut être utile, soit de bien préciser les courants d'idées et
les orientations différentes, soit de confronter le peu que
nous savons de la vieille Armorique avec les données géné­
rales de l'observation historique. Souvent l'histoire des peu­
ples, comme celle des langues, interpole, quand elle manque
de documents précis, au moyen de comparaisons et d'ana­
logies. Le procédé est délicat et dangereux, mais légitime.
Il peut être nécessaire de l'employer dans le cas qui nous
occupe.

Depuis les travaux historiques de A. de La Borderie, l'his­
torien national de la Bretagne, et les travaux philologiques

de A. Loth, le persévérant explorateur des vieilles langues
celtiques, la philologie et l'histoire ont paru d'accord pour
faire descendre le peuple breton actuel d'une ou plusieurs
émigrations venues de Grande-Bretagne du v· au VIle siècle,
et pour regarder la langue bretonne comme un dialecte
importé, originaire de la grande île.
Rien n'était plus contraire aux idées autrefois admises.
Avant Loth et La Borderie, une sorte de correspondance et
de parallélisme, du res te totalement injustifiés et sans base
rationnelle, s'étaient établis dans l'esprit des érudits entre
l'antiquité du sol d'Armorique; une des plüs vieilles terres
du globe. et l'antiquité présumée de la race qui l'habite, de
sa langue et de ses mœurs. Il n'y a pas si longtemps qu'un
des plus brillants écrivains bretons définissait ses compa­
triotes un peuple d'ancêlres (1). Preuve de la persistance
tenace d'une sorte de tradition mystique, dont la plus curieuse
floraison se trouve dans les écrits de Pelloutier et de Corret

La Tour d'Auvergne: on se rappelle que ces vieux chercheurs
tenaient la langue gauloise, avec laquelle ils identifiaient le
celtique et le bas-breton, pour la plus ancienne de toutes les
langues, par des arguments dignes de ceux qui firent recon­
naître par Psammétique les Phrygiens comme les plus anciens
de tous les hommes (r ).
Sans tomber dans les intempérances des vieux celtisants,
presque tous nos érudits et historiens du XIX' siècle, tels que
Michelet et Henri Martin, et même plus tard jusqu'à d'Arbois
de Jubainville, n'hésitèrent pas à regarder les Bretons d'Ar­
morique comme des descendants encore reconnaissables des
vieux Celtes, et le bas· breton comme une langue tout au
moins apparentée au celtique parlé en Gaule avant César.
Aucun ne pouyait donner une preuve positive de ses induc­
tions ; c'est ce qui arrive presque toujours à ceux qui abor­
dent les problèmes des origines. Mais les vraisemblances ne
manquaient pas. La difficulté d'accès de la péninsule reléguée
aux extrémités du monde romain, son obscurité persistante
dans l'histoire des siècles les plus brillants de l'empire, son
éloignement par rapport aux centres du rayonnement poli­
tique, militaire et intellectuel de Rome, et enfin cette politique,
bien connue aujourd'hui, du gouvernement impérial qui n'a

jamais cherché, comme nous dirions, à assimiler les vaincus,
tout cela semblait avoir préservé de toute atteinte sérieuse la
race et la langue d'Armorique : l'une et l'autre s'étaient
retl'Ouvées intactes après la chute de l'empire, et encore après
les invasions barbares, car les grands chemins de ces inva­
sions n'avaient pas traversé la presqu'île bretonne, qui ne
connut que .les envahisseurs venus par mer, c'est-à-dire les
Normands, et pas avant le IX· siècle.
Oui, toutes ces inductions étaient vraisemblables. Mais
elles n'étaient que des inductions à bases d'hypothèses. Elles
(i) Voir l'amusant récit d'Hérodote, Histoires, Il, 2,

