Avertissement : ce texte provient d'une reconnaissance optique de caractères (OCR). Il n'y a pas de mise en page et les erreurs de reconnaissance sont fréquentes
Société Archéologique du Finistère - SAF 1907 tome 34 - Pages 256 à 292
MEMOIRE AUTOBIOGHAPHIQUE
DE Y.-J. DE KERGUELEN-TREMAREC
Les descendants du navigateur Yves-Joseph de I>:guélen-
Trémarec conservent un certain nombre de mémoires relatifs
aux services de leur illustre aïeul. Le manuscrit intitulé sim
plement" Etnt de mes Services ", que M. le Vte de Pompery,
arrière-pelit-fils de I):guélen, a bien voulu nous autoriser à
publier, nous a paru être parmi tous les documents conservés
à Trémarec celui qui ajoute les renseignements les plus inté
ressants à ceux que l'on peut trouver dans les dictionnaires
biographiques et qui fait le mieux connaître l'esprit et le
caractère de l'auteur.
I>guélen naquit le 13 Février 1734, non pas à Quimper
comme l'ont écrit Levot et d'autres historiens, m,ais à Landu
dal, au manoir de Trémarec, qui appartenait à la famille de
I~guélen depuis le mariage, en 16()(), de Françoise Furie, héri
tière de Trémarec, avec Guillaume de I~guélen de I~biquet,
conseiller au Présidial de Quimper. Il fut baptisé le lende
main ainsi que l'atteste cet acte des registres des baptêmes,
mariages et sépultures de l'Eglise tréviale de Landudal : .
« Yves-Joseph, fils légitime d'Escuier Guillaume-Marie de
I~guélen, seigneur du Carpon, et de Constance-Rose Maurice
de Beaubois, a esté né le traiziesme jour de Febvrier 1734 et
solennellement baptisé par missire P. Pennarun, prêtre et
curé, le quatorziesme jour du mesme mois et an. Parrain et
marraine ont esté Escuier Joseph de ISguélen et dame Fran-
257
çoise-Marie Millon de I}:ambourg qui signent chacun pour
son respect (Signé) Françoise- Marie Millon, Joseph de I~gué
len, Gui-Marie de IS;guélen, seigneur du Carpont, P. Penna
l'un, prêtre et curé ). M. df3 Is:guélen du Carpont (1701-17;)0)
était un ancien otlicier ; il appartenait à une ancienne
famille noble fixée de tous temps dans les environs de Châ
teaulin et de Quimper; sa femme était issue d'une famille de
magistrats de Quimperlé, elle était la sœur de dom Pierre-
Hyacinthe Morice, le célèbre historiographe de Bretagne (1).
Yves-Joseph de I~guélen entra dans la marine en 1750,
l'année même de la mort de son père, et à peine sorti de
l'école des gardes-marines, âgé de 2t ans il fut agrégé à la
célèbre Académie de Marine ; c'es~ dire qu'il apparten~it dès
lors à ce groupe de marins savants et lettrés qui fit l'honneur
de la Marine française pendant la deuxième moitié ·du XVIIIe
siècle; il était l'élève ou l'émule des Borda, des Verdun de
la Crenne, des Grenier, des Bigot de Morog ues, des Bougain
ville, ses collègues à l'Académie. Ce n'est pas à dire qu'il ne
fut aussi un soldat: il servit honorablement pendant la
guerre de Sept-Ans. L'Etat de mes services atteste qu'il pos
sédait en outre, et au plus haut point, cette sorte d'adresse
commerciale que devaient acquérir les officiers des ' escadres
royales à cette époque où la guerre de courses se · confondait
trop souvent avec la guerre maritime proprement dite; il a
longuement raconté dans ce document les ruses très adroites
qu'il employa pour s'emparer sans combat de quelques navi
res de commerce anglais, alors qu'il commandait le vaisseau
du Roi le Sage armé en course par des particuliers (~).
(1) Registre d'état civil de Landudal au greffe du tribunal de Quimper.
- Landudal, ancienne tl'èue de la paroisse de Briec (arr. de Quimper), a
été récemment érigée en COIIlmune.
(2) Un autre Kerguélen avait, a,rant lui, été corsaire; les registres des
amirautés de Brest et de Morlaix citent plusieurs prises faites en 1708 et
1709 par la frégate du Roi l'Astrée commandée par le Sr de Kerg'uélen :
le navire anglais Catherine n'amena pavillon le 8 avril 1709 qu'après sept
heures· de combat (Arch. FinisLère B !dG3, 416!~, ~.Gï!l). Il servit longtemps
BULLETlN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. - TOME XXXIV (Mémoires) 17
- 258-
Il fut désigné en 17;58 pour commander une compagnie
franche de marine en garnison à Dunkerque et cé fut pen
dant son séjour en cette ville qu'il épousa le 13 Mars '17tl8
Marie-Laurence de Bonte, fille de Jacques-Nicolas de Bonte,
seigneur et pair des paroisses de Recques et Polincove, de la
paroisse de Recques en Artois etc., ancien bourgmestre et
maire de Dunkerque, et de , Laurence-Jacqueline-Brigitte
Coppens.
Pendant la paix, l}guelen fut employé à des travaux
scientifiques : études hydrographiques sur les côtes de
France, exploration des mers d'Islande, voyage d'études dans
les ports anglais ... qui lui fournirent la matière de nombreux .
mémoires. Son mariage avait notablement augmenté sa
fortune; il avait su se concilier la protection de personnages
influents tels que le maréchal de Soubise qui fut le parrain cie
l'aîné de ses fils à Charles-Jean-Marie-Yves, né le 19 avril 'l767
et baptisé le 8 juin suivant en l'église cathédrale de Quimper.
(1) La notoriété qu'il s'était légitimement acquise et ses
protections lui valurent d'être choisi en 1771 pour diriger un
voyage d'exploration dans le Sud de l'Océan Indien et aux
alentours du Pôle Austral, voyage qui a immortalisé son
nom mais qui fut aussi, par une rencontre singulière,
l'origine de tous les revers qui marquèrent la fin de sa
carnere .
L'Etat de mes serviCf's ne renferme pas de renseignements
sur les voyages de découvertes accomplis par ~guelen; les
notices de Levot, de Doneaud et des autres historiens de la
Marine renferment certaines erreurs que les dossiers con-
sous les ordres de Duguay-Trouin et prit part à la campagne de Rio
Janeiro (-1711.) en qualité de capitaine de La Bellone .
(i) Le texte de la procuration et de l'acte de baptême (Arch. du
Finistère E. 839) ont été publiés par M. l'abbé Favé au tome XXIV,
, ~npée i897
du Bulletin de la Société archéoloyique du Finistère, p. 471..
259 - '
servés aux archives de la ~arine à Paris permettraient de
corriger; c'est un travail qu'il nous est impossible d'entre
prendre; nous devons nous borner à énumérer les événements
principaux de la carrière du navigâteur postérieurement
à 1771 sauf à compléter à l'aide de quelques documents
inédits le récit de certains incidents des deux voyages aux
Terres Australes.
Des navigateurs du XVIe siècle avaient décrit, mais en
termes imprécis, des terres situées dans le Sud de l'Océan
indien; en 17:39 le malouin Bouvet de Lozier avait entrevu
au travers des brumes vers le Dt)e degré de latitude les îles
qui de son nom ont été appelées Iles Bouvet (1). Mais la
réalité de ces terres demeurait très discutée; la mission
confiée en 177t à Y .-J. de I~guelen présentait donc un grand
intérêt scientifique; on avait quelque espoir qu'elle pouvait
aussi procurer certains avantages d'un caractère plus pratique .
On lit dans le brouillon d'un mémoire présenté au ministre par
~guelen qu'il espérait trouver des pierres précieuses, de l'or,
des mines, voire même des épiceries comme celles que les Euro
péens étaient obligés d'aller chercher aux Moluques; il se
disait persuadé qu'au Sud des îles de Saint-Paul et Anster~
dam, on devait trouver un continent contigu aux îles de
Diemen « qui doit être un très beau pays susceptible des plus
riches productions et habité peut-être par des nations ins
truitps et policées)) (2\. Le gouvernement partageait ces illu-
sions; les instructions royales du 25 mars 'l.77'1 portent en
effet: Il «( (M. de I}guélen) tachera de lier commerce et
amitié avec les habitants. Il ' examinera les productions du
pays, sa culture, ses manufactures (s'il y en a) et quel parti
(' 1) Levot, Biographie Bretonne, T. 1 p. 1.75. Fabre, Les Bouvet dans
Revue maritime et coloniale T. XVIII (1.866) p. 3ÜÜ-40!~. Arch. Nat., Marine
Bt 4-45. Une lettre du géographe D'Après de Manevillette du 27 mars -1773
(aux Archives de Trémarec) semble prou ver qu'a vaut cette daté I\:erguelen
n'avait pas eu connaissance des journaux laissés par Bouvet.
(2) Archives de Trémarec .
260 -
on pourrait en tirer pour le commerce . du royaume)). (11
I}gue]en partit de Lorient le 1
mai 1771 sur le Berryer et
arriva à l'Ile-de-France le 20 août ; il s'était . en route
brouillé avec le célèbre abbé Rochon, de Morlaix, qui lui
avait été donné comme collaborateur scientifique. L'abbé
débarqua à l'Ile-de-France et refusa d'aller plus loin. L'île
avait alors pour gouverneur le chevalier du Dresnay des
Roch~s qui s'employa à prévenir le ministre en faveur de
~guélen, son compatriote et un ami (2) : « M. l'abbé Rochon .
a .refusé absolument de s'embarquer sous des prétextes très
frivoles: dans le fait c'est qu'il a découvert que M. de I}gué
len est résolu à ne relacher dans aucun lieu habité et à
s'occuper uniquement du soin de remplir vos vues en s'assu
rant du passage de l'Isle-de-France dans l'Inde par la voie
la plus courte. Si vous voulez bien vous faire représenter
ma 'lettre nO 129 de l'année dernière, vous ver~'ez que ceci
n'a point dû m'étonner et que j'étois prévenu des projets de
M. l'abbé Rochon. Je n'ay rien traité avec lui. Il m'1 assuré
qu'il est indépendant de toute autorité même de la vôtre. Il
m'a dit de pareilles folies que j'ay écoutées sans m'émouvoir
et sans répondre un mot que des honnêtetés personnelles à
lui, qui en effet les mérite par ses talens. Comme il n'est pas
militaire je l'ay renvoyé à M. Poivre (intendant de l'île) qui
soutient les prétentions de cet astronome autant qu'il con-
damne le projet ultérieur que M. de ~guélen doit exécuter. »
Plus tard le navigateur accusa Rochon d'avoir profité de son
. séjour forcé à l'Ile-de-France pour réunir les élémen ts de la
campagne de diffamation qui devait lui être fatale, accusation
vraisemblable car Rochon était d'un caractère extrêmement
(I) Le texte de ces instructions a été rpproduit dans la Relation de deux
voyages ... publié par Kerguelen (p. 5). Des documents sur l'expédition
se trouvent aux archives de la Marine à Paris, carton B 1~-3I7; le journal
du Berryer est. à la Bibliothèque Nationale, Mss. franc. nOllV. acq.21:,085.
(:2) Les papiers du chevalier des Roches sont conservés aux archives du
Finistère (E. 238) et à la çibliothègue de Qu impél' (Mss 12) .
