Responsive image
 

Bulletin SAF 1900


Télécharger le bulletin 1900

Notes sur Fréron (suite). Les Enfants de Daniel Fréron.

J. Trévédy

Avertissement : ce texte provient d'une reconnaissance optique de caractères (OCR). Il n'y a pas de mise en page et les erreurs de reconnaissance sont fréquentes


XIll.
Enfants de Daniel Fréron (1).

Le nom de Fréron a disparu a ux premières années de ce
siècle. On peut s'étonner que des neuf fils de Daniel Fréron
un seul ait laissé une postérité de son nom; et que, des seize
enfants de cette famille, deux seuls aient aujourd'hui des des­
cendants connus.
Il est vrai qu'avant la naissance d'Elie-Catherine (1718),
cinq enfants des deux premiers mariages de son père étaient
morts en bas âge à Quimper (2). On peut en supposer quelques
autres morts en nourrice dans les ,paroisses suburbaines, et
dont les décès n'apparaissen t pas aux registres de la ville. C'était
un usage du temps: les enfants étaient remis, souvent pour
plusieurs années, aux soins d'une nourrice aux champs; s'ils
s'obstinaient à vivre, c'était pour le mieux: s'ils mouraient, le
père et la mère seuls s'en apercevaient.. ... et ils mouraient
sOl:1vent (3) !
Les actes de sépultures de Marie-Anne Campion et de Daniel
Fréron (1754 et 1756) ne mentionnent aucun de leurs enfants.
Quand Fréron revint à Quimper, en 1766, il n'y retrouva sans
doute frère ni sœur: ses lettres de cette époque, qui nomment
tant d'habitants de Quimper, ne font aucune mention de per­
sonnes de son nom. Le nom de Frùon se lit pour la dernière
fois, aux registres de Quimper, dans l'acte de sépulture de
Daniel (1756). .

(1) Ci· dessus, p. 178-106.
(2) Saint-Julien 1701. - n05. 1712-1714. 1716. - Tous inhumés
à la chapelle Saint-Nicolas, aujourd'hui Saint-Frédéric. Le Men, p. 30.
(3) ,Voir les actes de sépultures des paroisses des en'virons de Quimper,
notamment de Penhars.

Quoiqu'il en soit, des enfants de Daniel Fréron qui ont sur­
vécu à leur père, nous ne connaissons que quatre. J'ai pris
soin de les signaler en passant. Ce sont: Louise, du premier
du second, Marie-Louise et Elie-
mariage, Thérèse-Jacquette,
Catherine, du troisième. .
Voici ce que nous savons de Louise, de Thérèse et de Marie.
Je parlerai ensuite d'Elie-Catherine.
t 0 Louise, née le 11 juin 1699, était la cadette du premier
.• Elle fut marraine de sa sœur Marie-Louise née du
mariage
troisième mariage (29 novembre 1716). Le 27 novembre
1727 (Saint-Ronan) Louise épousa MeHenry Guyomar, sieur
de Kerniou ou Kerviniou (paroisse de Plonévez-Porzay). Au
nombre des témoins du mariage figure M. Royou, dont nous
aurons à parler. L'acte de mariage n'indique pas la profession
de Guyomar ; mais les actes de baptême de ses enfants et de
sa sépulture le qualifiept général et d'armes au siège présidial
de Quimper; c'est à dire sergent général, sergent audiencier
le droit d'instrumenter dans le ressort du présidial (1) .
ayant
(1) Après le mot général et d'm'mes (p'-617) Jal met le mot (sic). Vol­
taire lui avait cependant appris que Guyomar était huissier (même page).
Le général et d'armes était un se1>yent audienciœ ayant, par cOnCutTence
avec les huissiers et sergents des sénéchaussées, le droit d'instrumenter
dans le ressort enlier du présidial de Quimper (presque les deux évêchés de
Quimper et Léon).
Jal est peu informé des termes de l'ancienne jurisprudence. Ex. à
la page suivante (61~) il met le signe (1) après le mot Regnai1'es.
Il fallait écrire Régual1'es ou Régaires. Ce mot (venu, dit-on, de RégaUa
Régales) exprimait en Bretagne la juridiction séculière des évêques. A
la même page 618, il commet une bien autre erreur, quand il traduit
décret de justice par condamnation. Nous viendrons à cela tout à l'heure.
A l'article Le Sage (p. 777), Jal donne l'acte de naissance de Le Sage né à
Sarzeau, pr€squ'î1e de Rhuys. Je relève cette phrase: « une cour royale en
1668, une cour royale à Rhuys. La méprise est singulière! Rhuys dépendait
de Vannes dont la sénéchaussée ressortissait au parlement de Bretagne; il
avait (Rhuys c'est-à-dire Sarzeau) un simple présidial dont les actes
allaient à celui (apparemment au siège de sénéchaussée) de Vannes ». Autant
d'erreurs que de mots. - Par cour royale de Rhuys, il faut entendre la
sénéchaussée royale. dont le siège était à Sarzeau : elle ressortissait au
présidial de Vannes.
Pour plus de détails, je prends la liberté de renvoyer à mes' mémoires :
Sergents féodés, généraux el d'armes, etc. Revue générale du droit (1889),
et Organisation judiciaire de la Bretagne avant 1789, Revue historique de
droit (1893).

