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Bulletin SAF 1908


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La Chapelle de Saint-Tugen, en Primelin

D. Bernard

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EN PRIMELIN

,La chapelle de Saint-Tugen, en Primelin, est incontesta-
blement la plus belle et la plus grande de tout le Cqp-Sizun.
Elle est pittoresquement située, entre le bourg de Primelin
et celui d'Esquibien, dans un placître d'àrbres, à un kilo-
mètre et demi environ du rivage. '
L'édifice actuel comporte une partie ogivale pure et une
autre partie d'une date plus ancienne. D'après la légende,
sa fondation serait due aux Anglais; mais sans nul doute,
il ,a dû être élevé aux XVe etXVle siècle par les du Ménez
qui habitaien t le manoir seigneurial de Lézurec, situé non
loin de la chapelle. Leurs armes: « d'azur à la croix pleine '
d'or, cantonné au premier canton d'une main ouverte d'argent,
posée en pal », et leur devise: (( Fide et opere)) sont repro­
duites en divers endroits de la chapelle. Sur leur pierre
tombale du chœur et sur un bloc de Kersanton ayant servi
de bénitier, et se trouvant actuellement adossé à une grande
cuve de , granit, près de l'entrée intérieure du portail, leurs

armes sont entourées du collier de Saint-Michel.
L'un d'eux, en effet, Yves du Ménez, seigneur de Lézurec~
fils d'Alain et de Marguerite Gourcuff, fut chevalier de cet
ordre. Il est qualifié de' Ch. de l'O. du R. dans un recueil
de généalogies composé sur les arrêts de la Réformation de
'1668 (Bibl. de l'Arsena.l). Il épousa Marguerite de Brézal.
Son fils, Yves, qui fut marié à Marguerite du Bouilly, vivait
à l'époque de la Réformation ('1 ), Il devi nt seigneur de
Lézurec à la mort ,de son frère, Vincent du Ménez, décédé
,.. sans hoirs, qui donna, en '16Q6, le fonds de la Communauté
" des Capucins d'Audierne (2).
(2) , DE L'EsTOü H BEILLON, Noblesse de Bretagne.
BULLETIN DE LA SOCIÉTÉ ARCHÉO. - TOME XXXV (Mémoires 16).

Il est permis de croire que la chapelle de Saint-Tugen eut
aussi sa part dans les libéralités de ce seigneur.
A l'époque de la Révolution, le manoir de Lézurec était
habité par Madame veuve du Ménez, née Le Gouvello de
la Porte, qui avait une fille assez jeune, huit ans, dit-on, et
qui vécut en simple paysanne dans les environs pendant la
tourmente. Sa mère, « la citoyenne Lézurec ), comme on la
désigne dans les registres du District de Pont-Croix, fut
plaçée sous la surveillance du Directoire du District, d'abord
à Pont-Croix et ensuite à Quimper, pour avoir donné asile
à des nobles et à des prêtres réfractaires. Mademoiselle du
Ménez aurait, je crois, épousé un Bizien du Lézart aux

descendants duquel appartient encore le manoir seigneurial
de Lézurec.
Description de la Chapelle
La chapelle comprend une grande nef, deux bas côtés et
deux transepts d'assez grande dimension. Une énorme tour
. carrée ayant environ 24 mètres de hauteur et 6 50 de côté,
surmonte l'extrémité Ouest. A cette tour est accolé, du côté
. Sud, une espèce de clocheton que les gens du pays veulent
faire passer pour la flèche. Ils racontent que, au moment
de l'achèvement du clochel', le fond aurait cédé à tel point
que l:on craignait une catastrophe. On se contenta donc
d'élever la flèche -près de la tour. ( Le clocher est percé sur
chacune de ses faces d'une grande baie en plein cintre à
plusieurs voussures ouvertes entre des arcades simulées.
Ces baies et ces arcades sont déc0rées d'archivoltes et de
frontons aigus garni de crochets» (1) Sous le clocher, du
côté Nord, est une chambre fermée désignée dans le pays
sous le nom de prison. On y enfermait, parait-il, les gens
atteints de la rage. Au côté Midi s'ouvre l'escalier en coli-
maçon de . 12t> marches. Cet escalier passe à l'Ouest, au-
(1) Pol de Courcy, Itinéraire.

