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Bulletin SAF 1908


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Sur les traces des Vikings. Lettres de voyage du Professeur Gabriel Gustafson au Verdens gang

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races 1 ln s

DU PROFESSEUR GABRIEL GUSTAFSON

'Verdens
gang '

Lorsque des journaux annoncèrent la découverte d'une
de vikings en Bretagne, ma première pensée flit de
barque
lancer en mer le navire d'Oseberg et de le conduire à pleines ,
voiles rendr.e les honneurs militaires à son frère breton. Le .
d'Oseberg est bien approvisionné; il possède même
navire
une marmite et un complet assortiment d'ustensiles de cui-
de sa voilure lui permettrait encore une pro me-
sine; l'état

nade et ses avirons sont assez' bien conservés pOUl' supporter ' .
les efforts d'une joute.
Mais ce mode de voyage n'est pas le seul et les circonstances
nous imposaient un choix judicieux. Entre autres avantages,
de la rapidité; or, il fallait aller vite,
l'express présente celui
car la presse donnait la découverte comme récente.
Le ministre d'Elat Gunnad Knudsen, qui s'est toujours

En faisant connaître la découverte, déjà presque ancienne, d'une sépul­
ture scandinave à barque en Bretag-ne, les journaux avaient omis de
sig-naler qu'il s'agissait d'une incinération. Aussi quand la nouvelle par~
vint aux archéolog-ues de Christiana, crurent-ils que le navire n'avait
pas été brûlé et, tel est l'intérêt porté, dans ce pays éclairé, à tout ce qui
touche aux antiquités nationales, que le ministère norvég-ien de l'Ins­
truction publique décida de faire étudier Sllr place les résultats de la
fouille de Groix. La mission fut confiée au savant professeur d'archéologie
de l'Université de Christiana, M. Gabriel Guslafson, qui est directeur du
Musée de l'Université et dont la merveilleuse exploration du tumulus à
navire d'Oseberg- est universellement connue et admil'ée.
Les quatre lettres ici traduites du norvég-ien ont été adressées par
M. Gustafson au joùrnal le « Verdens g-ang-» de Christiana. C'est de
tout cœur que nous devons remercier leur auleur des sentiments affec­
tueux qu'il manifeste pour notre pays.

mtéressé aux navires vikings, s'est de suite montré ardent
partisan de l'étude sur place, qu'avec une louable promptitude
avait déjà préconisée le ( , Verdens gang, ». L'article ' du
« Verdens gang )) paraissait le dimanche, le lundi j'étais en
route.
Il fut cependant indispensable de faire quelques démarches
préalables. Autrefois, quand les vikings voulaient étendre

leurs expéditions aux côtes occidentales de la France, Hs corn·
mençaient par remonter la Seine jusqu'à Paris. Le mieux
était donc de me rendre à Paris. Mais les ~ikings n'y parais­
saient que pour piller, tandis que je n'y allais que pour
solliciter respectueusement des recommandations et me munir
de bons papiers. Il convenait de commencer par Paris où je
pourrais sans doute me procurer aussi des renseignements.
Grâce à l'extrême bienveillance du ministre de France,
M. Delavaud, qui témoigna l~ plus vif intérêt à l'entreprise,
j'obtins pour mon voyage les meill-eures recommandations,

non seulement auprès des autorités officielles, mais auprès
de quelques-uns de ses amis personnels. '
Un tel appui me parut d'autant plus précieux que le direc-
recteur du musée d'une ville bretonne voisine du lieu de la
découverte s'était abstenu de m'adresser les renseignements
que je lui avais demandés par un télégramme lancé dès le

samedi. Ce fait m'avait inspiré hl crainte qu'en Bretagne on
fût peu disposé à bien accueillir l'étranger qui se proposait
de pénétrer dans le pays .
Après deux jours de voyage, j'arrivai à Paris dans la soirée
de mercredi, à une heure tardive. Le lendemain, je me rendis
en premier lieu chez M. Salomon Reinach, l'illustre savant
qui dirige le Musée des Antiquités nationales de Saint­
Germain-en-Laye, la plus belle collection d'antiquités du
monde. De la découverte, M. Reinach savait seulement ce
que lui avaient appris q~elques journaux ' français, mais il
était porté à la croire réelle. Ma démarche suivante fut