,-, 261 ct"
vindicatif. Di Bâryu fut échangé contre deux navires mOIns
lourds: la Fortune et une flûte qui portait le nom bizarre .
de (}ros- Ventre; ce second bâti~ent, commandé par M. de
Saint-Alouarn, était destiné à servir de découverte. Les mois
. de septembre, octobre et novembre furent consacrés à l'ex
ploralion méthodique du Sud de l'Océan Indien; ~guélen
parcourut la route que le chevalier Grenier recommandait de
suivre pour aller de l'Ile-de-France à la côte de Coromandel
et la déclara préférable à celle que l'on cboissait ordinaire
ment: opinion qui ne put que fortifier contre lui l'antipathie
de l'abbé Rochon, adversaire des théories, cependant exactes,
de Grenier. Les deux navires rentrèrent à l'Ile-de-France le 8
décembre; « J'ai la plus grande joie de l'arrivée de M. de I}gué-
len et de richesses immenses qu'il a rapportées de la côte Ma
labare ... » écrivait le gouverneur Des Roches; ces richesses
immenses étaient le fruit d'opérations commerciales qui n'é-
taient nullement prescrites par les instructions ministérielles.
Le 16 janvier 1772 I}guélen reprit la mer, cette fois pour
alh~r à la recherche des terres australes. Le 12 février on
vit une petite île et le lendemain on reconnut la terre. Le
tonnage de la Fortune ne permetta!! pas d'aborder: confor
mément aux . ordres de M. de I}guélen, ce fut M. de
Boisguehenneuc, second capitaine du Gros- Ventre qui, sur
un canot" appartenant à ce navire alla prendre possession de
la terre nouvelle au nom du Roi c( avec toutes les formalités
reqUIses ».
Trois ans plus tard, le 27 déèembre 1776, pendant une
relâche que le capitaine Cook fit dans la même baie, un
matelot trouva une boutei1l8 attachée par un fil d'archal à
un rocher; elle renfermai t un petit morceau de parchemin avec
cette inscription Ludovico X V, GatLial'um l'ege, et D. de Boy
nes 1'egi a secretis., ad T'es maritimas, anno 1772 et 1773. (1)
U) Au lieu des deux dates transcrites par Cook on doit lire probable
ment 1771 et 1772. En effet Rerguelen écrit dans sa Relation (p. 27) que la
-' 262 "
Cook remit dans la précieuse bouteille ce témoignage d'une
découverte qu'une partie de la France persistait à nier;
la bouteille fut placée sous un amas de pierres au sommet de
la colline qui domine la baie, et sur cette sorte de galgaL il
fit arborer le drapeau anglais 1:28 décembre 1776\, Cook
reconnut avec une loyauté parfaite la priorité de la découverte
du marin français et ce fut lui qui nomma cette te ne « Ile de
I}guelen». « J'aurai pu, écrit-il, d'après sa stérilité lui donner
fort convenablement le nom d'ILe de la Désolation; mais pour
ne pas ôter à M. de I}guélen la gloire de l'avoir découverte je
l'ai appelée la Terre de IÇguélen )). Les navigateurs anglais
qui après lui visitèrent ces parages ne furent pas aussi scru
puleux : ils changèrent presque tous les noms donnés aux
sites de la terre Australe par -les marins bretons de 1772
et de '1774. I}guelen en hommage à ses protecteurs ou
à ses chefs avait inscrit sur la carte qu'il publia en '1782
les noms de Baie de Chimay, Iles - Dauphine, de Boynes, de
Croy, de Vergennes, de Castries, de CI ugny, Caps d'Orléans,
Soubise, d'Estaing, d'Aiguillon; d'autres noms étaient ceux de
ses compagnons de voyage ou d~ ses amis' Caps Tinténiac, Tres
san, Aubert, Baie de Ligneville. Ailleurs la rivière de Recques
était un hommage ; lointain à son beau-père, seigneur d'une
paroisse de ce nom - en Artois. Enfin plusieurii vocables
avaient été inspirés par le souvenir du pays natal qui a
quelques milliers de lieues hantait les marins bretons: il y
eut les îles, la baie et la rivière de BénorJet, la baie de Quibe
ron, la baie d'Audierne, la rivière du Chastel, la roche
Maingant (1) ; un petit îlot fut baptisé Trémarec en l'honneur
du manoir famflial des l~guelen. On chercherait en vain la
bouteille avait été placée par M. du Boiguehcnneuc lors du premier
voyage aux terres australes au mois de mai 1772; la prise de possession
des terres découvertes pendant le deuxième voyag-e eut lieu, comme
nous le verrons, le 6 janvier 177lL
(i) On sait que le Mingan est un rocher situè daIrS le goulet de Brest ;
ce .nom fut aussi donné par des marins bretons à de petites îles situées
à l'embouchure du Saint-Laurent .
plupart de ces noms sur les cartes modernes, les îles de
Castries et Dauphine sont devenues les îles Davis, le cap d'Es
taing est le Mont-Table, les îles Roland, de Croy et de Clugny
sont ordinairement appelées îles Cloud y , la rivière de Bônodet
est la baie Shot-Bay, mais on marque toujours vers le
degré de latitude Sud les îles Bénodet et la pointe de
Penmarc'h.
La croisière de ~guelen fut de peu de durée. Le '14 Février
'1772 la mer devint mauvaise; les deux vaisseaux se trouvèrent
séparés et le 17 ~gueleri dut se résoudre à reprendre la route
de l'He de France: il a exposé dans sa Relation toutes les
raisons qui le déterminèrent à donner l'ordre à la Fortunp de
meUre le cap vers ce Nord; l'état de ce navire le forçait à
rentrer et à ne pas rechercher plus longtemps le Gros- Ventre
que, sans un hasard extraordinaire il n'aurait pu retrouver
dans ces mers inconnues. Le Gros- Ventre était d'ailleurs en
parfait état, portait sept mois de vivres et pouvait facilement
rentrer seul à l'île de France, comme de fait il y rentra.
L'incident de la séparation des deux navires fut plus tard
. démesurément grossi, on raconta que I~guelen avait vu le
navire de M. de Saint-Alouarn en danger de périr sans
essayer de lui porter secours; on alla même jusqu'à dire
qu'il avait voulu perdre un officier de son bord (M. de Rosily)
qui était allé le '13 février dans une chaloupe de la Fortune
sonder une baie (1).
La Fortune entra au Port-Louis de l'île de France le
16 mars 1772 : ( Aujourd'hui ' 16
mars '1772, écrivait le
gouverneur des Roches, c'est une époque bien singulière de
voir mouiller en même temps à l'Isle de France la flûte du
(-1) Levot dit très exactement à l'art. Kerguelen dans la Biographie Bre-
tonne (T. II. p. 1.7) que la chaloupe commandée par Rosily avait des
instructions pour se replier sur le Gros Ventre en cas d'évènèment. On ne
comprend 'pas que dans l'article consacré dans l~ même ouvrage (T. II
p. 775) à l'amiral de .Rosily il ait pu écrire: « Il ne dut son salut qu'à la
rencontre fortuite de la flûte le Gros-Ventre qui naviguait de conserve avec
la Fortune. » '
!loi la Fortune et le vaisseau particulier le Dauphin : ce
dernier venant de Chine et apportant M. le Baron de Aladar,
venant de Kamtschatka et le premier commandé par M. de
I}guelen qui vient d'où l'on sait bien)) (1). Ce baron d'Aladar,
était Maurice-Auguste de Beniowski qui après une première
série d'extraordinaires aventures en Hongrie, Pologne et
Russie terminées par la déportation eO'Sibérie avait réussi de
s'évader de Bolcherjezk . et à se rendre à Macao où il
gagna la confiance de Achille de Robien, un des directeurs
français de la compagnie des Indes. Il passa à l'île de France
où il fit de nouvelle dupes et arriva en France où il fut reçu
presque comme un triomphateur. L'abbé Rochon avait su
reconnaître la fourberie de l'aventurier (2): I}guelen se
rangea naturellement dans le camp opposé et fut longtemps
un des partisans les plus déterminés de BeniowskL Le second
séjour de I~guelen au Port-Louis fut très court, il partit le
27 mars et arriva à Brest le 16 juillet. Quelques jours plus
tard il rendit compte de son voyage au Roi et il dut déclarer
que la terre australe était inhabitée; cependant, écrit- il, « Sa
Majesté eut la bonté de m'annoncer elle-même qu'elle me
faisait capitaine de vaisseau (26 juillet '1772). On croira faci
lement que cette grâce signalée de la part du monarque ne
manqua pas d'augmenter le nombre de mes ennemis )).
Cette promotion faisait en effet passer l~guélen avant quatre-
vingts lieutenants de vaisseau plus anciens en grade. Il
énumère dans sa Relation les accusations qui furent dès lors
dirigées 'contre lui: on racontait par exemple, qu'il n'avait
(1.) L'île de France vit à cette époque passer bien d'autres person
nages célè~res : l'astronomc Le Gentil de la Galaisière, le navigateur
Marion du Fresne, le natuealiste Commerson. Au Port-Louis vivait un
obscur officier d'artillcrie, M. de SainL·Pierre, qui employait les loisirs
que lui créaient le dédain des antres officiees et son caractère peu
sociable à préparer le Voyage à l'île de France et Paul et Virginie .
(2) Sur Beniowski, voir Baron de Villiers du Terrage, Rois sans couronne,
Paris, 1906, 80, p. 71-89. Beniowski arriva à Lorient le surlendemain de
l'arrivée de Kerguelen à Brest. Des documents sur Achille de Robien
et sa famille existent aux archives de Seine-et-Oise (E. 3048-3073).
vu aucune terre, mals seulement un
ordonné à tout. son équipage de garder
de la vie.
nuage et
le silence
qu'il avait
sous peIne
Toutefois dans son pays natal le nouveau capitaine de
vaisseau fut accueilli avec enthousiasme; les poètes du pays
le célébrèrent de leur mieux et il est assez touchant de cons
tater qu'il consel'va leurs médiocres vers avec autant de soin
que les documents officiels concernant son expédition ('1).
Les poètes de Quimper furent surtout inspirés par la pensée
des habitants · qu'on ne pouvait manquer de rencontrer
sur la terre australe:
Ces peuples inconnus à nos peuples divers
Par un nouveau Colomb sont enfin découverts,
Quel est donc ce mortel qui nous les fait connaître?
La gloire attend son nom: quel pays l'a vu naître?
Français, prenez tous part à son farreux succès,
Kguélen est son nom; peuples il est Français! ...
L'auteur que nous citons prête ensuite à I}guélen un pathé
tique discours qui dissipe les hésitations de certains de ses
compagnons: ,
« Donnons un nouveau monde à l'antique univers ... »
Il dit. On ne craint plus ces mers vastes et sombres ·
On s'enfonce à l'envie dans l'épaisseur des ombtes.
Mais le poète recommande, très longuement, de ne pas
imiter la eruauté des Espagnols à l'égard des indiens d'Amé
rique : il ne veut pas douter que le navigateur breton n'arrive
très vite pas sa douceur à se faire aimer des nouveaux sujets
de la France: '
« Toutes les nations comptèrent des vainqueurs,
Le Français plus heureux va conquérir des cœurs».