devaient céder devant les faits. Or, d'après La Borderie et
Loth, des faits nouveaux ou nouvellement mis en lumière ont
démontré péremptoirement, d'abord que l'Armorique a été
romanisée, ensuite qu'elle a été en grande partie dépeuplée,
et enfin qu'elle a été repeuplée et receltisée, du v' au vue siècle,
par l'émigration venue de Grande-Bretagne.
C'est contre ces vues nouvelles que s'élève Albert Travers.
Tout en se gardant des exagérations du panceltisme, sauf
peut-être dans sa dernière plaquette sur la Race celtoligure en
France et en Angleterre, il plaide pour la persistance de la
race et de la langue d'Armorique sur le sol breton, à travers
la période anarchique et obscure qui va de la chute de l'em­
pire romain au moyen âge. Examinons les arguments pré­
sentés. Condensons-les. Sans vouloir nous faire une opi~ion
définitive, cherchons au moins la vraisemblance.

Interrogeons d'abord l'histoire. C'est ici A. de La Borderie
qui nous servira de guide, bien que ce guide erre souvent à
tâtons dans les ténèbres.
Selon A. de La Borderie, l'Armorique a été romanisée à
peu près en même temps et de la même manière que le reste
de la Gaule. Il en donne pour preuves le grand nombre des
noms de famille romains dans les monuments funéraires, les
noms de lieu d'origine latine qui pullulent dans la péninsule,
et enfin les débris des monuments et des voies romaines.
Il faut reconnaître, avec Travers, qu'aucune de ces preuves
n'a un caractère démonstratif. Ce sont tout au plus des indi­
ces, dont beaucoup d'indices contraires neutralisent l'effet.
Les monuments funéraires retrouvés sont nombreux sur­
tout dans la cité des Namnètes. Aujourd'hui encore, malgré
l'extension bretonne due aux conquêtes de Noménoé, le pays

l'est pas du tout; à plus forte raison en était-il ainsi aux
temps romains. Les Nantais ont pu être romanisés, sans que
les gens de la presqu'île le fu ssent. Travers ne présente pas
cet argument ( 1) : il aime mieux dire que les Gaulois vaincus
se sont affublés de noms empruntés à leurs vainqueurs, sans
être romanisés pour cela.
Pour les noms de lieu, on sait combien est hasardeuse la
toponymie historiCI,ue ; il est imprudent de s'appuyer sur elle.
Il ya dans la Basse-Bretagne, qui est la vraie Bretagne, un
certain nombre de noms de lieu d'origine romaine; mais

combien plu s nombreux sont les noms celtiques! Au reste,
que prouvent quelques noms de lieu empruntés au peuple
'conquérant? Parce qu'il y a en Algérie : Aumale, Orléansville,
Philippeville, Géryville et tant d'autres, ira-t-on dire que les
Arabes d'Algérie ou les Kabyles ont cessé d'exister comme

peuples distincts et se sont laissé franciser ?
Bien dangereux aussi, l'argument des monuments romains
et des voies romaines. D'abord, les restes de monuments
au thentiquement romains n 'abondent pas dan s la péninsule:
les plus importants se trouvent sur le bord de la mer et
plutôt vers la Haute-Bretagne (villas gallo-romaines de Car­
'nac). Quant aux voies de ce temps, les chemins reconnus ou

présumés tels son t très nombreux. Mais j e m'en méfie un',
peu. Tant qu'un heureu.x chercheur comme Le Men ne trouve
pas quelque borne milliaire,. il m e paraît bien difficile d'au­
thentifier des chemin s qui ne se trouvent ni sur l'Itinéraire
d'Antonin, ni sur la Table de Peutinger . N'ouhlions pas le
caractère presque exclusivement militaire des voies romaines.
L'Armorique était une des parties de l'empire les moins expo­ sées aux incu rsions des barbares : le génie militaire ne dut
pas se donner grand peine pour elle. N'a-t-on pas pris sou-
(i) Pour lui, les Nantais sont des Bretons au même titre que les
Quimpérois.