auprès du Ministère de l'Instruction publique, , notre dépar-
tement de l'Eglise et de l'Instruction. - Le chef de cabinet
m'accueillit avec une parfaite a.mabilité et me dit que ce
dont j'avais déjà c.onnaissance pouvait être considéré comme
a peu près certain; il m'assura également qu'il sf:'rait tout à
fait superflu de .me munir de lettres de recommandations
pour les autorités locales. Au cours de notre conversation, .
j'eus l'occasion de lui faire remarquer qu'il n'était pas éton­
nant que les journaux français n'aient pas ultérieurement

donné plus de détails sur cette découverte, car, aux termes
. même de mes instructions, elle avait une importance bien plus
sérieuse pour les peuples du Nord que pour celui de France.
Dès· que l'on est sur les boulevards, une sorte de fermen-
tation vitale éveille, en un clin d'œil, l'idée que cette popu­
lation fourmillante ne doit guère s'intéresser qu'à des événe-
ments d'une durée éphémère: le manger et le boire, le théâtre

et le plaisir, les modes et les costumes, les paris de course
et l'automobilisme, surtout le socialisme et la politique. Mais
il est un autre Paris très différent, qui attire moins l'attention
quoiqu'il soit d'une toute autre valeur, le Paris studieux,
travailleur, agissant. Je n'oublierai jamais la puissante im­
pression qu'à mon premier et déjà lointain voyage en cette
ville réprouvai à la lecture d'une affiche concernant un cours
gratuit de langue siamoise. Paris, avec sa grande Univer­
sité, ' ses nombreuses institutions scientifiques, ses biblio­
thèques, les plus riches qui soient au monde, est un des
plus ardents foyers de travaux intellectuels. Il en a été ainsi
pendant une immense suite de siècles, il en est encore ainsi
aujourd'hui. Là toute étude est possible, là tout s'étudie.
Le soir, je partis pour la Bretagne par le rapide, afin de
recueillir de plus amples renseignements Dès maintenant, on
peut dire qu'il y a eu quelque chose de vrai dans les informa-
tions de la presse. Ce n'~st pas un ( canard » ('1),
• ." e,,",' , ","iC

(1) En français dans le texte . .

Sur les traces des vikings. Découverte, en
France, d'un'e sépulture de l'âge des vikings, à
n'en pas douter la ~épulture , d'un viking
norveglen.
[(crnu.z , 12 juillet,
L'affaire est maintenant tirée au clair, Il est exact qu'en
une sépulture à barque de l'âge
Bretagne a été découverte
des vikings du Nord. Seulement, la fouille est depuis long­
temps achevée, et le corps avec le bateau ou le navire dans
il avait été déposé avaient éré brûlés, Ce fut, à un
lequel
certain point, une déception de ne plus trouver, en ce pays,
les restes de cAtte barque de viking, dont l'élude eût été d'un
vif intérêt. La trouvaille n'en est pas moins la plus impor­
et la plus remarquable, qu'en dehors des régions du
tante .
Nord. l'on ait faite, jusqu'à ce jour, sur le continent euro­
Elle mérite notre attention au plus haut degré. Ici se pré­
péen.
une question de natitmalité : les Danois se plaisent à
sente
pour leurs vikings, la France et l'Angleterre;
revendiquer

ils accordent aux Normands, l'Ecosse avec ses îles et l'Irlande .
Ce détail est sans doute d'ordre secondaire et ce qu'inspire-
un trop ardent nationalisme ne saurait prévaloir sur les
. . rait
résultats des recherches vraiment scientifiques, car on ne peut
le rôle joué par les vikings en ce pays qu'à la suite
apprécier
d'études sérieuses et poursuivies avec calme. Je dirai toutefois
mon opinion sur la que'ition. .
En pareille matière, il convient sans doute de ne point se
hâter; mais j'ai subi une impression, prématurée peut-être,
mais bien vive, bien réelle: c'est qu'à l'époque actuelle, où
l'archéologie norvégienne se relie à celle de plusieurs autres •
qui ont fait leurs preuves des connaissances sur les
nations
antiquités de nos pays et ~ur le prix qu'elles y ont attaché
(ceci s'appliquant plus spécialement" aux antiquités de l'âge
il est d'un grand poids que l'événement LJui nous
des vikings),

occupe ait frappé l'opinion norvégienne, à ce point qu'un mis-
sionnaire ait été désigné pour aller l'examiner sur place. On
doit sentir que pour l'étude de s'es monuments, la Norvège se
suffit maintenant à elle-même et que ct:tte étude elle la porte
très haut. C'est là un fait qui éveillera au~si le respect en
France, pays où la préhistoire et l'histoire nationales sont
l'objet d'un intérêt général.