Le gouvernement chargea I}guélen d'organiser une deu-
xième expédition pour vérifier et complèter ses pren1ières
(i) Archives de Trémarec
découvertes (1); deux frégates armées sous sa direction, le
Uoland et l'Oiseau partirent de Brest le 26 mai 1773. L'État
Majol' comptait plusieurs officiers des plus distingués de la
. Marine française: les lieutenants de vaisseau Le Saux de
Rosnevet et de Charnières, membres de l'Académie de Marine,
le vicomte de Pagès, Charles du Couédic de ~goualer qui
devait' s'immortaliser en 1779 à bord de la Surveillante.
Cependant ce deuxième voyage s'accomplit dans des condi
tions assez singulières, allongé par d'interminables relâches
au cap de Bonne-Espérance, aux lIes de France et de Bourbon,
et à la baie d'Antongil (Madagascar). Ces relâches, funestes
pour la discipline, ne pouvaient que donner une nouvelle
force aux accusations de commerce illicite qui avaient déjà
été formulées lors du . voyage de 1772. Les navires ne croi
sèr~nt que peridant un mois le long des côtes australes (14
décembre 1773-18 janvier 1774) ; l'expédition cependant ne
fut pas sans résultats: des observations intéressantes furent
faites; la carte de 80 lieues de côte fut dressée; M. de Ro
chegude, officier de l'équipage de l'Uiseau; capitaine Le Saux
de Rosnevet, prit possession des terres nouvellement recon
nues au nom du Roi de France (6 janvier 1774). Le chef de
l'expédition se rendait compte toutefois que sa misssion
n'était pas complètement remplie; aussi, si le 18 janvier il
se décida à donner l'ordre du départ, ce fut parce q n'il
savait que l'état des navires et des équipages fatigués par de
continuelles tempêtes interdisaient absolument de demeurer
plus longtemps dans ces mers inconnues et dangereuses.
Très peu de temps après le retour de ~guelen en France
(i) Un autre voyage d'exploration dans les mêmes parages fut dirigé
par le malouin N .-'1'. Marion du Fresne qui découvrit le i3 janvier i773
l'ile qu'il appela Terre d'Espérance et que Cook nomma Ile du prince
. Edouard; les jours suivants il reconnut les îles Froides, de la Prise de
Possession et Aride. Ces deux dernières îles sont ordinairement dési
gnées sous le nom des île Marion et île Crozet, du nom du commandant
de l'expédition et de son lieutenant. Le récit du voyage de Marion fut
rédigé d'après les journaux de Crozet par l'abbé Rochon .
(7 septembre 1774\, alors qu'il écrivait fièrement que ses der
nièrs travaux avaient amené la découverte d'une île d'environ
. 200 lieues de circuit qui, malgré l'envie resterait sur ce globe
jusqu'à la destruction de l'uni\'ers, ses ennemis remirent en
circulation les bruits fâcheux qui avaient déjà couru en 1772.
Ils n'auraient produit aucun effet si des accusations plus
précises n'avaient été formulées par un de ses officiers, l'ensei
gne du Cheyron, appuyé plus ou moins ouvertement par une
grande partie des équipages des deux navires (1). Un conseil
de guerre fut convoqué et, après une longue procédure, déclara
le Hi Mai J77a, ~guelen convaincu de s'être rendu coupable
de certains écarts de conduite, d'avoir laissé encombrer son
. vaisseau de marchandises, d'avoir compromis son autorité dans
des discussions avec ses officiers, d'avoir manqué à faire cel'-
taine manœuvre. Il fut cassé de son grade, rayé des listes de la
Marine et condamné à 6 ans de prison dans tel château ou
citadelle qu'il plairait à Sa Majesté de désigner (2) .
Tous les historiens de la Marine ont témoigné de leur
surprise pour l'extrêlfle rigueur de ce jugement qui brisait la
carrière d'un des plus brillants officiers des escadres royales.
Le premier chef d'accusation était une de ces fa utes pour
lesquelles 'les hommes du XVIIIe siècle avaient généralement
de l'indulgence; l'p.mbarquement de marchandises sur un
vaisseau du Roi était un acte de i( commerce illicite ou fraudu
leux )), une vieille plaie de la Marine française que Colbert et
ses successeurs avaient vainement essayé de guérir. De temps
en temps, des poursuites étaient exercées contre les officiers
(1.) Les officiers Karuel de Merey, de Ligniville, chevalier Ferron,
l'aumônier Mahéo, témoignèrent en faveur du commandant.
(2) Le jugement fut imprimé chez Romain Malassis à Brest, en une
plaquette in·!~o de 1.6 pages. Une partie du dispositif est reproduite dans la
Biographie Bretonne. ('1'. Il, p. 17). . .
Le condamné publia en 1792 un Précis de l'aff'aire du sieur de Kerguelen,
décoré de la Croix de Saint-Louis ct ci-devant capitaine de vaisseau (Paris,
Pougris, 1.792, in-So de , 16 pages), dans lequel il discute les divers chefs
d'accusation. A partir de 1775 le nom de Kerguelen ne figura plus SUl'
les listes de l'Académie de Marine . .
,. 268
qUI commettaient des manquements de 'ce genre, mais ies
juges ne s'étaient jamais montré inexorables lorsque le pré
venu était un officier de mérite, et surtout et tel était le cas
de I}guelen -. lorsque les marchandises avaient été embar-
quées pour procurer quelques menus profits aux hommes de
l'équipage. Souvent la Gouvernement fermait les yeux avec
une extrême complaisance ('1 ). Quant aux discussions entre
officiers on peut dire qu'elles étaient de règle à bord des
vaisseaux qui faisait la traversée si longue 'et si pénible de
France aux îles de l'Océan Indien: I}guelen s'était brouillé
avec Rochon et Du Cheyron, comme en 1689 son grand-oncle
le P. Hyacinthe de I}guelen, aumônier de la colonie de l'île
Bourbon, était devenu l'ennemi irréductible du gouverneur
Habel't de Vauboulon (21, comme en 1768 Bernardin de Saint
Pierre se brouilla avec son-chef le marquis de Maudave.
L'étude du dossier du Conseil de guerre révèlerait sans
doute pourquoi en 17715 les juges se montrèrent impitoyables .
I}guelen attribua sa condamnation aux intrigues de collègues,
jaloux de ses succès et de son rapide avancement. C'est une
explication vraisembla- ble. Pendant qu'il naviguait dans les
mers du Sud, ou guerroyait avec Beniowski sur les côtes
malgaches, les quatre-vingts lieutenants auxquels il avait été
préféré, et leurs amis restés tranquillement en France,
{( embusqués ») dans les bureaux de Brest ou de Versailles,
avaient eu tout le loisir de le discréditer et de discréditer par
(' 1) Sur l'habitude du commerce illicite, voir Cor re, L'ancien corps de la
Marine, p. 400-/ .26. Cct auteur écrit à propos de la condamnation de Ker
guelen: « La sé" érité exagérée avec laquelle il fu t puni trahit , ch ez lcs
juges, d'inavouables sentiments de jalousie contre un otTlcier arrivé t1'ès
jeune au grade de capitaine de vaisseau e t surL out à une grande réputa tion de hardi et habile naYigat e ur)). . On trouve dan s les r egistr es de
la Cour royale de Brest des preuves d'indulg'ence sing;ulière à l'égar d
d'officiers « paco Lille l1rs » ; voir par ex emple le dossier d'Aché, liasse B ..
1883 des Archives du Fil1lstère.
(2) Hyacinthe de I~erguelen,.capucin de Quimper , exerça, après la m ort
de Vauboulon les fonctions de gouy('rneur de Bourbon (1690-1696) qui
avaient été antérieurement remplies par son confrère e t compatriote le
P. B. Bernardin de Quimper (1.680-1686).
avance les découvertes qu'il pourrait annoncer. Le changement
de règne (10 mai 1774) qui priva ~guelen de protecteurs
puissants le livra sans défense aux intrigues depuis longtemps
préparées. L'inexplicable hostilité qui poursuivait le navigateur
jusqu'à la Révolution prouve que les haines unies contre lui
étaient puissantes et vivaces. Nous ne raconterons pas ses
tentatives vaines pour obtenir la revision de son procès et sa
réintégration dans les codes de la Marine, ou ses inutiles
démarches pour être chargé officiellement de nouveaux voya
ges de découverte - ; mais on ne saurait oublier le honteux
procédé du Gouvernement qui, sans oser nier la découverte
de la terre australe, fit ce qu'il put pour la laisser ignorer, et
voler au navigateur la gloire à laquelle il avait droit. Lorsque
IÇ guelen voulut publier la Relation de ses deux voyages, la
communication des documents concernant ces expéditions lui
ful refusée; la Relation parut cependant en '1782 rédigée à
J'aide des souvenirs et des notes de l'auteur, mais le livre fut
aussitôt poursuivi pal' autorité de justice et un arrêt au
Conseil d'Etat du 23 Mai '1783 en ordonna la suppression. Un
des anciens subordonnés de I~guelen, le vicomte de Pagès, se
fit le complice de cette ({ conspiration du silence)); il donna
en 1782, une relation très succincte du voyage de 1773-1774,
auquel il avait pris part en qualité d'enseigne de vaisseau;
mais il trouva moyen de ne pas nommer le chef de l'expédi-
tion (1). · .
Il Y eut cependant un homme qui proclama la découverte
et qui donna un juste témoignage de reconnaissance en
nommant « Terre de ~guelen » la terre qu'il avait trotlvée,
mais cet homme fut un anglais, le capitaine Cook. Le naviga
teur anglais connaissait le voyage de 1771-' 1772; il avait
obtenu quelques renseignements de certains officiers français
(i) Voyage autour du Monde et vers les deux Pôles pal' terre et par mer
pendant les années 1767 ... (à) 1776, par M. de Pagès, capitaine d,e vÇJ.isseau,
pilris, 1783! 2 voll,lmes in-12.
- 270-
qui lui avaient aussi appris que ce voyage avait eu pour leur
chef une issue fâcheuse. Ces données étaient insuffisantes et il
chercha d'abord en vain la terre australe; il fut plus heureux
en '1776. Nous avons dit comment il respecta la trace écrite du
passage de I}guelen et attesta l'exactitude des renseignements
donnés par son émule français mais il fit arborer, près de
la côte, le pavillon britannique. Les Gouvernements qui se
sont succédés en France depuis '1776, ont longtemps négligé
de revendiquer les droits que donnaient à notre pays les deux
prises de possession de t 772 et de '1774. Au mois de janvier
1893, le capitaine de frégate Lieutaud, commanda.nt i'a'iiso
l'Eu-re, fut envoyé par le sous-secrétaire d'Etat aux colonies
Armand Rousseau, pour en prendre définitivement possession;
grâce , à l'initiative de l'éminent sénateur du Finistère, le
terriloire national a reçu un accroissement qui n'est pas sans
valeur et une sorte de réparation tardive a été accordée au
découvreur breton.
~guélen conduit au château de Saumur le 2 juin 177~ ne
subit pas l'intégralité de sa peine. Il fut libéré en ' 1779 à
condition de commander un corsaire le Brionne: la croisière
fut assez heureuse, mais il ne fut pas réintégré dans les
cadres de la marine royale. En 1781 il obtint d'être autorisé
à faire à ses frais un nouveau voyage d'exploration dans la
mer du Sud. Il avait reçu des passeports des rois de France
et d'Angleterre qui nepré~ervèrent pas son navire le Liber
NœDigator d'être capturé par ,un corsaire anglais le lendemain
même de son départ de Paimbœuf ('17 juillet ' 1781).
