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Bulletin SAF 1923


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Vieilles chansons bretonnes : II. La chanson de Monsieur de Boisalain

L. Le Guennec

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Société Archéologique du Finistère - SAF 1923 tome 50 - Pages 8 à 23
VIEltLES CIIANSONS BRETONNES

LA CHANSON DE MONSIEUR DE BOISALAIN

La " Bibliothèque municipale de Morlaix possède une série
de huit manuscrits bretons, dus à la plume de M. Alexandre­
Marie Lédan, le bon imprimeur morlaisien si connu des
celtisants pour ses éditions de vieilles tragédies: les Quatre
Fils Aymon; Jacob; Moïse; Robert Le Diable; ses multiples
publications d'œuvres morales, didactiques ou édifiantes, et
surtout les innombrables cantiques, vies rimées de saints.
disputes, pièces satiriques ou plaisantes, complaintes,
guerzes et sônes qui se sont envolées de ses presses de la
Rue du Mur, durant tout un demi-siècle, pour constituer à
très peu près l'unique nourriture intellectuelle des popula­
tions trégorroises et léonardes du « Montrouleziz ». La biblio­
graphie des ouvrages imprimés par MM. Lédan père et fils,
de 1805 à 1866, serait intéressante et j'essaierai peut-être un
jour de l'esquisser. Mais, pour l'instant, je me bornerai à inven­
torier le contenu des manuscrits en question, et à y recueillir
une chanson qui m'a paru curieuse. Ces manuscrits sont de
grands in-8 solidement reliés, d'un fort papier bleuâtre, dont
le premier porte un titre général: Guerziou ha Rimou brezo­
nec Guerûou, Chansoniou ha Rimou brezoneg dediet d'am
Bugale geaz . Recueillis par Lédan - " 1815. Cette date est
celle de l'ouverture du recueil, que M. Lédan augmentait

ayant chacun sa tahle propre, comptent respectivement 470,
fi23, 47LI, LI53, 46[, LI56, 434 et 361 pages. Quoi qu'en ait
dit mon ami Francis Gourvil, dans l'une de ses récentes
chroniques de la Dépêche de Brest, la part d'inédit qu'ils
renferment est assez restreinte. J'estime que les cinq-sixièmes
des pièces qui forment cette collection ont été publiées par
M. Lédan, et l'on peut en retrouver un bon nombre dans les
recueils de chansons bretonnes imprimées que Luzel a légués
à la Bibliothèque de Quimper. De même, on y rencontre,
transcrites tout au long, les tragédies de Ja cob et de Moïse,
imprimées en 1850, et qui occupent les 460 pages du volume
N° 5 ; les Réflexions chrétiennes sur la Révolution )rançaise,
de l'abbé A. Lay, recteur de Perros-Guirec, éditées aussi en
1850, et les Regrets d'un curé émigré en A ngleterre, œ uvre
spirituelle, quelque peu irrévérencieuse, que M. Lédan a
également imprimée, sans parler des Aventures d'un jeune
homme de Basse-Bretagne, auxquelles Emile Souvestre a
fait plus d'honneur qu'elles ne le méritaient en les
analysant dans ses Derniers Brelons, ni des poèmes bur­
lesques de Le Laé, Le Chien du recteur de Lannilis el Le
Prêtre Barbu victorieux de son Evêque, déjà imprimés Il une
époque antérieure.
Les pièces que M. Lédan a insérées dang ses manuscrits
sans observer aucun ordre, ni rationnel ni chronologique.
peuvent se subdiviser de la façon suivante:
[0 Chansons anciennes et populaires. On y remarque
des versions de diverses pièces très connues et publiées, soit
dans le Barzaz-Breiz, soit dans les Guerziou et Soniou Breiz­
Izel. Je citerai: la Peste d'Elliant, le Siège de Guingamp,
l'Héritière de Keroulas, l'Evêque de Penarstang, Fontenelle,
le Clerc de Laoudour, le Marquis de Guerrand, le Marquis
de Locmaria, Perrinaïk Le Mignon, le Retour du Matelot, le

