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Bulletin SAF 1904


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Les Bretons dans la Louisiane française. Le Chevalier Kerlérec

J. Trévédy

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XV.Li

- LES BRETONS DANS LA LOUISIANE FRANCAISE

LE CHEV ALlER DE KERL F.REC

L'ancienne Louisiane française, trois ou quatre fois plus
étendue que la France, forme de nos jours neuf Etats de la
Confédération américaine; ses principaies villes, la Nouvelle­
Orléans et Sai nI-Louis, comptent parmi les plus grandes
du monde; et cependa nt, malgré la prospérité inouie à
villes
laquelle elle est parven ue, la Louisiane est parmi les anci-ennes
colonies français2s celle qui semble avoir le moins occupé les
historiens français. .
Les causes de cet injuste oubli sont de diverses natures:
les dernières -années de l'occupation française ne furent pas
marquées sur les rives du Missi~ipi par les glorieux combats
qui ont rendu populaires les TlOms des derniers défenseurs de
l'Inde et du Canada; les sites où les habitants de la colonie
n'ont pas été célébrés par quelque écrivain de génie comme
les derniers Acadiens l'ont été par Longfellow et les gran-
dioses paysages de'S îles de France et de Bourbon par Ber­
nardin de ',Saint-Pierre. Le plus célèbre des rO'manciers du
XVIIIe siècle a bien, il est vrai, placé les dernières scènes de
Manon Lescau{ à la Nouvelle-Orléans; mais ce livre n'est
pour faire voir sous des couleurs poétiques les
point fait
origines du peuple louisianais.
Pendant les soixante-cinq ans que dura l'occupation fran­
la Louisiane fut beaucoup trop dédaignée par la mère­
çaise,
patriê: elle servit de prétexte aux opérations de la banque de

Law (1 ); mais après la banqueroute de 1721 (2 l'oubli se fit
de nouveàu sur la colonie et le courant d'émigration vers la
Louisiane fut plus faible que celui qui se dirigea vers le Ca­
nada ou vers « les Iles ». Eri 1704, la Louisiane comptait

279 Européens et 60 Canadiens; en 1722, la Nouvelle-Orléans
qui venait de devenir le siège du gouvernement, renfermait
203 habitants. En 1742, la colonie était peuplée de 4,000

blancs et 2,000 nègres; enfin, en 1763, la population n'était
que de 7,000 blancs dont 5,000 habitaient la Nouvelle­. encore
Orléans et de 3,000 nègres (3). De nos jours, les descendants
des colons français n'existent guère, en nombre, que dans
celui des Etats qui a conservé le nom de Louisiane.
C'est l'histoire de la fin de l'administration francaise de la

colonie que vient d'écrire M. le baron de Villiers du Terrage
dans un livre auquel l'Académie des Inscriptions a décerné
une de ses plus hautes récompenses: l.Jes dernières années
de la Louis'iane (rançaise; le Ch ' 1' de Kerlé1'ec, d'Abbadie,
Atubry, LanTent (4). .
Si dans cet ouvrage on ne trouve pas de renseignements sur
de la colonie, sur les mœurs de cette petite
l'histoire sociale
qui te Il tait de se constituer sur les bords du Mississipi,
France
on y lit du moins un exposé très complet des travaux des
derniers représentants du gouvernement français. Plusieurs

(1) La Compagn ie des Indes a vai t embauché .des colons en Allemâgne;
un assez grand nombre d'émigrants ne purent quitter la France et restèrent
près des ports d 'emba rqucmen t (In ven tai re des Archi ves dn Morbihan,
E supplément, commune de Plœmeur, près Lorient, E 3'H).
P) Le prédécess 'ur de .Law dans la charge de directeur de la compagnie
chargée de coloniser la Louisiane, Antoine Crozat, avait fait d'excellentes
afIuires : il acquit le !fl août 1714 de la duchesse de Portsmouth, moyennClnt
' .1 dO .OOO Ilvres les terres de Chastel, Mesnoalet et I{eroualle (Archives du
Finistère, série A, fonds du Chastel) .
(3) Les renseignements pour lesquels nous ne citons aucune référenee
sont, pour la plupart, empruntés au livre qui fait l'objet de la présente
étude.
('1) Pill'is (Guilmoto, éditeur), S. D. (1904), in-S', VI - 46S p.

