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Bulletin SAF 1920


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Plaidoyer pour la chapelle des bergers

C. Vallaux

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Société Archéologique du Finistère - SAF 1920 tome 47 - Pages 187 à 199

POUR LA

--~) Qi-Co ( .

Elle est petite et pauvre. Ses pierres lépreuses, moussues
et parfois disjointes accusent la fatigne des ans. Elle est, à
derrii-enfoncée dnn:-; le .sol, comme pour s'abriter un peu

contre la terrible poussée des vents d'ouest. Mais, de la
crête où elle est placée, elle domine une grande partie de la

Bretagne intérieure.' Car elle couronne, sans le déparer, ~e

Mont de Brasparts qui s'appelait jadis la Motte de Cronon,

, et qui s'élève au-dessus. de la mer plus que tout autre point

de la Bretagne. 391 mètres, ·c'est bien peu de chose. C'est
assez pourtant, dans cette Bl'etagneondulée, non loin de
l'immensité rase de l'Atlantique et de la Manche, pour

donner l'impression de l'altitude. En géographie comme

aille'urs, les chiffres trompent souvent. .Je connais des Alpes
de trois mille mètres qui sont insignifiantes; personne ne
s'yanète et ne ';-:j'y arrêtera jnmais. Ce n'est pas le cas du

Mo.ut Saint-Michel de Brasparts. Le Mont et sa chapelle

ont une · et . même plusieurs significations profondes. Ces

significations les lient étroitemeilt l'un à l'autre. Sans le
. Mont, la chapelle ressemblerait, tJ'ait pOlIr trait, à des
. centaines d'autl'es éparses sur le sol breton. Sans la cha­
pelle, le Mont ne serait qu'un point de triangulation et un

des sites pittoresques de la Montagne d'Arrée, qui contient
tant de beaux sites. .

188

Ce lieu est sacré pour les fidèles. Il l'est aus~i, ou doit le
devenir, pOlir les incroyants qui savent et qui comprennent.
Il est un de ces points d'élection ou l'lmngination de
l'homme moderne aime projeter des lueurs sur le passé
obscur de la terre, ainsi q1le sur le passé presqlle aussi
obscur, quoique bien plus récent, de notr·e race. On y sent
palpiter 'la vie m'ystérieu~e de la nature, mêm~ réduite à ses
formes les plus austères et les moins brillantes. On y sent
aussi les restes d'une vieille histoire qui n'est écrite nulle
part, ni dans les chroniq1les, ni dans les livres. Cette
histoire ne survit que par des légendes flottantes dans la

. 'mémoire populaire, par de vieux comptes jaunis et par des
bou, ts de pap'iel' d'archives. Elle n'est pas moins attachante
. pour cela. .
Raser la chapelle, découronner le Mont, même , dans le

but le plus louable, ... ceux qui aiment et qui sentent
vraiment la Bl'etagne auront la plus grande peine à admettre

que . ce soit autre chose qu'une profanation. La beauté et
l'harmonie du paysage ne sont pa~ moins respectable· s que
celles des monuments consacrés par l'admiration de..,
hommes. Les titres de la race bl'etonne; symbolisés par les
'vieilles pierres ou..flottant dans l'âme même des choses, ont

droit aux mêmes soi ns de vénération qüe les statues, les
armures oU les parchemins recueillis par nos musées .

Le touriste qui ne voit qu'une î'ois~ au passage, la butte
de Saint-Michel et la Chapelle des Bergers, .même baignés
de lumièt'e, ne se doute pas des appareil ces variées, et

toujoul's attrayantes, dOllt les pare tour à tou r le cycle des
saisons bretonnes.
Le Mont Sai:lt-Michel est un dôme aux formes loul'dcs,
isolé au milieu de la lande. Au nord, à 1'ouest et au · sud

' - 189 - .

ondulent des moutonnements semblables de la Montagne
d~Arrée; çà et là, ils sont déchirés, sur leur flanc ou à leur

som:met, par les feuillets des schistes, plaqués les uns sur
les autres avec leurs franches - aiguës, ou par les masses

démantelées des quartzites en forme de r.uines A l'est du
route de Quimper à Morlaix, s'abaissent jusqu'à· la vaste
cIvette tourbeuse des Marais de Saint-Michel, égouttés par
- la délicieu:se rivière ' de l'Elez, qui bondit un peu plus loin
sur ie3 grosses boules granitiques de Saint-Herbot.