quise de Gange, Jean et Jeannette, la Chanson des Crêpes
et le Clerc de Noyal, ces deux dernières communiquées à
M. Lédan par M. de la Villemarqué en 1836, etc ...
:JO Chansons el pièces composées par des lettrés. -
A cette catégorie semblent appartenir: la Chanson du Café, la
Chanson du Chasseur, la Chanson du Vin, la Fièvre Chaude,
le Baiser refusé, la Chanson de Bacchus, le Renard et le Liè .
vre, le Singe et le Chat, etc ... Deux. d'entre elles sont datées:
un Cantique pour supplier la Glorieuse Vierge Marie de Jaire
la grâce au Roi de France de vaincre tous ses ennemis, et
d'obtenir la paix entre les princes chrétiens, qui fut imprimé
chez Ploësquellec, à Morlaix., en 1688, el une Chanson sur la
naissance du Dauphin de France, fils de Louis XV, en 172!) .
3° Chansons de l'époque révolutionnaire ou impériale,
dont plusieurs sont curieuses au point de vue documentaire.
J'ai noté les suivantes: la Chanson de l'Assemblée Nationale;
la Chanson en l'Honneur du Roi et de la Nation; la Déclara­
tion des Droits de l'Homme; le Sermon de la Nation; la Nou­
velle Loi du Royaume; la Chanson nouvelle au sujet des prê­
tres, sur l'air: Ça ira!; l'Entretien entre un prêtre confor­
miste et un prêtre rebelle ou réJractaire; les Adieux de la
milice de Carhaix en quittant la Basse-Bretagne; la Mar­
seillaise; Chanson sur la Liberté, l'Egalité et la Fraternité;
le Retour d'un jeune soldat de la première réquisition; le
Prône de Berrien; le Cantique de Monsieur Branellec; les
Plaintes d'une âme fidèle sur les malheurs de la France; la

Chanson de Cadoudal, eo dialecte vannetais; Sur une jeune
fille qui prêchait à Loguivy-PloLlgras en 1799 ; les Triomphes
du général Moreau, par le ci toyen d'Erm; la Chanson sur la
Paix, à l'occasion du Concordat; les Exploits de Napoléon en
1806 et 1807, par F. Guenveur, de Plouégat Guerrand. et

4° Chansons et poésies composées par M. Lédan lui­
même, soit sur des faits d'actualité, soit sur des évènemen ts
ct des sou ven irs locaux. C'est la partie la plus importante, sinon
comme étendue, du moins comme nombre de pièces. L'ex­
cellent imprimeur rimait avec une facilité presque excessive,
ct pour comprendre son breton sans prétention. il n'était
nullement indispensable d'avoir pâli sur la Grammaire du
Père Grégoire ou le Dictionnaire de dom Le Pelletier, La Muse
française l'inspirait aussi; Pierre Laurent a cité de lui, dans
le Fureleur Brelan (1), deux petits poèmes dédiés a sa femme,
où il apparaît comme un disciple de Désaugiers et de Béran­
ger, pinçant la corde conjugale pour en tirer cles sons inno .
cemment grivois. Mais toutefois, la langue celtique ou
plulôt l'idiome abâtardi qu'il prenait pour elle avait nette­
ment ses préférences, et cc nouveau Loret morlaisien semble
s'être imposé de publier, à l'intention de sa fidèle clientèle
des campagnes, une sorte de gazette rimée relatant les fails
les plus émouvants et les plus considérables de l'époque.
Alors les journaux étaient encore rares ct coùteux ; les paysans
n'eu lisaient guère, et la Cuerz Oll la Chanson Nevez, le Recit,
imprimés en caractères usés sur gros papier roussâtre, cons­
tituaient leur seule source d'informations, On peut rendre à
M. Lédan cette justice qu'il ne faillit pas à la tâche; tout lui
devint matièrc à couplets: évènements politiques, catastro­
phes, épidémies, guerres. forfaits, accidents, chroniqnc locale,
traditions, histoire, 11 chante tour à tour Jeanne d'Arc. la
Tour d'Auvergne, Cambronne, Le Gonidec, le futur général
Le Flô, ses amis Pitot -Duhellès ct Andrieux. L'incendie de
Salins en 1828 ins pire sa verve tout comme la Prise d'Alger
et les Trois Glorieuses en 1830, le Choléra-Morbus en 1832,
. l'attentai de Fieschi en 1835, la Mort du Prince Royal et le
déraillement de 18L 1 2, où périt Dumont-d'Urville. Il poursuit