vent de vieilles pistes du moyen âge pour des voies impé­
riales ~ Les vieux tessons et la vaisselle cassée ne datent guère
d'une manière authentique.
C'est donc par suite d'un simple raisonnement d'analogie,
selon nous, que A. de La Borderie conclut de la romanisation
générale de la Gaule à la romanisation de l'Armorique, sans
tenir compte, ni des difficultés d'accès, ni du quasi isolement
de la péninsule. ni de sa nature âpre et sauvage, ni du peu

d'intérêt de son assimilation pour l'empire.
Partant de ceLLe romanisation supposée, A. de La Borderie
affirme que la presqu'île fut dépeuplée lors des invasions
barbares du v' siècle. Pour cela, il s'appuie surtout sur le don
de la Gallia Ulterior fait par le général romain Aétius aux
Alains, pour les récompenser de leurs services (J). La Gallia
Ullerior serait l'Armorique, dont les Alains auraient exter­
miné la population. Mais rien ne justifie la traduction de

Gallia Ullerior par Armorique; d'autre part, on ne voit pas
bien pourquoi et comment une troupe peu nombreuse de
barbares aurait exterminé la population d'une vaste presqu'île,
au lieu de la réduire en esclavage et de la faire travailler au
profit des envahisseurs.
Puis, malgré l'obscurité de ces temps tragiques, les faits
ne manquent pas, qui prouvent qu'au v· siècle l'Armorique
demeurait peuplée et bien peuplée. C'est l'historien Procope
qui assure que (1 les côtes qui regardent l'île de Bretagne Il (2 )
sont couvertes de hameaux: habités par des pêcheurs, des
laboureurs et des marchands; c'est le cartulaire de Landé­
vennec, dont les chartes du XI' siècle sont des transcriptions
de documents beaucoup plus anciens, qui dénotent, d'après
l'a vis de Dom Bède Plaine (3), que l'Armorique n'était nulle-
(1.) A. de La Borderie, Histoire de Bretagne, l, 21.7.
(2) Cela ne désigne pas expressément l'Armorique. Mais cela ne
l'exclut pas non plus.
(3) La colonisation de rArmorique par les Bretons insulaires, 1.899.

ment déserte et inhabitée quand les premières églises et les
premiers monastères y furent fondés.
Pour arriver à une démonstration plus complète de la
continuité du peuplement en Armorique, Albert Travers s'ap­
puie volontiers' sur le célèbre légendaire du P. Albert le Grand,
et notamment su r la vie de saint Pol Aurélien, débarqué à·
Ouessant, puis dans le Léon, en 512. Il me paraît dangereux
de se placer sur ce terrain. Nul n'admire plus que moi les
Vies des Saints de la Bretagne-Armorique; 'c'est vraiment le
poème épique de la vieille Bretagne, il est pour elle ce que
furent l'Odyssée pour la Grèce et l'Enéide pour Rome. Mais,
dans Homère et dans Virgile nous cherchons, avec la poésie,
la reconstitution des idées, des mœurs et des sentiments anti­
ques, nous n'y cherchons pas ·de réponses à des questions

précises d'origines. Faisons de même pou r les Vies des Saints .

III
Parallèlement à l'extermination supposée du vieux peuple
armoricain, M. Loth, élève de La Borderie, comme il le dit lui­
même, mais bien mieux armé que son maître en philologie
celtique, extermine aussi l'ancienne langue armoricaine, puis le
latin populaire qui lui 'lurait succédé, et affirme quele breton
3ctuel aurait été importé de toutes pièces, du v· au VIe siècle,
par les émigrés de Grande-Bretagne fuyant l'invasion des
Saxons (1). .
Sommes-nous certains que dans l'ensemble de la Gaule,
sans parler de l'Armorique en particulier, les vieux dialectes
gaulois avaienlentièrement disparu devant le latin au moment
des invasions barbares ~ Le fameux texte d'Ulpien (Digeste,
XXXII, Il) d'après lequel un fidéicommis pouvait être rédigé,
non seulement en grec ou en latin, mais dans toute autre