Guyomar habitait la rue Obscure et c'est là que sont nés
deux au moins de ses enfants.
Un premier, Yves Daniel, naquit en 1728; nous ne trou­
vons pas son acte de baptême à Saint-Ronan· mais son acte
de décès (Saint-Ronan, 2 novembre 1746) nous apprend qu'il
avait à ce moment dix-huit ans, et nous donne approximati­
vement la date de sa naissance.
Le 16 janvier 1730, lut baptisée à Saint-Ronan une fille nom­
mée Thérèse-Jacquette .ou Jacqueline. Elle eut pour parrain
Jacques-François Yon, sr de la Martinière, proche voisin de
Guyomar et probablement son allié, et pour marraine Thérèse­
Jacquette Fréron, sa tante maternelle non encore mariée .
Elie-Catherine Fréron, alors âgé de douze ans, fait pour la
première fois un usage public de la plume qu'il allait tenir
si vigoureusement pendant près de quarante années. Cette
nièce de Fréron sera sa première femme. .
Le 28 mai 1731, naissait une seconde fille, Marie-Yvonne,
qui coûta la vie à sa mère. La dame Guyomar mourut le 31
mai et fut inhumée le lendemain à la cathédrale. Sa fille
mourut le jour suivant.
Nous avons vu la mort du fils aîné en 1746. Son père ne
lui survécut que deux ans: il mourut, le 13 novembre 1748,
dans la rue Obscure et fut inhumé le lendemain à la cathédrale.
Guyomar laissait pour unique héritière sa fille Thérèse­
Jacquette, qui touchait à ses dix-neuf ans ..... Nous en par­
lerons plus loin.
2 Thérèse-Jacquette, née le 10 décembre -1707, du second
mariage de Daniel, n'était pas mariée et demeurait à Quimper,
quand elle fut, en 1730, marraine de la fille aînée de sa sœur
. Guyomar. Quelques années plus tard, elle habitait Paris et
était femme d'un sieur Duché, maître de musique, rue Chris­
tine. En 1744, son frère Elie demeurait chez elle, y prenant
sa pension à raison de 1200 livres par an. Cette année même,à
l'église de Saint-André des Arcs, il Lint sur les fonts un enfant