Bien loin d'être accueilli en Bretagne avec une froide
réserve, nous fûmes reçus à bras ouverts. Le vénérable ,
de Kernuz, qui habite à quinze kilomêtres au Sud
châtelain
de Quimper, est précisément l'auteur de la découverte viking,
la grandiose collection d'antiquités de son "ieux
et c'est à
et joli château qu'appartiennent les objets recueillis dans la
fouille de Groix. M. du Chatellier est un archéologue de
marque; il s'est spécialement occupé, avec grand profit pour
la science, de l'étude des plus anciennes époques de la civili-
sation en Bretagne etde celle des grands monuments si riche-
ment représentés en ce pays. Les temps plus récents ont
moins attiré ses travaux et le mérite de ce que la découvèrte ,
si réussie et si bien traitée revient àun autre archéologue
soit
de la région, un ancien capitaine de frégate, M. Le Pontois,
qui prépare le compte-rendu ne la fouille. Ces Messieurs ont
fait preuve, à l'égard du missionnaire norvégien, d'une inlas-
, sable bienveillance; tout a été mis à sa disposition, toutes les
explications nécessaires lui ont été données. M. Le Pontois
m'a aimablement offert les de8sins qu'il avait tracés, en vraie
de tous les objets trouyés au cours de la fôuille.
gran,deur,
C'est une acquisition de valeur pour les archives de nos
collections d'antiquités. .
Ces messieurs et d'autres personnes avec lesquelles je me
suis trouvé en relations ont rendu mon voyage en Bretagne
aussi agréable que j'aurais pu le désirer. La cordialité simple
qu'ils ont témoignée à l'étranger restêra toujours chère à mon
souvenir. La population bretonne a été intéressante à obser-

ver pour celui qui" n'avait jamais encore visité le pays.
Comme chacun le sait, elle est de souche celtique, et il n'est
point rare de rencontrer chez elle des gens qui ne parlent ni
ne comprennent le francais. Les riches et originaux costumes
du peuple lui impriment une caractéristique particulière.
Mais il est temps d'arriver au cœur de la question, la trou-

vaille de l'âge des Vikings. On . a essayé de rapporter la
sépulture à l'une quelconque des e~péditions de Vikings
mentionnées par les anciens chroniqueurs; cela tendrait à
faire supposer que les notes des écrivains ont toujours été
complètes et qu'elles nous aienC toutes été conservées, ce qui
est inadmissible. Pour le chercheur, il est d'ailleurs indifférent
de savoir si le personnage dOrll on a exhumé les restes
s'appelait Harald ou Sigurd, si c'ést en 820 ou 8:2n qu'il est
tombé sur le champ de bataille. La manie de vouloir rattacher
historiquement d'importantes découvertes archéologiques à
des faits enregistrés dans les temps passés est comparable
à la prétention d'identifier les corps des défun ts, petits ou

grands, trouvés en innombrables quantités dans tous nos
districts. .
Au large de Lorient est une île de quelques kilomètres de

longueur et dont le nom, Groix, se prononce Graë en breton.
C'est sous un tumulus de la côte Sud de cette île que s'est
faite Ja découverte . Sur l'emplacement destiné à la sépulture
avait été halé ùn grand bateau dans lequel le corps avait été
dépos~, en quelle. position '1, je ne saurais le préciser.
avec tQut l'attirail ordinaire ·des objets jugés nécessaires à la
vie d'au delà, armes, outils, etc., puis fut allumé le bûcher;
enlin! sur ce qui resta de l'homme, de la barque et du mobi-
lier fut élevé un tertre. Comme toujours, les effets de la com-
bustion ont rendu difficile la détermination des objets trouvés.
Une bague en or, plusieurs « umbos 1) de bouclier, des lances,
flèches, épées, sont plus ou bien conservés. Quelques garni­
tures en argent et une notable quantité d'objets très détériorés