Sous tous les ci.els, j'ai vu ce paysage ,; chaque fois les
nuages et - le soleil lui donnaient un attrait nouveau, sauf,

bien entendu, lorsqu'îl s'évanouissait dans la brume glacée
-ou 'derrière I - e manteau 0"paque - d'un crachin ruisselant
pendant des heu res.
Par une fr6ide j0urnée de février, le Mont Saint-Michel
et son voisin, le Menez Cador, étaient tout couverts de
neige. Ils faisaient deux masses de 'blancheur nettement
découpées sur -le fond noir d'un ciel tout cinglant de bise.
En :mai, au contraire, sous l'azur étincelant de lumière,
- et sous le souffle de la ·brise d'est qui faisait passer de longs
frissons dans les herbes et dans les fleurs de la lande, le
. Mont perdait un peu, sous le refl- et du soleil, la netteté de
son image.; il perdait aussi un peu de sa majesté solitaire, '
au profit du mond-e de buttes et de rochers qui lui fait
cortège, sur l'îmmense cercle inscrit entre Saint-Eloy,
Brasparts, Huelgoat et Plounéour-Ménez .

. L'effacement des ligl).es d'horizon, dans une sorte d'estom-
page de lumière, est encore plus sensible sous les 10uTdes

chaleurs d'août, lorsque la coupole ~étincelànte sem ble peser
sur la . teTre au point d'y écraser le relief et - de fondre
ensemble les paysage~. Mais le ciel gris et perlé d'automne
redonne au - Mont, li sa chapelle et à ses satellites leur indi­
vidualité vigoureuse. Vers l'heure du couchant, 10rsqu~une

- ' 190 --

longue bande rouge dissip. e les nuages de ·l'horizon occi-

dental, et lorsque les rayons du soleil à demi disparu glissent
sur la terre presque au ras du sol, la masse du Mont Saint-

Michel paraît plus imposante, et le clocheton de la Chapelle

des. Bergers se détache plu~ nettement sur le ciel assombri .

Ceux qui n'ont pas vu · ce paysag i~ sous un ciel froid
d'hi ver, ou a la lumière décrois:5ante d'un couchant d'octob,'o, .
ne le connaissent pas dans toute sa beauté .

Que dire du tour d'horizon que l'on peut contempler .
la-haut, par terpps clail", du rebord de pierres sèches qui
. ceiriture la chapelle? C'est, d'un côté, la pointe de Bretagne
à demi-noyée dans l'Atlantique, et, de l'autre,. toute la

Cornouaille intéeieure, jusqu'a la Montagne Noire et JUSqU'DU

plateau de la Forêt de Quénécan~ qui il quinze lieues limite
la vue vers l'esL . . . '
Ah ! comme vous aviez raison, Cari:lbry, intelligent et
enthousiaste délégu.é du Comité de Salut. public, vous ':Il. li
avez révélé à la Feance ce coin unique de vieille France ct

de vieille Bretagne, comme vous aviez raison de vous irriter

contre le municipal de La .Feuillée qui vous accompagnait

au~ Monts d~ Arès (ainsi écrivait-on alors), parce qu'il vous

distrayait de votre contem pla tion et de vos spéculations
pittore~ques et géologiques

en essayant de tuer des lapi ns

a GOUps de pierre ! Et lui, le mutiLci pal, il était aussi de

rnauvai. se humeur contl'e vous, car il ne pou vait corn prendre

. qu'on allât aux Monts d'Ar, ès pour . aut-l'e . chose que pour
. chasser des lapins .. ·. . . .