écrivains déjà ont emprunté à ce livre les éléments d'études
ou sur les
intéressantes sur nolre ancienne histoire coloniale
origines du peuple américain. Nous nous bornerons à
des membres de la Société archéologique
appeler l'attention
du Finistère sur les quelques Bretons qui, au cours du XVIIIe
siècle, concoururent à la conquête, à la colonisation ou à l'ad­
de la Louisiane.
ministration
La Bretagne ne fournit qu'un petit nombre de colons, car
quoi qu'on en ait dit, les Brelons ne sont pas colonisateurs.
Parmi les habitants incidemment nommés par M. de Villiers
du Terrage, nous trouvons un notable négociant de la Nou­
velle-Orléans qui portait un nom très répandu en Basse­
une famille d'origine Quimpéroise, les
Bretagne: Frollo, et
Huchet de I>nion, qui fournit plusieurs membres au conseil
de la colonie, depuis Jean-François Huchet de
souverain
I~nion, baptisé à Saint-Mathieu de Quimper, le 'lpr janvier
1701, passé en Louisiane vers 1720 (1.); mais beaucoup plus
nombreux furent les Bretons que conduisirent dans la colonie
leurs emplois dans l'armée ou la marine, dans l'admi.nistra­
tion royale ou dans les bureaux de la Compagnie des Indes (2).
Le directeur de la Compagnie qui. en 1721, introduisit aux
Natchez la culture du tabac, portait un nom bien armoricalO,
Le Gac. Plus tard, nous trouvons le go uverneur Périer ('1726-
1732) et son fr ère le marin Périer de Salvert, membre d'une
(1) Il était fils de Guillaume Huchet, sieur du Rest, et de Thomase-Renée
Guesdon, mariés le 19 octobre 16G9. La famille Huchet a formé en Bre­
tagne les branches de J{erourein, d'Angeville et du Guermeur. La branche
américaine de Kernion compte encore d'honorables représentants à la
Nou velle-Orléans.
(2) Puisque nous releyons les souvenirs bretons que rappelle le livre de
J\J. de Villier.s, on nous permeltra de remarquer qu'il y a probablement
une erreur (p. 84) dans la lecture « toiles de Craye (C1'eil?) .larges (liste de
présents à faire aux sauvages). Nous croyons qu'on doit lil'e « toiles crées
larges ". C'était un';) sorte de toiles fabriquées clans les environs de Morlaix
qui tirait son mot du nom brelon aeis (fort). Le mot cl'eis est peut-être
aussi l'origine du mot creas qui, en lnngue espagnole, désigne une espèce
de toile très résistan te.

famille fixée en Bretagne ('1) et qui habita après les Du Quesne
la seigneurie du Moros, près Concarneau. Ce fut sous son gou-
vernement, en général assez heureux, qu'arrivèrent de Rouen
à la Nouvelle-Orléans \1727) les Ursulines qui fondèrent un
couvent aujourd'hui encore très florissant. Il vit aussi dé·
barquer les plus importants convois des « filles à la cassette,
jeunes personnes à marier, ainsi nommées parce qu'elles
avaient reçu comme dot une petile 1Dalle d'effets ») (p. -197).
LE'S antécédents de ces dames ne les prédisposaient pas géné­
ralement à devenir d'honorables mères de famille. Comme
les hôpitaux de Paris fournissaient des sujets particulière~
ment médiocres, la Compagnie des Ind es en fiL parfois cher­
cher dans les hôpitaux de Basse-Bretagne, notamment à
Quimperlé, à Auray et à Hennebont. Les hôpitaux ayant fait
des difficultés au sujet du t.roussea u à fournir à chacune des
filles, l'ordonnateur de la marine à Lorient préféra recruter
douze filles pauvres de cette ville; elles s'embarquèrent au
mois de janvier 1713 en même temps que le gouverneut' de la .
colonie La Mothe Cadillac (2). En '1723 il fut question de
diriger vers le Missisi pi des vagabonds « de belle taille »
détenus dans les prisons de Nantes (3). Il ne faut pas d'ailleurs
exagérer, comme on l'a fait souvent, l'appoint que fournirent
à la population louisiannaise les individus extraits des prisons
ou des hôpitaux. Un mémoire, résumé d'observations
fournies par le gouverneur l}lérec, exposait en juillet 1760 :
« On a envoyé en Louisiane, en différents temps, des·
hommes et des femmes dont on a voulu purger le royaume;
(1 ) Cf. Archives e!u Finistère, B. 1605,1606.
('2) Lettre du ministre à Crozat, 4 novembre 171'2 : ces hôpitaux four­
nirent 10 à 1'2 filles (Archives des Colonies, série B, vol. 31, fu 13, ciLé par
E. Hicllare! dans le Supplément au 1"aJl]J01"l du D' lh'yJnnc1' SU1"' les Arc!iives
canadiennes. OtLawll, 100 l, in· 8°, p. 440). J éga u, Hisloire cie Larien t,
Vannes, 1887, in-8°, p. 362.
(3) Archives e!e Nantes, FF 7 .