(i) J. Loth, L'Emigration br17tonne en Armorique, Paris, 1.883. '

langue, notamment en punique et en celtique, semblerait
prouver le contraire, au moins pour le me siècle, Au me siècle,
le vieux celtique vivait encore. Est-il vraisemblable que la
langue latine, qui n'avait pu extirper le celtique au temps de
la plus grande' gloire de l'empire, ait été capable de le faire.,
surtout pour une province éloignée comme l'A rmorique, lors-
, que l'empire affaibli était la proie des Barbares ~ Ni M. Loth
lui-même, ni Desjardins ne le pensent (1). C'esten vérité l'Eglise
chrétienne, 'et non pas l'empire romain, qui a fait du latin
populaire, générateur du français, la langue de notre pays,

en l'imposant aux Barbares et aux Gallo-Romains eux-mêmes.
Selon toute vraisemblance, cette transformation était loin
d'être achevée au v· siècle, moment où l'Eglise venait à peine
de triompher: souvenons-nous qu'à Rome même, l'éloquente
protesLation païenne de Symmaque est de 390. A plus forte
raison le christianisme était un nouveau venu dans une pro­
vince lointaine comme l'Armorique. située loin des roules du
commandement, loin des centres de civilisation et des légions,
plus loin que la Grande-Bretagne dont les apôtres l'ont sans
doute évangélisée. Disciplina in Britannia reperta, comme au
temps des Druides , Rien n'empêche de croire raisonnable­
ment que l'Armorique, an v· siècle, avait conservé sa vieille
langue.
. Mais cette langue était-elle identique au vieux gaulois et
identique au bas-breton actuel ~ M. Loth affirme que non. Cela
se peut. Mais, pour le vieux galliois, des affirmations trop
tranchées, paraissent imprudentes. Les monuments sont si
rares, que nous ne savons pas bien ce qu'était la vieille langue
gauloise. Et puis. n'yen avait-il qu'une seule ~ Les langues
non écrites ou peu écrites se fragmentent et s'émiettent, le
brelon actuel lui-même en est un exemple, avec ses quatre
(1) A. Travers,
tagne, p. 35.
La persistance de la .langue celtique en Basse~Bre-

dialectes et sa poussière de nuances parfois différenciées de
paroisse à paroisse. Quant à la parenté du vieux celtique

continental avec le bas-breton de nos jours, il faut tenir
compte du pouvoir de transformation et d'évolution de la
langue pendant une si longue période. Les érudits eux­
mêmes ne sont pas d'accord ; il n'y a pas unanimité à ce
sujet entre M. Loth, d'Arbois de Jubainville et M, Dottin ; docti
certant. Je n'essaierai point de les départager, n'étant pas
philologue. Je me contenterai de dire qu'étudiée avec les
seules lumières de la philologie, une pareille question me
paraît insoluble. L'affinité existante entre les dialectes celti­
ques de la Grende et de la Petite Bretagne ne prouve, jusqu'à
plus ample informé, qu'une seule chose, c'est que tous sortent
d 'un tronc commun.

M. Loth s'en rend certainement compte, puisque ses raisons
les mieux connues, et sans doute les plus solides à ses yeux,
pour prouver la filiation du gallois au bas-breton actuel, sont
des raisons de l'ordre historiqu e. C'est avant tout la fameuse
émigration des Bretons chassés de leur île par les Saxons et
venant par troupes successives chercher refuge en Armorique,
dans une période qui se place approxiffiativement entre l'an
470 et l'an 600. Si ce fait ou plutôt cet ensemble de faits était
bien prouvé, il trancherait la question. Mais, à l'examiner de
près, on est frappé du peu de valeur des prétendues preuves
ou des témoignages sur lesquels il s'appuie. Ce sont presque
toujours des légendes. et notamment des légendes sacrées.
Il ne suffit pas de dire, avec Albert Travers, que (, si on sup­
primait la légende de l'histoire de Brebgne. surtout de l'his­
toire de ses origines, il n'en resterait pas grand'chose » (r).
Mieux vaut ne rien savoir que faire reposer l'histoire sur le
merveilleux. Dix lapins ne font pas un cheval, dix hypothèses