Lorsque je suis allé pour la prcmière fois au Mont Saint-
Michel et à la Chapelle des BergeJ's, à peu prè~ un siècle

après Cambry, aucun municipal ne m'accompagnait. Mais

lA paysage s'était humanisé; . je dirai qu'il s'était huma-
nisé d'une inanièl'e parfois regrettable~ Du haut du Saint-
Michel, Cambry ne voyait aucune route; il, peine quelqucs

pistes à peu près. indistinctes; et il n'y voyait aucun

191

établissement humain jusqu'aux chaumines clairsemées de
Botmeur et de BrAnnilis. Pour moi, je voyais les larges
destiins des belles chaussées tracée~ depuis Cambry; une
d'elletï contourne le pied même de la Butte, à cent metres

ail-dessous de la chapelle. Là, àu point où s'amorce le dur
sentit!I' en zigzflg, on venait de construire une auberge
solitaire; plus loin, quelques petits gl'oupes de maisons
piquetaient la lande, témoins du tenace. effort humain sur
. cette âpre terl~e: Plus tard, j'ai revu l'auberge entourée d'un
bouquet d'arbres, pre~que solitaÎl'(', lùi aussi, dans ce pays
dénudé; les aiguilles des pins ne cessaient de s'entrechoquer

et de bruire au vent de la lande, avec laquelle 'ils s'harmo-
nisent si bien : nouvelle œuvre humaine qui a enrichi le
paysage, comme la Chapelle des Bergers l'avait enrichi
elle-même, et qui en a fait un tout d'une si belle ordon-

nance, 'qu'on se sent enclin lit pardonner aux routes et à

l'auberge.

Nous sommes, de toutes les manières, plus favor·isés que

Cambry. Pour lui, le sol qu'il foulait était une énigme à peu ..

prè~ fermée. A pèine épelait-on de son temps les premières
lignes de l'histoire d'l globe. Aujourd'hui, nous pouvons en
feuilleter au moins quelques pages. Voilà une quarantaine
d'années seulement que commencent à s'élucider la compo­
sition du sol, le mécanisme de la formation des terrains et
ceiui de leur dissociation séculaire dans la Montagne

d'Arrée.

.. L'ingénieur' de Fourcy~ qui parcourait le pays, la boussole
à:" ta inain, un' demi-siècle après Cambry, savait encore bien
. peu de chose. Il attribuait au granite, enfoui sous la tourbe
. de' :; marais de Saint-Michel ou recouvert par les forêts du

HtH:~lgoat, une importance excessive qui l'empêchait de voir

" celle des revêtements ' gréseux et schisteux du pli d'Arrée,

...- 192- _ .

dont le Mont Saint-Michel fait partie. On considérait alors

le granite comme la première croûte de consolidation du
globe à peine refroidi, au sortir de l'état nébulaire .. On
C1'oyait que les boursouflures et les bouillonnements grani­
tiques avaiGlnt fait surgir toutes les vieilles montagnes. On.
ne connaissait pas encore la pa3sivi~é du granite,
Dt plus, Fourcy et · son contempo, rain .. et compagnon.
d'études,. Dufrénoy, ne soupçonnaient guèl'e la complexité
du sol breton ; ils ne pouvaient dOlIC pas avoir l'idée: des
forces de laminage et de pression qui ont frappé en relief
vigoul'eux, au cours des temps primaires, cette vieille mé­
daille d'.Arm·orique dont les lignes à demi effa~ée~ se distin­
guenttoujours, souvent .en. creux ce qui était en. saillie,
et en saillie ce qui était en creux,' .' . mais peu importe,
Consultez la carte géologique du Fi,nistère de FOllrcy et de
Dufrénoy, Comme la reconnaissance: du sol breton y paraît ~
e~core élémentaire, presque embryonnaire! .
Ce sera la gloire de Charles Barrois d'avoir fixé pour tou­
jours, depuis trente-cinq ans bientôt, les lignes essentielles
de la géologie armoricain:~. Il reconnut la passivité du gra-

nite et discerna, au contraire, l'énergie violente des forces.
qui avaient poussé les uns contre les autres, comprimé et
laminé, au cœur de la Bretagne, le~ schistes, les grès et l · es·
sédiments anci.ens, souver.t métamorphi5és au point d'être
méconnaissables, Il reconstitua les voûtes et les creux de's
anciens plis; il put se rendre compte des masses énormes
que l'érosion de Fair et des eaux avait fait disparaître,' Le
Mont Saint-Michel et les plis d'Arrée apparUl'ent alOl's av.ec

leur vrai caractère : pans de. murs 'ruinés ju~qu'aux fonda-
tions, J'acines de vieilles montagnes, usées a force de recu­
lement prodigieux des âges, mai.s r.estes tout de m.ême
impos'ants par le souvenir du puissant relief qu'ils· rapp. eIlenL
Barrois évaluait . à mille mètres au. -dessùs du, ni veau actuel