mais le peu de soin qu'on en a pris à leur arrivée et encore
plus la paresse et leur mauvaise conduite ont occasionné leur
destruction, et il n'en reste presque plus aujourd'hui. o-n
peut regai'der comme un bonheur pour cette colonie qu'une
aussi mauvaise race ait été éteinte 1ans son commencement
à un peuple vicieux. n
et qu'elle n'ait pas donné naissance
Sous l'un des successeurs de Périer, nous trouvons deux
gentilshommes du Léon, les chevaliers de Lescoët et de
Coatcaric, employés dans ulle pénible campagne cont.I e les
Indiens Chicachas. Au poste des Na tchez, à 95 lieues de la
Nouvelle-Orléans, Coatcaric, malade, fut obligé d'abandonner
l'expédition et de redescendre le fleuve en pirogu'J, accompa

gné d'un domestique « qui avec la meilleure volonté du monde
était extrêmement bête .... )) Son compatrioll.~ et ami avait eu
beaucoup de peine à le déterminer à revenir en arrière, car
« il disait qu'il aimait mieux mourir en montant et qu'il
». Quant à Lescoët, il continuait
fallait suivre sa destinée
sans enthousiasme une campagne qui s'annonçait mal et qui
n'eut en effet qu'un médiocre succès. « Nous laissons partout
de nos troupes extn~mement malades et nous en trouvons
beaucoup que les deux convois précédents ont aussi laissé; il
est presque incroyable que malade et faible COlr.me j'étais en
partant de la Nouvelle-Orléans, j'ai pu me rétablir en man-
geant du lard, du bœuf salé, quelques jambons et du biscuit;
je suis le seul, car tous les malades convalescents que nous
avions pris sont restés à la Pointe-coupée, à 46 lieues de la
Nouvelle-Orléans n. (1)
Des épreuves plus pénibles étaien t réservées au malouin
Pépin de Bellisle, allié à la famille de Duguay-Troui n, qui,
abandonné en 17'19 sur les côtes du Mexique, vécut pendant

(i) Letlre du chevalier de Lescoët il son frère, '{7 seplefllbre 1730
(A1'chil es du Finistère • . érie E, fonds Ba tbier de LcsCoë L) .