Il salua avec confiance l'aurore de la Révolution et offrit
ses services au nouveau régime. Une pétition de la Société
populaire de Brest lui valut d'être réintégré dans les 'cadres
de la marine le Q février '1793. Il fut au mois de mai nommé
contre-amiral. On le trouve ensuite mêlé pendant quelques
mois à toutes les tentatives un peu désordonnées de la marine
271
gné pour commander les forces françaises dans l'Inde, puis il
fut chargé d'une mission secrète en Angleterre, puis enfin il
fut placé sous les ordres de l'amiral Morard de Galles. L'in-
surrection qui éclata à bord des navires de l'escadre mouil-
lée dans la baie de Quiberon lui fut fatale (B~-'14 septembre
'1793) ; ce n'était qu'un nouveau symptôme de l'anarchie qui
régnait dans les escadres nationales, mais I>guélen fut une
des victimes chargée de porter la responsabilité de la révolte.
Il put s'esti mer heureux d'en être quitte pour la destitution
et d'être rendu pour la deuxième fois à la vie privée ('i ).
En ' 1796 un décret prononça sa mise en réforme qu'il n'ac
cepta pas; il alla à Paris solliciter l'honneur de servir encore
son pays. II était peut-être sur le point de réussir quand il
succomba le 3 mars '1797 (13 ventôse an Vi après une très
courte maladie; Il fut enterré le surlendemain. Il était seul,
loin des siens: sept personnes seulement suivirent le con-
o voi (2).
L'Etat de mes SfTtiices n'est pas daté, mais une mention
de ]a Relation de deux voyages dans Les mers australes qui
se trouve à l'avant-dernier paragraphe prouve qu'il fut écrit
postérieurement à 1782. On ignore à quelle occasion ISguélen
(1.) On trouve des renseignements sur la vie de Kerguélen pendant la
Révolution dans les ouvrages suiyants: LEVOl', Biographie Bretonne. -
AULART, Recueil des actes du Comité de Salut public ... , T. III, p. 1.69, 580,
598. CHASSIN, Fendée Patriote, T. II, p.227-229, Voir aussi Arch. Finis
tère L. 5, et les nombreux factums de Kerguélen . énumérés dans 'la
notice de LEVOT.
(2) l,ettres des ' 15 et 1.7 ventôse ::tn V adressées à : Mm e de Larlan, fille de
l'amiral de Kerguélen, par Gérard, che f de correspondance à la maison
des Postes. L'acte de décès dressé au bureau de l'Etat Civil de la divi sion des Tuileries, sur la déclaration de Jean-Thomas Montprevil, homme
de loi, et Jérôme Santerre, rentier, qui habitaient la même maison que le
défunt (rue de Rohan n° 455) le nomment Yvcs-Joseph I{erguélen .. , natif
de Brest... , veuf de Marie Bonde; un jugement du Tribunal de t
instance
de la Seine du 22 décembre 1.8:1.0 ordonlla de rectifier et corriger ces indica
tions: Yves-Joseph de Kerguélen ... , natif de. Briec. , ., veuf de Marie
Laurence de Bonte (archives de Trémarec).
- 272-
le rédigea; étant donné son caractère apologique on peut sup
poser qu'il fut présenté à l'appui d'une demande en revision
du procès de 1775. Ce mémoire possède les mêmes qualités
que tous les autres écrits du même auteur; le style, tou
jours correct, est d'une remarquable précision. ~guélen ne
craint 'pas d'employer dans les discussions techniques et dans
les descriptions les termes nautiques spéciaux, mais il sait
user de sa science avec mesure; aussi ne cesse-t-il jamais
d'être intelligible même à ceux de ses lecteurs qui sont les
plus étrangers aux choses de la mel'. La correction, le goût
et la clarté sont des qualités que possédaient la plupa.rt des
écrivains du XVIIIe siècle, et que ron admire dans les nom
breux récits de voyage publiés par des officiers de marine
de cette époque. On ne peut s'empêcher de regretter que
la relation des fameux voyages aux terres australes n'ait pas
été écrite avec autant de précision et d'élégance que ce récit
de ses premières croisières et de ses premiers travaux.
H. B. R . .
ETAT DE MES SERVICES
Je suis entré dans la Marine en 1750 après avoir fait des
études assez heureuses et sachant presque tous les auteurs
latins. Le goût du travail et de l'application que j'aportois
du collège me fit faire des progrès si rapides dans la géomé
trie et dans les différentes parties du métier de la mer que
M. de Chézac (1), commandant là Compagnie des Gardes
de la Marine, m'exempta des salles en 1754, et qu'il me
nomma pour travailler avec MM .de Keranstret, Goimpy (2)
et Disiers chargés de lever le plan des côtes de Bretagne i
je n'avais fait que deux campagnes: l'une en 1751 sur le
vaisseau Le Pl'othée, et l':mtre en i 753 sur le 'vaisseau Le
Tigre, au Canada. M. de Chésac me fit embarquer ori 1755
sur la frégate l' Héroïne commandée par M. Bovy (3) qui
devait quitter l'escadre d'évolution commandée par M. le
comte du Guay pour aqer faire des observations aux îles du
Cap-Vert, il me fit faire ensuite fonction d'officier sur la
frégate l'Emeraude, commandée par M. de Perrier fils (4),
chargé de convoyer sur la côte. Je fus fait enseigne en la
même année, et, la guerre s'étant déclarée, je continuai mes
(1) Bidé' de Chézac, né à La Rochelle, capitaine de vaisseau en 1751, mort
à Brest en 1764, fut un des 72 premiers membres de l'Académie de Marine.
(2) François-Louis-Edmond-Gabriel, compte du Maitz de Goimpy, né au
château du Goimpy en 'i729, mort vers 1789,. chef d'escadre, un des 72 pre
miers membres de 1'Académie de Marine, auteur d'un Traité sur la cons
truction de vaisseaux, publié en 'i77G.
(3) Gabriel de Bovy, né à Paris en 1720, mort en 1807, garde de la marine
en 1734., gouverneur des Iles sous le vent en ' 1761, chef d'~scadre en -1766,
membre de l'Académie des Sciences et ùe l'Académie de Marine, auteur
de mémoires sur 1'arlministration de la Marine et des colonies, sur le
commerce maritime, sur la possibilité d'agTandir Paris sans en reculer
les limites.
(4) Perrier de Salvel't, fils et neveu de deux chefs d'escadre, bl'igadier
des armées du Roi en 178I, quitta le service en >1786 avec les provisions de
chef d'escadre.
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. - TOME XXXIV (Mémoires) 18
274
services sur la même frégate qui fut réunie à l'escadre de
M. Perrier qui alla à Saint-Domingue en 1756 : quoique très
jeune alors
je puis dire que M. de Perrier, mon cé;\pitaine,
me consultait en tout ce qui concernait la manœuvre, et
j'avoue que je pensai luy faire faire une étourderie. Etant
séparés de notre eSJadre, nous rencontrâmes une frégate
ennemie de 36 à 40 canons
L'Emeraude n'en portait que 24
pièces; j'avois une très-bonne lunette et je reconnus sur le
champ sa force. M. de Perrier me demanda ce que je pensois
de ce bâtiment; l'envie que j'avois de voir un combat et de
trouver l'occasion de me distinguer me fit répondre que
c'était un vaisseau marchand de 300 tonneaux et qu'il fallait
le chasser. M. du Chatel, enseigne de vaisseau, l'examina
aussi, me regarda en riant etdit comme moi. M. de Perrier
ordonna en effet de le chasser; comme nous avions un excel-
lent équipage, nous nous couvrîmes de voiles en un instant;
la promptitude de notre maneuvre en imposa au bâtiment
anglais qui prit chasse, et qui par l'avantage de sa marche,
s'éloigna de nous en très peu de tems, de sorte que mon
étourderie, appuyée du zèle de M. du Chastel, fut cause que
nous ne fûmes point attaqués. .
Le capitaine étant mort à Saint-Domingue et plusieurs
officiers étant morts ou mourans, nous avons, M. du Chatel
et moi, partagés le service pendant plusieurs mois et conduit
le hâtiment en France. En 1758, je fus chargé de conduire
une compagnie franche en garnison à Dunkerque; en 1759,
j'embarquai sur le vaisseau le Courage'Ltx, commandé par
M. de Cousage dans l'escadre de M. Bompard (1), dans cette
campagne, étant à la Martinique, je communiquai à ce
général, à qui je portai un plan détaillé de la Guadeloupe,
les moyens de sauver cette île dont les ennemis faisoient le
siège, ainsi que je l'ai déjà dit dans mon mémoire, et j'osai
(1) Bompard, né en Provence; mort à Toulon en 1773, gou verneur des Iles
au Vent en 1750, lieutenant-général en 1764-.
275
dire à mon capitaine qui alloit au conseil à bord du comman·
dant, que puisqu'on tenoit conseil nous ne sortirions point
pour combattre. Je passe légèrement silr mes servÎcês
subalternes pour parler de mes commandemeIis.
En 1761, j'ai commandé le vaisseau du Roi le Sage de 64
canons armé par des particuliers en guerre et en marchan
dises pour Saint-Domingue. Je partis de Brest en même
tems que plusieurs autres bâtimens du Roi qui avoient
diférentes missions et qui furent tous pris par les ennemis;
. trois jours après mon départ, étant à 40 lieues du Cap Fi
nistère, les vents du Nord-Est très gros frais, Je me trouvai
au point du jour au milieu de 18 ou 20 bâtiments qui étoient
à la cape et sous les basses voiles. Je mis pavillon anglais (1)
èt tous ces bâtiments mirent aussitôt le leur. Je vis plusieurs
pavillons Hollandais, Danois et Suédois, mais il n'y avait
qu'un seul angl~is. Je fis route sur luy et m'en étant appro ...
ché, jA mis mon pavillon blanc en lui tirant un coup de
canon à boulet entre ses mats, il amena aussitôt et je
l'amarinai à la vue de toute cette petite flotte. Il était chargé
de sel et de vins et venoit de Lisbonne Je continuai ma
route et j'allai attérer (sic) sur l'île d'Antigue qui appartient
aux Anglais et qui fait un grand commerce; je comptais
rester quatre jours au vent de cette île pour tacher d'inter
cepter quelques bâtimens venans d'Europe. Dans la nuit du
troisième jour de station, j'enttndis des coups de canons; je
fis route vers l'endroit de l'horizon d'où venoit le bruit en
me préparant au combat. Le vent étoit faible, le jour vint
éclairer la scène. Je vis un vaisseau anglais qui battoit en
retraite contre deux 'l?âtiments français que je reconnus à
leur grément pOUl' des corsaires de la Martinique. Je m'ap-
(-1) L'ordonnance de la Marine de 1681. interdisait de tirer le coup de canon
« de semonce» sous autre pavillon que celui du Roi; au XVIIIe siècle
l'exemple des Anglais fit admettre l'usage de conserver le pavillon enne
mi, mais il restait interdit de ne pas arborer le pavillon français dès que
le combat commençait.