(i ) A. Trawrs, Les Inscriptions gauloises et le celtique de Basse-
Bretagne, p. 52,

ne font pas une preuve, dix légendes ne font pas une seule

histoire . .
Quand les Angles et les Saxons envahirent la Bretagne
insulaire, il y eu t une guerre sans merci entre eux et les
Bretons; ceux-ci, loin de s'enfuir, résistèrent vaillamment;

les uns furent soumis, les autres, échappant à l'esclavage, se
réfugièrent dans les parties montagneuses de l'île, comme la
Cambrie ou pays de Galles où les envahisseurs ne pénétrèrent
jamais. Et ceux qui s'enfuirent ~ Y eut-il des Bretons qui
s'enfuirent? Nous ne le savons positivement que par un
moine du VIe siècle, Gildas, l'historien de la ruine de la
Bretagne (De excidio Britanniœ) (1). Que nous dit Gildas ~
Simplement, que beaucoup de Brelons étaient obligés de se
soumettre, mais que «( d'autres se rendaient aux pays d'outre­
mer avec de grands gémissements, et sous leurs voiles gon­
flées,' en place de la chanson des rameurs, ils chautaient ce
psaume ; Seigneur, notre main nous a livrés comme des
agneaux à la boucherie, elle nous a dispersés parmi les
nations 1) (2).
C'est tout. Gildas ne nous dit point où les émigrés se ren­
daient. «( Outre-mer )J, c·est vague. Cela comprend raisonna­
blement tout le développement des côtes continentales, de
l'embouchure du Rhin à la pointe de Bretagne. Pourquoi
l'Armorique seule? Pourquoi l'Armorique principalement?
A cela, point de réponse, sauf les légendes merveilleuses des
Vies des Saints et les inductions linguistiques de M. Loth.
Cela ne peut nous suffire au point de vue historique .

L'Armorique reçut probablement des émigrés de Bretagne,
et notamment des ecclésiastiques auxquels les Saxons fai­
saient une guerre cruelle. Mais, selon toute vraisemblance,

(1) M. Lolh lui-même traite dédaigneusement ce prétendu historien,
qui n'est qu'un « Jérémie infél"Îeur ».
(2) Traduit par A. de La Borderie, au tome 1 de l'Histoire de Bre­

elle n'en reçut pas assez pour être peuplée par eux, d'autant
plus que sa population n'avait pas disparu; elle n'en reçut
pas assez pour changer de langue. Nous pouvons admettre
seulement, et rien que comme une hypothèse probable,
qu'elle reçut assez de moines et de prêtres pour être évangé­
lisée par eux. Mais rien de plus. Le fond de la population ne
changea pas. Nous pouvons le dire, puisque nous n'1.1VOnS
aucune preuve du contraire. C'est aux partisans du change-
ment à faire la preuve. Ils ne la font pas. :

La partie critique des travaux d'Albert Travers repose en .
grande partie sur des déductions analogues à celles que nous
venons d'exposer. Nous estimons que cette critique est solide
et à peu près inattaquable. Elle ne s'aventure pas sur les
terrains dangereux. Notamment, sauf dans son dernier article
où il se laisse entraîner d'une manière regrettable à des con­
sidérations sur la race celtoligure, Albert Travers se garde de
toucher aux obscures questions de race. On ne saurait le
regretter, quand on se rappelle le peu de secours de l'indice­
race pour les questions d'origine. On se souvient, notammeI?-l,
des spéculations de Broca sur les deux. races celtique et gau­
loise. en particulier en Basse-Bretagne, dans son mém:::Jire de
1866 (1), et des théories et des rêveries de toute sorte qui en
sont sorties. J'écrivais à ce propos en 1913: (( Broca affirmait
l'existence de deux races en Bretagne: une petite et brune, à
tête ronde, dans l'intérieur; une aulre, grande et blonde, à
tête longue, sur les côtes. Ce second lype existe sur cer,lains
points de la Bretagne. Rien qu'au point de vue de la taille,
celle-ci présente une moyenne plus é~evée au nord, dans le
(i). P. Broca, Nouvelles rechenhes sur l'anthropologie de la France
en général, et de la Basse-Bretagne en particulier (Mémoire lu à la
Société d'anthropologie le 20 décembre 1866). Paris, 1869.