. la hauteur moyenne de la Montagne d'Arrée des temps pri-

-193

mail'es, La géologie confirme donc pleinement au Moùt
Saint-Michel les titres de noblesse que lui vaut la grandeur
sévère de son paysage. L'œuvre de destruction du relief s'est
ralentie, à mesure que disparaissaient les roches tendres,
que Its formes du terrain s. e modelaient et que· les parties
les plus dures du sol, . schistes lustL'és bleuâtres ou rouge .
de sang, grè5 armoriçain compact, quartz saccharoïde in-
crusté. de cristal de roche demel1raient en saillie. La Mon
tagne d'Arrée a encore de longs siècles à vivre. Si l'histoire
passée du M.ont Saint-Michel se perd dans l'infini des âges,
il a devant lui, dans l~ forme régulièl'e de son dôme assis

sur le E'ol breton, un avenir aussi prodigieusement étendu.
Il a vu naître la race humaine; il la verr.a mourir. Depuis
longtemps elle sera é.teinte, tandis que le Saint-Michel do_
minera toujour.s la brousse bretonne redevenue solitaire, ou
peut-être même un sol de pierre tombé aux froids de l'espace .

La Chapelle des Bergers, q.uicouronne le Mont Saint­
Michel en ~'har 'monisant si merveilleusement aVèC lui, ne
saurait contenir, puisqu'elle est une œuvre humaine, ni tant ;
de passé, ni tant d'avenir que le majestu. eux dôme qui la porte.
Pourtant, elle participe en quelque manière à l'éternité du
Mont, elle en est à nos yeux inséparable, parce qu'elle est-la.
première marque collective, pO:5ée sur le Mont, de ce que Hegel.

appelait le « soleil de la conscience» : disons plus simple-
ment que c'est elle qui a humanisé le Mont, en y implantant
le témoignage des efforts de colonisation et d'établissement
faits . par nos ancêtres. Avant sa construction, on ne sait
que fort peu de chose su.r la vie des hommes dans le Pays

de Cronon où elle s'élève. Avant elle, e'est la nuit et ·le si- .

lence. C'est par elle que l'homme a vraiment pris possession ·
de la Montagne d'Arrée, avec· une forme d'existence· qui a

194 " F

duré deux siècles, l'existence pastorale. La chapelle fut le
centre de réunion des pâtres de moutons: des centaines de
pâtres, des milliers de moutons. Elle fut et resta longtemps

la Chapelle des Bergers. .
. On peut admettre que vers le XVle siècle, dans la Br'etagne
encore mal peuplée (elle devai t demeu rer j Ilsqn'au xvm

siècle

bien moins peuplée que la Normandie), les grandes landes

infertiles de l'intérieur, bien plus étendues qu'aujourd'hui,
étaient encore à peu près ou complètement désertes. C'étaient
comme de vastes marches-frontières qui séparaient les uns
des autre~ les petits pays breton:5. L'imagination populaÏt'e
peuplait ces marches de légendes fantastiques et effrayantes .

« Montagne \) et « lande inculte» avaient le même sens,
alors comme aUJourd'hui, et à plus juste.titre qu'aujourd'hui.
Il y avait seulement sur l'Arrée des pi~tes à peine tracées,
en montagnes russes, où passaient les chevaux de charge .

J'imagine qu'au déclin du jour, à l'heure de pénombre où les
silhouettes des buttes et des rochers prennent un air mysté­
rieux etmême menaçant, les voyageurs attardé~ hâtaient

l'amble de leur monture, tout en songeant aux âmes des

trépassés dont le souvenir flottait dans les bl'Umes du soir
et dans la barre rouge du couchant. Car la lande bretonne
connaît, tout autant que la mer bretonne, la poésie de la
mort. ·C'est la marque propre mise par la race celtique sur
son sol et sur ses mers (voir Dottin et Le Braz) .