214 "
services sur la même frégate qui fut réunie à l'escadre de
M. Perrier qui alla à Saint-Domingue en 1756 ; quoique très
jeune alors
je puis dire que M. de Perrier, mon c~pitaine,
me consultait en tout ce qui concernait la manœuvre, et
j'avoue que je pensai luy faire faire une étourderie. Etant
séparés de notre eSQadre, nous rencontrâmes une frégate
ennemie de 36 à 40 canons
L'Emeraude n'en portait que 24
pièces; j'avois une très-bonne lunette et je reconnus sur le
champ sa force. M. de Perrier me demanda ce que je pensois
de ce bâtiment; l'envie que j'avois de voir un combat et de
trouver l'occasion de me distinguer me fit répondre que
c~était un vaisseau marchand de 300 tonneaux et qu'il fallait
le chasser. M. du Chatel, enseigne de vaisseau, l'examina
aussi, me regarda en riant et dit comme moi. M. de Perrier
ordonna en effet de le chasser; comme nous avions un excel-
lent équipage, nous nous couvrîmes de voiles en un instant;
la promptitude de notre maneuvre en imposa au bâtiment
anglais qui prit chasse, et qui par l'avantage de sa marche,
s'éloigna de nous en très peu de tems, de sorte que mon
étourderie, appuyée du zèle de M. du Chastel, fut cause que
nous ne fûmes point attaqués.
Le capitaine étant mort à Saint-Domingue et plusieurs
officiers étant morts ou mourans, nous avons, M. du Chatel
et moi, partagés le service pendant plusieurs mois et conduit
le hâtiment en France . En 1758, je fus chargé de conduire
une compagnie franche en garnison à Dunker" que ; en 1759,
j'embarquai sur le vaisseau le Courageux, commandé par
M. de Cousage dans l'escadre de M. Bompard (1), dans cette
campagne, étant à la Martinique, je communiquai à ce
général, à qui je portai un plan détaillé de la Guadeloupe,
les moyens de sauver cette île dont les ennemis faisoient le
siège, ainsi que je l'ai déjà dit dans mon mémoire, et j'osai
(1) Bompard, né en Provence; mort à Toulon en 1773, gou verneur des Iles
au Vent en 1750, lieutenant-général en 1764-.
275
dire à mon capitaine qui alloit au conseil à bord du comman-
dant, que puisqu'on tenoit conseil nous ne sortirions point
pour c()mbattre. Je passe légèrement sur mes services
subalternes pour parler de mes commandemeris.
En 1761, j'ai commandé le vaisseau du Roi le Sage de 64
canons armé par des particuliers en guerre et en marchan
dises pour Saint-Domingue. Je partis de Brest en même
tems que plusieurs autres bâtimens du Roi qui avoient
diférentes missions et qui furent tous pris par les ennemis;
. trois jours après mon départ, étant à 40 lieues du Cap Fi
nistère, les vents du Nord-Est très gros frais, ]e me trouvai
au point du jour au miliell de 18 ou 20 bâtiments qui étoient
à la cape et sous les basses voiles. Je mis pavillon anglais (1)
èt tous ces bâtiments mirent aussitôt le leur. Je vis plusieurs
pavillons Hollandais, Danois et Suédois, mais il n'y avait
qu'un seul angl~is. Je fis route sur luy et m'en étant appro ...
ché, jp, mis mon pavillon blanc en lui tirant un coup de
canon à boulet entre ses mats, il amena aussitôt et je
l'amarinai à la vue de toute cette petite flotte. Il était chargé
de sel et de vins et venoit de Lisbonne Je continuai ma
route et j'allai attérer (sic) sur l'île d'Antigue qui appartient
aux Anglais et qui fait un grand commerce; je comptais
rester quatre jours au vent de cette île pour tacher d'inter
cepter quelques bâtimens venans d'Europe. Dans la nuit du
troisième jour de station, j'entt;ndis des coups de canons; je
fis route vers l'endroit de l'horizon d'où venoit le bruit en
me préparant au combat. Le vent étoit faible, le jour vint
éclairer la scène. Je vis un vaisseau anglais qui battoit en
retraite contre deux -bâtiments français que je reconnus à
leur grément pour des corsaires de la IVlartinique. Je m'ap-
(1.) L'ordonnance de la Marine de 168' 1 interdisait de tirer le coup de canon
« de semonce)) sous autre pavillon que celui du Roi; au XVIIIe siècle .
l'exemple des Anglais fit admettre l'usag'e de conserver le pavillon enne-
mi, mais il restait interdit de ne pas arborer le pavillon français dès que
216
parçus bientôt que le vaisseau anglais étoit bon voilier et
que, par l'avantage de sa marche, il gagneroit la terre avant
d'être joint par les corsaires qui étnient à deux portées de
canon de moi par mon bossoir de tribord; j'arborai sur le
champ grand pavillon anglais et la flamme anglaise; je
donnai un lau sur l::Jabord pour faire mieux remarquer
ma manœuvre et mon pavillon, et je tirai trois coups de
canon à boulet de ma première batterie sur les corsaires qui
étoient hors de portée. Cette manœuvre eut tout le succès
que j'en attendais. Les corsaires français me prirent pour
un vaisseau anglais en station sur l'île d'Antigue pour favo
riser l'arriv-ée des bâtiments d'Europe. Ils levèrent la chasse
et s'écartèrent. Le vaisseau anglais au contraire mit en
panne pour m'attendre et me remercier du péril dont il
croyoit être délivré; mais on peut .luger de IR surprise et de
la consternation du capitaine anglais lorsqu'étant venu à
mon bord, il reconnut que j'étois français et qu'il était pris
par celuy qu'il croyait son libérateur. Je fis amarriner à
l'instant le bâtiment sans changer mon pavillon anglais
pour ne pas me faire connoître de la terre dont la chasse
m'avoit beaucoup approché et d'où l'on pouvait distinguer
ma force et mes manœuvres. Je passai la journée dans cette
station et à la nuit je fis route avec ma prise pour Saint
Domingue. Elle venoit de la nouvelle Angleterre et elle était
chargée de planches, d'huile, de riz et de beurre. En arrivant
à Saint-Domingue je rencontrai, dans le débouquement de
Portorico, une frégate anglaise à la fin du jour. Je fis signal
à ma prise de mettre comme moi pavillon anglais. La
frégate mit en panne pour m'attendre, mais lorsque j'en fus à
portée de canon elle 'me fit des signaux de reconnaissance
à quoi voyant que je ne répondais pas elle prit chasse vent
arrière. Je lui fis tirer cinq ou six coups de canon, et je me
couvris de voiles, même de bonnettes. Cette frégate que .le
commençais à approcher se tira d'affaires par une très-jolie
277
manœuvre qu'on sera bien aise de connoître. II était nuit et
il ven'toit trop fort pour pouvoir porter des huniers au plus
près du vent pour prendre des ris; elle en prit en effet, et
ayant ensuite amené les bonnettes, elle tint tout à coup le
plus près, nous nous apperçumes que nous la gagnions à
vüe d'œil et je jugeais qu'elle avait rompue quelque mât,
quelque vergue ou hout de dehors et ce ne fut qu'en la
voyant passer sous mon beaupré au plus près du vent avec
ses quatre voiles majeures que je connus que j'étais pris
pour dupe; on sent aisément qu'avant que j'eus amené mes
bonnettes et changé de route, on avoit perdu de vüe la fré
gate. J'arrivai à la baye de Saint-Louis, oùje mouillai; mon
intention était d'aller au Port-au-Prince, mais ayant su que
deux vaisseaux anglais bloquoient ce port, je pris le. parti
d'envoyer un courrier au Gouvernement pour savoir plus
positivement les forces de l'ennemi.
M. Bart, qui gouvernait l'île, me répondit que le vaisseau
la Sainte-Anne de 60 canons mouillée au Port-au-Prince
étoit bloqué depuis quelque tems par le vaisseau le Centaure
de 74 canons, par le vaisseau Lamchire (Hampshire) de 50
canons et par une frégate de 30 canons. Dans ces entrefaites,
le vaisseau du Hoi le Courageux de 74 Canons vint mouiller
à Saint-Louis avec deux frégates de 30 canons. Je me rendis
à bord de vaisseau commandé par M. Dugué-Lambert et je
luy proposai de partir le lendemain pour le Port-au-Prince,
me chargeant de luy faire son eau dans la nuit. Je lui repré
sentai l'honneur de sauver le vaisseau la Sainte-Anne, la
gloire de prendre deux vaisseaux et une frégate aux ennemis
et l'avantage de vendre à plus haut prix les cinq prises qu'il
avoit fait envenant de la Martinique. M. Aiguillon comman
dant la Sainte-Anne avoit envoyé son neveu, officier à son
bord, pour me faire part de sa position et pour scavoir le
parti que je prendeois. Cet officier fut témoin des instances
que je fis à M. Dugué-Lambert pour l'engager à sortir; mais
278 . ,
ce commandant dont la bravoure était cependant connüe, ne
voulut pas risquer un armement particulier pour des avan-
tages incertains; il craignoit, disoit-il, des accidents d'un
mât coupé et autre évènement qui luy auroit fait manquer
sa mission (1).
Deux jours après, nous· entendîmes une canonnade et le
bruit se répandit que c'était le vaisseau anglais le Centurion
de 60 canons qui chassait un bâtiment marchand français.
Mon vaisseau étoit toujours prêt, mais comme je n'avois pas
embarqué mes canons de gaillard et que Je n'avais que 350
hommes d'équipage, je suppliai M. Dugué-Lambert de me
donner 80 hommes pour aller attaquer ce bâtiment là. Ma
demande fut appuyée par M. Fromenteau, son capitaine en
second, mais M. Dugllé-Lambert ne vouloit pas se dégarnir,
disoit-il, de ses équipages. Cependant le bâtiment français
qui étoit chargé de vin de Bordeaux fût poursuivi jusque
dans le port, mais nous reconnûmes qu'il n'avoit affaire qu'à
une frégate.
Nous partîmes huit jours après pour revenir en France; nous
fîmes route pour passer sons le vent de l'île de la Jamaïque,
ainsi que celle de Cuba et pour débouquer par le canal de
Bahame, mais le lendemain de notre départ de Saint-Louis
nous vîmes au point du jour sous la Jamaïque quatre gros
vaisseaux de guerre, on nous avoit prévenu qu'on en armoit
quatre en cette île pour venir nous bloquer, et nous avions
lieu de conjecturer que c'étoit les quatre dont\: nous avions
connaissance. Deux de ces vaisseaux étoient en panne à
deux lieues sous le vent, et les deux autres étoient à une
lieue de nous par notre travers, ils étoient par la perpendicu
laire du vent et de la route, car les vents étoient à l'Est,
(t) La conduiLe de M. Dugué-Lambert était, en cette occasion con
forme:· aux usages de la guerre de course. Dans ses mémoires, Duguay
Trouin ne fait pas difficulté d'avouer qu'en plusieurs circonstances, il
évita le combat pour ne pas compromeltre ses intérêts et ceux de ses
279
nous courions à l'Ouest et ils étaient au Nord de nous.