dessus' du portail, par . une galerie extérieure à balustrade
à hauteur d'appui. Les trois cloches de grandeur respectable,
sont logées dans une ,sorte de . tourelle posée sur ' la plate­
forme . de la tour, et couverte en zinc. Sous la Révolution, la
toiture était en plomb et fut démolie sous la direction de
Daniel Goraguer, maire de Goulien, et membre du Directoire

du District de , Pont-Croix, commissaire nommé à cet effet,
pour servir à la fabrication de balles de fusils pour la garde-
nationale.
De chaque côté du portail, dans des niches pratiquées dans
les contreforts, sont placées les statues des évangélistes
en pierre de Kersanton. '
Le porche accolé à la façade Sud est très élégant et présente
un grand caractère. Au milieû de la façade est la statue de
saint Tugen, représenté en abbé mitré, tenant la crosse, un
livre et sa clef traditionnelle. Dans les niches des contreforts

d'angles et des deux côtés de la façade, sont les statues des
six apôtres; les six autres sont placées à l'intérieur. Au­
dessus de la belle porte du fond du porche, est la statue du
Sauveur, accostée de celles de Notre-Dame et de Sainte-Anne.
La croix du cimetière à dû être assez importante autrefois
à, en juger par les statues qui se trouvent actuellemént sur
les degrés et qui, sans nul doute devaient lui appartenir.
Elle est remplacée de nos jours par un simple fût de granit
sans caractère.
A l'angle Nord-Ouest du cimetière existait, il ya quelques

vingt ans, un reliquaire gothique. Les débris se trouvent
au bourg dA Primelin, formant clôture .en balustrade autour
d'une croix de mission. .
Au Sud-Est du bourg, non loin du vieux manoir de la
Salle est la fontaine Saint-Tugen, qui y est représenté par
une statue assez grossière.

La légende prétend que tous les chiens enragés, viennent
. boire à cette fontaine, et que toute personne mordue par un

chien soupçonné atteint de la terrible maladie, doit y venir
regarder sans retard. Si l'eau claire reflète la figure d'un
homme, la morsure n'aura pas de suite, le pouvoir du saint
s'est exercé. préalablement. Si a u contraire, l'eau reproduit
l'image d'un chien, c'est que l'animal a déjà passé et caché
ce qu'il a fait. Saint Tugen n'a pas prévenu le n'laI et le
patient tombe en rage à l'instant (1).
. Le jour du pardon, une vieille matrone débite l'eau salu-
taire aux pèlerins, et ils sont encore assez nomLreux les
pardonneurs, 'surtout les Bigoudens, qui se la font couler
dans le dos et dans les manches.
Détail de l'intérieur
La chap81le possède quatrè autels. Le grand autel, dédié
à saint Tugen avec son baldaquin aux colonnes torses
sculptées et peintes de couleurs variées, son tab.ernacle, vrai
bijou de sculpture, a un grand caractère. La statue du saint,
placée à droite contre un piller, le représente en abbé mitré
tenant dans la main droite la crosse et une clef et dans celle
de gauche un livre ouvert. A ses pieds sont, d'un côté, un
chien enragé à la gueule grande ouverte, de l'autre, un
enfant agenouillé, les mains jointes. A gauche de l'autel e~t
la statue de saint Michel armé de toutes pièces comme les
statues du moyen âge. D'une main, il tient une croix terminée

en lance et de l'autre un balancier.
Derrière l'autel, à l'angle gauche, une statue représente'
dit-on, saint Tohou, habillé en bénédictin 'et dont la chapelle
se trouvait autrefois entre les villages de Kervran et de Ker-

has-a-biz, en Primelin. .
L'autel de Notre-Dame des Grâces, dans le transept Sud,
est d'un beau style Renaissance. Ses colonnes torses, super-
bement fouillées d'arabesques, d'oiseaux, de feuilles et de
grappes de vigne, ses panneaux sculptés et sa vierge d'une

('1) 1\1. LE CARGUET, Les clefs et le culte de saint Tugen.