Léon et en Tréguier, et au sud, en Cornouaille, que dans le
centre du pa)'s, Mais ce caractère est le seul qui ressorte avec
certitude des chiffres donnés par Broca, et il s'explique très
bien. quoiqu'il en dise, par des conditions séculaires d'hy­
giène et d'alimentation un peu meilleures près des côtes nord
et sud que dans le cëntre II (T ).
Bien qu'Albert Travers ait la prudence de ne pas toucher à
ces questions, il a le tort, à mon sens, d'affirmer que les
Gaulois et les anciens Bretons d'Armorique formaient un seul
et même peuple . Qn'en sait-il ~ Personne n'en sait rien. Nous
avons toujours tendance à considérer comme un tout homo­
gène les populations dispersées de la vieille Gaule, alors que
la fusion n'est pas complète, même aujourd'hui, dans la
France fortement unie par une centralisation séculaire. Jè
crois plutôt que l'ancienne population d'Armorique formait
un peuple autonome et bien différent des autres cités gau­
loises. Mais ce n'est qu'une hypothèse.

D'après l'analogie d'autres et nombreux exemples qui
mettent en jeu des déracinements de peuples et des migra­
tions de masses, et que la critique· met au point de jour en
jour, depuis les invasions barbares jusqu'à celles des Turcs
et des \10ngols, j'ai tendance à croire que l'histoire supposée
du peuplement breton en Armorique, du IV' au VIe siècle,

provient, comme beaucoup d'autres, d'un double mirage
historique : celui des nations guerrières se déplaçant en
masse, et celui du déracinement des peuples. Des phénomènes
de cet ordre sont et furent de tout temps à peu près impossi­
bles. Ils n'ont pu se produire que d'une manière exception-
(1 ) Conlérence sur la Bretagne faite à l'Ecole des hautes éludes
sociales en 1913 (publiée dans les DiviSiQ11S réqionales de la France

nelle. Depuis Xerxès jllsqu'à Gengiskhan, les historiens ont
follement exagéré le nombre des armées d'invasion. Depuis
la destruction de Carthage jusqu'aux conquêtes de Timour,
ils n'ont pas moins exagéré les exterminations et destructions
de nations entières. Nous nous méfions maintenant de tels
récits. Appliquons ces règles de prudence à l'histoire de notre
presqu'île bretonne, aux siècles obscurs : elles nous donne- .
ront des raisons de penser que, depuis l'aube de l'histoire, le
fond de la population de la vieille Armorique aux: trois quarts
isolée est demeuré le même; il Y a toutes chances pour qu'en
tenant compte de l'évolution naturelle du langage, le fond de
la langue soit demeuré le même aussi.
CAMILLE VALLAUX .

109 ..
DEüXIÈME ' PARTIE
Table des Mémoires publiés en 1924
PAGES

I. La thèse de Laënnec, par le D' LAGRIFFE . . " 3
II. Quelques réflexions sur les origines du peuple bre-
ton et sur la persistance de la langue bretonne
. d'après les écrits d'Albert Travers, par CAMILLE
. V ALLAUX. . . . . . . . . . . .

III. Les anciens manoirs des environs de Quimper
(sui te et fin), par 1. LE GUENNEC. . . . . .. 25
IV. Les mouvements populaires en Juillet et Août 1789
d'après quelques letlres inédites de Ange Conen
de Saint-Luc, par JEAN SAVINA . . . . . .. 46
V. Quelques mots sur l'Emigration bretonneen Armo­
rique, en réponse aux « Quelques réflexions l) ,
par J . LOTH. . . . . . . . . . . . . . .. 68
VI. Une rentrée des classes à Quimper, en l'an VlU,
par fI . W AQ UET .. . . . . . . . . . . . ., 74
VII. Vieilles chansons bretonnes. III Le Clerc de

Trom~lin, par 1. LE GUENNEC. .... . . 78
VIII. La ville d'Iso Ses origines, sa submersion, par
E. DELÉCLUSE. . . . . . . . . .. '.. 85
IX. Le clocher de Ploaré (étude architectonique), par
CHARLES CHAUSSEPIED [u ne planche J. . . . .' 92
X. Le dernier évêque de Léon: Jean-François de La