sont d'une restitution plus délicate. On remarquera particu­
lièrement plusieurs outils de fOI'geron. La trouvaille doit être
considérée comme fort riche. .
. Les restes de deux personnes, toutes deux incinérées, ont
été reconnues dans la tombe. L'une d'elles a-t-elle été une
esclave contrainte de suivre son maître jusque dans la mort?
Il paraît certain que la sépulture appartient au IX siècle; je
ne saurais toutefois, dè.s maintenant, me risquer à serrer de
plus près la question de date.
. Au surplus je ne voudrais pas prendre les devants sur
M. Le Pontois qui a étudié la découverte avec le plus grand
soin et qui, par l'étude de la littérature archéologique norvé­
gienne, a acquis pleine compétence pour la décrire. La publi­
cation ne se fera pas longtemps attendre.
Encore quelques mots au sujet de la nationalité: je ne

doute pas que la tombe trouvée à Groix soit celle d'un vikin'g
norvégien. Le mode ~e sépultureme paraît tout à fait probant.
Quel est, en effet, le pays du Nord, autre que la Norvège, où
ces sépultures si caractéristiques aient été rencontrées en aussi ' .
grande quantité.
C'est de chez nous que cette coutume est spécialement ori­
ginaire, et ceux qui s'étaient attachés à des rites héréditaires
avec assez de force pour avoir transporté · avec eux, au loin
dans l'Ouest, les usages auxquels ils s'étaient assujettis,
cela non sans se heurter à mainles difficultés dont la moindre
n'était pas le sacrifice d'une barque, ces hommes ont, sans
doute aucun, été des vikings norvégiens de noble race.

On est toutefois disposé à penser que le mort n'était pas un

viking véritable, un viking dans la stricte acception du terme,
mais un colon qui se serait établi dans l'He et n'était peut-être
même pas néen Norvège, par exemple le fils d'un père nor­
végien et .d'une mère bretonne. Quelques unes des pièces du
mobilier exposent en effet des particularités . d'apparence
étrangère; de telles pièces, nous ne voyons pas les similaires

dans nos riches collections norvégiennes de l'âge , des
vikings.
En pareil cas la trouvaille ne serait que plus intéressante,
Elle apporterait le témoignage d'un certain affaiblissement du
lien avec les usages de nos pères, ainsi que d'un écart avec
ceux des bandes de hardis navigateurs vikings.

III
Les Grands Monuments. (1)
Locmariaquer, 14 juillet.
Le pays qui, par la découverte d'une sépulture 'de l'âge des
vikings, vient d'acquérir pour nous un intérêt spécial est
remarquable sous beaucoup de rapports. La population bre­
tonne, avec son idiome celtique qui vit encore aujourd'hui

sur toutes les lèvres, les costumes pittoresques, les beaux
sites, la riche végétation, tout y tient en éveilles regards du
visiteur, mais quand ce visiteur est un archéologue, un des
traits du pays le saisit sans réserve; il s'agit des « grands
monuments. ))
Dans les départements du Finistère et du Morbihan abon-
dent ces très antiques monuments faits d'énormes blocs de
roche. Le -Morbihan surtout est la terre classique des menhirs,
dolmpns, cromlechs, galgals. Telles sont les dénominations de
ces imposants souvenirs des âges les plus reculés; plusieurs
d'entre elles ont pris place dans le langage scientifique: le
dolmen (table de pierre), est ce que nous appelons ( dysse )) (2)
ou « jaettestue» (3)' ; le menhir (pierre longue) est notre