exécution parfaite, font un effet admirable avec l-eurs dorures.
Cet autel, fait en '1610, a été restauré en 1860.
Les autels du Rosaire, dans le retable duquel est une toile
représentant sainte Thé'rèse et saint Dominique recevant le

rosaire des mains de la Vierge et le petit autel de sainte
Barbe accolé à un pillier du transept Nord, oUrent également
un certain intérêt. Ce dermer est surmonté des armes des
Lézurec qu'on a essayé de recouvrir d'un badigeon .
Au-dessus de l'arcade de séparation du transept Midi, est
un tableau représentant la Sainte-Famille. A l'angle gauche,
se voient les mots: Mre Jean Pérennès. . '

Le lambris peint de couleur verte au-dessus du chœur et
du transept Ouest et nu ailleurs, a été restauré en '1810, du
ternps de Jean Dagorn maire.
Les murs, léS piliers et les arcades sont blanchis à la chaux.
Les vitraux sont actuellement en très mauvais état, et c'est
bien lamentable de voir la pluie et le vent entrer, en rafales,
par les baies dégarnies dans ce lieu vénéré .
Les sêigneurs.de Lézurec avaient un enfeu sous le chœur.
Ce caveau qui existe encore, n'est qu'une simple ci'ypte à
hauteur d'homme, maçonnée assez grossièrement et recou-
, verte d'une pierre tombale de marbre gris aux armes des du
Ménez. Le cercueil reposait sur des traverses de granit. On
pénètre dans ce caveau par un escalier de quelques marches
dont l'entrée est dissimulée par une trappe.
Les fonts baptimaux son t remarquables surtout par. les
peintUres intérieures et extérieures des panneaux. Nous don­
nons ci -après la descri pqoù qu'en a faite M. Abgrall dans
son Etude SW~ les monumenls CÜt diocèse de ()~ûmper : « La
petite chapelle qui entoure ces fonts est formée par une
clôture en bois composée d'un lambris plein à hauteur d'ap­
pui et, plus haut, d'une claire-voie faite de balustres tournés.
Au bas de cette clôture, à l'extérieur, les panneaux sont
de peintures formant fleurs de lys et arabesques.
couverts
Au . haut sont deux tableaux dont l'un représente un prêtre

en surplis, étole et barrette, présidant au mariage d'un sei­
gneur de Lézurec.
Le seigneur et l'homme qui l'accompagne portent le C08-
turne du temps de Louis XIV, tandis qùe la dame et les deux
femmes qui sont à ses côtés, sont costumées comme les pay­
sannes de l'époque. Au bas de ce tableau est cette inscription:
F. EN. 1705. ,D. T. (fait en 1705 du temps de)
YVES: POULHAZAN, Fque
le second tableau on voit un prêtre en chape, bapti­
Dans
sant un enfant qui est tenu sur les fonts par un seigneur et
~ne ,chatelaine portant grande coiffe, robe à paniers et traîne .

La commère ou Amiegez, se tient derrière elle avec un pot à
eau et un essuie-mains; elle est couverte d'un manteau court,
ou capuchon. Au bas est cette inscription:
' Mre. 1. GLOAGUEN. Cre BAPTISt.CET, ENFANT, NAY.
DE. PRIMELEN. EN 1705 DEPUIS. UN.' MOMENT.
A l'intérieur de la petite chapelle, sur le lambris en plan­
ches formant voûte sont peints trois tableaux représentant:
1. Le baptême de Notre-Seigneur par Saint-Jean avec
perspective d'arbres, ville et montagnes au loin;
2. Un prêtre dans un confessionnal, confessant un
seIgneur;
3. Un évêque accompagné de deux prêtres donnant la .
contlrmation à une femme.

, Cette voûte a aussi une inscription:
Mr~ IAN : PERENES : 1 HERVE: PLOINEC : F: LAN 1679.
Le' haut du lambris est couvert d'un semis de fhm.rs de lys
de France qu'on a fait disparaître en 1793 ouew1830 au moyen
de gros coups de bouchon chargé de lait de chaux. Sur les
nervures sont des mouchetures' d'hermines . . ,
La . cuve baptismale est ornée de moulures, dans :· l'angle
Ouest est placée une cheminée d'assez petite dimension ».
Dans Ja sacristie est un buffet à.compartime'nts dont les
panneaux, en ',-vieux 'chêne sont , prodigieusemen t fouillés.

