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Bulletin SAF 1903


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La bataille de Formigny (15 avril 1450)

J. Trémédy

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XII
LA BATAILLE DE FORMIGNy{l)
(15 Avril 1450)

Aux XIV· et XVesiècles, la Bretagne n'était pas province de
France: l'intérêt breton n'était pas engagé dans la lutte de la
France et de l'Angleterre. Au XIV0 siècle, la Bretagne avait
fait beaucoup pour la France quand elle lui avait donné deux
connétables, du Guesclin et Clisson, et tant de ses fils tombés
sur les champs de bataille. Au XVe siècle, le duc Jean V
n'était pas, comme son père, l'obligé des Anglais, et n'en­
tendait pas, à son exemple, être leur très humble serviteur.
Marié à une fille de France, il gardait ses sympathies pour la
France; mais il ne devait pas 1 ui sacrifier l'intérêt de son
duché. Or, pour réparer les ruines amoncelées par une guerre

intestine qui avait ensanglanté la Bretagne pendant vingt­
cinq années, il lui fallait la paix.
Une fois pourtant, le duc prit résolument parti pour la
France. Ce fut en 1415, dans la campagne qui allait finir à
Azincourt. Jean V met sur pied dix mille hommes, plus que
n'en compte l'armée anglaise. Il accourt pour rejoindre les
Français. Il est à deux jours de marche d'Azincourt. Il
supplie qu'on l'attende. Les princes Français prétendent
vaincre sans la Brelagne! On sait le reste: au lieu de la
(1) Aux assises qu'elle tenait à Vitré, les '2 et 3 août dernier, la Société
la Pomme a honoré d'une médaille de vermeil le mémoire qui su it, prix
trop flatteur pour un ouvrage de seconde main. Depuis, j'ai pu rectifier
quelques points de ce mémoire. A cc propos, je dois des remerCiements à
M. Le Duc, l'habile statuaire du monument élevé à Formigny, le 3 juin
derniel', et a M. Lair, de l'Institut. ~. Le Due m'a transmis des rensei- .
gnements pleins d'intérêt; et, comme je corrigeais mes épreuves, j'ai
reçu de M. Lair sa belle et lumineuse étude La lJataille de Formigny.
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. . TOME XXX (Mémoires) 16

victoire c'est unf\ lamentable défaite; le soir du 2G octobre
sont prisonniers, morts ou blessés cinq cents chevaliers o~
écuyers bretons, et parmi eux leur chef, le frêre puiné ct

duc, Arthur, qui sera un jour le connétable de Richemont.
En 1420, traîtreusement emprisonné par les Penthièvre
conseillés ou du moins approuvés par son beau -frère le
Dauphin, Jean V s'éloigne de lui. Pourtant il refuse Son
adhésion au traité. de Troyes (20 mai 14:2U) par lequel Charles
VI transporte la couronne de France de la tête du Dauphin
sur celle de son gendre le Roi cl' Angletene ! Même l'année
mai 1421, traité de Sablé), le Dauphin et le
sujvante (8
duc se réconcilient. Mais le Dauphin ment à la- parole
donnée; et le duc poussé à bout adhère au traité de Troves
(8 octobre 142:2). Treize jours après, Charles VI meurt; et
Jean V revient et pour toujours à Charles VII.
Toutefois il n'armera pas la Bretagne pour la France.
Mais, non allié de la France, il favorisera officieusement
comme on dirait aujourd'hui, la cause française. En même
temps qu'il signe des traités de commerce avec l'Angleterre, il
ne permet pas qu'un de ses sujets prenne les armes pour elle.
Bien plus, il autorise son frère Arthur à ceindre l'épée de
connétable (mars :l426) , et lui donne toute liberté de recruter
le duché pour l'armée française. Le connétable use­
dans
et largement de l'autorisation: durant les ving sept ans de
guerre qu'il commandera, les Brelans sont partout où l'on
se bat; et, plus justement encore que la devise des Château-
briand, la Bretagne peut dire: « Mon sang teint les bannÏ'ères
de France! »
Cette situation singulière que Jean V nommait neutral'ité,
allait durer jusqu'à sa mort, le 28 août / 1442,
Son fils, François lei', se promettait de continuer la politique
paternelle. Charles VII ne négligeait aucun moyen de faire
son neveu je Bre tagne sorti r de la neutralité. Son oncle le
connétable le poussait à la guerre. Le duc résistait auX

caresses du Roi et aux conseils belliqueux ' de Richemont.
Heureusement, par une série de maladresses, le Roi d'Angle­
terre allait faire le jeu du Roi de France; une dernière
félonie des Anglais détermina le duc de Bretagne.
Le 11 mars 1448, pendant des négociations ouvertes
pour la paix, u~e trève avait été conclue entre les deux Rois.
Elle devait durer jusqu'au tel' avril 14:50, et la Bretagne y
était comprise. Or, dans la nuit du 23 au 24 mars 1449, sur le
conseil du duc de Somerset, gouverneur de Normandie, un
aventurier à la solde de l'Angleterre, Surienne dit l'Aragonais,
surprit la place de Fougères Le duc de Bretagne protesta.
Par une duplicité dont notre temps a vu un nouvel exemple,
Somerset désavoua publiquement Surienne; mais en même
temps il lui écrivait: « Jamais chevalier n'a fait meilleur
service au Roi.)) Erreur! Ce (/ service)) sera fatal aux
Anglais. La possession éphémère de Fougères leur coûtera
la perte de la Normandie ... et comme conséquence leur
expulsion de la Guyenne . .
forcer les Anglais dans ce quartier général qui s'éten­
Pour
dait du Mont-Saint-Michel presque jusqu'à l'embouchure
de la Somme, il fallait deux attaques simultanées à l'Est et à
l'Ouest. La France ne pouvait fournir en même temps deux
armées assez puissantes. Elle avait donc besoin d'une vigou­
l''euse intervention de la Bretagne. La pl ise de Fougères a
déterminé cette intervention qui allait être décisive.
Le duc aflnonce au Roi qu'il ne laissera pas Fougères aux
mains des Anglais. Charles VII l'encourage à prendre les
armes, et lui envoie le connétable pour l'assister. Mais le
connétable n'entend pas que le duc se borne à recouvrer sa
ville: il le détermine à passer en Normandie. Une alliance
off~nsive et défensive est signée à Rennes, le 15 juin 1449 .

Aussitôt, le connétable envoie deux officiers s'emparer de
Saint-James et de Mortain; et, le 31 juillet, le Roi r01npt
solennellementles négociations pour la paix .
Deux armées seront formées qui agiront séparément.
de Dunois, a pour objectif Rouen.
L'armée royale, aux ordres
L'armée bretonne a pour chef nominal le duc ayant titre de
lieutenant général du Roi; c'est lui qui traitera au nom du
Roi; mais le corll1établ e, lieutenant général du duc, aUI'a
le commandement; il opérera dans le Cotentin.
Au mois d'août, l"armée française passait la frontière: en
trois mois, au cri de Bretagne! elle avait emporté toutes les
places du pays de Caux. Somerset évacuait Rouen Pour
s'établir à Caen; et, le H novembre, Charles VIl faisait une
entrée solennelle à Houen. La campagne se continuait l'hiver·
et Honfleur se rendait en février 1150.
C'est seulement le 4 se[Jtembre que le duc et Richemont
le Couesnon; mais, avant le 12 octobre, toutes les
passèrent
places du CotenLin, moins Saint- SauveUl' -le-Vicomte,
Briquebec, Cherbourg et Avranches, étaient réduites à
l'obéissance du Hoi . La mauvaise saison venue, l'armée
bretonne rentrait en Bretagne obtenant en passant la capitu-
lation de Fougères \5 novembre 1449.)
Comment expliquer la conquête relativement facile d'une
que les Anglais tenaient depuis trente-trois années?
province
Somerset n'a pas su ou n'a pas voulu maintenir la disci­
pline. Même pendant les trèves, les Anglais peu ou mal payés
ont rançonné les populations et soulevé leurs colères . Les
Normands savent au contraire la discipline imposée par le
connétable; et ils sont informés de la volonté du Roi d'accor­
der de bonnes conditions et « l'abolition », c'est-à-dire le
pardon, aux villes qui se rendront à lui.
C'est assez pour assurer aux deux armees le concours actif
des populations urbaines: souvent elles somnient les · garni-

sons anglaises de capituler; et les garnisons, qui sont peu
nombreuses, se résignent sans se faire beaucoup prier.
Le concours des populations rurales n'est - pas moins

efficace: Elle.s accourent au deyant des armées. Les uns
apportent des vivres, les autres demandent à combattre:
es paysans-ont pour chefs un des leurs ou un gentilhomme du
voisinage l'l). Près de Saint-Lô, qui capitula le 15 septerrbre,
se voiL entouré de dix mille de ces volontaires.
le connétable
« Ceux de Carentan, s'écrient-ils, ont traité de lâches
( les bourgeois de Saint-Lô parce qu'ils se sont rendus au
« Roi. Il se vantent de \'ous résister ... Monseigneur, menez
( nous à l'assaut de Carentan! » Le 2G septembre, le duc
somme Carentan . Une grèle de traits répond à la sommation.
Sur un signe du connétable, les paysans se précipitent; des
milliers de fascines comblent les fossés, et la place capitule.
Nous retrouverons ces braves gens dans la campagne de
- Furmigny .