« bautasten)}; le galgal, notre rois (4).
en Norvège, grands
Nous avons aussi ries « bautastene 'n
cinq vierges folles ))
et nombreux. Bien des gens ont vu les (
(i) En français dans le texte.
(2) Monceau.
(3) Chambre de géant.
(4) Tertre de pierres. "

du Karmsund, dont il existe une représentation dans les
collections du Musée historique, et la haute, belle pierre qui,
au Sud « des vierges folles » se dresse près de l'église
d'Agvaldnes jusqu'à atteindre la base de son toit. Quand le
bateau à vapeur passe juste à l'ouest de l"église, le gigantes­
que « bautasten )) se montre distinctement séparé des murs
de l"édifice .
Mais ce maître de nos « bautastene)) n'est qu'un nain
auprès des plus grands menhirs bretons.
J..e grand menhir de Locmariaquer qui depuis bien long­
temps gît brisé en plusieurs morceaux, était haut d'environ
vingt-cinq mètres, large de trois à quatre et d'une épaisseur
stupéfiante. Qu'on imagine un de nos grands navires vikings
planté sur un de ses bouts. On a calculé que le poids de ce
- bloc colossal atteint deux cents mille kilogrammes. Un autre
menhir, souvent dessiné, mais de t~ille plus modeste, sept
mètres cinquante, avec toutefois une très forte largeur au
sommet, se voit non loin de la pointe de Penmarc'h.
Ce n'est pas seulement par leurs gigantesques proportions
que se font remarquer les menhirs de la Bretagne, car ils
sont en général de longueur ordinaire et même petits,
c'est, . et plus encore" par la manière dont ils sont disposés -
en certains endroits où ils forment de longues et compactes
files. Tels ~ont les « alignements», si célèbres. Un archéolo­
gue français a dit qu'après les ruines de Mycènes, les « grands

monuments ») ' du Morbihan lui ont paru les plus imposants
des restE'S antiques. Je n'ai pas été à Mycènes, mais la vue
des « alig'nemen~s » m'a frappé d'une admiration sans partage.
Représentez vous trois puissants groupe3 occupant ensemble,
- deux larges intervalles compris, " une longueur de près
de quatre kilomètres et dressant sur dix, onze et treize ran­
gées parallèles, environ deux mille huit cents menhirs .
Et ce nombre a certainement été plus considérable autrefois.
Deux des groupes se terminent à l'une de leurs extrémités

par un étrange enclos de grande dimension; l'un a la forme
d'un demi cercle, l'autre celle d'un quadrilatère dont les
côtés sont constitués, en partie par des menhirs juxtaposés,
en partie par des tumulus semblables à des remparts.
Quiconque s'intéresse quelque peu à l'histoire de la civili­
sation reste surpris au point de lâcher toute bride à son ima­
gination. Ces mystérieux bataillons de pierres, à quoi ont-ils
servi'? Que. furent les hommes qui les. ont érigés? Sont ils
l'œuvre d'une longue suite de gé[lérations, le travail d'une
longue série de siècles?

Que s'est-il passé dans ces avenues qu~ bordent les aligne-
- ments? Des cortèges de fêtes, des processions religieuses ont;-
ils parcouru ces grandes allées? N'a-t-on pas célébré là de
sanglants sacriüces ? Des chants y ont-ils retenti, mêlés aux
éclats stridents des trompettes'? S'y était-il tenu des assem­
blées populaires et guerrières, des élections de chefs, des
cérémonies funéraires?
A ces questions, nulle réponse. L'âge des alignements ne
saurait non plus être déterminé avec -quelque certitude. Sans
doute, on admettrait comme probable qu'ils appartiennent à
la fin de l'âge de la pierre. ou aux débuts de . l'âge du bronze
dans ce pays, comme les autres monuments voisins qu'il sem-
blerait moins difficile de rattacher approximativement à une
époque classée.
Dans les environs immédiats des alignements, et cela
témoigne d'une contemporanéité, s'espacen't de grandes
« guestestue », lourdes chambres sépulcrales bâties d'énormes
blocs de roche, précédées souvent d'une longue galerie d'accès

et toujours toÏturées de hauteurs gigantesques. Aujourd'hui,
beaucoup de ces roches sont à nu; autrefois, elles étaient
toutes recouvertes d'un amas de pierres et de terres.
Ces très anciens tombeaux sont peut-être les plus vieux
monuments que puisse exposer le Nord de l'Europe. On les
trouve aussi chez nous et la limite septentrionale de leur