ses sujets jusqu'en Allemagne (incendie de Hambourg), aux
Antilles (tremblement de terre de la Martinique) et au Maroc
(bombardement de Tdngcl' et Mogador), sans négliger l'in­
formation finistérienne et morlaisienne, le cl'Îme de Barba
Ropars en 1843, le naufrage des pèlerins de N. D. de Callot
en 1845, l'inauguration de la nouvelle route de Quimper à Mor­
laix, etc., etc. Toute occasion de rimer lui est précieuse;
dès qu'il connaît, le 19 mai 1843, à 6 heures du matin,
l'arrivée à Morlaix de la princesse Clémentine ct du prince
de Saxe-Cobourg, son époux, il se hâte de brocher une
poésie bretonne en l'honneur de cet illustre couplc, et il
court à l'hôtel pour la lem présenter lui - même. « Mais
je ne pus elTectuer mon projet», écrit-il sans s'expliquer
davantage. et il s'en consola en transcrivant ses vers clans
son recueil.
5· Pièces diverses; adaptations et traductions. ' Je
rangerai clans celle dernière catégorie les tragédies de Jacob ct
de Moïse, le mystère de la Créalion du Monde, les Lamenlalions
du Prophète Jérémie, la tragédie de Gabrielle de Vergy, tontes
œuvres de longue haleine plus ou moins façonnées ou corri­
gées par M. Lédan, auxquelles il convient de joindre des tra­
ductions de la cinquième satire cle Boileau, de morceaux de
Pétrarque et de Gœthe, la Seconde Eve, l'Hisloire de Blanche

de Crémeur et de Charles de Trémeleuc, extraite, selon une
note explicative, du roman Donatien, de Pitre-Chevalier ...

J'arrête ici cet aperçu, trop long peut-être, mais dont je
n'ai pas cru devoir me dispenser, de façon à donner aux ccl­
tisants une iclée sommaire de cette collection où ron rencontre
pêle-mêle du bon et du médiocre , du 5avomeux et de l'exé­
crable, et à lem signaler une source à laquelle nul encore,

"xcepté M. Gourvil, paraît ne s'être avisé de puiser. Dans le
second volume (pages [1:18-431), il Y a une pièce formée de
,3 couplets de 6 vers octosyllabiques, sauf le deuxième, qui
(m compte 8. Son titre est : Chanson an Olrou Goazalin.
Dès la lecture des premiers vers, j'y ai reconnu avec plaisir
une vieille chanson à laquelle fait allusion une note manus­
crite de M. Guillotou de I erever SUl' la famille du Trévou, qui
m'avait été aimablement communiquée pal' Mm. de I erdrel,
mais dont le texte ne figure dans aucun des recueils impri­
més publiés jusqu'ici. Son titre réclame d'ailleurs une cor­
rectionimportantc; au lieu de Goazalin, il faut lirc Boisa­
Iain , et traduire donc: la Chanson de Monsieur de Boisalain.
Les chanteurs populaires avaient trop l'habitude d'estropier,
souvent de défigurer les noms propres, pour ne s'être pas
cru autorisés à altérer quelque peu celui-ci.
Voici lc fait authentique qui a donné lieu à la composition
cie cette romance bretonne. Il s'agit cl'un gentilhomme de
vieille souche, bien apparenté, fort à l'aise sinon très riche,
qui épousa pal' amour, il Lanmeur près Morlaix, en 17:16,
une simple paysanne. Sous l'ancien régime, les mésalliances
de celle nature étaient très rares, même en Bretagne. Tout
les condamnait: la distinction si tranchée des classes, l'or­
gueil nobiliaire, le désir d'assurer à ses descendants une
filiation intacte et un sang pur d'alliage rotl1l'ier. Certes, on
voyait fréquemment des fils d'anciennes familles appauvries
qui rafraîchissaient leur blason dédoré en épousant les opu­
len tes héritières de traitants, de banquiers, d'armateurs de
Saint-Malo, Morlaix ou Landerneau, mais il s'agissait là de
demoiselles instruites aux meilleures façons, soigneusement
éduquées, aptes à paraître à leur avantage dans les salons les
mieux cotés de la province, filles d'ailleurs de pères anoblis
par l'acquêt d'une de ces nombreuses charges de secrétaires
du Roi, auditeurs de chancellerie, etc., dont l~s parvenus de