Rentraljt en Bretagne (novembrel, le duc n'avait donné à
ses troupes qu'un congé de trois mois; en janvier, il annon­
çait à Charle~ VII qu'il allait ( prochainement rentrer en
Normandie avec une puissa nte armée; » el, le 16 de ce mois,
le Roi lui adressait avec des remerclments ses pleins pouvoirs
en Basse-Normandie.
(1) Aux environs de Vire. ils avaient pour chef Michel d'Amphernet. Sa
« rébellion » datait du règne de Henri V (mon le JI août i '122) qui lui
enleva sa seigneu rie de 1\1 on tcha u yet. Il fu t rem is en possessIOn par arrêt
des assises de Caen de li51. Il eu t Je li tre de chambellan et maître
d'hôtel du connétable.
Michel était fils de Bertrand, filleul de du Guesclin, chevaliel' et cham-
bellan du roi de Navane. bon père Hichard, chevalier, fut fait prison-
nier à Crécy (13't6) ; plus tard il défendit Vire, fut fait prisonnier et la -
ville paya sa rançon.
Ces vaillants hommes ont des descendants directs en Bretagne.

Après tant de revers, Somerset avait osé promettre de recou_
vrer la Normandie en une seule campagne; et il avait obtenu
une armée de quatre à cinq mille hommes (J) aux ordres de
Thomas Kiriel, ayant le ti Lre de lieutenant général. Le Hi
mars, Kiriel débarqua à Cherbourg, le seul port de Normandie
non de vaincre mais
restant aux Anglais. Il avait ordre
d'éviter l'armée française et de conduire ses troupes à Caen
où Somerset prendrait le commandement. C'est au gouver­
neur de Normandie qu'il appartient de venger ses défaites el
de refaire sa réputation. Que I\iriel se mette en marche,
ou cinq jours il aura faiL les vingt-trois lieues
dans quatre
qui séparent Cherbourg de Bayeux;.
Mais, sur sal~oute, Valognes est au pouvoir des Français,
gêne les communications avec Cherbourg. Kiriel va y
mettre un siège en règle . Résolution qui semble extraordi­
naire : la possession de Valognes ne rendra pas la route de
Bayeux libre puisque Carentan est aux Français,; le grand
pas de gagner de vitesse les armées française '
intérêt n'est-il
et bretonne
Selon toute apparence, le siège était concerlé avec Somerset,
du moins fut-il approuvé par lui. En efiet les garnisons de
Cherbourg et des places voisines n'ont d'ordres à recevoir
que de Somerset: or elles vont venir au siège (~); c'est
Valognes que rejoindront mille hommes de renfort
devant
que Somerset va tirer de Vire et j llsque de Mortain, et les
mille soldats d'élite qu'amènera Mathieu Goth, capitaine de
(1) Ce chiUre est donné ' par quelques historiens; d'autres disent:
faut s'en tenir à
2 ou 3000, chiffres qui semblent un peu faibles. Il

(~) Celte circonstanee est ilpprise par une pièce publiée par M. Cosneau
(fhst. du conn. Richemont. Appendice XCIV p. 638-G39 ) C'est là ilussi qLle je
prends les dates (approxirilatives) qui \'ont su ivre. Celle pièce curieuse est
la taxe faite aux « messagers à cheval» envoyés au cille et au connétàble
pour porler les leLtres d'Abel HouaulL, commandant à. Valognes. -- POUl'
quelques détails sur ce message, plus loin p. :H8 et noLe IL .,

BayeuX (il. Dès le 20 mars, Kiriel préparait le siège: il
appelait à lui les garnisonsde Briqueber. et Saint-Sauveur;
et un renfort vent). de Cherbourg lui amenait « artillerie,
canons et autres ordonnances de guerre. ))
Joachim Rouault, bientôt maréchal cie France, était capi­
taine de. Valognes (2 mais oecupé au service du Roi~ il était
rem placé par son frère Abel qui allait se montrer digne
d'occuper ce poste avancé. Il n'a qn'une garn ison peu nom-
breuse; mais les bourgeois qui, l'année précédente, on t
ouvert leurs portes à l'armée bretonne, vont se faire hommes
de guerre. Dès le jour du dr.barquement des Anglais, Abel
Rouault en fait porter la nouvelle à Guillaume de Couvran,
capitaine de Coutances; et le lendemain, un héraut d'armes
gal ope vers le Roi en ce moment à Alençon. Charles VII put
être informé le 19 on le 20 mars.
Au même temps, Abel Rouault faisait annoncer au duc et
au connétable qu'il allait ·être assiégé et appelait au secours.
Le Roi forrr~a en hâte une armée de trois mille hommes
dont il donna le commandement à Jean de Bourbon, comtede
Clermont, son gendre, et en même temps neveu du connétable
(3). Le comte âgé de vingt-qqatre ans à peine allait faire
l'a pprentissage du commandement contre un ennemi supé­
en nombre et au début d'une campagne décisive :
rieur
tâche au-dessus de ses forces .
(1) Mathieu Goth que Lobineau (llisl. p. 622) d'après les chroniqueurs,
nomme Mala(Jo. Il fut un des amis anglais de Gilles de Bretagne auquel
il savait faire payer son prétendu dévo ûrüenL V. ses lellres. Morice, Pro II.
1381-1382, eL surtout 1398 (26 janvier 1446 (n. sL)

(2) Joachim Honault était, quoi qu'on ait dit, étranger aux familles
nobles de cc nom en Bretagne: il t'tait poitevin. Hemarquer que la pièce
cilée ne donne aux frères Houault que le tiLre d'écuyc1'.
(3) Le comte de Clermont (depuis le duc Jean II de Bourbon) étpil fils
de Charles je" duc do Bourbon et de Agnès de Bourgogne, sœm de Mar­
guer iLe (Mm. de Guyenne), première femme de Richemont et sa cousine
de germains: ils avaient tous les deux le roi Jean-le-Bon pour aïeul.
issue

Le Roï comptait sans doute que le connétable allait rejoindrp.
et prendre le commandement avant que l'armée eût Vu
dont il entourait son gendre aideraient son inexpérience.
Parmi eux étaient le breton Prigent de Coëtivy, amiral de
France (1), Joachim Roua ult, Pierre de Brézé, sénéchal de
Poitou (2), et des Bretons au nombre desquels Geffroy Cou­
vran (3).
L'armée française fit diligence; et le '12 avril, elle 'arrivait
à Carentan. Là on apprit que Valognes, après une résistance
glorieusé, avait capitulé, vers le 10, et que les Anglais venaient
d'en partir, le 12. Le comte de Clermont s'arrêta pour voir la
direction que prendrait l'armée anglaise, et pour attendre le
connétable qui, le lendemain (13) allait arriver à Coutances.
Le connétable marchait en hâte; mais, sans qu'il y eût de
sa faut~, il était parti trop tard. ,
Vers le 24 'mars, le duc de Bretagne avait reçu à Rennes le
message d'Abel Rouault. Il ' rendit la réponse qui lui était
demandée et partit pour Dinan où l'armée s'assemblait. Le
connétable }Jressait ]a levée de troupes à Messac, entre
Rennes et, Redon. Il reçut Je message Je lendemain. et courut
aussitôt rejoindre le duc à Dinan (26 ou 27 mars) (4).

(1) Prigen t de Coëti vy, baron cie Retz, clu chef de sa femme Marie, fi Ile du
trop fameux Gill es de Retz. En 1 B9, il avait succédé comme amiral à
André de Laval devenu maréchal (dit de LohéllC); et celui-ci épousa la
veuve de Coëtivv,
('2) On le dit souvent dès celle époque sénÈ'chal de Normandie. Il n'cul ce
titre qu'après la conquête à laquelle il prit une part glorieuse.
(:3 ' Il avait été fait chevalier pllr le connétable au siège de Montereau
(1 B7). Jean C::hartier lui llttl'ibue pour une !o!;rande part les succès de
l'armée en Normllndie. JI fut chllmbellan du cluc Frllnçois 1 , puis con­
seiler et chambellan du Roi. Nous avons vu Guillaume de Couvran cllpi­
taine de Coutances.
('1) Ces dates s'infèrent de la pièce citée plus haut (p. 2!16). « Deux
messagers à cheval allant de jour et de nuit» sont porteurs des lettres