Le plafond de l'étalage est peint sur une partie de sa sur-

face: une tète d'ange avec des rayonnements multicolores
et une insription identique à celle de la voûte de la chapelle
des fonds ba ptismaux .
. Vente de la chapelle et de son mobilier
sous la Révol ution

L'estimation fllt faite le 19 germinal an a par Mathieu Tha- .

lamot, notaire à Custren, en Esquibien et Joseph Guesno
d'A udierne.
Ali procès-verbal nous lisons ce qui suit: « .•. Nous som-
mes rendu's" au bourg de Saint-Tugen à l'effet de procéder à
l'estimation de la chappelle du même nom ayant un cimetière
cerné de murs, . lln reliquaire au Midi et bout d'Occident, le
tout contenant en fonds 23 cordes et demi et sur lequel il y a
cinq fresnes et deux ormeaux" et après avoir estimé le tout
par le menu et en détail, ayant égard aux réparations et con-
. tributions, notre avis est que la valeur principale de ladite
chapelle est de la somme de 1200 livres, y compris cimetière,
bois y étant et reliquaire. .
« Nous avons ensuite procédé à l'estimation des meubles que
nous considérons comme meubles d'attaches: quatre. autels,
trois cents livres; une chaire à prêcher, quarante livres;
cinq confessionnaux, soixante livres; une balustrade en bois
et le chœur, trente six livres; dans la sacristie, un buffet à
huit tiroirs et deux petites armoires ayant au-dessus cinq
petites armoires et cinq petits tiroirs, soixante livres ))
La vente des objets mobiliers de Saint-Tugen, faite le
7 thermidor an 3, produisit la somme de 823 1. '10
La première criée d'adjudication du 25 messidor an 3,
n'eut pas d'effet. .
A la seconde, celle du 1'l thermidor, Dagorn de Primelin
fut déclaré adjudicataire au prix de 20.100 1. après quatre
feux consécutifs. .
Dans l'arrêté pris le 24 janvier 1793 par le Directoire du
district de Pont-Croix, concernant l'envoi au district des matiè7

res' d'Q.r, d"argent et de cuivre et des ornements existant a
Saint-Tugen, nous lisons' .
« La municipalité de Primelin fera porter au District de
Pont-Croix, au plus tard pour mardi, '26 de ce mois, tou-
tes les matières d'or, d'argenl et de cuine in ve ntoriées
par le commissaire et toutes autres qui pourraient avoir été

omises; à l'exception de la Boête d'argent; qu'en cas de
besoin il lui sera prêté toule assistance soit par la' gen-darme­
rie, soit par la garde nationale. »
. Ici se place une anecdote qu'on m'a souvent racontée
comme authentique. ' .-
Au moment ou la charette contenant les objets précieux,
s'ébranlait dans le cimetière, une femme des environs, trom·
pant la vigilance et des conducteurs et des gardes, réussit à

s'i:m1parer d'un beau calice qu'elle lança par-dessus un mur
dans 'une propriété voisine. Cet acte, paraît-il, passa absolu·
. ment inape'rçu et un instant après, lorsque la voiture eût
disparu,' la même personne s'en vint reprendre son calice,
qu'elle tr'ouva intact. Ce magnifique calice fut ainsi sauvé
d'une destruction certaine.
La cloche de Saint-Tugen pesant 387 livres, fut envoyée
aux magasins de Brest le 23 mai 17~3, sur la barque l'UtiLe,
capitaine 'Bizien. Pour la descente et le transport de celte clo-
o che, il fut payé 30 1. à Dagorrl de Primelin

Mission du P. Maunoir à Saint-Tugen.
Le V. P. Maunoir vint à Saint-Tugen une première fois,
en 16'13, à la suite de la Mission de Cléden, une deuxième
fois en 1656 et une troisième fois en 1669. En '1656 il était
accompagné de M. de Trémaria qui arrivait de Paris où il

venait de recevoir les Saints ordres.
,« A-la nouvelle de son arrivée, le P. Maunoir ne laissa pas
se refroidir la ferveur de M. Trémaria'. Il vint le visiter à
son château de Kerazan, et l'ayant trouvé dans les dis po -