gnarde, sans usage ni fortune, n'ayant à ofTr1r que ces deux
biens essentiellement périssables, la beauté et la jeunesse.
Aussi, l'aITaire fit grand bruit. On jasa beaucoup, à dix
lieues à la ronde, lorsqu'on apprit, en 1725, peu après le
grand pardon d'été de Saint-Jean-du-Doigt, que Messire
Maurice-François Jégou de Boisalain, chevalier, seigneur du
Botdonn et de Kergadiou en Lanmeur, avait décidé d'épouser
en justes noces la fille d'un humble meunier de la paroisse,
Charles Le Borgne. Monsieur de Boisalain était d'une lignée
de nobles bourgeois de Morlaix, qui remontait sa filiation à
Olivier Jégou, anobli en 1451 par le duc Pierre Il. Son
bisaïeul Jean Jégou, écuyer, sieur de Kermoryal, lieutenant
et bailli au siège royal de Morlaix en 161 li, g' était allié à
Jeanne de la Lande. dame de Penanvern près Saint-Jean-du­
Doigt, ce qui valut à ses descendants la fierté de pouvoir
cousiner avec les marquis de Coëtlogon. Le père de Maurice­
François, François-René Jégou, sieur de Boisalain, s'établit à
Lanmeur vers 1672, par son mariage avec une Françoise Le
Borgne, noble celle-là, fille héritière d'écuyer Maurice Le
Borgne, sieur de la Villeneuve, Keralsy, Botdonn, alloué au
siège de Lanmeur en 1645, et de Marguerite de Kergroas. Il
vint habiter Botdonn, modeste manoir dont les bois font un
joli îlot d'ombrages au milieu de vastes méjoa dénudés, par­
semés de mégalithes en ruines, et qui oflre encore, sur l'ar­
cade de son portail en plein cintre, le blason mi-eITrité des
Jégou : d'argent au chevron de sable accompagné d'an
croissant de même. Il y mourut en 1684, laissant un ms.
Maurice-François, qui continua d'habiter la paroisse; son
père en était capitaine, et les habitants lui continuèrent
cette charge.
Né en 16,4, Maurice-François Jégou de Boisalain avait en
1725 atteint la cinquantaine et semblait définitivement voué
au célibat, lorsque son cœur racorni ou, qui sait ~ souf­