plusieurs années au milieu des anthropophages Attakapas ;
il devint plus tard major de la Nouvelle-Orléans ('1) .
Mais le breton qui eut sur les destinées cie la Louisiane la
plus sensible influence, fut Louis Billouart. cie l>lérec, dernier
gouverneur français de la colonie. Né à Quimper, le 26 juin
1704, fils de Guillaume Billouart de I~vasegan et de Louise
de Lansulyen, il entra dans la marine et se distingua dans
plusieurs combats. En récompense des senices rendus pen­
dant une carrière déjà longue, il fut, au mois de février '1752,
nommé gouverneur de la Louisiane: il arriva plein d'espoir
dans le succès de sa mission accompagné de sa femme, de
son beau-frère M. du Bot de Brunolo, de sa belle-sœur Mlle du
Bot, qui épousa en 1754 P.-I. Neyon de Villiers. officier
distingué, fixé depuis plusieurs années dans la colonie, et de .
son neveu Joseph-Marie-Gabriel Billouart des Salles, qui fut
presque à son arrivée chargé du détail de l'artillerie dans
la colonie. Un autre neveu, Antoine-Agathe Billouart des
Salles, arriva à la Nouvelle-Orléans peu d'années après (2).
Il ne semble pas qu'il ait introduit d'autres bretons dans
la colonie, car les éta·blissements projetés par NI. de I)biquet,
que I>lérec recommandfl au ministre, en -1752, ne paraissent
pas avoir reçu un commencement d'exécution. D'ailleur3,
l'opinion avantageuse que I~lérec avait pu se former de son
gouvernement dût se modifier assez vite: la situation était
extrêmement difficile; nous ne sayons ce que va lait la popu-
lalion fixe de la Nouyelle-Orléans, M. de Villiers du Terrage
ne nous renseigne que sur J'histüire administrative, mais
les officiers très nombreux et sans doute
les fonctionnaires el
{ I} Bossu, Nouveau.?; Voyages aaJ;
Indes occù!pnlaies, A mslerdn m, 17G9,
inl8, p.10111 5 .
{'l} Sur la famille Billounrl el ses di\'er~es . branches, voirIe Mémorial
. de G. UilloaTt de Kervaséyan, publi é par le comle cie Hosmorduc, Hu /lelin
de la Soc. (t1·chéol. du l' inislàe, tome XXVI, Quimprr, l R9D, in-l'2, p. 170-
4l0, el Archives du Finistère, lIasse E, 82;). .

assez désœuvlés éfaient divisés en d'innombrables coteries.
~lérec, marin autoritaire et rude, était peu propre à l'in­
les contestations d'autorité entre lui et les fonction­
trigue, et
du service financierdeJa colonie prirent très vite
naires chargés
un caractère d'inimitié personnelle singulièrement violent.
nos anciennes colonies eurent plus ou moins à pâtir
Toutes
des rivalités entre le gouverneur, représentant du pouvoir
chef des fonctionnaires civils. Dans
militaire, et l'intendant,
une autre colonie, à la même époque, un autre bas-breton, le
chevalier du Dresnay des Roches et l'intendant Poivre, épui­
sèrent les forces des îles de France et de Bourbon dans des
luttes acharnées autant que ridicules. Les pouvoirs des deux
fonctionnaires n'étaient pas nettement délimités: un mémoire
sur la situation de Saint-Domingue expose les inconvénients
de celle situation: « Legouvernement actuel descoloniesestun
il est donc vicieux pal' sa nature, voici les incon­
b.iumvirat :
vénients qui en dérivent nécessairement. Le plus frdppant
·est la diversité des sentiments dans un pouvoir confié à deux .
S'ils cessent d'être d'accord tout reste suspendu, l'autorité
une anarchie La cour y a prévu ... en
devient inutile, c'est
cas de partage d'avis, celui du gouverneur prévaut. Le
remède est aussi fâcheux que le mal; pour éviter l'anarchie
on établit le despotisme.
« .... Si le général domine l'intendant, le gouvernement est
si c'est le contraire, le gouvernement est financier,
. militaire;
maux égaux qui opèrent la ru(ne ou la vexation des colonies.
Le plus grand désordre qui est 'le moins sensible, parce qu'il
du bien, est lorsque les deux chefs se plient mu­
a l'apparence
tuellement à la volonté l'un de l'autre. Alors tout est perdu;
leur complaisance respective, ayant l'intérêt pour principe,
un vaste champ à leurs passions, ils sacrifient leurs
ouvre
et satisfont à leur cupi-
ennemis, élèvent leurs créatures
dité ....
M. de Villiers du Terrage a exposé a vee beaucou p de détails