. Lorsque lapopulation de la péninsule commença à s'ac-

croître~ les paysans s'attaquèrent, sur les franges des lignes
rocheuses et sur les pentes' des vallées, aux immenses friches

de la Montagne; mais ils eurent toutes les peines du monde

ày mordre. Le Pays de Cl'Onon et le Mont Saint-Michel
demeurèrent toujours indemnes, à. peu de chose prè:o; ; ils

étaient au centre du plus vaste sy::;tème de marais tourbeux,
. de landes et de rochers qui existe dans la presqu'île. Le::;

serpes et les houes des défricheurs ne pouvaient arriver jus-

- 195

qu'à eux. Seulement, de pl~ce en place et de temps a autre,
des nuages de fumée s'élevaient sur la lande. C'était le

brûlis ou écobuage : seule manière d'arracher parfois de
maigl'es moissons de seigle ou d'avoine à ce sol ingrat. On

brûlait les herbes, on égratignait le sol, et dans la terre un
peu fertilisée par les cendres on jetait une semence qui rendait
peu. Encore ne fallait-il revenir au même endroit que de
trè~ loin en très loin. Terres d'écobuage, voila comment les
anciens documents qualifient ces landes, quand il leur arrive
d'en parler. .

Les travailleurs qui venaient écobuer dans la Montagne
d'Arrée étaient, le plus souvent, de pauvres ouvriers agri­
coles originaires des villages voisins. Voisins, si l'on peut
ainsi parler: car, pour te Mont Saint-Michel, les maisons
les plus proches étaient a plus d'une lieue. L'espace ne man­
quait pas; les travailleurs, presque tous des pent!Jery ne
songeaient guère a se l'approprier. Cependant, des disputes
durent éclater entée gens de villages différents. Alors, on
s'accorda pour délimiter sur la Montagne de vastes zones

affectées aux différents villag'es ; entre les zones, on traça

de longues démarcations, sous furme de muretins en pierres
sèches avec de petites douves. Ainsi naquirent .les pro­
priétés collectives de village dont quelques traces se prolon­
gèrent jusqu'à nos jours, notamment sur le Mont Saint-

Michel et dans les landes de Cronon, qui sont encore en
communaux.
Les grands domaines seigneuriaux et ecclésiastiques, qui

s'étendaient si loin en Léon et en Cornouaille, de chaque
côté, de la Montagne, essayèrent aussi de s'emparer de la
Montagne elle-même : si infertile qu'elle fût, elle paraissait

une terre sans maître et facile à annexer. Une commanderie
de Malte, établie à La Feuillée, fit son pré carré dans les
fraîches prairies et dans les bonnes terres de cette paroisse,
jusqu'aux. grès stérile de la Montagne.M. Bourde de la Ro-

o -196

gerie a retrouvé la trace de pièces d'Oultrellé

c'est-à-dirE
au delà de l'Elez, que l'abbaye du Relec, en Plounéour-

Menez, possédaIt sur le territoire de Saint-Rivoal et sur
les pentes du Saint-Michel. Vers 1677, époqlle de la cons­
tmction de la chapelle, les tenes de l'abbaye de Daoulas se
prolongeaient vers l'est jusq1l'à la Roche aux Loups (RocYh-

ar-Bleiz)y près de Bodenna, à deux kilomètres à l'ouest du
Mont Saint-Michel. Des maisons nobles essayèrent, sans
titres, d'accaparer les " terres vaines et vagues du pays de
Cronon : au xvne siècle, la maison de Kermabon voulait s'en

saIsI r.

