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Bulletin SAF 1922


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Vieilles chansons bretonnes : I. François de Coëtlogon prieur de Kernitron

L. Le Guennec

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Société Archéologique du Finistère - SAF 1922 tome 49 - Pages 26 à 32
VIEILLE S CHANSONS BRETONNES

FRANÇOIS DE COËTLOGON, PRIEUR DE KERNITRON
M. Waquet nous a entretenus, il. la séance 'de mars 1921,
de Mgr François de Coëtlogon, évêque de Cornouaille de

1668 à 1706, créateur de ces beau x jardins de Lanniron si
complaisamment et si verbeusement décrits par le bon
poète-médecin Nicolas de Bonnecamp . Je voudrais aujour­
d'hui signaler à la Société Archéologique un autre François
de .Coëtlogon , d'ailleurs très prochement apparenté au dis-

tingué prélat, puisqu'il était son propre oncle paternel et
probablement son parrain.
A la fin du XVIe siècle, la branche des Coëtlogon il.
laquelle ils appartenaient l'un et l'aut!'e, ne faisait pas, il.
beaucoup près, aussi brillante figure qu'on pourrait le croire '
en lisant le pompeux dithyrambe de Bonnecamp . Ellehabi­
tait en Plouigneau, près de Morlaix, le manoir d'Ancremel,

isolé comme une oasis au milieu d'immenses landes stériles,

près du ca.mp romain de Castel-Dinan, dont les rem parts de
terre mi- éboulés et l'imposante motte prétorienne dominent
à 60 mètres d'altitude la sauvage vallée du Douron. L'héri­
tière du lieu, Aliette Le Rouge, avait épousé en 1513 René
de Coëtlogon, sieur de la Gaudinaye, qui fut capitaine de
Modaix en 1515; il laissa cette charge il. son fils Noël de
Coëtlogon, marié en 1562 à Françoise de Goezbriand , qui
eut le désagrément, en mars 1590, de voir sa maison d'An­ cremel pillée par les ligueurs morlaisiens et d'être enfermé
lui-même, comme prisonnier de guerre, dans les geôles du

château où il avait naguère commandé. Sa mise en liberté
lui coûta 'me rançon de 1500 écus .

Son fils aîné François de Coëtl'Jgon reprit un rang plus
élevé en héritant, avec le titre de chef de nom et d'armes,
la belle vicomté de Méjusseaume près Rennes. Il épousa en
1595 Marie de la Lande, . dame de Kervégant en Plouze­
lambre. Ils eurent plusieurs enfants dont l'ainé, marquis de
COëtlogon en .1622, conseiller au Parlement · de Bretagne,
fut père de l'évêque; un autre de leur fils, prénommé Fran­
çois, et qualifié tour à tour de sieur de Kervégant ou de La
Gaudinaye, est le personnage qui nous occupe.
Fermons maintenant les recueils généalogiques et ouvrons
encore une fois la précieuse collection des Gwerziou Breiz­
Izel pou l' en détàcher une pièce, dramatique iL souhait, beau
type de ces vieilles ballades d'autrefois, émouvantes de
sobriété, de sincérité presque brutale, d'art inconscient et
naïf. C'est la gwerze de Kervégant et des Tourelles, fameuse
dans la région de Plestin (1). Elle nous reporte au temps de
Richelieu, des duels féroces, des rencontres sans merci,

contre les protagonistes desquels le grand minü;tre dut sévir
avec une si impitoyablè sévérité. Les deux héros en sont
deux gentilshommes iL la chanoine Moreau,jeunes,gaillards,
de sang bouillant et d'humeur chatouilleuse. Ils fêtent
ensemble Bacchus et Vénus, comme nous l'apprennent les
premiers vers de la ballade:
Kervégant et des Tourelles
Sont amis depuis longtemps,
Sont depuis longtemps amis,
A u sujet du vin et des filles.
Des Tourelles habite le manoir de Lézormel en Plestin;
il se nomme Adrien de Lézormel; c'est l'héritier présomptif
du lieu, et, en attendant de succéder principalement et
noblement à son pére Guillaume de Lézormel, encore
(1.\ V. Gwerziou Breiz-Izel, t. fer. J'en ai une autre version un peu

vivant, il prend le titre d'une seigneurie située en la paroisse
de Lannédern. Kervégant, lui, réside au manoir du même
nom, en Plouzelambre, à 5 ou 6 kilomètres à peine de la

demeure de son camarade;