s'emhra~a soudain d'une flamme inextinguible. Parmi les
hlondes jouvencelles qui priaient le dimanche sous les voûtes
romanes de Saint-Mélar ou portaient la statue de la Sainte
Vierge à la grande procession de I ernitronn, il en remarqua
IIne, vraie fleur d'idylle, radieuse de fraîcheur sous sa coiITe
de toile fine, son « devantier )) brodé et son « mouchoir ,)
aux franges balayant le sol. Il s'enquit d'elle, apprit qu'elle
~e nommait Anne Le Borgne, que son père était meunier au
moulin de Kergallevan-Bodeur, qu'elle avait vingt ans ...
Avant de s'avouer vaincu, avant de constaler que rien au
monde ne valait plus pour lui, hormis cette enfant, il dut
lutter, sc gourmander lui-même, envisager le blûme des
siens, la slupeur de ses amis, se comparer, s'il avait quelque
teintl1l'e cl'histoire, à ce pauvre Henri IV ridiculement amou­
reux de Charlotte de Montmorency. Ce fut peine perdue; la
pic, selon le dicton trégol'l'ois, l'avait soliclemen t saisi pal'
l'oreille, ct le bon gentilhomme, malgré sa barbe grison­
nante et ses manies de célibataire, dut jouer le rôle, tout
nouveau pOUl' lui, de soupirant. Tl ne s'en tira d'aillems pas
trop mal, si nous en croyons le poète populaire qui a rimé la
sône de Monsieur de 13oisalain. C'est au relour du pardon de
Saint-J ean-d u Doigt (1), lorsq u'ils chem inaient ensem bIc par la
vieille voie gallo-romaine aux pavés sertis de gazon, sous le
doux ciel nocturne du solstice d'été, qu'ils sc fiancèrent,
tandis qu'autour d'eux les lanlads s'allumaient par centaines,
de Plougasnou il Plouégat, de Locquirec au Dourdu, et bril­
laient dans le grand pays sombre. Voici ce que la chanson
nous rapporte de leur dialogue: (2)
(i) Ainsi le disait la note que j'ai consultée, contredite en cela par ce
vers de la 7

strophe: « Le soleil est hall!, le jOllr est clair Jl. Il est
Hai qu'au 23 juin le soleil brille trÎJs lard.
(2) J'ai conservé l'orthographe souvent d6Ieclueuse de M. Lédan. La
Iraduction (sauf celle du IX· couplet) est de notre confrère M. Cui1lan­

- Debonjour dech, va douciq coant,
Va c'harante, va muya c'hoant.
Dezir a meus ha bolonte
E rafemp hon daou amitie.
Gouzout ha c'Iwui a ve contant,
Discleryt pront ho santimant!
( Bonjour, ma petite douce jolie,
Mon amour, le plus cher objet de mes souhaits.
J'ai désir et volonté
Que nous nous unissions tous deux d'amour;
(Mais) èt savoir si vous y consentiriez.
Vite, dites-moi votre sentiment! )

- otrou, emei, va escuzet ;
M'o responto pa c' houlenfet .
Re huel eo ho qalite
Da an/l'en el' {Jomunote.
C'houi zo dijentil a voad Imel,
A verit cao ut eun demezel,
Ha me a zo eur baysantez ;
N'en don na nobl, na bourc'hizez . -
( lvJonsieur, dit-elle, excusez-moi;
Je vous répondrai puisque vous me (le) demandez.
Trop haute est votre qualité
Pour que j e m'allie (à vous).
Vous êtes gentilhomme de haute lignée,
Qui méritez épouser une demoiselle,
Et moi, je suis une paysanne;
Je ne suis ni noble ni bourgeoise. )

III
- Né qet noblicite a glasgàn ;
Nemet 0 cavet, mal' gallan;
o cundui en honestis,
Tremen an amzer en devis,
Ha goude beza priejou ;
Gant an amzer ni a vezo. -
(- Ce n'est pas noblesse que je recherche,
Ce n'est gue vous posséder, sije puis;
Vous accompagner honnêtement,
Passer le temps en (doux) propos,
Et ensuite devenir époux;
Avec le temps, nous le serons. )

- OlT'ou, re a lerit bremà.
N'en dôn quet capabl da vea;
Nac ho gerent, nac ho ligne,
Na ve nicun contant ane
o peje eur bayzantez,
Ne ve na nobl, na bourc'hizez . -
( Monsieur, vous en dites trop à présent;
Je ne puis devenir (votre épouse).
Ni vos parents, ni (les gens de) votre lignée,
Aucun d'eux ne pourrait admettre
Que VOLtS ayez (pour épouse) une paysanne,
Qui ne serait ni noble ni bourgeoise. )

- Na va c' herent, na va ligne
Ne zifero nicun anê;
Hac e vent-y oU drouc-contant,
Me a ranqo cavet va c'hoant.
N'euT' gousqet hecl eun noz n'o coste,
Me 0 CT'Ctyo nobl a [faute.