Malgré tous les efforts, les landes du Mont Saint-Michel
demeurèrent, pratiquement, sans autres maîtres que les pay­
sans qui venaient y peiner. Leur rudesse et leur pauvreté les
protégèrent. Aucune féodalité ne put poser ses griffes sur
le sol de la Montagne d'Arrée. La Montagne demeura une
terre affranchie, jusqu'au jour où ses colons, j'entends
par là ceux qui vivaient en lisière de la Montagne, furent

en état de

la découper en petites propriétés paysannes. Et

cela n'arriva que fort"tarcl. Cela n'est arrivé que depuis un
demi-siècle. 0
Auparavant, deux classes d'hommes pauvres, mais libres,
donnèrent à la Montagne son peu plement et sa rude et pri-

mitive civilisation. Ce furent les chiffonniers ou pillaouer
de Brennilis et de Botmeur, et les pâtres de moutons." Les
premiers étaient des nomades; ce sont eux qui maintinrent
le contact avec l'extérieur pour les communautés paysannes
perdue:;; au centre de la Bretagne: grand bienfait social,
gràce auquel ce peu pIe garda le sens de la fierté et de l'indé-

pendance, ainsi qu'une certaine souplesse d'esprit; ceiii qua-

lités n'existent pas o partout au même degré sur la glèbe
bretonne. Les pâtres, eux, étaient des sédentaires. Ils gar-

daient les nombreux petits moutons d'Arrée. Ils se multi-
plièrent ainsi que les moutons, au cours du dix-septième

_. 197 -
siècle. Et c'est pour les pâtres, probablement même par eux,
que fut construite, sur la crête du S.aint-Michel, la Chapelle
des Bergers. '
Pour penser que la chapelle fut l'œuvl'e des bergers eux-

mêmes, je n'ai d'autre induction que le temps que l'on mit
à èdifier cette bâtisse, bien modeste pourtant. Elle fut com­
mencée en 1672 ; la construction dura cinq ans. On la consa­
cra enfin le jour de la Saint-Michel, 29 septembre 1677.

Pendant près de deux siècles, la Chapelle des Bergers
demeul'a, pour les pasteurs de la Montagne d'Arrée, le cettre
de la vie collective. Au cours de leur vie solitaire et de leurs

journées monotones et toutes semblables, sur les ' pentes
pl'esque arides où ils conduisaient leurs troupeaux, sans
cesse ils avaient devant les yeux, près ou loin, l'humble
maison sacrée et le mince clocheton qui les rattachaient à
la fois au ciel et a la terre. A la fin de septembre, et souvent
par une de ces chaudes journées calmes du début d'automne
breton, dont les effiuves répandent leur caresse sur la
lande, la voix grêle de la campane appelait les fidèles au
pardon. Cette voix se perdait vite dans l'immensité. Mais
les bergers n'en avaient pas besoin pour c0nnaître leur jour
de réunion. Pasteurs, pillaouer et paysans des , paroisses
voisines se pressaient à l'office de la chapelle du Mont et
aux légères baraques et chariots de commerçants qui
venaient s'établir autour. Les gros sous affiuaient dans le
tronc de la chapelle.
Qui i'erct jamais revivrA la physionomie morale ' et maté­
rielle de ces réunions où le peuple pastoral mettait en

commun ses affaires, ses soucis, ses joies, ses intérêts, ses his-

toires, et sans doute aussi ces fleurs de poésie naïve et fruste
qui, existent plus ou moins dans la corascience ,'de tous les

-' 198 -,

primitifs? Personne, malheureusement, ne pourra le faire .;
les informations nous manquent. Aux xvne et XVIIIe siècles,
les gens qui savaient écrire ne se souciaient pas de ces
choses. Le monde pastoral de la Montagne d'Arrée a péri
tout entier et pour toujours, sans laisser aucun souvenir

écrit ou oral. La mémoire des générations paysannes est

courte, elle ne s'encombre guère, en général, de récits ou de
traditions. Peut-être, dans les vallées voisines, quelques
. vieillards se souviennent-ils encore des derniers jours d'éclat

jetés par le pardon des bergers. Il y a peu d'années, j'ai

entendu parler d'histoires de loups ravageurs racontées aux
pardons; sans doute il y a eu des loups en Montagne d'Arrée,
- tant qu'il y a eu des moutons; aujourd'hui les unit et les

autl'es ont cessé d'exister. .
Ce sont le partage des terres vaines et vagues et l'appro-

- priation individuelle des landes de la Montagne d'Arrée

qui ont fait disparaître les troupeaux de moutons et leurs
bergers. Si nous ne connaissons pas bien les débuts de l'ère
pastorale, nous avons des précisions complètes sur l'acte

qui l'a close. C'est la loi du 6 décembre 1850, qui a' décidé
le partage des terres vaines et vagues de la Bretagne en lots
de propriété indi vidueHe. Sauf .pour quelques îlots de terrain
peu étendus, notamment au Mont Saint Michel, cette loi a
été exécutée partout.