sitions qu'il souhaitait de lui, le prépara aux fonctions de
l'apostolat. Une occasion des plus favorables se présentait
pour y débuter. C'était le jour de Saint-Jean-Baptiste, veille
du pardon de Saint Tujean dans la paroisse de Primelin .
On sait ce que sont les pardons en Bretagne.'I1s avaient hélas!
bien dégénéré de leur institution première et étaient devenus
un rendez-vous pour le plaisir .et les affaires plutôt qu'un lieu
de dévotion. '.
« Dès le samedi soir 24 juin, sur les neuf heures,la foule im­
mense des pèlerins a vait envahi l'église et le cimetière. Quand
le P. Maunoir et M. de Trémaria se ptésen tèrent, tout ce peuple
se disposai t à la danse. Le vénérable va droit a u sonneur
qui déjà accordait son instrument, lui arrache ses hautboIs
et ' convoque les pèlerins à l'église. Là il fait le catéchisme
qu'il. enlremèle de Cantiques . spirituels, y ajoute une prédi­
cation à· la fin de laquelle il déclare que M. de Trémaria,
leur voisin,devenu prêtre, aiderait pendant la nuit à confesser

ceux qui désiraient communier le lendemain.
(( Le P. Maunoir semblait avoir été inspiré d'en. haut, car
M. de Trémaria n'avait pas parlé la langue bretonne depuis
l'âge de huil ans. Il hésitait bien à répondre à l'appel qui lui
était adressé; mais sacrifiant sa volonté à celle de Dieu, il
se mit aussitôt à l'Œ-uvre. Il confessa les pélerins toute la
nuit et le jour suivant au mileu de mille bénédictions. Il regar-
dait même comme un-miracle d'avoir pu entendre si facilement
les pénitents et d'en avoir été si bien compris. Ce premier
coup de filet lui donna du courage. Toute la semaine se
passa à catéchiser, à prêcher, à confesser. Lui, les regards
fixés sur ' son modèle, il étudiait la manière du P. Maunoir
dans les catéchismes et les prédications et se promettait bien
de marcher sur ses traces dès qu'il possèderait mieux la
langue. .
« Le dimanche suivant, M. de Trémaria était à Saint­
They, pardon également très fréquenté. » (1)
(i) p. tlÉJOURNÉ, Vie du P. MaUllOil'.

Le Culte de saint Tugen
Nous ne savons rien de la vié de saint Tugen, que ce
que nous a transmis la tradition. · ,
Au RulLetin de la Commission diocésaine d'archéologie et
d'architecture, MM. Peyron et Abgrall écrivent: (2) « Les
comptes de Brasparts de 1699 mentionnent une somme de
dix sous donné à un exprès « qu'on avait envoyé à Conquer­
neau pour la recherche de la vie de saint Tujan ». Pourquoi à
Concarneau plutôt qu'à Primelin? Nous l'ignorons et n'avons
pas trouvé trace d'un culte particulier rendu à ce saint à
Concarnellu; peut-être que, à cette époque, quelque prêtre
. de cette trêve avait-il publié quelque notice sur saint Tujan.
Albert Le Grand dit que saint Jaoua résigna sa recteurie de
Brasparts et son abbaye de Daoulas à Tusvéanus, fils d'Aras-
tagn. Ne serait-ce pas le même dont aurait fait Tusvan ,
Tusan, Tujan » ?
Saint Tugen est le patron de quelques églises du Finistère,
mais il est à remarquer que, sauf dans sa chapelle de Prime-
lin, nulle part ailleurs il n'a aucun pouvoi~ contre la rage.
Une légende populaire explique pourquoi saint Tugen est
invoqué contre les chiens enragés. La voici d'après MM .
Gaidoz et L. Sauvé:
« Monsieur saint Tujean ne se doutait guère au temps de
sa prime jeunesse, qu'il serait un jour .chargé de défendre
les Bretons de la morsure des chiens enragés. Si le ciel eut
exaucé. ses premiers vœux, il serait devenu Je patron des
jeunes filles, le gardien de leur innocence; il a dû se résigner
. à accepter une tâche moins lourde et voici comment il y fu t
amené:
Saint Tujean, avait une sœur que sa mère en mourant lui
avait léguée pour tout bi,en. 11 l'avait élévée, entourée de
soins et de tendresses, et lui avait enseigné d'e bonne heure

(2) Notice sur Brasparts .