( Ni mes parents, ni (les gens de) ma lignée,
Aucun d'eux n'y mettra obstacle;
Et se/'aient-ils tous mécontents,
Moi je veux posséder celle que Je désire .
En dormant une nuit à vos côtés,
Jeferai de vous une (femme) noble de qualité. -

- otrou, m'o ped dam lezel bremâ ;
Poent bras eo demp dispartia,
Mazin d'al' [lêr da vid va zud;
Aon bras a 'meus da gaout tabut.
Eru al' poent da bepini
En honestis en em renti.-

( Monsieur, je vous prie de me quitter maintenant;
Il est grand temps de nous séparer,
(Et) que j'aille à la maison rejoindre les miens;
J'ai grand' peur d'être que/'ellée.
Le moment est venu pour chacun
De se rendre (chez soi) honnêtement. )
VII
- An heol zo hueZ, an de a zo sclé,.,
Ne qet poent c'hoas monet d'al' gêr.
Va douciq coant, distroit ouzin,
Eu/' veach c'hoas m'och embrassin.
Entre va div/,ac'h, evellen,
Va douciq coant, en 0 car/en! -
( Le soleil est haut, le jour est clair,
Il n'est pas temps encore d'aller à la maison .

Ma douce jolie, retournez-vous vers moi,
Qu'une fois encore je vous embrasse.
Entre mes bras, ainsi,
Ma douce jolie, j e vous désirerais! )

VIn ,
- Hac e vec'h aze 0 touet din,
Ne alfen biqen 0 credi
Ope carante evidon,
Evel m'ellavarit, otrou.
Carante mal a zo fragil ;
Otrou, c'houi voar hac en 'zo guir. -

( - Lors même que vous me feriez là des serments,
Je ne pourrais jamais croire
Que vous ayez de l'amour pour moi,
Comme vous (le) dites, Monsieur.
Amour d'homme est fragile ;
Monsieur, vous savez que cela est vrai. )

- Va c'harante a zo certen,
A zo evel eur souveren,
A zo evel eur romanis,
Ne scuisfe James e yeonis;
Ha pa ve sec'het ar griou,
E fleuris bepret an deillou. -
( Mon amour (pour vous) est, véritablement,
Est semblable à un souverain,
Il est pareil à un romarin (?),
Dont la floraison (?) ne se lasserait jamais;
Quand bien même ses racines seraient sèches,
Ses feuilles toujours 7'efleurissent. )

- Otrou, m'o ped dam lezel bremâ,
Poent bras eo demp dispartia,
Ma zin d'al' gêr da vid va zud,
Aon bras a meus da gaout tabut ; .
Eru ar poent da bepini
En honestis en eni renti. -

( Monsieur, je vous,prie de me quitter maintenant .

Il est grand temps de nous séparer,
(Et) que j'aille à la maison rejoindre les miens;
J'ai grand' peur d'être querellée;
Le moment est venu pour chacun
De se rendre (chez soi) honnêtement. - )

- A l'ça eta, va mestrez qer,
Ervez a lerit az it d'al' gêr.
C'hoant am boa, qent an disparti,
E rojec'h eun assuranç benac din,
Eur merq de me us 1:0 carante,
Evit soulaji va bue. -
( Ainsi donc, ma chère maîtresse,