les incessantes discussions' qui éclatèrent entre le gouverneur
I}lérec et l'ordonnateur faisant fonction d'intendant, M. de
Rochemore. Le ministre prit généralement parti en faveur
du gouverneur et .iusqu'à la fin de son gouvernement, I~lérec
ne fut jamais officiellement désavoué. Il était d'ailleurs diffi-
cile que la cour n'abandonnât pas tout à son initiative:
la guerre de Sept-Ans les insuffisantes'ref.lsources
pendant
dont disposait la métropole furent toujours dirigées vers le
Canada; les troupes de la Nouvelle-Orléans reçurent à peine
quelques renforts (11. Les lettres adressées au ministre, les de­
mandes d'instruction restaient sans réponse pendant treize
ou quinze mois. « Souvent même la colonie restait plus d'un
an sans dépêche de France et, en '1763, des promotions d'ofIi­
ciers, demandées en 1752, n'étaient pas encore arrivées )).
Quelqu'abandonnée que fut la Louisiane, les Anglais ne
jugèrent pas à propos de l'attaquer: peut-être estimaient-ils
que celle conquête était d'une importance néglige:=tble par
au Canada, objet de tous leurs efforts; peu t-être aussi
rapport
les alliances que I}lérec, à l'exemple de Montcalm, sut tou­
les sauvages, les empêchèrent-ils
jours conserver parmi
une campagne en réalité assez difficile.
d'entreprendre
On sait qu'à la paix la Louisiane fut cédée à l'Espagne; il
restait à la France à liquider un arriéré de dépenses considé­
et à juger les accusations d'abus de pouvoir, d'imp~­
rables
ritie e~ de malversation dont s'accablaien t réciproquement
I~lérec et R6chemore et leurs partisans: Il semble que la
Commission instituée par le ministre chercha à trouver un
bouc émissaire de la perte de la colonie. Entre Hochemore,
membre d'une famille puissante, représentant du pouroir
civil, de la plume, et I~lérec, pauvre gentilhom me de province,
(1) Les demières troupes françaises passées en Louisiane. le régiment
d'Angoumoins, 6taient commandées pn!' le marquis de l'J'émeu!', issu d'une
vieille famille bretonne, qui mouruL à la Nouvelle Orléans (lU mois
, d'octobre 17G3.~

homme d'épée, les juges n'osèrent se prononcer tant le dé­
vouement et l'intégrité de l'ex-gouverneur étaient inaLta­
quables; mais le parti Rochemore obtint que sans jugement
I>lérec Jut exilé à trente ' lieues de Paris (12 aoùt 1769); ce
fut le ministre Sartines qui «( en l'embrassant le plus tendre-
ment et les larmes aux yeux )l, apprit à :&lérec la décision
du Roi qui le frappait ('1 t aoùt '1769\. Cette disgrâce marquait
d'une véritable flétrissure. la fin d'une longue et honorable
carrière; en outre, elle consommait la ruine de :&lérec et
de sa famille, cal' les dépenses extraordinaires que la guerre
l'avait forcé de faire, Ile lui furent jamais intégrale­
Une lettre écrite par Mme de I)Jérec (1)
ment remboursées.
à M. et à Mme Conr,l1 de Saint-Luc, ses neveu et nièce 12\,
exprime en termes touchants le chagrin et les embarras
des exilés: .
A Try, (3 ). Ce;( septembre 17GG.
«, Je vous connais trop tous deux, mon cher neyeu et ma
chère nièce ~ pour n'être pas bien persuadée de toute la pars
que vous prenez à nos malheurs, ils sont trop cruels s'ilt
mais Dieu juste éclairera et parlera au cœur d'un
durent

(t) :1'1 arie-.losèphe-Charlotte du Bot, fille de Jacques-J oseph du Bot et de
Jeanne-Gabrielle de la Rivière, mariée le 1"r mèlrs 1738 à Louis Bil loual'd
de Kerlérec.
(2) Gilles-Hené Conen de Saint-Luc, conseiller au Pa rlement cie Brc­
tagnr, aVilit épousé au mois de novembre 175H M::trie-Fran çoise du Bot,
fill(~ de feu Chèlrles-Jacques clu Bot (frère cie Mme de Rerlél'ec), et de Char­
~l. de Villiers a publ ié plusieurs des lettres adressées
lotle-Elisnbeth Barrin.
à I~ famille cie Saint-Luc par M. et Mn" cie Kerlérec (Arch ives clu Finistère.
F: 7,)0); celles que nous citons ~ont inédites. Une lettre inédite de Kel'i6rec
à l'nbb r, de Saint-Luc, clu 1G août 17G9, pré~ente cie curieuses analogies
avec une lettre qu'il avait adressée le 13 août il M. de Sartines; mais la
lettre intime adressée à l'abbé renferme beaucoup cie réflexions que l'nuteut'
n'(\\'nit pas jugé ci propos de communiquer au ministre. . ,
. (3 ) Trie-Châtea u (O ise),arrondissement de Beauvais,cnnlon cie Chaumont).