la pratique de toutes les vertus. Comme il ne la quittait des
yeux ni le jour ni la nuit, il espérait bien la préserver à jamais
de toute souillure. Douce à entendre, plus belle encore à voir,
la fillette entrait dans ses quinze ans, quand un matin, la
solitùde profonde où ils vivaient l'un et l'autre fut troublée
par des bruits de guerre. Les voiles ennemies étaient signa-
1ées' l'alarme · était dans tout le pays. Le saint n'hésite pas
à fuir,. afin de mettre sa sœur en sûreté, dût-il pour cela
aller au bout du monde .
L'enfant n'était pas comme lui endurcie à la fatigue; les
ronces et les cailloux déchiraient ses pieds délicat.s; elle
n'avançait qu'avec peine. Saint Tujean la fit monter sur son .
dos et marcha ainsi pendant plusieurs heures sans s'arrêter.
De cette façon, peflsait-il, nous irons plus vite et je la sur­
veillerai mieux.
A l'entrée d'un bois, la fillette le pria de la laisser passer
un instant derrière un buisson d'aubépine. Le saint croyant
comprendre le . motif de cette demande, la déposa à terre
sans mot dire et attendit. .
. Il attendit longtemps. Inquiet de voir la halte se prolonger
. plus que de raison, . il appela sa sœur. Hélas! il n'eut pas
plutôt fait deux pas dans la direction du buisson, où elle
s'était attardée, qu'il lui fallut reconnaître combien il avait
été vain et présomptueux en se flattant de la mettre à l'abri
de toute tentation et de tout danger. La pauyrette était
empêchée d'accourir par un grand et beau garçon dans les
bras duqQel elle s'était laissée enfermer sans résistance. Il
n'y eut plus à en douter - elle paraissait plus joyeuse que ·
confuse le malheur était complet. . .
- Ah ! s'écria saint Tujean avec un mouvement de colère,
il est plus aisé d'empêcher un chien enragé de mordre qu'une
fille de mal faire !

En es-tu bien sûr ? lui demanda le Bon Dieu qui

l'écou tai t. .

Pour ta peine' d'avoir parlé trop vite, tu en feras l'expé­
rience. Donc, puisque tu te reconnaîs impuissant à garder
la vertu des jeunes filles, veille désormais sur les chiens fous
de ,la Bretagne, et prends soin de mettre hors de l'atteinte
de leurs dents, les bons chrétiens qui t'en prieront en mJn
nom ».
On assure que le saint y consentit volontiers, et que, .
depuis ce jour, sa vigilance n'a jamais été mise en défaut.

L'emblème de son pouvoir est une clef merveilleuse, affec-
tant plutôt la forme d'un poinçon conservée à Primelin' dans
un reliquaire en vermeil, monté sur un pied comme calice .

«( Lorsque les anglais furent chassés du pays, ne pouvant

emporter leur église, dont ils étaient si fiers, ils en enlevé-
rent du moins la clef. En traversant la baie du Cabestan,la clef
tomba à la mer. Tout 16 monde dans le Cap ignorait ce fait,
lorsqu'un jour on prit un Lieu de grande taille. Le pêcheur qui
l'avait pris se sentait attiré malgré lui vers l'église de Saint­
Tugen. Après avoir ouvert son poisSOI1, il trouve dans son
ventre une clef toute rouillée. Frappé d'inspiration, il pré-
. sente cette clef devant la porte de l'église. La clef entra toute ·
seule dans la serrure. Miracle, cria-t-on! C'était la clef du
saint qui ne voulait pas que son culte disparût du pays.
On fit alors de la clef l'emblème de la puissance du saint et
sQn église où le miracle avait eu lieu fut appelée: (( Itis sant
Tugen an all e » (1).
Nous donnons ci ·après l'origine de la dévotion aux clefs de

saint Tugen d'après M. de Blois:

• «( L'histoire ecclésiastique fait connaître que, pendant le
cours de plusieurs siècles. les papes on t été dans l'usage
d'envoyer, aux personnages notables, princes' ou pontifes)
auxquels ils voulaient donner des témoignages de leur consi- '
dération, des clefs d'or qui se portaient suspendues au col.
Ces clefs étaient regardées comme des reliques, non seulement

(1.) M. LE .C.muuET: Les clefs et le culte de saint Tu~en.