L'arméeétait de près de quatre mille hommes, plus forte que
l'armée royale, le connétable voulait se mettre eil l'OU te; mais
une cruelle surprise l'attendait. La généreuse ardeur du duc
était tombée devant l'opposition que le cOllseil mettait à son
départ. Par malheur, à ce moment même, le cOllnétable était
informé du danger lIue courait son neveu, le faible et coupable,
mais malheureux Gilles. Il s'emporta contre le clue en violeuts
reproches, et, dans sa mauraise humeur, If duc resta sourd
auX conseils et aux prières .. Enfin, après plusieurs jours, il
promit de partir le lundi de Pâques (6 'avril), et de rejoindre à
Dol, où le connétable allait faire ses Pàques. Le duc arriva le
8 à Dol; mais pour annoncer que, sur l'opposition du conseil,
fl'staiten Bretagne; et il retin t près de 2000 hommes et des

officiers qui auraieut été très utiles en Normandie ('1
On a cru que par la faute du duc de Bretagne, l'occasion
avait été perdue de sauver Valognes et d'arrêter l'armée
anglaise à ses premiers pas dans' le Cotentin. N'exagérons
pas. Le connétable avait l'ordre du Roi d'attendre l'armée
française; eL n'y aurait-il pas eu imprudence à livrer une
un ennemi plus que triple eIl nombre?
bataille décisive contre
L'armée française était bien loin, et l'arrivée des Bretons
seuls aux environs de Valognes aurait pu leur être fatale.
Las d'attendre le duc, le connétable partit de Dol, le
'10 avril, jour de la capitulation de Valognes. Il avait sous ses
ordres André de La\'al, maréchal de Lohéac, commandant
d'Abel Rouault au duc et au connétable. Ils voyagent ens€mble jusqu'à
Hennes. Le messager envoyé au connéta tde continue fla route huit lieues
pl'Is loin, jusqu't Messac. Les messagers rapportent les réponses à
Coutances avant le le" tlvril, puÏ:.;que leurs frnis sont taxés ce jour. Le
premier messager est payé pour cinq jours, le second pour six à raison de
10 sous par jour (environ 2G fI'. de notre rnonn'lic). Le double voyage
leur yaut t 10 sous ('28(5 francs ). Il firent environ treize lieues (Y2 kil.)
pal' vingt-quat re heures.
(1) Le chiffre de 2000 hommes peul être exnct puisque plus tard, après la
prise d'Avranches et de Tombelaine (fin de .mai ), le duc quittant l'arm('e
laissa 1500 ou 1800 hommes au connétable.

trois cents lances du Roi, Guy XIV, comte de Laval, frère aîné
de Lohéae, beau-frère du duc, Jean de Châteaugiron, seigneur
de Derval, gendre de Laval, Jean de Brosse, seigneur de Slc_
Sévère et Boussac Jacques de Luxembourg dit souvent de
S'-Pol, lieutenant du connélable, enfin deux frères Jean et
Phili ppe de Malestroit (11. .
Son armée ne complait pas deux . mille hommes, et les
officiers bretons reten us malgré eux par le duc se demandaient
avec inquiétude ce qu'il pourrait faire, et même s'il lui serait
l'enne!11i ; mais lui , plein de confiance et
possible d'affronter
les consolant: cc Je voue à Dieu qu'avec la grâce de Dieu,
j'aurai vu les Anglais avant de revenir ".
A son dél)art, le c~nnétable espérait que Va.lognes tenait
encore, et le grand intérêt était d'y arriver au rlus vite. Or,
au-dessous d'Avranches, deux routes s'ouvraient devant lui
à peu près d'égale longueur: la première, à gauche, par
Granville, Coutances, Perriers, La Haye-du Puits; l'aulre, à

(1) Le connétable était là en famille: il était cousin issu de germains
d'Anne comtesse de L:lval, mère de Guy ct André, et fille de Jeanne de
L::lval, mariée en ~econdes noces à Guy XU, qui gardait fièrement son
titre de veuye dt du Gueselin.
Guy XIV avait épo usé Isabelle, fille de Jean V et Mail ainsi neveu par
alliance du connétable.
Jean de Châtea ugi l'on et de Derval, à celte époq ue fia ncé ou mari de
Hélène de Laval, fille de Gu-y-XIV et d'Isabelle créé ('l4.j 1) par Pierre II
baron de Derval, sera grand chambellan de Bretagne. Il ne faut pas le
confondre avec le sire d'Orval de la maison d'Albret.
Jean de Brosse,fils du Illêll'écha l de Boussac, l'am i du connétable, ava il
épousé Nicole de Blois, fille de Charles de Pr.nlhièvre [dors décédé et était
héritière de Jean, comte cie PenLhièvre qui mourut en novembre 1452.
(Lob ineau. !list. p. G5'l) et non en 14.51 (Mol'ice Géléal, de Penthièvre.
!list. l, p. XIX). Son mariage le faisait arrière·cousin (7' degré) cie Hiche­
mont. Il est souvent dit comte cie Penthièvre (Le Baucl. ffist. p. 504 ·50j)
par anticipation, sa ns doute avec le consentement de Jean cie PenthIèvre.
Jean de Luxembourg, comLe de Richebourg, fl'ère du comte cie Saint-Pol
et de Catherine, troisième femme du connétable DO juin 14'1,")).
Les deux fT'ères de Maleslmit, de la maison de Chù teaugiron. Jean ,
depuis capitaine de Saint-\jalo et chambellan du clue. .

droite, par Villedieu, Saint-Lô~ Carentan ('1). Pour une raison
ue nOUS ne savons pas (.2;, Je connétable prit la prem ière
fran çaIse.
Le 12 avril (jour où Ririel parlait de Valognes) le conné­
table couchait à Granville; le '13, il arrivait à Coutances. Si,
mieux informé, il eut pris la route de Villedieu el Saint-Lô,
il fu t arrivé dans celte place à l'heure où il entrait à Cou·

tances, et le lendemain ('14) il pouvait joindre le com te de
Clermont à Carentan. Ce retard d'un jour, qui aurait pu êlre
fatal , allait du moins avoir une conséquence fâcheuse .
. A Coutances, le connétable reçut des lettr es du comte de Cler-
mon t et de l'amiral lui annonçan t la capitulation de Va lognes, le
départ de Kiriel le 12, et la marche en avant des Anglais Yer~
Saint-Lô; le comte envoyait le connétable à Saint-Lô .
Clermont avait cru que Kiriel, évitant Carentan et la ren-
con tre des Français, allait prendre sur sa droite et Loumer
vers Saint-Lô, pour revenir de là sur Bayeux. Il se trompait
et trompait le connétable. .
Kiriel avait payé trop cher la prise de Valognes. S'il n'avait

pas perdu trois longues semaines devant cette place, il serait
arrivé sans encombre à Caen, au plus tard aux premiers jours
d'avril; (3) il aurait pris la campagne avec Somerset, ils
('1) Voici les distances relevées su r une carle rOlllière :
d'Avranches
à Granville,.,. '2G k. à Vil ledieu.... 22 k.
à Coutances.. . . 29 à Saint-Lô.. .. 34.
à Perriers. . . . . 16 à Carentan.... 27
à Valognes.. . .. 41i à Valognes. . . . 30
Par La Haye-du Puits. 111 113
U.) On a dit que Clermont avait averti le connétable que I\iriel, maître
de Valognes, menaçait Ln Haye·du Puils ( 14 kil. ouesl de Carentan). C'esl à
.Messac que le c Inn ~lable aurait l'ep cet avis qu i aurnit cléLel'miné le
choix de la route de Granville. Objection : le connétable ava it quillé
Me::sac quinze jours avant la lmse cie Valognes (ci dessus, p. 21, 3).
(.3) On verra plus loin pourquoi nous reculons jusqu'à cette date son
ani vée ù Caen.

auraient peut-être écrasé sous le nombre la petite armée
française isolée; et victorieux ils seraient allés au devant des
Bretons pour les contraindre à combattre un contre trois.
Aujourd hui, il s'agit pour Kiriel d'éviter les armées française
et btetonne 1. ..
Il lui faut d'abord tourner Carentan et l'armée française.
mais pour le faire, en prenant â droite sur Saint-Lô, il allon.
geait sa route vers Bayeux de quatre ou cinq lieues, et se
plaçait entre l'armée royale' qui allait le suivre et l'armée
bretonne qui venait à lui (1).
Sur l'indication de Ma thieu Goth sans dou te, Kiriel allait
prendre un chemin que', selon toute apparence, armée aussi
nombreuse n'avait jamais suivi.
A l'Est de Carentan, s'étend la baie dite du Grand -Vey
séparant le Cotentin du Bessin qui, à marée basse, devient
une vaste plaine de sable Plusieurs rivières descendent dans
la baie, mais elles se réunissent en deux estuaires qui bordent
es deux côtes et qui sont dits· aujourd'hui: en Cotentin, la

rivière de Carentan . en Bessin, la rivière d'Isigny .
Ces deux rivières étaient guéables sur deux points situés à
peu près l'un en faée de l'autre: en Cotentin, près du Yillage
de Grand-Vey, en Bessin , devant le village de Saint-Clément,
distant d'un kilomètre à peine de la route d'Isigny à Bayeux.
Les deux gués, éloignés l'un de l'autre de cinq kilom ètres
environ, étaient dits d'un seul nom les gues de Saint-Clément .
Par Saint-Lô.
(1) Route di "ecte.
Cherbourg.
à Valognes .. . .. ' .20 k.
à Va lognes.. . . . .. 20 k.
à Ca ren ta n . . . . . . . :30 .
à Célrllntan... . . .. 30
. ~ . l L ' v)-
a üalll - o. . .... . "'/
il Isigny......... II
cl Bayeux... . . . .. 35
à Formigny.. .. .. 'ir,
il Caen ........ . . 28
il Baveux........ 10
il Caen.......... 28

Sans COlllpter le détour à faire pour éviter Carentan .