bon Roi que J'on a trompé, j'espère, on me le dit ('1). Si cela' .
pas, que devenous-nous avec des enfants bien nés que ':
n'est
notre situation rendra toujours malheureux. Je ne sais que
dire, penser et faire; il faut obéir et garder un silence qui
coûte à des cœurs déchirés. .
« Nos santés se soutiennent. En arrivant à Paris, j'ai
que M. de I):lérec n'y était plus; le temps de ma rOùte
appris
a fait mon erreur (2 el un reste de .bonté du ministre a causé
la sienne: il lui dit de retourner à Paris, ne voulant pas lui
dire qu'il était exilé. M. de Sartines était. chargé de le lui no­
à qui il en a bien coûté de le lui dire; cela a paru à
tifier,
bien du monde un second coup porlé à celte malheureus~
victime de ses vertus; mais c'est la première décision à la
suite du conseil, jour à tous égards bien affreux pour nous.
Il faut des grâces nouvelles du Ciel pour soutenir tout ce que
nous éprouvons de peine présente et l'affreux avenir pour
nous et mes enfants: tout cela, ma chère n.ièce, me fait au
cœur des plaies bien profondes, et , encore faut-il que je ra­
un reste de fo rce pour ne pas accabler ce pauvre père
masse
infortuné; sa santé ne peut être bonne, mais elle est moins
mauvaIse.
( Nous allons dimanche faire notre séjour à Rouen, distance
ville pour les secours de
prescrite par l'exil, grande et bonne
la vie et de la santé; mais n'y manquerons-nous pas de ce
qui la procure: point de rentes, point payés encore du Roi
et qui sait si l'on ne nous mettra pas les derniers en rang
je n'espère que bien peu de faveur[pour celui]
désormais?
qui devait selon toute apparence être plus favorisé. Mais un
instant a tout détruit; nos ennemis sont des gens bien puis-
(1) Nous rectifions l'orthographe très fantaisi~te de Mme de Kerlérec.
En voici un échanlillon : .... « mes dieu juste cclerra et pnrlera nu cœur
dUDs bon l'oy : que Ion na trompé : jespèl'c on me le dit. ... . ~
(2) Mme cIe Kerlél'ec, yennnt de Quimpcl" aIJa cI'aborcI à Paris; SOD mari,
conformément à la lettre de cachet, aynit pris 'Ia route de l'exil, le li aoùt.

sants; la vertu est cachée et le vice couronné. M. Grondel ('1)
a trouvé toute ressource quand il devait être déshonoré.
Ah ! chère nièce, il ne faut pas se laisser aller: en vérité,
je dois me taire et souffrir. Aimez-nous toujours, plaignez
des malheureux qui n'auraient pas dû l'être » ••••• , .
Mme de Saint-Luc prodigua ses consolations à sa tante,
celle-ci demeurait accablée par le chagrin de son m3ri et
mais
par la crainte de la misêre qui menaçait ses enfants:

Rouen, 4 octobre 1769
(( VOUS êtes, ma chère nièce, le plus aimable prédicateur;
je voudrais bien d'une âme aussi pure que la vôtre pouvoir
des croix dont Dieu m'accable, mais celte malheu­
profiter
et malgré moi. ... et je vous
reuse nature parle toujours,
avoue que je ne suis jamais plus méritante devant Dieu que
quand je suis plus contente. Comment un cœur peut-il s'otIrir
quand il est déchiré de toutes parts? Les chaînes du monde
en empèchent toute élasticité et on reste à terre sans, je crois,
bon mouvement. Je crains, ma chère ni èce, que ce ne soit

mon état déplorable et je suis plus touch ée que je ne
puis YOUS le dire d'avoir encore remué votre sensibilité, c'est
un malheur de plus que d'en afIecler nos proches. Vous,
chère et aimable ni èce, qui devriez goüLer des satisfactions
douces, pourquoi des surcroîts à vos désagréments? Oubliez­
nous pendant un Lemps et soutenez avec courage vos propres
peInes, ... )).