Un beau jour, Kervégant se présente à Lezormel, plus

paré, mais moins fringant que de coutume. Il ne s'agit po.int
d'aller à Lannion goûter le cidre nouveau de Keralsy . . ou
danser la dérobée avec les jolies pennerez au pardon de

Locquémeau. La question est plus grave. S'il vient trouver
son ami, c'est pour le prier d'être son avocat et son second
dans une affaire d'où dépend le bonheur de sa vie: « Ac.,.
. compagne-moi au manoir de Leau. Pour me demander
la jille aînée. Ne sois pas traître à mon égard. C'est
, bien pour moi qu'elle sera demandée.» .
Le manoir de Leau (Maner an Dour) s'appelle en réalité
La Rivière, mais le poète breton lui donne son nom popu-

laire. Il est situé en la paroisse de Tréduder, à l'autre extré-
mité de la Lieue deGrève. Des Tourelles accepte la mission,
s'apprête, s'arme, monte' à cheval, . et tous deux cheminent

botte à botte sur la vieille voie mi-ensablée au long de
laquelle, trente ans plus tôt, la célèbre brigande Marguerite
Charlès et les frères Rannou ses com pli ces guettaient les
voyageurs isolés. Ils passent au pied du colossal Roc'b­
Hellaz, puis s'engagent dans la coulée verdoyante où
s'abri te, près d'un ruisseau jaseur, le paisible manoir de la
Rivière. Les voici dans la salle d'honneur, devant le maître
de céans. Des Tourelles, sans !:j'attarder en compliments et
précautions oratoires, va droit au but: « Où est lajille

aînée, que je ne la vois? Je viens la demander pour cet
homme. }) Impossible de s'exprimer plus brièvement, et sans
doute le poète a-t-il voulu montrer que des Tourelles avait

certains motifs de trouver la mission déplaisante.
M. de la Rivière répoDd, lui aussi, saDS le moindre détour:
« Si c'est pour cet homme·là Que vous la demandez, -

Des Tourelles,vous serez refusé. Si vous l'aviez deman­
déepourvous, Monsieur,vous l'auriez eue sur le champ.
La péremptoire franchise de Gette réplique, aussi blessante

pour Kervégant que fiaHeuse pour son compagnon, dut
consterner l'un et quelque peu gêner l'autre. Le prétendant
se raccroche il un suprêmé espoir; il exprime le désir que la

jeune fille vienne elle-même prononcer sur son sort. MIle de
la Rivière descend l'escalier de la tourelle et entre dans la
salle, mais c' est pour asséner un dernier coup, et combien
'cruel! aux rêves de bonheur de ' l'infortuné: Cl Prenez

garde, mon père, à ce que vous avez fait. Pour Kervé-
gant, Je n'en véux pas! J'aime mieux des Tourelles
Que Kervég(Lnt avec tous ses biens.
Par une réaction inévitable, chez le prétendant éconduit la
fureur succéde il l'abattement, et cette fureur se tourne contre
l'ami perfide et trop heureux qui vient d'entendre il sa barbe
d'aussi signifi~atifs aveus. Blême de rage Kervégant se lève
brusquement, saute sur son cheval et s'enfuit pour allerrumi­
ner sa vengeance. M. de la Ri viére veut retenir des Tourelles
il souper, mais celui-ci décline l'invitation; sa sœur aînée
l'attend il Lézormel ; il lui a promis de rentrer avant la nuit;

il s'excuse donc, prend congé et s'en va vers son destin.
En arrivant sur la Lieue de Grève, il aperçoit de loin, au

pied du Roc'h Hellaz, un groupe de cavaliers immobiles, se
détachant en noir sur les rougeurs tragiques du couchant

d'octobre. Il reconnaît Kervégant ~t ses gens; pris entre le
rocher et la mer, force lui est d'avancer. Son ex-ami s'ap­
proche et lui lance une injure il la face. « Je savais, depuis
bien longtemps, que des Tourelles était un traître! Des