Ce nom même fait supposer que le passage était habituelle­
ment fréquenté à basse-mer, du moins dans les grandes
les eaux se retirant beaucoup plus baissent plus
marées,quand
vite. Mathieu Goth connaissait bien le pays; peut-être avait-il
plus d'une fois traversé le Grand-Vey; du moins est-il vrai­
semblable que, pour éviter Carentan, il avait, pris cette voie,
vers la pleine lune de mars, à la tête des mille hommes qu'il
conduisait à Valognes. Après cette expérience faite. comment
l{iriel aurait-il hésité '?
On a dit qu'en s'engageant dans le Grand-Vey Kiriel s'ex
posait à un double danger: les sables mouvants et le retour
de la marée montante. Non, Kiriel n'avait pas commis une
telle imprudence, il avait pris ses précautions.
Si, comme il est vraisemblable. on peut juger de l'état de
ces grèves au XVe'siècle par leur état actuel, voici des rensei­
gnements certains. ('II
Dans la baie de Carentan, même aux parties les plus voisines
de la mer, il n'y a pas de sables mouvants, à plus forte raison
en était-il ainsi dans la partie comprise entre les deux gués,
voisine du fond de la baie et que recouvraient seulement à
haute mer des eaux peu profondes. , D'autre part, Kiriel
n'avait pas à craindre le retour du flux. Il avait choisi un jour
de haute mer, (2) Le 14 avril, le passage du Grand-Vey
pouvait être libre à dix heures du matin, celui de Saint­
Clément à midi. L'espace entre eux, découvert à dix heures,
ne devait être submergé que le soir.
(1) Je ne connais pas le Grand-Vey, mais je l'ai vu par les yeux de M.
le capitaine ,lU long cours Joüan, maître rie port à Saint Vaast-la -Hou·
gue, que je remercie des renseignements qu'il a bien voulu m'adresser.
Voir in fine une note sUr le Grand-Vey. f
(2) En 1450. Pâques ( 1 e,- d imanr,he après la pleine 1 u Il ; de mnr:,;) tom­
le 5 avril. La lune de mars avait commencé le 17 du ffiuis, elie était
bait
pleine le 30 et le 14 avril, à son dernier jour. La lune d'avril com­
m nçant le \5 ramenait les grande~ marées.
V. Manuel de Diplomatique de M. Giry, p. lU, 151, 155, -157.201.

Kiriel avait ainsi bien plus de temps qu'il n'était nécessail'

pour passer es eux gues et a gl'cve comprise enlre eux.
Le lendemain (11 avril), de grand matin, l'armée anglaise
était aux abords de la rivj()re de Carentan; et, au p l11ier
moment favorable, l'avant-garde entra dans le gué. Dans lCllr
généreuse ardeur, les habitants de Carentan et l('s paysans
des environs prétendaient suivre l'ennemi et suppliaient le
comte de venir avec eux combattre les Anglais sur la grève.
Le conseil de guerre résolut de laisser les Anglais passer
et d'aller les combattre dans le Bessin .
Furiellx et criant à la trahison,les_ paysans coururent aux
grèves, malgré la défense du comte de Clermont. Celui-ci
se décida enfin à envoyer Joachim Rouault et Geffroy de
Comiran avec quelques lances ou pour leur donnel' satisfac­
tion ou pour les soutenir et les défendre'. Ces troupes et les
paysans donnèrent sur l'arrière-garde anglaise et y mire nt
quelque désordre; mais ils ne pouvaient faire plus ('1).
Dans l'après-midi, Kidel marcha SUI' la route de Bayeux
environ 14 kilomètres" jusqu'au village de Formigny. à
moitié chemin d'Isigny à Bayeux, Il y avait là une position
indiquée peut-être par Mathieu Goth favorable à la défense.
Kiriel s'y arrêta, et commença à creuser un fossé et à plan ter
des pieux. C'était une habitude des Anglais de se fortiner pour
la nuit. Mais il est possible que Kiriel eut une autre pensée.
(1) D'autres, au lieu de ces noms ou après eux, écrivent Piérre cie Louya in.
11 y au rait eu un vif engagement. le 13 au SOIr, sur la côte vers le village
du Grand-Vey. D. Morice (D. Taillandier Hist. de {Jretagne, II, p. '29, dit
que Picne de Louvain « entra bien avant dans la rivière et empêcha les
Anglais de la passer ce jour là, (le 14). C'est pourtant bien le 14 que

Kiriel passa le Vey" - Il dit aussi que Kiriel passait en Bessin il pour
renforcer son armée cie garnisons nnglaises, revenir sur ses pas et péné trer
ensllite dans le Cotentin. » Et vo il à comment l'h istor ien corrige Lobineau !
(V. Lobineau. I-list. p. 6'tl). - 1\1. La ir (p. 15) place cet engi1gemenl ve1'S
Le soÎ1'; mais, le 14 avril, la rivière de Carentan n'était guéable à celte
heure. Je viencJ "Cl i à celn dans ma note S1t1' Le Grand- Vey. Je su is ici
1\1. Cosneau. Le connétable de Richemont, p. 407.

Il se sentait suivi de près par l'armée française, menacé en
flanc par le connétable: il ne pouvait se flatter d'atteindre
Bayeux sans combat; mais cette place n'étant qu'à quatre
lieues, il espérait que Somerset lui enverr-ait du secours; et
peut-être voulait-il J'attendre derrière ses retranchements? -.
On a criliqué l'inaction . de l'a rmée française. Elle était
pourtant bien facile à justifier.
Fallait-il engager une bdtaille pour empêcher les Anglais
de s'engager dans les gués ? Irai t-on les y com bCl ttre ?
Une armée de trois mille hommes pouvait-elle sans une
folle imprudence passer et se mettre à dos une rivière guéable
sur un seul point, pour aller combattl'e sur la grève, comme
en un champ clos, une armée de six mille hommes? Ne ris­
quait-elle pas d'être poussée Sut' les points non guéables de
la rivière? · .
Il ne faut pas oublier d'ailleurs que les instructions du Roi,
aussi bien que la prudence, commandaient d'attendre l'armée
bretonne. De quelle responsabilité se serait chargé le comte
. de Clermont si, attaquant seul, il eût vu son arm-ée non seu­
lement vaincue, mais détruite, et que- le lendemain le conné­
table arrivant avec dix huit cents hommes eût eu seul sur les
bras l'ennemi victorieux?
Ce que I·'on peut dire c'est que si l'armée anglaise arrivant
en longue et étroile file au gué de Saint-Clément avait vu
sur le rivage du Bessin Français et Bretons l'attendant, elle
eût été dans une situation terrible, com me prisonnière dans
des grèves que la mer va recouvrir! Mais les Bretons ne
pouvaient être là : sur l'avis de Clermont, ils se hâtent vers
Saint-Lô!
Voi là la grande faute du comte de Clermont. Il sait, le 13
au soir, que le lendemain, les Anglais entreront dans le Vey,
et il n'avertit pas le connétable, en l'appelant à Saint-Clément.
Le connétable fût venu, fallùt-il, comme il l'avait fait, mar­
cher aux torches », par une nuit sombre. Il y a plus: le 14

au matin, Clermont apprend qne le passage s'effectue. Il peut
aussitôt avertir le connétable, arrêter sa marche sur Saint-Lô
lui assigner un rendez-vous entre Isigny et Bayeux, et lui in~
diquer l'heure où les Français s'y t.rouveront le lendemain
matin. Les deux armées enfin jointes se reposeront avant

d'engager le combat. Il faut deux ou trois heures pOur qUe
cet avis parvienne au connétable.
Or c'est seulement le soir que Clermont dépêche à Son
oncle le curé de Carr.ntan selon les uns, uu poursuivant
d'armes, selon les autres. Le messager apparemment dort
en route; et le soleil du HS avril va se lever \à cinq heures) quand
le connétable reçoit le message du comte. Lé comte annonce
que le lendemain matin ('i!5) il·suivra les Anglais en marche
sur Bayeux; il « les chargera en queue, pendan t que le con­
nétable venue à la traverse les prendra en tête ou en flanc (l) Il.
Clermont marque un champ de bataille fa vorable à Vieux-Pont,

lieu situé à quatre kilomètres à l'Est de Formigny et à douze
de Bayeux. C'est à Vieux-Pont, à trente kilomètres de Saint-Lô
o et par des chemins mal tracés que l'armée bretonne est appelée.
C'était l'heure où le connétable, s'il pût été ayerti dans la
journée, ou même le soir, aurait pu être au rendez-vous!
Le premier, le connétable entend appeler au guet: il donne
l'alarme, se fait armer, court entendre la messe. monte à
cheval à la porte de l'église et part en hâte, lui sixième,

laissant à tous l'ordre de le suivre, Après une lieue, il est
rejoint par tout son monde. Il indique sa place à ehaque
capitaine: il donne à Lohéac et au sire de Boussac le com­
mandement de l'avant garde et il marche en hâte vers Vieux­
Pont. Il n'est pas sans inquié1ude. Il peut craindre que les
Anglais supérieurs en nombre aien t déjà attaqué l'armée
française. Mais pourrait-Il imaginer que son neveu qui l'ap­
pelle a, sans l'attendre, engagé le combat?
)1} NI. Lair, qui cite le chroniqueur Blondel, p. 16 et 17.

Or, comme il avait fait deux lieues, il voit accourir des
aysans dépêchés en hâte par le comte: u Monseigneur le
« attaqué les Anglais retranchés à Formigny» ! , ,et, s'ils
avaient vu ce qui se passait alors, les paysans auraient pu,
ajouter: (C l'affaire tourne mal pour nous )l. ,-
Aussitôtle connétable «commença à faire marcher a u galop,)l '
gui dé par les paysans qui lui firent passer le pont de l'A).lre,:
auprès de Trévières, puis prendre à gauche sur u,ne colline~ , '

Pendant que le connétable se hâtait vers Formigny, voici
ce qui s'y passait:
Le village est situé sur une hauteur à quelques cents,
de la route conduisant d'Isigny ' (à l'Ouest, gauche),
mètres
vers Bayeux (à l'Est, droite). A gauche de Formigny, à un
Idlorüèlre environ, la route passe sur un pont un ruisseau,
dit du Va l, qui des hauteurs dominant le village descend vers
la rivière d'Aure; un peu au-dessous d'u pont est un gué:
L'armée anglaise était retranchée enLre Formigny, le ruis­
seau du Val et la route. Vers le village, le camp anglais,
outre les fossés et les pieux, avait pour défense les l)1aisons,
murs, haies, jardins plantés d'arbres et impraticables à la ca­
valerie. Enfin, à l'angle du camp à droite (vers l'Est) les
Anglais avaient construit une fortification volante dite dans le '
, langage du temps tandis. Cette sorte de redoute défendait
le camp et en même temps la route de Bayeux, ligne de
retraite des Anglais (1). .