parce qu'elles étaient un présent du Souverain Pontife, mais
parce' qu'on mêlait à l'or dont enes étaient forgées, de la
limaille des chaînes de saint Pierre et de saint Paul; on les
nommait pour cela clefs de saint Pienre et surtout parce
qu'elles reprodllisaientla forme des clefs de la porte d'entréede la
crypte de la Basilique romaine, appelée la confe~sion de saint
Pierre Il est question de cet usage dans plusieurs des lettres
de saint Grégoire-le-Grand qui vivait au VIe sièCle. On con-
servait de ces clefs, dans le trésor de plusieurs églises, Elles
étaient appliquées aux infirmes pour obtenir des guérisons.
On fabriqua des clefs d'autre métal en imitation de ces clefs
miraculeuses et l'on s'en servait notamment pour la guérison
d'animaux malades. Du Cange cite un tAxte du XIIIe siècle en

témoignage de cette pi'atique.
Je viens de parler des clefs de Saint-Pierre; mais celles de
Saint-Hubert n'étaj~nt pas en moindre vénération, principa­
, . . lement pour guérit' de la rage; saint Hubert était évêque de
Maestrick au VIle siècle. Avant de quitter le monde, où il
avait occupé une haute position à la cour de Pépin d'Héristal,
. en Austrasie, il s'é~ait signalé par son goût pour la chasse, ce
qui lui a vah.l de devenir le patron des chasseurs. Il avait eu
pour ,prédécesseur, SUL le siège de Maestrick, saint Servais.
dont cette église conservait la clef miraculeuse', qu'il avait
reçu du Saiot Si ège pendant son pontificat.
Je ne sais si saint Huber t" avait été aussi honoré de l'envoi
d'une clef de Saint-Pierre par le Souverain Pontife; mais à
. l'abbaye d'Andoine, où reposaient les restes de saint Hubert,
oO'appliquait une clef, dite de saint Hubert, aux nombreux
pélerins qui venaient demander, à son tombeau, la guéri-
son ou la préservation de la rage.
C'est évidem.ment, à l'imitation des clefs de saint Hubert
que se sont introduites celle de saint Tugen, dont la fo·i des
populations bretonnes conserve la vénération. »

. (i) Bulletin Association Bretonne, 1873. Session de Quimper, p. 66-67. '

Autrefois on piquait avec la clef miraculeuse de saint Tugen
une grande quantité, de pains qu'on distribuait ensuite aux
pardonneurs. Ces petits pains « ba.ra an aire )), qui ne
devaient plus moisir, avaient la propriété de guérir les
, maux de dents. ' ,
Actuellement on vend au pardon de petites clefs en étain,
fabriquées à Pont-Croix qui préservent leurs porteurs de
l'atteinte des chiens enragés. Les Capistes se les attachent Sur
un vêtement, ordinairement sur la coiffure. '
On raconte assez facilement au Cap-Sizun, les merveilles
opérées par cette clef minuscule. Lorsqu'un chien enragé pOur-
suit une personne, celle-ci doit lui jeter sa clef et l'animal
s'arrête pour la broyer jusqu'à ce qu'il l'ait réduite en poudre.
Pendant ce temps elle peut se sauver hors de l'atteinte de
son agresseur.
Le Pardon de Saint-Tugen se fait 'en juin, le dimanche
précédant la fête d'e Saint-Jean. Il est très fréquenté par les

habitants du Cap, d'Audierne, de Douarnenez; et des gens de

la côte depuis Audierne jusqu'à Penmarc'h et Pont-l'Abbé.
Certaines années, les processions des paroisses environ-
rantes viennent à Saint-Tugen. Rien de plus pittoresque que
ce long défilé de pardonneurs aux costumes les plus variés.
La procession se rend sur la grève, sur le Trez, où l'on a
élevé une croh d9bois. Tout le long du parcours on chante
le (( Kantik sant Tugen J), dû à un ancien recteur de Primelin .
Là, devant la grande mer qui murmure, sous l'ardent
soleil de juin, au milieu de cette plaine sablonneuse, cette

fou1e immen-se, ces .bannjères qui se déploient au souffle tiède
du large, le tableau est grandiose et saisissant. Là-bas; dans
l'énorme tour émergeant de son placître d'arbres seculaires,
les cloches répondent de leur voix d'airàin, aux refrains qui
s'élèvent de la plage.
D. BERNARD.

Quimper, le 10' Juillet 1908.