• (!) Jean-Philippe Goujon de Grondel, officier au régiment suisse de
Karrer, auleur des J.ett1'es d'un officiel" de la , f.ouisiane ci :1:1:*· ..... La
Nouvelle-Orléans, 17G11. Grondpl avail été à la Louisiane un des officiers
les llioins respectucux de l'auLorité du gouverneur (Vil liers du Terrage,
p. UO, H4, ~W), etc,) méll S il conyienl de rcmarquer que son honnèlclé en
matière financière ne fut jamais suspectée par ses chefs immédiats;
d'a.illeurs il revint d'Amérique moins ril'he que lorsqu'il Ji était arrivé.

La famille de Saint-Luc passait aussi par de 'pénibles
la soumission aux
éprellves: coupable d'avoir fait passer
ordres du Roi avant l'esprit de corps, le président de Saint­
Luc, l'un des Ils du Parlement organisé par le duc d'Aiguillon,
le retour de l'ancien Parlement de Bretagne
fut, après
('12 juillet 1769): en butte à d'odieuses vexations de la part de
ses collègues. Au commencement de ' 1770, M. de I}lérec flat-
son neveu de l'espoir que la nouvelle année lenr serait
tait
à tous moins cruelle:
« ..... Vous avez bien raison, mon cher amy, de dire que
nous avons bien bon besoin qu'une fin d'année heureuse nous
dédommage de toutes les horreurs que nous avons éprouvées
nous sommes d'illustres malheureux qui ne meri­jusqu'ici;
tâmes jamais de l'être; mais la Providence ne perd pas de
ses droits pour les consolations et les dédommagemen ts qu'elle
ne refuse jamais aux âmes injustement persécutées; avec
l'agrément d'en être récompensés, nous apprendrons peut-être
par notre propre expérience qu'il est d'heureux malheurs
homme content d'être homme d'hon-
sans lesquels l'honnête
neur ne penserait guère à devenir hom me de bien.
« ... Je plains bien sincèrement la perspective où 'vous
vous trouvez, je la sens et nous en causons bien souvent
mon cher ami) virtus omni obice
votre tante et moi; mais,
major voilà de ces systèmes dùnt il ne faut jamais se dépar­
tir; je conviens qu'il est on ne peut plus cruel d'avoir à
souffrir de l'injustice; mais il est encore bien plus consolant
de ne la pas commettre.
« Croyez-moi, pesez mûrement votre résolution de vous re­
tirer au Bot. C'est un pas de plus de conséquence que vous
ne vous l'êtes peut-être représenté: l'orage n'a qu'un temps
ét tant que vous ne serez pas en exercice actuel, il combien
de revers de dessous ne serez-vous pas exposé. Je suis ici
fort lié avec bien du monde qui ne savent pas trop encore ce
qui arrivera chez vous; j'attends aujourd'hui le premier

Président de retour de Paris, peut-être apprendrons-nous des
nouvelles à l'égard de toutes les petitesses dont vous me
" parlez, comme refLis de salut, etc. Mettez tou t cela derrière
. vO.us; 'ces personnes-là ' he peuvent pasignorèr ni perclre le .
souvenir cie tous les sentiments avec lesquels ils sont nés
ainsi que IAUf éclucation, et comptez que tôt ou tad ils se les
reprocheront eux-mêmes. Que j'aurais de choses à vous dire,
.mon cher bon amy; mais le papier est trop bavard. Quant à
vos procès, je suis ' bien persuadé que vous ne recevrez pas
cie ces faveurs que la conscience la plus honnète peut accor-
der; mais aussi d'un autre côté. le respect que j'ai pour un
corps aussi respectable que notre Parlement ne me permet
pas de douter que justice vous soit rendue dans tous les cas
où votre bon droit aura à la . réclamer ('1); l'honneur et la
religion le veulent ainsi et j'espère que vou.s aurez toutes les
satisfactions que vous êtes en droit cI'attendre de vos confrères