(1) On a même dit que le pont de l'Aure sur la route de Bayeux, près
de Surrain était gardé pal' Kiriel (M. Cosneall, p. 408 et 4:)0). Le plan
de ,la bataille donné par l'érudit historien figure les retranchements
anglais s'dendant et l'armée anglaise .échelonnée jusque là. Mais il y a
quatre kilomètres de Formigny à ce point! 'Comment une armée de,
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. TOME XXX (Mémoires) 17

i{{iriel avait divisé son armée en deux corps: l'un à gauche
et sur la l'ive gauche du ruisseau aux ordres de Ma:hie~
Goth, gardrlit le pont et le gué. L'autre plus considérable

sous les ordres de Kiriel même, occupait le village et les

hautéurs.
Les Anglais attendaient d'un moment à l'autre le secours
promis pal' Somerset; ils n'étaient pas disposés à quitter
C'est le comte de Clermont qui, alla
leurs retranchements.

les y chercher. Comment expliquer sa précipitation, quand il
savait ,que le connétable, appelé par lui, allait bientôt
venir? Dira-t-on que le comte prévenait l'arrivée de son

oncle 'pour avoir seul l'honneur de la victoire?

Non. Le mouvement qu'il ordonna était utile, mais préma-

. turé el imprudent. Arrivé à Formigny sur la rive droite clu
ruisseau, le comte sait que le connétable arrivera de Trévières

sur la ri"e gauche qu'occupe Mathieu Goth. Il juge bon de
s'emparer du pont et du gué, pour préparer la jonction des
deux armées. Ce mouvement se '5erait fait à l'arrivée des
Bretons; il fallait les attendre. Le comte ne se demanda pas
si l'e~carmouche Ol~donnée par lui ne deviendrait pas une

bataille; et ce qu'il n'avait pas prévu allait arriver.
Le comte s'avança à gauche, vers le point qu'occupaitMathieu
Goth, Il détacha des archers et soixante lances, pour occu-
pel' la rive droite du ruisseau, pendant que des coulevrines
le camp, où elles faisaient grand dO:l1mage. Tout
tiraient sur
à COtip Mathieu Goth, passant de la défense à l'attaque,
une troupe d'archers, qui franchissant résolument le 1
lança
pont, firent reculer les Français et s'emparèrent des coule­
vrines. Les archers français lâchaie'nt pied lorsque Pierre de

Brézé, à la tête de ses compagnies d'homme" d'armes, les
6000 hommes eût-elle défendu une telle étendue? - C'est à cet endroit
(Vieux-Pont) que Clermont avait appelé le con nétable. C'est à M. Le Duc
que j'ai dû l'indicfltion du taudis. C'est au voisinage qu'a été érigé le
monument.

ram ena sur le ruisseau. Là s'engagea une mêlée furieuse.Les •
compagnies d'ordonnance récemment créées faisaient leur
apparition sur un champ de bataille: elles firent merveille;
et, dit un témoin: ( n'eussent été les gendarmes qui tinrent
~ bon, je crois que les Anglais auraient fait grand outrage à
«. nos gens» (1). .
Toute l'armée française combattait. Au contraire, Kiriel
laissait le corps de Goth combattre seul; comme s'il eût

·toute son armée, il maintenait immobiles
craint d'engager
dans le camp des forces disponibles. Le chAf anglais,redoutait­
il l'arrivée du connétable et gardait-il des troupes fraîches à
opposer aux Bretons, déjà fatigués d'une marche forcée ?
Jugeait-il que Goth suffirait à venir à bout des Français?
Peut·être ne S8 trompait-il pas? Apr~s trois ·heures de combat,
les compag nies d'ordonn::tnce commençaient à faiblir.
Kiriel ne va-t-il pas saisir l'occasion et engager l'ésolument
une action générale? Quelle en serait l'issue'? Du connétable,
pas de nouvelles! N'aurait-il pas reçu le message de la veille
au soir l'appelant à Vieux-Pont? Les paysans envoyés dans
toutes les directions à sa recherche ne l'auraient~ilspas ren-
contré? Voilà les questions qui tiennent anxieux les .chefs
et l'armée.
Tout à coup sur la colline d'Aiguerville qui borde l'Aure à
moins de deux kilomètres au Sud de Formigny, une armée
Les Anglais restés dans le camp l'aperçoivent les
apparaît.
premiers Pour eux, aucun doule : c'est le secours de Somerset!
Leurs acclamations annoncent la joyeuse nouvelle aux troupes
qui combattent en bas. Mais bientôt, les cris de tdomphe

cessent: les Anglais du camp ont reconnu les bannières
fra nçaise et bretonne!
C'est le connétable! Il s'arrête près d'un moulin à vent sur

(l) Gruel, secrétail'e du connétable. Histoù'e de Richemont. Coll, Michaud.
vn. p. 226. . '

la colline: il a bien vite reconnu la situation, et 'son parti est
pris. Va-t-Il se jeter sur les derrières des Anglais',? Non Ip.
plus pressé, c'est de joindre l'armée française ' "
Le connétable ordonne à Lohéac de marcher au pont avec
l'avant-garde et les archers. Quand ce mouvement se dessine
craignant d'être coupés du camp, les Anglais repassent sur la

rive gauche du ruisseau et ~e retir'ent précipitamment vers
leur.:; retranchements. Lohéac passe si près ·de leurs derniers
que les archers sans s'arrêter tuent une cen ta ine
rangs
d'hommes. Le connétable, avec le reste de ses ·troupes, va
passer au gué. Les deux armées sont enfin réunies, et le
connétable prend le commandement. .
à l'amiral de CoëLivy : « A,llons ensemble
Alors, s'adressant
voir leûr ' eonlenance »; et le menant « entre les deux
batailles)) : « Que vous semble? Comment les devons-nous
prendre, par les bouts ou par le milieu? » Et l'amiral , sans
donner son avis, exprimant la crainte que les Anglais ne
restent dans leurs retranchements : « Je vou e à Dieu
reprend le cOllllétable, ils n'y demeureront pas, avec la
.gràce de Dieu '.
Il parlait elJcore quand Brézé vient lui demander la per­
mission d'attaquer le taudis à 1 aile droite des Anglais, pour
leur couper la retraite sur Bayeux (1 ). Après un instan t de
réflexion, le connétable a pprouve ce mouvemen t. Brézé s'élance
avec ses compagnies d'ordonnance. Les défenseurs du taudis
sont tués ou faits prisonniers Ceux qui restent se débandent
vers le camp où Brézé les poursuit.
et s'enfuient
Pendant ce temps, sur la rive droite du ruisseau , les
Bretons combattent au-dessus du pont; Clermont combat
auprès du pont; Mathieu Goth le défend vigoureusement,
mais perdant tant d'hommes que le ruisseau est rougi de
(I) M. Cosneau, p. !111 dit cc un poste fortifié » il s'agil assurément du
taudis.

sang. Bientôt les Français sont maîtres du pont. Enfin,
aU cenLre une autre attaque a le même succès.
Le camp est ainsi forcé de tout côté. Jugeant la partie
perdue, Mathieu Goth rassemble Ce qui reste de ses compa­
gnies pour les sauver à Bayeux. Kiriel s'obstine longtemps
dans une résistance inutile. Enfin ses troupes essait'nt en
désordre de se sauver par le village. Mais les maisons et. les
jardins enclos et plantés, qui leur furent une défr,nse utile
pendant le combat, sont un obstacle à leur retraite. Dans ce
désastre, heureux ceux qui seront arrêtés par des troupes
régulières: faits prisonniers, ils auront la vie sauve. Mais les
pa ysans accourus en armes sont sans piLié. Cinq cents
arch ers cernés clans un enclos tombent à genoux tendant'
leurs arcs désarmés: il sont exterminés. Quelques fuyards
parviennent à sortir de Formigny: isolés ils sont massacrés
par des troupes de paysans vengeant cruellement SUl' ces
malheureux une oppl'ession de plus de trente années.
Le soir, on compta près de quatre mille Anglais mOl'ts et
douze ou quatorze cents prisonniers, au nombre desquels
KirieJ et les principaùx chefs. L'armée qui, au dire de Somer-
set, devait sous ses ordres reprendre la Normandie en' une
campagne, était anéantie.
pour le connétable et la France même, la
Formigny est,
revanche d'Azincourt. « Depuis le commencement de la guerre
« de Cent ans, la France n'avait pas remporté une pareille
« victoire ») (t).
A qui en revenait l'honneur? Un chroniqueur a ébrit qu'on
à la cour; mais le Roi survint « qui
discutait cette question
(( assigna l'honneur et la gloire de cette victoire au comt0 de
(( Clermont (2) ».
Nous voulons croire que le chroniqueur a été mal informé.