Les landes pastorales cessèrent d'être le terrain de par-
cours des moutons. Elles devinrent des terres annexes
. d'exploitations plus ou moins lointaines, ou plus rarement les
noyaux d'exploitations nouvelles. Les paysans qui les acqué-

raient ne pouvaient y tolérer les moutons. Car ils voulaient
faire de .leurs landes, soit de~ terres de cueillette pour

l'ajonc, soit des terres de pâture pour leurs bœufs et· leurs
vaches, pendant quelques semaines ou quelques mois au
moins. Comine toujours, le pasteur battit en retraite devant
le cultiTateur, plus fort et mieux outillé. Mais la retraite _ du

199

pasteur fut, pour les landes de la Montagne d'Anée le début

d'une période de solitude qui duré encore, malgré les belles
routes, les autos, les chemins de fer à voie étroite et la

récente riche~se pay~anne. Même les vallées voisines se
vident peu à peu: la tache désertique tend aujolud'hui à

s'ageandir. .
. La Chapelle des Bergers demeul'e seule, symbole et souve­
nir de pierre, souvenir üop peu parlant pour nous puisqu'elle
ne I:iorte même pas une inscl'iption, mais tout de même. le seul
souvenir qui subsiste d'une ancienne Bretagne tout entiére

évanouie dans la nuit des âges. Par cela seul la Chapelle
mérite de durer. Elle n'a en elle-même aucune valeur artis­
tique; mais sa position,. sur le dôme du Saint-Michel, et ses
proportions modestes, non calculées ~t cependant d'une
eurythmie merveilleuse, lui donnent une haute signification
'd'art. Deplus, elle possède une incomparable valeur de sou­
venir: elle est tout ce qui reste de l'âge pastoral dans la'

Montagne d'Arrée; elle disparue, il n'y aurait plus rien que '
nos écrits, e~ nous sommes loin d'avoir pour eux l'orgueilleux
espoir d'Horace pour les siens: « Exegi monumentum aere
perennius. )) Nous, au contraire, nous avons plus de confiance
non dans l'airain, mais dans la pierre, et c'est pour les
pierres de la Chapelle des . Bergers que nous plaid@ns ici.
Puisse notre parole convaincue trouver un sympathique écho
chez les artistes, chez les érudits et chez les écrivains qui
font à la vieille Bretagne une garde d'honneur! Ce sera pour

nous la meilleure et la plus douce rAcompense de nos efforts .

Camille V ALLA UX.

Novembre 1920.

- DU FINfSTERE

de YlUe
B.P .. 531
29107 QUIMPER

- 210

DEUXIÈME PARTIE

Table des mémoires publiés en 1920.

PAGElS

1 La ville d'Is par H. LE CARGUET. . . . . . . 3
II Quimper (études archéologiques) par [H. VVAQUET]

-(planches) . . . . . . . . . . . . . . .. 26
HI Locronan (études archéologiques) par [H. W AQUET]
, (planches) . . . . . . . . . . . . . . .. 10 l
IV Essai d'histoire économique d'une paroisse rurale,
Plogastel-Saint-Germain a'u XVIIIo siécley par

J. SAVINA

127
V Les Monuments historiques du Finistère, par [H.
WAQUET]. . . .. .. ' . . . . . .. 160
VI Plaidoyer pour la "chapelle des bergers " par C.
V ALLAUX. . . . . . . . .

VII Discours de fin d'année de M. le PRÉSIDENT.

187
200

Quimper, Imp. M .... CHAVET - BARGAIN, Rue Asto!' et Quai du Steïl'