Tourelles répond, avec une fierté calme: « Jamais de ma

vie, je ne fis traîtrise, Et Jamais n'en ferai, m'est avis » . .
Kervégant riposte par une provocation :« Si tu n'es traître
comme tu le dis, Tu viendras Jouer un coup d'épée! ».
Des Tourelles veut laisser il son adversaire le temps

d'apaiser cette jalousie folle qui l'enfièvre. Il refuse le
coup d'épée proposé, alléguant que sa sœu r l'attend à
Lézormel. Alors Kervégant l'outrage d'un mot contre lequel
l'orgueil du ger::tilhomm e va infailliblemènt se cabrer: « J e
savais depuis bien longtemps Que des Tourelles était un
lâche!» Cette fois, l'épée de des T ourelles jaillit d'elle­
même du fourreau et croise celle de son ennemi. Le duel s'en­
gage : les lames d'acier se lient et s'entrechoquent, cher­
chant les poitrines; mais les spadassins de Kervégant en
profitent pour tourner des Tourelles et l'assaillir honteuse­ ment par derrière. Frappé entre les épaules d'un coup mor­
tel, le malh eureux tombe la face en avant. Les meurtriers
remontent à cheval et disparaissent.
Le bruit du combat a attiré un autre noble de Plestin,
Hamon de Locrenan, qui chassait dans les taillis de Lan­
carré. Il s'agenouille près du blessé, dont le sang rougit le
sable de la g rève, et lui soulève la tête : « Si tu es des Tou­
relles, f ais-moi quelque signe Afin gue je cherche un
prêtre pourtonâme.)J Le moribond sent que sa vie s'échappe,
et que le prêtre viendra trop tard. Il fait il, Locrenan quel­
ques recommanda tions pieuses, le charge d'aller à Lézor­
mel avertir sa SŒu r, puis il rend l'âme. Locrenan galope vers
la demeure de l'assassiné. La demoiselle, apercevant un
cavalier dans l'avenue, dit à la cuisinière : « Mets la broche
au Jeu, J e vois mon Jrère qui vient souper, et L ocrenan
devant lui . )) Mais le messager de malheur arrête d'un mot
ces préparatifs hospitaliers: Ne mettez pas la broche au
Jeu, des Tourelles est mort!· N'ayez pas de j oie de me
voir, le seigneur n'est plus. I l est là-bas sur la Lieue de
Grève, étendu sur la bouche.
Cette terrible nou velle brise les forces de la pauvre femme;

elle reste anéantie, et, selon le lieu commun des chanteurs

en tel cas, elle est tombée trois J ois à terre. Elle ordonne

jeune frèr, e chéri. « Dur eut été le cOlur qui n'eût pleuré -
De quiconque eut été cl la Lieue de Grève En la voyant
embrasser le corps mort, et l'arroser de ses larmes. n
Ainsi se termine, dans le sang et les pleurs, la vieille
gwerze bretonne de Kervégant et des Tourelles. Au récit du

poète, les registres paroissiaux du Plestin apportent une

. formelle et précieuse confirmation . « Monsieur des Tou­
relles fut tué auprès de Roch- Guellaj par un des en1!antz
de Monsieur Ancremel, appellé Monsieur Godinné, le sep­
tiesme jour d'octobre 1624 ». Je dois cette note à la grande
amabilité de notre confrère, le comte de Rosmorduc. Adrien
de Lezormel, né à Plestin le 21 décembre 1600, n'avait donc
point encore 24 ans lorsqu'il périt si lamentablement. Quant
à Monsieur Godinné, on ne peut y voir, malgré l'absence de
particule, que François de Coëtlogon, sieur de la GaudinaJJe,
qui habitait le manoir de Kervégant et auquel, selon l'usage
de nos campagnes, les paysans attribuaient le nom même
de sa demeure: an otro Kervegant.
Le poète populaire a plus tard rimé sa ballade d'après ce
qu'on racontait, dans les paroisses avoisinantes, de ce
triste événement. Mais la tradition locale se trouvait
en défaut sur un point pourtant essentiel. Adrien de Lezor­
mel n'était plus « un jeune homme à marier n, et des avan­ ces comme celles qu'~n lui fait recevoir du seigneu r de la
Rivière et de sa fille devenaient sans objet. Il avait épou::;é,
l'année même de sa mort, Jeanne de Kergroadez qui,
demeurée veuve sans enfants, convola en secondes noces, à
Garlan, en 16:12, avec Jean de Kerguiziau, sieur de Kerscao.
On voit 'donc que l'animosité de François de Coëtlogon à