M. Dugué-Lambert me fit demander avec un porte-voix par
M. de Penfeunteniou, un de ses officiers, ce que je pensais
de ces vaisseaux et ce que je jugeais à propos de " faire. Je
lui répondis que c'était quatre vaisseaux de ligne, qu'il
fallait serrer le vent pour reconnaître et attaquer les deux
qui étaient par notre travers s'ils étaient ennemis et que
s'ils se repliaient sur les deux autres nous conserverions
l'avantage du vent pour prendre le pal'ti le plus convenable,
M. Dugué-Lambert me répliqua qu'il allait continuer sa route
quelque tems encore pour voir quel parti prendraient ces
vaisseaux, nous continuâmes en effet à courir vent arrière
et. nous nous trouvâmes bientôt entre quatre vaisseaux de
guerre dont deux qui faisaient petites voiles pour nous
laisser engager se trouvaient au vent à nous et deux
étaient en panne sous le vent, leur branlebas fait et leurs
canons aux sabords. M. Dugué-Lambert, alors très-embar
rassé, s'approcha de moi et me demanda mon avis, je lui
répondis qu'il n'avait qu'à ordonner, et que j'obéirais. Ma
position était très facheuse, car n'étant pas sous les ordres
de M. Dugué-Lambert et étant armé par des particuliers, je
ne devais pas imiter la mauvaise manœuvre de cet officier
qui s'engageait vis à vis de forces très-supérieures, mais je
considérais d'un autre côté que si je prenois le parti de la
retraite le corps de la marine m'auroit certainement blâmé.
Cette dernière réflexion me fit préférer le parti o le plus
honorable et répondre à M. Dugué-Lambert que j'étois prêt
à exécuter ses ordres.
Dans ce momBnt les quatre vaisseaux
arborèrent pavillon Espagnol, ce qui nous tira d'embarras.
Le commandant portoit la cornette. Ces vaisseaux avaient
été séparés par un orage dans la nuit, ils allaient à la Havane
et nous prenant pour des Anglais ils s'étaient préparés au
combat dans l'incertidude de la paix ou de la guerre. Huit
jours après nous mouillâmes devant la Havane pour demander
des rafraÎchissemens et faire de l'eau ; mais un grain violent
ayant fait chasser mon ancre et mis mon vaisseau en danger
sur la côte je coupais mon cable et j'entrai dans le port
malgré les men2CCS du fort. J'y trouvai une escadre de neuf
vaisseaux non compris les quatre que j'avois rencontrés qui
n'étoient pas encore arrivés. Le commandant de la rade
parùt touché de l'accident qui m'étoit arrivé et pour me
faciliterles moyens de m'expédier il m'envoya deux chaloupes
pleines d'eau auxq~elles je donnai 100 piastres de gratifi
cation. Je partis le surlendemain avec trois mois de vivres et
trois mois d'eau et beaucoup de rafraîchissemens; mon projet
étoit de croiser pour faire des prises et de ne rentrer dans
les ports de France que lorsque la consommation de mes
vivres m'y forcerait.
J'avois cinq pieds de batterie et j'avois refusé à Saint-
Domingue' 300001. pour le fret de trente milliers dindigo, ne
voulant pas encombrer: ni embarasser mon vaisseau dont
les dispositions étoient toujours faites pour le combat. En
sortant du canal de Bahame, .le me séparai du vaisseau le
Courageux et des deux fl'égates que commandoit M. Dugué
Lambert afin de n'avoir pas de contestations avec luy ou avec
ses al'mateurs pour les prises que nous pourrions faire
ensemble. Deux jours après notre séparation je m'emparai
d'un bâtiment anglais chargé de 500 barriques de tabac que
je rançonnai 3000 livres sterling ou environ 72000 1., je pris
trois autres bâtiments sol'tans des ports de l'Amérique
Septentrionale chargés de planches, de riz, de mélasse, de
farine, et je fis une prise dans le Sud-Ouest du grand Banc
venant de Londonderry, je le chassai à mon ordinaire sous
pavillon anglais et l'ayant joint je luy demandai en anglais où
il alloit et de quoi il était chargé, il me répondit qu'il alloit
à Charlestown et qu'il était chargé de sel. Je lui demandai
pourquoi il portoit si loin une cargaison de si peu de valeur
il me répondit que c'étoit pour tromper les Français en cas
qu'il eùt eii le malheur d'être pris et pour pouvoir se
rançonner à bon marché, mais que sous le sel il a voit de
belles et bonnes marchandises. Je mis aussitôt mon pavillon
que j'assurai d'un coup de canon à poudre, il amena le sien
et je l'envoyai amariner. On trouva en effet sous le sel
quelques caisses de quincaillerie, de toile et de fayance,
mais comme il fallait beaucoup de peine et de tems pour
retirer ces effets, je pris le parti de rançonner ce bâtiment.
Je m'emparai dans ces parages d'un bâtiment de 14 canons
dont il est à propos de faire mention pour le bien de nos
colonies. Je le chassai sous pavillon anglais, il fuyoità toutes
voiles et je vis qu
il marchait mieux que moi, je pris le parti
de mettre en panne, d'arborer mon pavillon et la flamme, et
de tirer un coup de canon. Cette manœuvre me réussit, car
ce bâtiment que je croyais français diminua de voiles et
vira de bord pour venir à moi, mais ce qui me surprit fut de
voir ce bâtiment s'approcher de moi avec pavillon ànglais.
et de voir le capitaine venir à mou bord dans son canot,
on le conduisit dans la chambre du Conseil où il me présenta
une permission du gouverneur de Saint-Domingue pour venir
y vèndre des farines et il me dit qu'il en avoit 1200 barils,
alors je lui ,demandai pourquoi, puisqu'il étoit parlemen
taire, il portait des canons: il parut embarrassé, mais il me
répondit que c'était pour se masquer vis-à-vis des vaisseaux
de guerre anglais auxquels il disoit dans les rencontres qu'il
était en course, il m'ajouta qu'il tachait de les éviter et que
c'était pour cela qu'il avait pris chasse en voyant monpavil
Ion anglais. « Mais vous avez donc, Iuy dis je, une commission
en guerre ».' « Sans doute, me répondit il, la voilà», en la
tirant de sa poche et en me la montant, .le la pris comme
pour la lire et je l'envoyai à l'office pour diner ; pendant ce
tems je fis approchel' son bâtiment du mien par le moyen
des deux aussières frappées à ses extrémitées; il faisait
calme et la mer était belle, je fis roidir ces deux aussières et
282 --
dans un quart d'heure le bâtiment fut entiérement désarmé.
J'y trouvai beaucoup de poudre et d'artifices; lorsque le
capitaine anglais monta sur le pont, il fut très étonné de
voir son vaisseau vide, sans voiles et 'sans cordes j'y fis
mettre le feu et continuai ma route. On voit que ce bâtiment
étoit un corsaire masqué. Cet exemple doit rendre les gou
verneurs des col.onies bien circonspects sur les permissions
qu'ils donnent en ce genre et très attentifs à faire examiner
si les vaisseaux parlementaires n'ont pas d'armes cachées
ou des canons dans la cale. Je pris le lendemain un bâtiment
chargé de sucre que j'envoyai à Vigo. Un matelot frariçais
embarqué sur ce bâtiment m'apprit qu'il avoit rencontré
trois jours auparavant une flotte de trente· huit voiles
chargée de tabacs, escortée par la frégate anglaise le
Penzance de 44 canons qui alloit en Ecosse. Je forçai de
voiles sur le champ pour tâcher de la joindre où d'arriver
avant elle à l'atterrage, je ne la rencontrai pas. J'établis ma
croisière sur la côte d'Irlande à dix lieues de terre par
environ 54 degrés de latitude, j'y essuyai, quoique dans
le mois de juillet, de très-mauvais tems, mon mat d'artimon
consentit, et mon gou vernail fut offensé. Au bout de quinze
jours je vis une voile dont je me rendis maitre. C'étoit un
bâtiment de la flotte en question qui étant mauvais voilier
étoit resté de l'arrière, ce qui me fit connoître que toute la
flotte m'avait échappé à la faveur de la brume et du gros tems.
Je restai encore quatre ou cinq jours en cette station et je
fis route pour Brest n'ayant plus que 18 ou 20 jours de vivres.
Je comptois en avoir davantage et pouvoir croiser 15 jours
sur les Sorlingues, mais ayant fait ouvrir quelques jours
avant une soute où j'avois pour un mois de biscuit, j'en
trouvai les deux tiers pourris, encore falloit-il les trayer
par très petits morceaux ce que je fis faire dans la Sainte
Barbe par les canonniers, de sorte que je parvins à me faire
dix jours de biscuit. J'aurais été bien à plaindre si je n'avais
- 283 _.
pas eu beaucoup d'eau, et si je n'avais pas trouvé dans les
prises que j'avois fait du riz et des farines, je me déterminai
à ne donner du biscuit qu~ pour un repas par jour, du riz le
soir, et du pain frais à dîner à tout l'équipage. Par cet
arrangement .le fus dans le cas de tenir encore la mer. On
voit qu'il n'est pas étonnant que la moitié d'une soute de
biscuit se trou vat gatée dans le Rolland. Maître Kerangal et
300 personnI\es de l'équipage du Sage peuvent certifier ce
que je viens de dire.