Comme vous dites, vous vous en allez chez vous.
Je souhaitais, avant que nous nous séparions,
Que vous me donniez quelque assurance,
Quelque iemoignage de votre affection,
Pour réconforter ma vie. )
XII
- Me ne meus na nerz, na puissanç
Da rêy dêch enep assuranç,
Nemet demeus vafldelite;
Me oc'h assur de me us a ze.
Me garje, evit va goad naturel,
otrou, e vijec'h din qer fldel . -
( Je n'ai ni la force , ni le pouvoir
De vous donner quelque assurance,
Si ce n'est de mafldélité;
De cela, j e puis vous assurer.
Je voudrais. par le plus pur de mon sang, .
Monsieur, que vous me soyiez aussifldèle. -)

XIII
- Disi7'oit aman, va douciq coant,
Ma roin dêch eun diamant,
Eur voalen a bromission,
Poc'h eus decevet va c'halon; .
Laqit-hi var ho tom deo,
Goalen Doue d'or c'hunduo!
( Revenez ici, ma douce jolie
Que je vous donne un diamant,
Une bague de promesse,
Puisque vous m'avez charmé (?) le cœur;
Mettez-là à votre main droite,
(Et que cette) bague de Dieu nous mène! )

Ce soir-là, Monsieur de Boisalain dut regagner son manoir
l'âme en fête, ivre de sentir s'épanouir en lui cette tardive
fleur d'amour dont il avait parlé, poète pour la première fois
de sa vie peut-être, à sa naïve fiancée. L'aveu de celle-ci le
fortifia dans les luttes qu'il dut soutenir contre l'opposition
formelle de sa parenté, si hostile à un tel mariage qu'elle
n'hésita pas à employer les grands moyens pour en rendre
l'accomplissement impossible. M. de la Rogerie, archiviste
d'llle-et-Vilaine, a retrouvé, dans les archives du Palais de
Justice de Rennes, quatre leltres se rapportant à cette affaire,
et dont il m'a très obligeamment indiqué la substance (1).
On y voit (13 février 1726) que les parents avaient obtenu de
l'intendant que défense fût faite aux recteurs de célébrer les

épousailles, et sollicité même une lettre de cachet pour faire
~nfermer la jeune fille. Mais un des plus notables demandeurs,
le marquis de Coëtlogon, ayant appris que M. de Boisalain
avait promis d'honneur le mariage et qu'Anne Le Borgne

(i) Série C, Intendance, 2" supplément (correspondance de ['inten­
dant, série non cotée).

était ~nceinte, venait de se désister de sa requête. M. de
Coetlogon semble avoir été mal renseigné, car le premier des
deux seuls enfants de M. de Boisalain vit le jour seulement
en août 1727, Quoiqu'il en soit, ce désistement eut un efTet
heureux. Le 28 avril, l'intendant mandait à la cour que les
parents avaient renoncé à leur opposition, et qu'il levait en
conséquence l'interdiction signifiée aux recteurs. Un arrêt de
l'officialité de Dol rejeta d'autre part l'opposition de M. de
Keramel, cousin germain de M. de Boisalain, et de son
neveu par alliance M. de Per'enno, en autorisant le futur
époux à passer outre à la célébration de son mariage . .
La cérémonie eut lieu le 4 mai 1726, dans l'église de
Saint Mélar, emplie cejour-là d'une foule inusitée et curieuse.
La petite paysanne, « fille d'honorables gens Charles Le Bor­
gne et Marie Mahé », et sœur par la destinée de ces pastoures,
qui, dans les vieux contes bretons, épousent des châtelains,
des rois, des géants, voire même le Soleil ou « l'Ankou »
devint devant Dieu et devant les hommes dame de Boisalain
et de Botdonn, entra de plein pied dans cette noblesse à quoi
les rêves les plus ambitieux de son père et de sa mère D'au·
raient jamais osé aspirer pour elle. Tout le pays épilogua là-