son égard avait reçu une fausse interprétation. Que se
passa-t-il en réalité? Les documents manquent pour le
découvrir. Peut-être la démarche tentée par des Tourelles
près de M. de la Rivière a-t-elle véritablement eu lieu, et c'est
parce qu'elle reçut un accueil décourageant que Kervégant

accusant son ami d'avoir trop mollement plaidé sa cause,
lui voua une haine mortelle. D'autre part, il est probable
qu'il n'y eut pas guet-apens, mais duel dans des conditions
de loyauté acceptables, car la famille de Lézormel semble

n'avoir point poursuivi en justice le meurtrier. François de
Coëtlogon reçut d'ailleurs de cette sanglante équipée une
impression qui imprima à sa vie, jusque-là oisive et désor­
donnée, une orientation nouvelle. Le remords d'avoir tué
son ami, d'avoir précipité une âme dans l'inconnu redouta­
ble de l'éternité, l'incitèrent au repentir et à l'expiation. Il
entra dans les ordres, devint prêtre, et était en 1635 prieur
de l'église de N. D. de Kernitron à Lanmeur. Il devint plus
tard chanoine de Tréguier et archidiacre de Plougastel,
charges auxquelles il ajouta quelques autres bénéfices, dont
il semble avoir laissé une partie, entre autres le prieuré de
Kernitron, à son neveu le futur évêque de Cornouaille.
Lorsque l'abbé de laGaudinayese rendait de sa collégiale '
à son prieuré, la route qu'il devait suivre passait à l'endroit
même où était tombé des Tourelles, et on se figure volon- .
tiers le meurtrier repentant s'agenouillant chaque fois sur

le sable qui avait bu le sang de sa victime, devant la croix

commémorative qui réclamait les prières des passants.
Là, il revivait par la pensée le drame déjà lointain de la
Lieue de Grève, il déplorait son homicide, il demandait à
Dieu pardon et apaisement. On croit le voir aussi prosterné
sous les voütes romanes de Kernitron, s'absorbant en lon­
gues oraisons pour l'âme du défunt, ou desservant lui-même,
avec une ferveur spéciale, les trois messes que des Tourelles
mourant avait fondées dans cette église. L'épitaphe deMgr de
Coëtlogon se termine, comme nous l'a rappelé M. Waquet,
par cette invocation: Souvenez-vous, Seigneur, de sa man­
suétude. Il faut souhaiter qu'on ait pu lire, sur la dalle
tumulaire de son oncle: Souvenez-vous, ~eigneur> de son

repentir!
L. LE GUENNEC.

136
DEUXIÈME

PARTIE
Table des Mémoires publiés en 1922
1 Sur l'étude de la civilisa tion préhistorique armori­
caine, d'après ses monuments, par ALF RED
P AGES
DEvou'\, . . . . . . . . , . . . . . . " 3
II Élie Fréron,d'après un livre récent, par 1. LAGRIFFE 20
III Vieilles chansons bretonn es : I. François de Coëtlo-
gon, prieur de Kernitron, par L. LE GUENNE C. 26
IV Le bouton breton, par E. CHARBONNIER . . . ., 33
V Troisième campagne de fouilles en pays bigouden ,
par le commandant BÉNARD, l'abbé FAVRET,
GE ORGES A. - 1. BOISSELIER, GEOR GES M ONOT
[2 planches]. . . . . . . ' . . . . . . . .' 37
VI Les sépultures à coffrets et la chapelle Saint-Gilles
en Bénodet, par 1. OGÈs . . . . . . . . .. 51
VII Les anciens manoirs des environs de Quimper,
par 1. LE GUEN 'EC (suite) . . . ' . . . . 57, 11 7
VIII Le chemin du « Tro-Breiz )) entre Quimper et Sain t·

Pol· de-Léon, par le chanoine ABGRA LL et 1. LE

GUENNEC r 1 planche] . . . . . , . . . . . . 65
IX Le Cap Sizun à l'époque néoliLhique, par H. LE
CARGPET. . ..... , , .. , .... , 99.
X Quimper au XVIIIe siècl e. Notes et documents (II),
par DANIEL BERNAR D,

105

Quimper, - Imp. Mm . BARGAIN & C" , 1, Rue Astor et Quai du Stéir