A quarante lieues dans l'Ouest de l'île d'Ouessant les vents
au Nord-Nord-Ouest gros frais par grains, la mer grosse,
je vis à 7 heures du matin trois gros bâtiments; le tems
étoit brumeux, je lEis pris d'abord pour trois gros bâtiments
marchands de 18 ou 20 canons. J'étois au vent, je fis arriver
et gouverner sur eux avec la misaine et les huniers, deux
ris pris; à 9 heures la brume se dissipa et je reconnus que
c'étoit trois vaisseaux de ligne qui me chassoient. Je pris
la bordée de l'Ouest et comme ces bâtiments étoient à l'Est
ils se trouvèrent dans mes eaux, je larguai mes ris et j'amu
rai ma grande voile. La mer étoit grosse et mon vaisseau
qui avoit le côté faible plioit et fatiguoit beaucoup, je fis
gouverner au Ouest-Sud-Ouest, c'est-à-dire à deux quarts
largue, c'étoit l'allure qui convenoit le mieux à mon bâti
ment. Je mis mes perroquets et mon grand foc parce que
ces vaisseaux m'approchoient beaucoup, surtout un qui
étoit le Magnanime de 74 canons où .le distinguois les hom
mes sans lunette. A . une heure après-midi nous filions
13 nœuds et à 2 heures nous en filions davantage; nous
avions pour ainsi dire le plat bord à l'eau, quoique j'eusse
fait retirer de la deuxième batterie en dedans afin qu'elle
ne labourat point l'eau et afin de soulager le vaisseau. A
3 heures dans un grain violent, le Magnanime démata son
grand mât d'hune et comme c'étoit le vaisseau le plus près
. de moi, je fis serrer les perroquets afin de ménager ma
mâture. Les deux autres vaisseaùx avoient beaucoup appro
ché à 6 heures du soir, je continuai la même route tout le
jour et quand la nuit fut bien noire à 10 heures, j'arrivai de
2 aires de vent, à 11 heures j' arrivai e~core de 2 aires de vent
et à minuit je mis en travers les huniers tous bas et chacun
à . son poste, par ce moyen quelque route que les ennemis
fissent j'étois sùr de les éviter puisque je restois, pour
ainsi dire, dans la même place. En effet, le lendemain au
point de jour je ne vis rien, je jugeai que ces vaisseaux
ayant eu connaissance de moi avoient fait route pour aller
m'attendre sur l'île d'Ouessant,et je me déterminai à aller à
Rochefort. Je fis route en conséquence et mon projet était
de me mettre à 20 lieues de terre et d'y attendre un vent
favorable pour traverser en une nuit et gagner le mouillage,
mais je rencontrai à 30 lieues de l'Ile de Ré un vaisseau
hollandais auquel je demandai sous pavillon anglais s'il
n'avait pas vu quelques bâtiments français, il me répondit
qu'il eut été difficile d'en voir parce qu'ils avoient été tous
pris, mais que je n'avois qu'à faire encore dix lieues et je ren
contrerois quinze beaux vaisseaux anglais~ Je restai quelque
tems en panne pour laisser éloigner ce bâtiment qui alloit
à Bayonne et pour réfléchir à ce que je devois faire et con
sidérant qu'il me restoit peu de jours de vivres, je pris le parti
de faire route pour Brest et d'y arriver par le Ras. Les vents
étoi~nt variables de la partie de l'Ouest, je forçai de voiles,
et le surlendemain j'atterrai au point du jour dans la baye
d'Audierne. Au levé du soleil, le vent passa au Nord, je fis
route pour le port de Lorient; après avoir doublé les îles
de Glénans, j'eus üonnaissance d'une corvette qui mit en
panne sur ma route, je la vis bientôt arborer le pavillon du
roi d'Angleterre, il faisait de la brume et je ne voyais pas
l'île de Groix, je jugeai que cette corvette étoit une mouche
en découverte de l'escadre ennemie que les gazettes an
glaises que j'avois trouvées dans les prises m'avoient aIl-
noncé être sur ces parages depuis le siège de Belle-Ile. J~
fis route sur la corvette et je passai à une portée de fusil
d'elle sans mettre de pavillon; ma manœuvre Iuy avoit
d'abord persuadé que j'étois anglais, mais lorsque je l'eus
dépassé, elle reconnut facilement que j'étois un vaisseau
français venant de long-cours. Je continuois ma route, j'étois
déjà loin d'elle, et j'avois connaissanr:e de l'île de Groix,
lorsque je la vis tirer deux coups de canon d'alerte que j'en
tendis répéter un moment après devant moi ainsi que je
m'y attendois. Je vis bientôt l'escadre anglaise malgré le
brouillard mais elle étoit en · dehors de l'île. Je forçai de
voiles, et j'entrai dans le courreau où le calme me prit et
m'obligea de mouiller.
Dans la nuit M. le duc d'Aiguillon qui étoit au Port-Louis
et à qui j'avois envoyé rendre compte de mon arrivée,
m'envoya deux chaloupes canonnières chargées de provisions
et de rafraÎchissemens. Il s'éleva avec le flot un petit vent
dont je profitai; à l'aide des chaloupes canonnières qui me
remorquoient, je gagnai le mouillage du Port-Louis.
Toute l'escadre ennemie s'approcha de terre. Le comman
dant envoya un officier pour saluer M. le duc d'Aiguillon et
pour savoir le Hom du vaisseau qui venoit d'entrer; cet
officier se nommoit M. James .et je dinai avec luy chez M.
le duc d'Aiguillon.
C'est ainsi que s'est terminée cette campagne, on voit que
j'avois agi prudemment de ne point m'arrêter à prendre ce
petit bâtiment, car une heure plus tard le calme ne m'auroit
pas permis de gagner le mouillage et l'escadre anglaise
auroit pu me couper chemin. D'ailleurs mon vaisseau étoit
richement chargé et il ne m'appartenoit pas de risquer un
tout pour un rien, c'est-à-dire la fortune de plusieurs parti
culiers pour un avantage foible et difficile fi conserver.
En 1762, M. le duc de Choiseul m'envoya à Dunkerque
où il me donna le commandement en chef des prames,
286
frégates et bateaux plats que le Roi fit armer sur les côtes
de Flandres pour passer des troupes en Angleterre ou pour
telle autre expédition que Sa Majesté auroit jugé à propos
d'ordonner. Ce commandement étoit bien .beau pour un
jeune officier subalterne et il n'est aucun chef d'escadre qui
ne désire une pareille commission.
Je faisois mettre très souyent ma flotte sous voiles pour
exercer les équipages et pour amuser une escadre ennemie
qui m'observoit. M. le comte d'Hérouville (1) commandoit
l'armée qui devoit s'embarquer et il ordonnoit toutes les
opérations de terre et de mer. Avant que les prames fussent
armées et avant qu'il y eût aucun bâtiment en rade, les
Anglais avoient fait mouiller devant Gravelines une frégate
pour observer ce qui se passoit. Je tentoi de la surprendre
à la faveur d'une nuit ténébr6luse avec trois canots, mais la
mer que je trouvoi très grosse au milieu des bancs qui
environnoient la côte ne me permit pas de gagner malgré
les efforts de cinquante matelots excellents que j'avois
enrôlés à mes frais. Les ennemis furent instruits le lende
main de mon projet par les pêcheurs de la côte, et ils me
firent dire qu'ils m'attendoient par un de leurs officiers
qui vint deux jours après m'amener des prisonniers qu'ils
avoient faits. Je fus d'autant plus fâché que mon projet
n'eut pas le succès qui suit toujours les projets hardis, que
le Ministre avoit promis de me faire capitaine de vaisseau
si favois eü le bonheur de réussir; fétois enseigne et
j'avois le brevet de lieutenant de vaisseau pour la campagne.
Quelques jours après je proposai de l'aller aborder en
plein jour avec deux chaloupes canonnières armées cRacune
de cent cinquante hommes, mais M. le marquis du Barail
(1) Antoine de Ricouart, comte d'Hérouville, lieutenant-général des
armées du Roi, résida longtemps à Dunkerque ; il avait reçu du Roi la
concession des marais de Moëres situés près de cette ville, qu'il projetait
de mettre en culture .
287 --
qui commandait à Dunkerque en attendant l'arrivée de
M. le comte d'Hérouville ne voulut pas prendre sur luy de
permettre cette entreprise.
Pendant cette campagne je fis connoissance avec M. le
comte d'Estaing, qui étoit de l'armée de M. d'Hérouville. Je
fus bien étonné de trouver cet officier g'énéral si instruit du
métier de la mer. Il est certainement au-dessus de mes
éloges; mais je dirai avec vérité qu'il étoit alors aussi
instruit qu'aucun officier général de la Marine. J'avois sou
vent le plaisir de causer avec lui et nous fîmes ensemble
un projet d'expédition sur Hio-Janeiro avec les petits
moyens que nous avions à Dunkerque qui consistoient en
15 ou 18 corsaires.
A la fin du mois d'août on désarma tous les bâtimens qui
étoient en rade. Je me rendis à la Cour, je proposai à M. le
duc de Choiseul une expédition avec 4 frégates, qu'il
approuva, et que je ne puis pas raporter ici; mais la guerre
étant terminée mon entreprise n'eut pas lieu. Le Ministre
voulut me renvoyer à Dunkerque et me charger de faire
passer à Brest les prames et autres bâtimens du Hoi qui
étoient dans ce port: mais mes affaires particulières que
mon zèle m'avoit fait négliger pendant la guerre ne me per
mirent point ,de me charger de cette commission.
Je me rendis à Quimper où dans mes loisirs je m'occupais
. toujours du service du Hoi. Je levai le plan de la rade de
Bénodet et de la rivière de Quimper, je vis avec plaisir que
cette rivière très-peu connue peut recevoir la plus belle
armée navale, et que les plus gros vaisseaux peuvent s'en
foncer 2 lieues dans les terres; mais ce qui me fit plus de
plaisir encore futde voir qu'en tems de guerr~ on pouvoit
par cette rivière approvisionner le port de Brest, fut-il même
bloqué par des forces supérieures. Je fis sur cela un mémoire
que j'envoyai à M. le duc de Choiseul qui m'en témoigna sa
satisfaction, mais je vais dire seulement trois mots pour
prôuver les moyens d'approvisionner Brest par la rivière de
Quimper (1). ,
Les vivres viennent de Bordeaux à Brest et on ne peut
faire aucun armement sans vins et farines. En tems de
guerre on fait venir de Bordeaux toutes les provisions
n~cessaires aux armemens par des barques, des gabares et '
autres bâtimens français et même par des vaisseaux neutres.
Tous ces différents bâtimens forment des floUes qu'il est
nécessaire de faire escorter par des vaisseaux ou frégates.
,On voit que cela doit coûter prodigieusement, car il faut
freter les neutres et payer les bâtimens des particuliers, de
plus les vaisseaux ou frégates qui convoyent ces flottes
seroient employés avantageusement dans les escadres et les
croisières s'il n'y avoit pas de flottes. Or voici donc ce qui
m'a paru le plus convenable: c'est de faire venir à Brest les
provisions de Bordeaux par des chasses-marées appartenant
au Hoi. Ces bâtiments qui sont excellents peuvent partir
quatre à quatre de Bordeaux et naviguer la nuit terre à terre,
c'est-à-dire de roche en roche et en profitant des marées;
ils se rendroient dans la rivière de Quimper d'où on peut
faire passer tous les effets à Brest par terre et très-facilement
car il n'y a que cinq petites lieues de Quimper à Châteaulin
ou au Port-Launay et il y a une communication intérieure
par la rade de Brest entre cette place et le Port-Launay ou
Châteaulin. Par ce moyen, on seroit dispensé d'avoir des
flottes dont le départ est annoncé, on éviteroit de passer
devant la pointe de Penmarc'h et dans l'Iroise où les flottes
sont souvent attaquées et interceptées et l'on n'auroit plus
besoin de bâtimens de guerre pour convoyer. Au reste la
proposition que je faisois de faire passer des effets de Quim-
(i) Quelques lettres, conservées aux archi ves de Trémarec, se rapportent
aux études que fit Kerguélen sur l'Odet et B~nodet ; M. de Kernaffien de
Kergos, lieutenant-général de l'amirauté de Cornouaille, lui avait prêté
des plans de la rivière qui lui inspirèrent l'idée du mémoire adressé au
d, uc de Choiseul.
/ _. 289
per à Brest par terre ne doit avoir lieu .qu'en des circons
tances pressantes, quand, par exemple, on é\ besoin de faire
venir de l'artillerie de Rochefort ou des vivres de Bordeaux
pour armer en diligence des vaisseaux qui ont une mission
pressée; car quand il ne sera question que des approvision
nemens' de précaution, les chasses-marées se rendront de
Quimper à Brest par le Ras et on ne doit pas craindre que
les ennemis les prennent. Ces bâtimens sont très marins et
vont bien au plus près du vent, et pendant'a guerre dernière
les négocians ont remarqué qu'il n'yen a eü que un sur
soixante ou 1/60
de pris par les ennemis.