( 1) M. Cos n ea li , p. 4 1 2.
(2) M. Cosneau ... p. 412, note 2.

Mais avec quelle surprise. on lit dans un historien breton
d'ordinaire mieux avisé: « Le Roi décida pour le comte; et
« ce fut aussi le sentiment du connétable puisque, par civilité

« il alla coucher à Trévières, laissant le comte coucher sur le
« champ de bataille (1) ».
A qui fera-t-on croire que cet acte. de pure « civilité),) en-

vers le gendre du Roi et son neveu emportait de la part du

connétable la rcconnaissance de la victoire du çomte? Non .
Le comte, par sa brillante bravoure, avait mérité que le con­s
nétaible l'armât chevalier; celui-ci voulut lui faire honneur cl
en le laissant comme vainqueur couchel~ sur le champ de
bataille, le soir du jour où il avait gagné ses éperons
Le connétable mieux que personne savait bien que, sans
son heureuse intervention, le comte courait risque d'être

vaincu ... et par sa faute. Que le connétable appelé tardive-
un combat imprudemment engagé fût arrivé quelques
ment à
heures plus tard, l'armée française pouvait être écrasée; et
l'armée bretonne aurait eu seule sur les bras ['armée anglaise

et supérieure en nombre. Que fut-il advenu?
victorieuse
de Coëtivy écrit à son frère en
Quatre jours après, l'amiral
Bretagne; et dans cette lettre intime on lit: « Je crois que
« Dieu nous y amena Mgr le connétable; car s'il ne fut ven u

« à l'heure et par la manière qu'il vînt, je doute que nous
« qui les avions atteints !attaqués) les premiers et faits mettre
« en bataille, nous en fussions jamais sortis sans dommage
« irréparable, car ifs étaient de la moitié plus que nous -
« n'étions (2) ».

Voilà la réponse à la décision du Roi, si le chroniqueur cité
plus haut ne se trompe pas, et au singulier jugement de notre

(1) Lobineau.Hist. de Rretagne, p. G4~. Morice (O. Taillandier,) qui copie
souvent Lobineau, dit plus exactement, • Quoique le connétable eùt la

meilleure part à cette victoire, il en laissa tout l'honneur au comte de .
Clermont... ) Hist. II. p.30.
(2) ~!orice. Preuves. II. 1521.

historien breton; et voilà la constatation par un des combat­
tan ts, et non des moindres, de l'imprudence commise par le
comte de Clermont, du danger couru par l'armée française et
du saInt apporté; comme miraculeusement, par le connétable.
ajou~er que la victoire était due, au moins pour
Faut-il
L1ne part, aux réformes militaires proposées par le connétable
et exécutées par lui avec l'autorité du Roi? Nous avons dit
plus haut comment les compagnies d'oî'donnance avaient
enu le combat et donné ainsi au connétable le temps
sout
d'a l'ri ver.
Mais laissons cette question aujourd'hui résolue, et disons
quels furent les résultats de la victoire de Formigny .

* "iÏf.
La bataille de Formigny souleva par toute la France des
transports de joie et des démonstrations populaires. Mais,
parmi ceux qui voyaient dans la victoire l'heureux présage
la délivrance, qui aurait osé espérer ce que nous allons
dire ?
Ona écrit: « La victoire de Formigny cllassa les Anglais
cie la Normandie ». C'est dire trop et trop peu; comme vous
allez voir.
Ce qui est vrai, c'est que la victoire débarrassa des Anglais
« le plat pays »; mais, bien des châteaux et des places res­
taient à prepdre, entr'autres Tombel.aine ('1), Avranches, Vire,
Bayeux, Saint-Sauveur, Briquebec, Valognes, Falaise, Dom­
fl'Ont, Caen, la plus grande ville normande après Rouen,
en fin Cherbourg, réputé imprenable avec son port.
20 avril, le connétable et le comte de Clermont allaient
assiéger Vire qui ne résista pas. Après quelques jours, ils se
séparèrent. Le comte alla devant Bayeux; et, le t5 mai, le
(1) Rocher fortifié sur la grève du mont Saint-Michel.

connétable était devant Avranches. Il y trouva son neveu de
Bretagne. Honteux et avec raison, de n'avoir pas sa part dans
la gloire de Formigny, lui lieutenant-général du roi~ le duc
assiégeait Avranches depuis le 23 avril. Le '13 mai, la place
capitulait.

. Quelques jours après, le fort de Tombelaine se rendait
Après quefques jours passés au mont Saint-Michel; le duc
rentrait en Bretagne pour y mourir (1 ï juilleL). Il laissait au
connétable, le sire de Montauban, maréchal de Bretagne ('1),
Jean de Raguenel, sire de Malestroit (2) avec trois cents lances,
environ quinze cents hommes. '
Le connétable s'empressa de rejoindre le corn te de Clermont
qui, le 16 mai, avait obtenu la capitulatipn de Bayeux. En
route, il détachait une partie de son armée, et faisait sommer
Saint-Sauveur, Briquebec et Valognes qui se rendirent. Il
dégageait ainsi les abords de Cherbourg. Le 4 juin~ il rejoigna it
le comte de Clermont sous les murs de Caen, où le Hoi allait
arnver.
Some1'set avait une garnison de 4.000 hommes pourvue de
vivres et de munitions, abritée derrière de puissantes fortifi­
à une résistance désespérée. Après
cations.On devait s'attendre
quelques jours, les pionniers bretons arrivés au pied du rem­
part y ouvrirent une brèche. L'armée bretonne demandait
l'assaut que le Roi défendit très sagement, par pitié pour la
ville. Vingt jours plus tard, Somerset capitulait.

Le Roi se chargea de Falaise el de Domfront qui capilulè­
'rent, les 22 juillet et, 2 août. A cette date, le connétable et le

(1) Jean de Monlauban, frère d'Arthur, l'ennemi cie Gilles cie Bretagne,
et compromis lui· même dans cette criminelle affaire. .
. ('2) Jean de Raguenel qui allait. succéder à Montauban comme maréchn I
de Bretagne. Il avait épousé Hélène de Laval,. peLile-1l:Ie clu clue Jean V
(fille d'Isabelle de Bretagne et de Guy XIV de Laval, ci-dessus, p. 250
note (!) Pierre II comprit la seigneurie de Malestroit au nombre des neuf
baronnies ('23 mai 1451). . .

comte de Clermont avaient investi Cherbourg; .. , Cherbourg,
place imprenable, devant laquelle du Guesclin avait échoué,
et que les Anglais n'avaient réduite, en 1417, que par la
famine et après six mois de siège. Ils entenden t bien garder
Cherbourg avec son port, comme ils gardent Calais.
Cherbourg avait une nombreuse garnison, augmentée
d'Anglais chassés des autres places de Normandie et même
d'un renfort venu d'Angleterre, et que d'autres pouvaient süi~
vrB. Ses magasins étaient pleins de munitions et de vivres, etses
remparts armés d'une puissante artillerie .
Les approches furent difficiles; l'amiral de Coëtivy périt
ans lé! tranchée. Mais de grosses « bombardes ", que n'avait
pa8 du Guesclin, tiraient sans interruption; elles ébran- .
lèrent plusieurs points des murs; et, après un mois . les
assiégés désespérant d'un secours d'Angleterre demandèrent
Le '12 août, la Normandie était redevenue
la capitulation.
française.
Le lendemain, le connétable entra à Cherbourg, un moment
en recevoir les clés et instituer un gouverneur;
seulement, pour
après quoi il parUt en hâte pour aller trouver le Roi à
Château-du-Loir.

Est-il besoin de dire comment fut accueilli le chef prin­
cipal de l'heureuse campagne que le Roi appelait « miracu­
leuse » '? Le Roi fit Richemont guuverneur de Normandie, se
reposant sur lui du soin d'y établir l'administration et l'ordre
à l'intérieur et d'en assurer la sécurité extérieure.
La prise de toutes les places de Normandie avait été le
premier et immédiat résultat de la victoire de Formigny, mais
elle en eut uo autre.
, Avec quelques trollpes du Roi, et les francs-archers qu'il
la province, le connétable se .
allait organiser dans toute

chargeait de garantir son gouvernement contre un retour
offensif des Anglais . L'armée royale pouvait donc être emploYée
ailleurs. Sur l'avis du connétable, dès le Il septembre, lc R.oi
annonçait « à ses' bonnes villes » qu'il allait reprendl'e la
Guyenne. . .
Dunois commandera l'armée et tir.ndra la parole du R.oi.
Entre juin et septembre '14;)1, la Guyenne sera conquise plus
facilemBnt encore que ne le fut la Normandie. Il est vrai que,
suiyante~ Bordeaux rappellera les Anglais, et accueil_
l'année
lera une armée anglaise. Mais, le '17 juillet U!53, à Castillon,
le maréchal de Lohéac, qui commande l'armée française· est

vainqueur avec l'aide des Bretons (1). Il vient avec eux assiéger
Bordeaux, qui capitule, le 13 octobt'e.
. Les Anglais ne tiennent plus que Calais; et c'est de ce jour,
13 octobre 14!53, qu'on peut dire léS Anglais (( boutés hors de
France )J • • 'C'était vingt-deux ans après le supplice de Jeanne-

d 'Arc à Rouen. .
Il est de mode aujourd'hui de dire: « Jeanne d'Arc a chassé
l'Anglais ». Erreur!.. Est-ce que Rouen était aux Français
les Anglais y allumèrent son bûcher, le 30 mai '143'1?
quand
que, à ce moment, la moitié de la France avec Paris
Est-ce
pas aux mains des Anglais? Il ne faut pas manquer
n'était

une occasion de protester contre cette erreur, disons mieux,
cette fantaisie qui supprime vingt-deux ans de guerre,

Formigny et Castillon. Rétablir sur ce point la vérité, ce n'est
pas amoindrir Jeanne d'Arc; encore moins est-ce manquer à
la vépération que la Fran.ce lui doit. Rendre l'espérance au
peuple, à l'armée, au Roi, sauver Orléans, faire sacrer Charles

( 1 ) Les Breton s éta ien t commandés: par Jean de Raguenel, baron de Males­
troit, maréchal de Bretagne, le baron de Derval, Jean de Brosse, deven u

comte de i-'enthièvre, Jean de Montauban, ['ancien maréchal (l~i-dessus
p. 2.64), et Gilles de Tournemine, sire de la Hunandaye. François de •
Bretagne, depuis François II, faisait ses premières armes en cette cam­
pagne.