extension est dans le Bohusluen, à environ un mille à l'Ouest
de l'église d'Enningdalen. Ùeux d'entre eux sont représentés
sur les murs de la Salle des antiquités de l'âge de la pierre.
, Mais en Bretagne, ils se rencontrent par quantités et sont
généralement plus , grand qu'en Scandinavie. Plusieurs sont
spécialement intéressants en ce que leurs parois intérieures,
sur leurs flancs et sous leurs tables, sont décorées de signes

gravés. ·Ces gravures rappp.llent nos « Helleristninger '» (1);
elles consistent, soit en 'simples motifs d'ornementation, soit
en figurations symboliques, le plus souvent celle de la
hache, soit en· cupüles ,circulaires; rares sont les repré­
sentations d'animaux, d'empreintes de plantes de pieds;
celles d'êtres humains semblent n'avoir pas été observées
'dans les dolmens ·de cette partie de la France ..

Quelques-uns de ces tumulus sont de dimensions gigan-
tesques. L'énorme mont Saint-Michel de Carnac a pris son
nom d'une chapelle bâtie sur son sommet et devenue mainte-
nant inutile, ébranlée qu'elle a été par les travaux entrepris
en galerie lors des fouilles des dernières années. ' " .
Un grand galgal, dit le Mané-ar:-Hvoëk, s'élève à peu de
distance de Locmariaquer. Le diamètre de ·sa base est d'envi-
l'on cent mètres, et sa hauteur de dix mètres , Il renferme un
dolmen central que l'on peut visiter après s'être procuré dans
le voisinage, une clef et d'e la lumière.
Il serait superflu d'accumuler ici les noms et les exemples.
Ce que nous savons de ces monuments est. bien peu de choses,
et suffit à peine à nous former une image de ce qu'ils ont été.
Les signes gravés ne nous renseignent pas davantage. C'est
sans doute un trait caractéristique de l'histoire de la plus
ancienne civilisation européenne que, sur un territoire d'une
étendue relativement si restreinte, se soit , développée une
exubérante richesse de monuments colossaux. Là fut peut-être
(i) Signes gravés sur roches.

TOME XXXV (Mémoires 19.)
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ ARCHÉO. -

ûn centre de ' civilisation de la plus grande importance et,
quand on songe 'que de semblables' monuments se voient aussi
en Irlande et dans cette partie occidentale de l'Angleterre où
sonne encore vivant et florissant l'idiome celtique, il paraît
naturel d'attribuer les grands monuments à la nation des Celtes.
Au sujet de ces ruines énigmatiques, il me reste encore

quelque chose à signaler. Elles ont dû être vues par nos
vikings, mais quelle influence ont-elles exercé sur eux, quelles
idées d'imitation ont-elles éveillé chez nous?
Les vikings n'avaient point besoin de leçons pour appren-
dre à ériger des {( bautastesse ». La coutume d'en dresser
apparut dans le Nord bien longtemps avant l'époque de leurs
expéditions. Mais l'aspect de grands alignements était de
nature à frapper leur imagination. Cependant, à ma connais­
sance, rien n'indique qu'ils aient essayé de les copier. Les
matériaux nécessaires ne leur manquaient pourtant pas, et
la difficulté de les employer n'était pas pour intimider l'esprit
d'initiative des vikings.
Il n'est pas admissible que les vikings n'aient point remar-
qué ces grands monuments; ils ne voyageaient sans doute pas
comme des touristes, 'pour visiter des curiosités (bien que
nous ayons maintes preuves qu'ils n'avaient pas oublié d'em­
porter leurs yeux avec eux) ; certainement ils s'intéressaient
avant toutes choses à l'or et à l'argent, mais les grands monu­
ments so'nt précisément sur les côtes, et du fait même que les

terres chrétiennes étaient à cette époque, pour ainsi direaban-
données et désertes, il faut conclure qu'ils étaient alors plus
complets, plus imposants qu'aujourd'hui et qu'ils devaient
avoir conservé quelque caractère mystique.On a soutenu, il ne
faut pas l'oublier,que les vikings n'avaient jamais passé par là.
Un beau jour, quelque chercheur aura-l-ill'heureuse chance
de relever tlne inscription unique sur une de ces milliers de
pierres, comme dans la fameuse chambre sépulcrale de Orcads
sur le lion de marbre de Venise.