En 1764 l'affaire de La Rache (1) où nous avions perdu
tant de monde en brûlant un corsaire de Maroc me fit ima
giner la const- ruction d'uue corvette qui réunirait la petitesse
et la force, c'est-à-dire qui pourroit manœuvrer avec peu de
monde, qui tireroit peu d'eau, qui pourroit approcher de
très-près les côtes, qui cependant porteroit de gros canons
et seroit propre à protéger ,toutes sortes d'opérations sur
des côtes ou dans des rivières. Je ' présentai mes vües au
Ministre qui ordonna la construction de ce nouveau genre
de bâtimens, je l'ai commandé et je l'ai fait manœuvrer sous
les yeux de M. le duc de Praslin dans la rade de Brest. Ce
petit bâtiment porte quatre canons de 24 livres de balles qui
battent deux tribord et deux basbord, dont les quatre peu
vent battre du même bord à l'ancre, et dont deux se mettent
en ~hasse et deux en retraite, il ne tire que 9 pieds 6 pouces
d'eau avec six mois de vivres pour 70 hommes; il fait trois
nœuds à l'heure à la rame, il va bien à la voile, il est 'grayé
en snaw et il est en état de suivre les escadres du Roi par
tout; il faut aussi remarquer que par la construction des
affûts il ne faut que deux hommes pour servir chaque pièce
(1.) Le 25 juin 1765, dix bâtiments commandés par le chef d'escadre Du
Chafl'ault atfaquèrent le port marocain de Larrache (El Araich); une
imprudente tentative de débarquement amena la perte de 300 hommes.
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. " TOME XXXIV (Mémoires) 19
" . 290 '
de canon. Un bâtiment de cette espèce est propre à convoyer
des flottes et peut servir de corsaire, car il ne faut que 60
hommes pour l'armer ce qui diminüe considérablement la
dépense des gages et des vivres; cependant il n'y a pas de
frégate qu'on ne puisse attaquer avec ce petit bâtiment si
l'on est au vent parce qu'on est maître de la distance pour
combattre et qu'on peut se tenir hors la portée du canon de
12. Le même avantage subsiste de calme parce que par le
moyen des rames on peut régler la distance du combat.
En 1767, le Roi me donna le commandement de la frégate
La Folle de 26 canons pour aller établir une pêche de morüe
sur les côtes d'Islande sous le cercle polaire; je n'avois pas
demandé cette mission et elle me fut donnée de préférence à
plusieurs capitaines de vaisseau qui l'avoient sollicitée.
Cette campagne étoit nouvelle pour la Marine Française, et
la mission étoit délicate, car il falloit prendre garde d'en
freindre les privilèges de la compagnie Danoise chargée du
commerce exclusif d'Islande, de blesser la délicatesse des
Anglais, et d'exciter la jalousie des Hollandais.
Au retour de cette campagne j'allai en Angleterre où sous
l'extérieur d'un marchand j'eus l'avantage d'entrer dans
plusieurs ports du Roi et d'y examiner la construction, je
montai dans plusieurs vaisseaux qui étoient sur les chan
tiers, comme l'Aja:1J, la Royale-Charlotte, le Barfleur, etc.
En 1768, le Roi me donna le commandement de la corvette
l' Hyrondelle que je choisis de préférence à la frégate la Thé
tis pour aller encore animer et protéger la pêche de morüe
et faire des observations nautiques dans les mers du Nord;
j'ai eü l'honneur de présenter à Sa Majesté la relation histo
rique de ces deux voyages qu'on m'ordonna de publier pour
l'avantage de la navigation (1).
_. '_'.'_ ' _ _ ,' _ "' _,"_ "_" '_777'. _ '_' _ - "'_ '_-'_
(i) Voici le titre complet dc cet ouvrage: Relation d'un voyage dans la
mer du Nord, aux côtes d'Islande, de Groenland, de Ferro, de SchettlCl;nd,
des Orcades et de Norvège, fait en 1767 et 1768. (Paris, impr. royale) i771,:l vol.
291
En 1769 et 1770, j'ai été employé à sonder les côtes et à
lever le plan des ports (1) ; j'ai fait sur cela des notes que je
me propose de faire imprimer, je puis me flatter d'être le
Français qui connoit le mieux la Manche et il n'y avoit que
M. de Carny, capitaine de vaisseau~ et moi qui la connus-
sions (2).
En 1771, on me donna le commandement du vaisseau du
Roi le Berrier pour aller examiner si la route proposée par
M le capitaine Grenier pour se rfndre de l'Ile-de-France
dans l'Inde et en Chine dans la mauvaise saison en abré
geant d'environ 800 lieues, étoit praticable. J'ai rendu
compte à la Cour et à l'Académie Royale de marine dont
j'étois membre des opérations de ce voyage, de ses résul
tats et de la découverte que je fis d'un banc sur lequel je
mouillai la nuit par 13 à 14 brasses d'eau, ainsi qu'on peut
le voir par mon journal.
En 177. 2, j'ai commandé les flutes du Roi la Fortune et le
Gros- Ventre pour aller faire des découvertes dans les mers
Australes, et je découvris en effet le 13 Février de nouvelles
terres comme on a vu dans ma relation (3). Ce voyage, y
in-4° avec 12 cartes et plans et 4 figures gra-yées par Eisen d'après Lemire. .
A vant la fin du XVIIIe siècle, la pêche de la morue dans les mers d'Islande
n'était pas pratiquée par les navires bretons qui allaient seulement à
Terre-Neuve.
(1) Kerguelen écrivait au Ministre que depuis 12 ans il avait dressé ou
recueilli 200 plans, ce qui lui avait coûté 250 louis; il demandait d'être
chargé de la sous·inspection des plans et journaux et du pilotage. Il écrivit
des Réflexions sur l'ignorance des pilotes côtiers, sur les moyens d'en former
et de faire connaître les côtes par les officiers du Roy. (Arch. de Trémarec).
(2) M. de Blois a donné dans le Dictionnaire de Bretagne d'Ogée (T. II,
p. 430), le texte d'Ulle inscription placée sur une balise de l'Aber-Vrach
qui, jusqu'en 090, attesta les travaux de Kerguelen: Regnante Ludovico
XV, N. D. D. Duce de Praslin, Galliœ res marilimas administrante, D. R. J.
de Roquefeuille, militiœ Brestensis et l'egis classis prœfectus et D. S. de
Clugny, regis a conciUis et libellis supplicibus juri necnon œrario maritimo
in Armoricà prœfectus, hanc pyramidis 111olem, portum navigantibus indican
tem, erigi jusserullt, curis D. de Kerguelen, inter regis navium duces. A.
D. 1769.
(3) Relation de deux voyages dans les mers australes et des Indes faits en
1771,1772, 1773 et 1774, par M. de Kerguelen ... . Paris (Knapen et fils) 1782, in·8".
- Ce volume, beaucoup moins rare que ne le dit Levot, renferme outre la
Relation (p. 1 à 1.20) des mémoires sur la construction des vaisseaux et sur
la tactique navale, sur le scorbut et sur l'He de Madagascar (p. ' 121.-244) .
292 -'
compris celui de l'archipel des Indes, a été de 14 mois sur
lesquels j'en ai passé près de 13 à la voile et en long cours
et le reste à équiper mes bâtimcns, ce qui est sans exemple,
et a bien altéré ma santé. Au retour de cette campagne,
j'eus l'honneur d'être présenté au Roi.- Sa Majesté examina
la route que j'avois suivie dans ma navigation et pour me
témoigner sa satisfaction de la manière dont j'avois rempli
ma mission, elle eut la bonté de m'annoncer elle-même
qu'elle me faisoit capitaine de vaisseau. .
En 1773 et 1774, j'ai commandé le vaisseau le Roland,
la frégate l'Oiseau et la corvette la Dauphine que le Roi fit
armer pour la vérification de mes découvertes antérieures
auxquelles j'ai ajouté dans ce dernier voyage la connois
sance de plus de 30 lieues de côtes, et, si cette campagne n'a
pas été plus heureuse, la faute n'est imputable qu'aux cala
mités que j'ai essuyées. Il résulte toujours de mes dernip,rs
travaux la découverte d'une Ile d'environ 200 lieues de cir
cuit dont j'ai enrichi la géographie et qui malgré renvie
restera sur le globe jusqu'à la destruction de l'V nivers .
- 342-
DEUXIE E PARTIE
Table des mémoires et documents publiés en 1907
'" , cIO' , , . _
L'impôt du Vingtième à Audierne en 17~H par M. LE
CARGUET .................................... ....
Notes sur les anciens chemins de la paroisse d'Elliant,
par M. le Vie DE VILLIERS DU TERRAGE ............. .
Le Roman de La Tour-d'Auvergne, par ·M. J. TRÉVÉDY ..
Le District de Pont-Croix (1790-179~). Le Port d'Au-
dierne. La Défense des côtes. La Pêche à la
sardine, par M. l'abbé J.-M. PILVEN ..............
Rennes et ses abords à l'époque gallo-romaine, par M.
le Dr C.-A. PICQUENARD ...........................
Un Mariage manqu.é par La Tour-d'Auvergne '? par
M. J. TRÉVÉDY. . . . . . . ........ . ..........
Notice sur le château de Kerjean (commune de SI_VOU
guay), par M. C. CHAUSSEPIED ....................
Relation de la fouille du tumulus du Mouden-Braz, en
Pleudaniel (Côtes-du-Nord), par MM. A. MARTIN, et
l'abbé PRIGENT. (planche) ...... ....... " ........ "
La Tour d'Auvergne-Corret et la maison de Coigny, par
Pages
109
118
124
146
M. J 10 rrRÉVÉDY. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179
Eglises et chapelles du Finistère (suite) ; 7
article, voir
tomes XXX à XXXII) : Doyennés de Plabennec (fin) et
Ploudalmézeau, par M. le chanoine PEyRON .......... .
Le chevalier Calloet de Lanidy (17~3-1782), par M. le
is B' 'A
DE .REMOND .P' RS . . -................. . .......
. -.; .'! ' . . ' . 4:l~h~.:L~:;Grand ~t)es ~·anciennes chroniques (878-888 ... ),
- . . . .. pa~M,; . )e D~C.-A. PICQU- ENARD .................
MémOIre ivédlt concernant La Tour d'Auvergne-Corret,
. ·par .... M. · J: TRÉVÉDY ..... . _ . .. ................
" Eiât di·' mes services", mémoire autobiographique
. ": . { dh navigateur y .-J. de; Kerguelen-Trémarec, publié
. ' - '. par M.H-.BoURDE ·DEl';A', ·RoGERIE. " ........ ' .....
199
213
220
, Note sur le groupe dit du Cavalier et de l'Anguipède, à
propos de l'exemplaire de Kerlot, près de Quimper, par
M. ALFRED ROUSSIN .............................. .
Le dolmen de Magoer-Huen (Ile de Groix), par M. L. LE
PONTOIS,. ................... . .... ,. ........ lOlO lOlO
Autour de Locamand (aneiennes limites de la paroisse,
monuments mégalithiques, fourches patibulaires), par
M. le Dr C.-A. PICQUENARD, .......................
La Roche gravée de Stang-Bilérit, découverte à l'île de
Groix (Morbihan), par MM. le commandant LE PONTOIS
etP. DU CHATELLIER (planche) .. ................... .
Restes de rétablissement gallo-romain de Kerillien, en
Plounéventer, par M. le Chanoine J .-M. ABGRALL .....
Enlèvement d'une jeune fille à la Pointe du Raz par les
Hollandais au commencement du XXIIc siècle, par
Pages
293
300
304
313
315
H. LE CARGUET.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 321,
SOCIETE ARCHEOLOG
DU FI N .STt:RE
Hôte' de Ville
29107 QUfM