VII, être abandonnée, peut-être trahie, puis vendue, mourir
'onocente sur le bûcher, voilà sa mission; elle l'a accomplie:
fallait un continuateur; elle l'a eu dans le connétable de
Richemont; et il n'est pas permis d'attribuer à Jeanne les
exploits qui, après elle, onLachevé son œuvre . .

Un dernier mot : Le 01 août 1450, le Hoi Charles VI[
adressait une lettre circulaire à « ses bonnes villes ». II leur
annonçait la victoire de Formigny et le recouvrement de la
Normandie; il s'applaudissait II de la brièveté» de la con­
quête, et « de la manière du faire en quoy raisonnablement
il on ne peut noter ni cruauté, ni inhumanité, ni les détesta­
i( bles maux qui souventes fois arrivent au fait de guerre ;. »)
et il concluait: « lesquels recouvrements et réduction, à bien

(1 tout considérer, est plus à croire que ce est œuvre divin et

« miraculeux que autrement el) . » .
Le miracle était dû à la vaillance et à la ferme discipline
des deux armées française et bretonne. Mais le Roi a sa
part dans ce mi'f'acle. Il l'a rendu possible par deux actes de
hau te sagesse: C'est le Roi dont la ferme volonté a, malgré
l'opposition des princes, approuvé, prescrit et fait exécuter
les réformes milita·ires dont le connétable fut le courageux et
obstiné promoteur. C'est le Roi qui ne veut pas entrer par la
brêche dans des villes de France, et qui, au début de la cam­
pagne, a promis le pardon et l'oubli à ceux qui reviendront à
lui. Enfin disons qu'une part du mi.racle est aux patriotes
Normands dont l'attitudQ résolue a facilité la tâche des
hommes de guerre .
(1) M. Cosueau. p. 4'~2, note 5.

. La Bretagne rappelle, non sans orgueil, que le connétable
de Richemont fut vainqueur à Formigny; et que la victoire
qUI
. de Castillon fut attribuée surtout « à la vaillànceet hardiesse'
Car
des Bretons)} (1). Le mieux informé et le plus judicieux de
sOU
nos historiens a pu dire: «( Sans Richemont et ses Bretons
« la France n'auraib pas été au milieu du XVe siècle, dé.
« livrée du joug anglais. )) (2).
La Normandie a aussi sa part de gloire dans les campagnes

de -1449 et de 14t)O. Le 1"1' juin dernier, elle élevait un
VOl
monument à Formigny. Quand les Normands salueront les
cal
images des chefs de l'armée franco-bretonne à la glorieuse
lIo
journée du ft) avril 14t)O, qu'il aient un pieux et reconnaissant
~ouvenir pour leurs pères, soit les bourgeois des villes COil­
. Ll'aignant les capitaines anglais à ouvrir leurs places aux
Français ou Bretons, ou se défendant vaillamment comme
à Valognes, soit les rudes « compagnons )) des paroisses
comme une grâce un signe du connétable
rurales implorant
de Richemont pour courir à l'ennemi 1 Ces généreux inconnus
furent à la peine, c'est justice qu'ils soient à l'honneur.

l"lote sur le passage du Grand-Vey (p. 252).

Un historien a écrit que l'armée anglaise commandée par
Ki riel avait passé le Grand-Vey « au milieu des sables

mouvants et sous la menace de la marée montante. l)
Acceptant cette idée, j'ai vu d'abord dans ce passage à
travers le Grand-Vey, une « audacieuse entreprise surto ut
au voisinage et comme sous les yeux de l'ennemi (3). )).
(1) D'Argenlré.l-lisl. de f),'elaun(!, f. 659,n° E. « Le pape Pie II (.!Eneas
Silvius Piccolomini) qui vivoit de ce temps, dèscrivanl cette bataille, attrib ue
la victoire d'icelle à la vaillance et hardiesse des Bretons ».
(~) La Borderie. Cow's cl'hisloiTe de B1'etagne. III. p. 184.

(3) Le COnnétable de .Richemont, p. 248.

Mais, en étudiant mieux, la campagne 'de 1450, il m"a paru
(ue Kiriel était un chef timide. lent, hésitant bien plutôt que
son armée' aux dangers signalt's. '
pour résoudre cette question, il me fallait une connais"
sance des lieux et des marées que je n~avais pas, J'ai recouru

à M. le Commissaire de l'Inscription maritime de La Houg'uè.
Accueillant aimablement cette requête d'un inconnu, il a bien

voùl dema'nder pour moi des renseignenients à M, Jbùan,

c'apitaine au long-cours, maîti'e de port ' à Saint-Vaast-La
Hougue. J'ai mis ces renseignements à profit; et. je remercie
M. lé Commissaire Dorleocourt et M.' Jouan de leUl~ exll~ême

obligeance "

J'ai donné plus haut (p. 252) une courte description d\!
Grand-Vey ou baie de Carentan. 11 suffit de rappeler que les
deux rivières de Carentan et d'Isigny rasent la première la
côte du Cotentin, l'autre la côte du Bessin; que sur cha­
cune d'elles, devant de'ux villages, le Grand-Vey, en Cotentin,
en Bessin, il y avait un gué; que les deux
Saint-Clément,

gués étaient séparés par une plaine d'enyiron cinq kilo
mètres ('1). ,
Au XVe siècle, les deux rivières n'étant pas endiguées
coulaient dans des lits plus larges qu'aujourd'hui; et leurs
eaux étant ainsi moins profondes, elles étaient au moment
du reflux facilement guéa bles.
Aujourd'hui la grève centrale présente par place8 des sables,
des graviers, des galets, enfin des joncs; . mais pas de sables

(1) Nou<; verrons plus ioin donner au passage deux grandes lieues
(plus de tl kil.). C'est trop: du Grand-Vey à la rive droite en Saint-

Clémen t, il y a à peine six kilomètres.

mouvants. Elle .ne couvre qu'à marée haute dans les vives
laC
eaux. Une ligne dl'oÏte tirée du Grand-Vey à Saint-Clément
été
passe sur des terrains qui ne couvrent pas en morte.:e au dl.
pOl
Dans les grandes marées, les sables déc9uvrent jusqu'à six
et sept kilomètres en avant des deux gués- Ce point, où se
SaI
marque l'entrée des rivières dans la mer, est dit Embouchures
des Veys (2). . - . '
der
Quand il s'approcha du Grand-Vey, Kiriel était bien infor-

mé: il avait eu pour instl'ucteur, et il allait avoir pour guide
fai
Mathieu Goth, l'avisé et vaillant capitaine de Bayeux Celui­
les
ci faisait depuis longtemps la guerre en Normandie; il

connaissait le Grand-Vey; et, vers la fin de mars, il avait
conduit par là les mille hommes de sa garnison qu'il amenait
ell
à Kiriel devant Valognes. Il avait pu rassurer Kidel sur

«( les sables mouvants l' . Où mille hommes ont passé six

mille hommes passeront bien. Il est vrai que, marchant peut-
cor
être en mince colonne, il leur faudra plue;; de temps; mais
l'et
ils n'ont pas à craindre « la menace de .la marée montan te )) .. .

à la condition de prendre le jour et l'heure.
enl
le Vey le :li avril. S'il avait pu choisir
Kiriel entra dans
hel
son jour, il n'en aurait pas trouvé un plus propice (3).