. Ce qu'en Franoe on sait de la Norvège'
Paris, 10 iuillet.
Après avoir, dans meslettes précédentes, rendu compte de
la découverte en Bretagne d'une sépulture viking, décou,verte

qui a été la cause de mon voyage, et après avoir, autant que
]e temps me ]a permis, donné quelques renseignemënts 'sur
les « grands monuments », choses les plus remarquables que
les vikings ont pu voir en ce pays, il n'est pas hors de propos
de dire quelques mots d'un sujet qui, sans être de grande im­
portance rehltivement à l'âge des vikings, ne nous est proba-
blement pas indifférente: l'heure actuelle. " ..

Connaît-on quelque peu en France le rôle qu'en son temps
joua le peuple norvégien dans l'histoire de la civilisation?
Connaît-on les expéditions des vikings? Connaît-on nos égli-
ses en bois et nos bois sculptés? Sait-on quelque chose de
notre histoire ?
Nous sommes tellement sous l'influence du vieux dicton
qu'en France on ignore tout au-delà de soi-même, parce que
le pays est un monde assez grand pour se suffire, que nous
. éprouvons quelques difficultés à arracher ce préjugé. Je de-
mande à n'être pas mal compris. Nous ne sommes pas en

France l'objet d'un intérêt général; parce · que la nation est
trop supérieurement riche et par suite trop occupée par les
affaires de toute l'étendue du monde; elle est cependant quel­
que peu en relations avec beaucoup d'entre nous, et cela dans
une proportion étonnamment plus forte que nous le croyons .
Lors de mes deux visites en France, j'ai rencon tré bien des
personnes appartenant à toutes les classes de la société; au­
cnne d'elles n'ignorait ce qu'est Christa nia . (d'Osloje me; suis
abstenu de -parler). C'est peu, dira-t-on; mais n'ai-je pas
connu plusieurs Norvégiens qui prenaient Zu.rich pour la

capitale de la Suisse. Erreur, d'autant moins excusable que
c~rpays et la capitale sont généralement très connus. .
Un nom a sa petite valeur, il n'est pas nu, il porte sur lui
des parcelles de. savoir. Rares sont les peuples qui n'aient pas
témoigné grand intérêt aux choses spéciales au nôtre: litté­
rature, musique, peinture, voyages d'exploration, sports
d'hiver, commerces de bois, de poissons; et autour de l'em­
preinte ainsi obtenue, s'éhirgissent les connaissances. Il n'est
pas non plus négligeable le nombre des Français qui ont
visité la Norvège.
Dans l'ordre scientifique, il n'en va pas autrement. C'est
de France que sont partis les premiers mots de blâme contre
et, pour la science dont je m'occupe, j'ai trouvé
l'exclusivisme
que ce blâme n'était en aucune façon mérité. On peut, au
contraire, rencontrer en France les connaissances étonnam-
ment complètes et détaillées des antiquités norvégiennes.
Une grande difficulté git dans la prononciation des mots
étrangers. De notre part, il serait ridicule d'exposer ici
quelque prétention à ce sujet; nous avons plutôt à nous excu­
ser de notre défectueuse prononciation du . frança.is, mais ce
défaut est moins pardonnable que ce dont nous avons parlé
plus haut. Cette difficulté peut être illustrée par un exemple:
.. arrive-t-ilque dans une conversation sur les vieux arts nor­
végiens se prononce soudain le mot « Yrn il, il suffit de quel-
ques instants de réflexion pour comprendre que « Urnes )l
(en ce qui concerne nos vieîlles églises de bois) se présente à
une oreille française comme le pluriel du mot « Urn ll .

Mais même à ce très général mais excusable défaut, s'op-
- posent de brillantes exceptions. J'ai voyagé deux jours avec
un archéologue français qui parlait à peu près correctement
de Koralt, Hoarfagr, de Sigurd Jorsalafar et de- la Longue
nef de Gokstad ; il est vrai que cette personne lisait le norvé-

gien et connaissait en grande partie notre littérature scienti-
fique et nos sagas · nationales .