dessus, depuis Morlaix jusqu'à Lannion. Si M. de Boisalain .
dut être aigrement censuré par la noblesse locale, qui ne lui
pardonnait pas un tel oubli des traditions de sa caste, en
revanche, il eut l'approbation du peuple tout entier, et le
choix désintéressé qu'il avait fait d'une pauvre fille des
champs pour la transformer en patricienne parut digne d'être
célébré en vers. C'est à cet enthousiasme que nous devons la
sône traduite plus haut.
De 30 ans plus âgé que sa jeune femme, l'heureux quin­
quagénaire escomptait sans doule encore quelques belles
années de bonheur conjugal, mais ce bonheur, comme une
fleur d'arrière-saison, se flétrit terriblement vite. Deux ans et
en l'église de Lanmeur s'ouvrait pour recevoir la dépouille
m ortelle de Monsieur de Boisalain, décédé le JO décembre
1728. Les derniers jours, le bref automne du b on gentil­
homme, avaient été du moins ensoleillés par la tendresse de
celle qu'il aima jusqu'à lui sacrifier son orgueil h éréditaire.
Consolé par sa foi bretonne, il s'en alla l'attendre au paradis,
lui laissant deux fillettes, Anne, baptisé~ le Il août 1727, et
Margu erite, baptisée le 20 novemb re 17 28 , moins d'un mois
avant le trépas de son père.
L'aînée paraît être morte en bas-âge, m ais la seconde,
Marguerite Jégou de Boisalain, h éritière de Botdonn, recu eillit
de plus les b elles successions de son oncle de Keramel et de
sa tante du P érenno, et elle fut recherchée en mariage par un
gentilhomme d'excellente maison, Messire Joseph du Trévou,
comte de Bréfeillac, seigneur de Trofeunteniou en Ploujean,

qui passa outre allègrement à la roture maternelle pour faire
sa compagne d'une charmante fille richement dotée .

Anne Le Borgne, dame douairière de Boisalain, est morte
au manoir de Botdonn le 7 janvier 1754, à l'âge de 50 ans.
Elle avait survécu un quart de siècle à son époux, qu'elle alla
rej oindre son s l'arca de armoriée de la sépulture des Jégou.
Son gendre M. du Trévou de Brefeillac, et son cousin M.
de Keramellui rendirent très dignement les derniers devoirs.
Depuis, la vieille église de Saint Mélar a été refaite de fond
en comble, et les tombeaux qu'elle abritait n'existent plu s.
Le souvenir des destinées peu communes de la petite m eu­
nière lanmeuroise s'est également évanoui des mémoires
populaires, et rien ne nou s ferait plus connaître sa romanes­
qu e aventure, si M. Lédan n'avait eu la bonne inspiration de
transcrire pour nous, dans l'un de ses manuscrits bretons, la
jolie sône de Monsieur de Boisalain.

1. LE GUENNEC .

181 -
DEUXIÈME PARTIE

Table des Mémoires publiés en 1923

PA.GES
1. Quelques notes sur le célèbre centenaire Jean
Causeur, par DAlllEL BERNARD. . . . . . .. 3
II. Vieilles chansons bretonnes : II. La chanson de
Monsieur de Boisalain, par 1. LE GUENNEC . " 8
III. Archives du château de Kerjean-Mol . . . . .. 24
IV. L'expansion romaine dans le Sud-Ouest de l'Ar­
morique, par le D' PICQUENARD [1 planche]. 49, 124
V. Quatrième campagne de fouill es préhistoriques
dans le Finistère (1922), par l'abbé FAVRET, le

commandant BÉ:\'ARD, G. MONOD [7 planches]. 83
VI. Cinquantenaire de la Société archéologique du
Finistère. Discours prononcé li. la séance du
28 juin 1923 par H. WAQUET . . . . . : . '. 98
VII. Discours prononcé à la ca thédrale de Quimper le
lundi 9 juillet 1923 par Mg' DUPARC, évêque de
Quimper et de Léon . . . . . . . . . . . . 1 H
VIII. La Société archéologique et la préhistoire: Etude
rétrospective par H. LE CARGUET et le chanoine
ABGRALL.. . . .

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