C'était le 28 jour de la lune de mars. Elle avait commencé
tiq
le .\ ï de ce mois; elle était pleine le 30; elle étai t, le 14 av ril à
son dernier jour. Le lendemain '11'5 commençait la lune d'avril j
qui allait, après trente six heures, amener la grande ma rée,
le '16 au soir ou le 17 au matin. .
COI
Le 14 avril, la grêve entre les deux gués était d'autant plus
fal
vel
tra
(I) Sur trois kilomètres environ la ligne passe ~ur des Lerrains concédés
à la Compagnie dite des Polders qui les a endigués et transformés en
prairies.
les
(2) Voir la carle de l'Etal major ou une carle marine.
(3) On ne peut dire qu'il l'eût choisi puisqu'il élait relen u devant
Valognes jusqu'au

facile à passer que, depuis cinq ou six jours, elle n'avait pns
été couverte par la mer, et qu'elle devait être asséchée. A ce
point de vue le passage était plus favorable qu'en ?)ÏL1(J.') fall .f.
L'heure était commode. Le '14, avril, au Grand-Vey et à
saint-Clément, il éLait pleine mer vers sept heu l'es et dem i e
du matin, et par conséquent basse-mer vers une beure et
dem ie du soir; selon toute apparence, les gués pouvaient être
passés à mi-marée vers dix heures et demie ou onze heures:
la pleine mer n'allait revenir qu'à huit heures du soir. Pour
faire moins de deux lieues, l'armée avait six heures èntre
les demi -marées. C'était plus qu'il ne fallait.
Mais Kiriel (et il s'y attend sera harcelé pal' les Français.
En effet, quelques compagnies attaquent son arrière-garde:
elle fait face à l'ennemi et est ainsi arrêtée. Kiriel lui envoie

un renfort qui repousse l'ennemi. Mais il n'arrête pas le gros
de son armée. Il sait bien que les Français ne peuvent
cont inuer à le poursuivre sans s'exposer à trouver la voir du
retour fermée. Pendant que les Français repassent le gué dU"
Grand-Vey, l'armée anglaise passe le gué de Saint-Clément et
entre dans le Bessin ..... avant l'heure de la mi-marée, cinq

heu res du soir. .
ces indications d'heures ne sont qu'hypothé-
Dira-t-on que
tiques? Approximatives, soit! Mais voici un fait certain
ces approximations. . .
etqui iustifie
Kiriel avait d'avance marqué son étape du soir à Formigny,
distant de St-Clément de quatorze kilomètres. Le soleil se
couche le 'l4 avril un peu avant sept heures (6 h. 47}. Il
fallait avoir assis et fortifié le camp avant la nuit qui, en nou­
velle lune,allait être obscure. Or, le lendemain matin, les
travaux de retranchements fai ts la veille étaient ' tels que
l'amiral de Coëtivy, interrogé par le connétable doutait que
les deux armées française et bretonne pussent 'les emporter!

II faut répondre à deux objections:

'10 On a dit que le tt~ avril était le ·20 de la lune (-1 ) .
jour
.on peut s'assurer du contraire clans 1' .lrt de vérifier les

. dates ou dans le Manuel de /Jiplom.atique de M Giry p. Hi,
'l54-Um, 20 l). C'est dans ce savan~ livre que j'ai pris les indi­
cations données ci-dessus sur les jours de la lune.

Le 20 jour de la lune aurait été moins propice que le 28

.. 1 :La mer aurait été haute à Grand-Vey et à Saint-Clément

à midi, au plus tôt; · il aurait fallu attendre la demi-marée
pour s'engager dans le
descendante, jusqu'à trois heures,
premier gué. C'était bien tard. . .
- .' L'armée aurait eu à m.archer sur des grèves que la
m.aréede la pleine lune. venue le 'l6 jour de la lune au soir,
ou le 17 au matin, et les marées suivantes avaient couvertes .
et qui n'étaient pas asséchées comme le 14 avril.
. 2° La baie de Carellta Il a subi depuis le XVe siècle d'im-
portants changements. Au dernier siècle, les deux rivières de

Carentan et d'Isigny on t été canalisées.
' Il est clair que le redressement, l'amélioration' du chenal
d!Isigny et de celui de Caren ta n on t modifié le régi me des deux
rivières. Ainsi la carte marine nO 'l.14. marque une suréléva­
tion sensible du fond devant St-Clément; mais le chenal s'est
approf:ondi en cet endroit, et le passage à gué ne se fait
aujourd'hui qu'à deux kilomètres et demi plus bas, devant
GetIosse-Fontenay, où le chenal est plus large.
De même en ce qui concerne la rivière de Carentan. Devan t
le village de Grand-Vey le chen,al n'est large que d'environ
deux cent cinquante mètres entre deux digues submersibles ·;
mais, sept cent mètres plus bas, il a une largeur de trois

(1) M. Lair, p. 15. C'est pourquoi l'auteur a cru que les Anglais passaient
« la nuit approchait. »
quand

ë;nts mètres au moins; et c'est vers ce point que la rivlèrè
est encore guéable, même en voiture. Mais les deux gués
ne sont praticables qu'en grande marée. .
Donc le régime des rivièr13s a changé; mais celui de la
plaine qui s'étend entre elles a-t-il subi quelques modifica­
tions? Le flot couvre ces grèves à haute mer en vives eaux
comme au XVe siècle. Elles ne contiennent pas de sables

mouvants. Comment démontrerait-on que ces grèves solides
aujourd'hui étaient autres au XVe siècle? Nous verrons tout
à l'heure qu'en 1715, il ya bientôt deux siècles, le passage
s'exerçait habituellement à pied, à cheval, en voiture.
Comment dëmontrer que, en 1450, deux cent soixante-cinq
ans auparavant, il n'en était pas de même? .

Conclusion:
De ce qui précède, il nous paraît résulter que le passage à
travers le Grand-Vey n'offrait aucun des dangers qu'on a
signalés. Il n'y avait pas de sables mouvants, et le passage
commençant à la mi-marée descendante pouvait, dans des

conditions ordinaires, s'effectuer avant que commençât le
flux: il n'y avait rien à craindre de la marée montante.
Le danger eût existé et il -eût été grand, si une armée
rangée sur la rive droite de la Vire eût défendu le passage de
Saint-Clément. Richemont aurait pu être là, si, le 13 au soir,
informé des projets de KirieJ, Clermont l'y avait appelé au .
lieu de l'envoyer à Saint-Lô.

Les renseignements reçus de M. Jouan m'avaient porté à
penser qu'il y avait à travers le Grand-Vey, un passage
habituel sinon journalier, analogue à plusieurs passages
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. ' TOME XXX (Mémoires) 18

éxistant sur les grèves de Bretagne. Il m'apparaissait comme
un raccourci naturel et très utile entre le Cotentin et le Bessin
Supposez, en effet, deux hommes partant du village de
Grand-Vey, commune de Sainte-Marie-du-Mont, pour Bayeux

et se donnant rendez-vous au point où le chèmin venant de
Saint-Clément rencontre la route de Bayeux venant d'Isigny.
Le premier ayant traversé le Grand- Vey aura fait ,dix kilo-

mètres: le second se fera "longtemps attendre. Parti par
la route qui CJntourne la baie, il a dû
Carentan, et suivant
faire trente kilomètres, trois fois plus . .

Dans son curieux et savant mémoire, M.Lair a publié

le passage suivant extrait de la Nouvelle description de la
France par Piganiol de .la Force, qui imprimait son livre

« -Le passage du Grand-Vey est sur la paroisse ou vIllage
de Saint-Clément à trois quarts de lieue d'Isigny. On le passe
à cheval ou en voiture aux . heures de la marée. Il y a deux
grandes lieues de trajet. Deux hommes, montés sur de
grandes cavales servent de guides. Les personnes qui ne sont
pas montées avantageusement montent en croupe sur les
cavales des guides, qui alors mènent leurs chevaux par la

bride. Ces guides passent aussi en croupe les gens de pied. On
paie pour le passage 8 sols par tête ou par· cheval. Ce

passage n'est point affermé au particulier, et il fait partie du
fermage des terres voisines que les propriétaires louent à ces
guides, qu'on appelle aussi passagers et qui devraient être '
nommes passeurs )).
L'auteur a raison: Le passager (1) est.1e voyageur qui passe.
Le passeur est celui qui fait passer. Je ' vais prendre chacun
' . de ces mots dans son sens vfai.

(1) On a dit anciennement « passagem' )); le mol passager est encore
vulgairement employé en ce sens.

Ces lignes sont très instructives: elles apprennent:
'10 que le passage, bien que interrompu la nuit. et inter­
mittent pendant le jour, devait être assez fréquenté; Quel

paysan normand ' eût consenti à p'rendre à fernle ' un droit
dont l'exercice lui sera si incommode et pénible, s'il n'y
devait pas trouver une rémunération suffisante? Or les
passagers (bêtes et'gens) paient chacun 8 sous soit '1 fr. '10 de
notre monnaie (1). Il fallait nombre de passagers pour
assurer aux passeurs un sérieux profit. .
2° J'ai dit passeurs au pluriel, car le texte parle de
plusieurs propriétaires affermant le passage. On en peut
naturellement supposer deux: un en Cotentin, un en Bessin.
2) Pour que ce paEsage si incommode fût fréq uenté à
basse-mer, il fallait que le passage à meT haute ne fût pas
habituellement possible. Qui n'aurait mieux 'aimé passer en
bateau qu'à pied ou même juché à la première place sur la
croupe d'une 'des cavales géémte's des passeurs? Or l'obstacle
à la navigation c'était la grève centrale qui, en temps ordi-
naire, n'était pas couverte par des eaux assez profondes pour
porter une embarcation, même légère. .
Il Y aurait un intérêt de curiosité à rechercher les aveux
de~ anciennes seigneuries desquelles dépendaien t le Grand­
Vey et Saint-Clément. Peut-être ces vieux titresdonneraieht­
ils quelques renseignements suries Gués de Saint-Cléme1'it au
XVe siécle .

J. tRÉVÉDY.
Ancien Pl'ésident d u Tribunal de Quimper .

(1) Je suis l'évaluation de Le Ber, un peu faible aujourd'hui puisqu'il
la donnait en 18.4·;). Au premier quart du XVIIIe siècle (avant 1718. Law)
il évalue la livre à 2 fr. 75. Un sou, 20 de la livre, égale 13 c. 75.
8 sous égalent 1 fr. 10. .