A u sujet d'un ecclésiagtique, d'une rare instructipn, qu'il
avait rencontré dans une paroisse de la campagne, le grand
botaniste Linné écrivait: « Je n'aurais jamais cru que tant
d'érudition pût se cacher derrière tant de broussailles ». Je
me fais un plaisir de dire quelque chose de semblable du grand
propriétaire foncier archéologue du Chatellier et de l'officier
de marine archéologue Le Pontois. Mais leur savoir n'était
caché que pour celui qui, d'un peu loin de la France, suit
jour par jour ce qui -s'y écrit et ce qui s'y élabore. Il faut
maintenant réparer notre erreur; nous avons été heureux de
constater le souci vraiment scientifique dont étaient imprégnés
les propos des deux archéologues bretons, propos exempts de
toute théorie aventurée ou précipitée, élevés au-dessus de
toute réclame sensationnelle, exprimés avec la clarté fran-
. çaise et avec précision dans l'exposé des faits.
A mon retour de voyage, j'eus occasion de donner quelques
détails sur ce que j'avais vu et lu. A l'Institut de France, en
séance de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, je
reçus de M. Salomon Reinach et de M. le président Babelon
l'invitation de présenter une courte relation de la découverte
d'Oseberg, illustrée par quelques photographies. Je n'avais
malheureusement pas apporté ces îllustrations.
La découverte excita une vive attention. Le5 ornements
sculptés furent naturellement l'objet d'un grand intérêt et
provoquèrent maintes questions. Les sacrifices d'animaux (et
d'êtres humains ?) furent aussi très remarqués; ils suggérè­
rent à M. Reinach en rapprochement avec la coutume encore
aujourd'hui quelquefois pratiquée, de fusiller le cheval d'un
général sur la tombe de son maître. .
M: Reinach fit ensuite ressortir en termes chaleureux la
portée de la découverte qu'il déclara être d'une importance
mondiale; il exprima l'espoir que la fouille serait bientôt .
décrite dans une publication digne d'elle et richement illus-
trée. Le savant universellement connu, traite enfin de diver-

ses questions 'relatives à notre trouvaille et présente son opi­
nion sur les explications qui lui avaient été données.
au centre de la capitale du monde,
Prendre part, à Paris,
à une assemblée de savants discutant une découverte de l'âge
des vikings norvégiens est un fait bien caractéristique. Mais
n'avons nous pas déjà dit que les vikings, les églises en bois
sont sujets ignorés en France!
nous, Norvégiens,. que savons nous de la France! Je
crains que beaucoup d'entre nous ne se soient fait des choses
" françaises une idée incorrecte et imparfaite. Je ne parle pas
ici des personnes qui ont eu des occasions particulières d'en­

trer en relations avec ce pays, nos peintres, quelques hom­
mes d'affaires' et beaucoup de gens appartenant à nos classes
d'instruction mOyenne. La langue française n'occupe plus
dans nos écoles une place en quelque sorte prééminente, au
contraire. C'est cependant une langue puissante, et à laquelle
on devrait ne rien reprocher.
Encorè seulement deux mots. J'ai dit qu'au ministère' fran-
çais on avait jugé superflu de me munir de lettres de recom-

mandation pour les autorités locales, rien ne s'est montré plus
exact. Je reçus toutefois plus tard, du ministère, une lettre
pour le préfet du Morbihan, que l'on priait de « faciliter dans
la plus large mesure possible)) (1) la mission qui m'avait été
confiée. Je cite le fait comme un dernier témoignage de la
courtoisie française. " , ,
La Bretagne 'conserve-t-elle encore quelque barque viking?
Et la France, et l'Angleterre, et l'Irlande et d'autres pays,
" qui salt ? quelles surprises le sein de la terre ne pourrait-il
pas nous ménager? En attendant, la Norvège a seule aujour-
d'hui l'honneur de posséder quelques-uns de ces antiques

navires que leur grandeur suffit à ranger parmi les plus

beaux du monde.

(!)En' frariçais dans le texte.

On s'est maintenant mis d'accord pour construire à ces
bâtiments un abri décent. Il sera ou complètement creusé
dans le sol, ou, comme je l'espère, consistera en un édifice·
parfaitement éclairé et élevé au-dessus du sol. Les travaux
devront être achevées avant la fin de l'année prochaine. Il a
de pl"us présenté un projet original et tout nouveau qui pourra
triompher des difficultés financières.