, quelqu'éloignés qu'ils soient de vous ))

L'ancien gouverneur de la Louisiane ne vit pas la fin de
-1770 : il obtint, vers le mois de juillet, l'autorisation cie venir
à Paris pour suivre l'instruction de son procès; il se réjouit,
le 3 septembre, d'un jugement qui venait d'être rendu en sa
faveur; mais il mourut cinq jours plus tard, le 8 septembre
'1770, laissant une succession fort embarrassée; mais un acte
judiciaire du ~7 février 1773 constate que sa veuyeet. soli. fils
aîné Léon-Claude de I~lérec parvinrent à payer la plus grande
partie de ses dettes ( 1)

(1) Le Parlement de Bretagne ne 1it pas preuve de l'impartialité 'i u'es­
pérait Rel'lérec: après le retour de 1',lDcien Parlement, Conen de Saint­
Luc perdit coup sur coup trois. procès qui firent dans sa fortune une brêch.'
de 'W ~),()O() livres. Le Conseil du Roy dut évoquer toutes les causes dilfls
lesquelles il était intéressé. (M arion, La l11"eta!/ne et le duc cl')i[Juillon,
Paris, hUS. in-8". .
(:2.) AuLorisation donnée par devant ln Cour royale de Brest, le 27 février
1773, par les parents de Anonyme Billoard d~ Kerlérer aux acLes d'admi­
nistration accomplis par sa mère et par son frère aîné. (Archives du Fi­
nistère, B. '1632).

Il ne semble pas que le prücès entre ~lérec et la famille de
Rochemol'e ait jamais reçu une solution définitive: I):lérec
avait été exilé sans avoir été condamné; il ne fut jamais
réhabilite, mais les lettres de maintenue de noblesse accordées
à son fi ls en '1774 rappelèrent en termes élogieux les services
rendus par son père pendant près de cinquante ans . Ce fut le
seul témoignage de reconnaissance rendü par la France à celui
qui l'avait si bien servi; moins oublieuse, son ancien ne colonie
a voulu assurer le souvenir d'un de ses créateurs en donnant
. le 'nom de Rue Kerlùec à l'une des voies du vieux quùtiel'
francais de la Nouvelle-Orléans, .
Les derniers chapitres de M. de Villiers du Terrage sont
consacrés aux dramatiques incidents qui marquèrent la prise
possessioù de la Louisiane par les Espagnols (2 j , au rôle
joué par le com~andant frança is Aubry que l'autellr
semble avoir voulu réhabiliter à l'éphémère retour de la
colonie à la France et à l'union définitive en '1803. Publié au
centenaire de l'entrée de la Louisiane dans la Confédération
américaine, ce livre fera connaître aux Louisianais l'bisloirp,
de leurs origines et à beaucoup de lecteurs français ill'évélera
. des détails peu connus de !Iotre histoire coloniale. On noit
être reconnaissant à l'auteur des longues et péi1ibles 1'e
cherches qu'il a faites et le féliciter de les avoir si heureuse
ment menées à bonne fin.

H. BOURDE DE LA ROGERIE .

(1) Le très faible courant d'émigration française en Louisiane s'arrêla
éfinitivement après 1703; cependant on vit eneore arriver à la Nouvelle­d
Orlén ns, de t 76;) à 17H15 et spécia lemen t d~ 17;-;0 â 1 ns, en vi l'on J ,1)00
Acad iens qui venaient ou d'Halifax ou des provinces ll1éridionales de la
Nouve lle-Angletel'fe, d'où les chassait l'inhumanité des culons protestants,
ou de France et des possessions françaises. Parmi ces derniel's, \J;l:1 étaient
de Nantes au 1I10is de mai 178;); c'était les débris de groupes trans­
partis
portés à Saint-Malo et à Mo rl aix en 17;)0 et en 17ü3 et de Iii petite colonie
le:; Etats de Bretagne avaient voulu établir il Be llisle. On
acadienne que
évalue à 40.000 lts descendants de ' ces :1,000 réfugiés. (Arch. d'Jlle·et­
Vilaine, C. 2!j;'J3 et E. Richard, Aca.dia, New-York. S. D. in-S'. Tome H,