de la dame D.uché (1). Nous parlerons plus loin des
époux Duché.
3° Marie-Louise, née du troisième mariage, le 26 novembre
1716, un an à peine avant son frère Elie, accompagna ou alla
rejoindre sa sœur. Au dire de Voltaire, qui semble bien ren­
seigné sui' ce point, elle était fripière à l'enseigne du Riche
laboureur (2), probablement rue de-Seine (3). En 1751, quand
elle avait trente-cinq ans, Marie signe encore «( fille majeure »
l'acte de baptême du second enfant de Fréron.
A cette époque, Fréron brouillé et en. procès avec sa sœur
la dame Duché, avait quitté sa maison; et, d'après Voltaire, il
prenait pension chez sa sœur Marie. C'est là qu'il retrouva sa
nièce Thérèse Guyomar.
Nous avons nommé plus haut Thérèse-Jacquette G'Uyoma1'
que la mort de son père avait faite orpheline en 1748, quand
elle était encore mineure. Son aïeul, Daniel Fréron, étaitdeve-
nu son tuteur. Au lieu de garder sa petite-fille sous la sur-
veillance de sa femme, Marie-Anne Campion, Daniel lui
permit de partir pour Paris. Mais à laquelle de ses filles allait-
il la confier'? La dame Duché était la marraine de sa nièce; et
ce titre, qui lui donnait une sorte de maternité spirituelle, lui
imposait des devoirs de surveillance maternelle; mais la dame
Duché chargée d'enfants était pauvre. Sa sœur Marie était
seule; elle était filleule de la dame Guyomar; . c'est à elle
que Thérèse fut confiée.
Voltaire n'a pas manqué de dire qu'elle était dans la maison
de sa tante comme servante: « et il l'a yue balayer le pavé
devant la porte.» Puérilité! Est-ce que la tante Marie elle­
même ne le balayait pas, comme nous voyons faire encore à
beaucoup de petites marchandes (4) ? -
(1) Revue rétrospective. X. 2- série, p. 449.
("2) Anecdotes sm' F?'Ù'on. Edition Beuehot. XL. p. '?29.
(3, Cela résulte dU mariage de Fréron. St Sulpice de Paris, '21 janvier 1751.
(1 ) Anecdotes . . . Jal (p. ti18) demande plaisamment si Arouet, petit-clerc
procureur, n'a pas balayé l'étude de son patron. Quel mal à cela?

Comment les deux quimpéroises étaient-elles venues à
Paris? On peut croire que leur frère les y avaient attirées;
selon toute apparence, il y était avant elles.. .. .
car,
Parlons maintenant de Fréron.

M. Soury dit, d'après l'Espion Anglais,que « Fréron ne
fut pas un enfant précoce »; et Fréron lui-même en conve­
nait gaîment; mais M. Soury est-il fondé à dire que « pour

ses parents Fréron était un enfant arriéré, une ' manière
de petit idiot inoffensif (1). )) Il n'y a rien de tel dans
.l'Espion Anglais, qui est sur ce point la seule autorité que

nous puissions invoquer. D'après l'Espion, « Fréron contait
« en riant que ses parents nepouvant.rien tirer de lui, avaient
« pris le parti, soit pour l'employer à quêlque chose, soit pour
« lui faire honte et aiguillonner son amour propre, de le placer
« dans la basse-cour, sur un petit fauteuil, une verge à la

« main, de lui donner la direction des dindons, et de l'assimiler
« en quelque sorte, par sa puérile royauté, à cette volatile
« ignoble et stupide (2). »
La pénitence imposée à Fréron eut son effet. Uu jour vint
où il garda mal ses dindons en lisant avec attention sa leçon ...

et dans quel livre? Les poésies de Malherbe! Je me figure,
au fond de cette cour de la rue Obscure, le futur illustre critique
assis dans un fauteuil (c'est-à-dire, je pense, sur sa petite
sa verge dans une main, son volume de Malherbe
escabelle)
sa lecture, s'extasiant aux
dans l'autre, perdu dans
Stances à du Perrier ; et riant d'instinct aux Larmes de
Saint Pierre dont l'enflure tourne au burlesque (3).
Ce jour là le gardeur de dindons fut cassé aux gagBs par ses
heureux parents.
(1) M. Soury, p. 81.
(2) Espion Anglais, III. p. 178.
(3) Ses soupirs se font vents qui les chênes combattent ... , etc., etc .

Je. n'invente rien': c'est Fréron lui-même qui nous apprend
« qu'il a su par cœur les poésies de Malherbe dès son enfance,

« et qu'il y a appris à lire ('1).
Que conclure de là? Que Fréron était non un petit idiot,
mais un petit paresseux: ; ce qui heureusement eL pour beau­
coup n'est pas la même chose.
le temps perdu. Ses études littéraires,
Fréron allait regagner
si elles commencèrent tard, s'achevèrent vite et brillamment
ce collège des Jésuites (2) .... qu'on vient de' démolir
dans
(3 \. Dès '1735, à seize ans, Fréron achevait ses huma­
sans pitié
au collège Louis-Le-Grand à Paris (4). A cette époque,
nités
le P. Bougeant, né à Quimper, professait la rhétorique à
Ne serait-ce pas lui qui aurait attiré à Paris .
Louis-Le-Grand.
son jeune compatriote?
Quoiqu'il en soit, « il daigna avec le célèbre P. Brumoy
(1) Ann. lUt. 17.)7 t. VII, p. 145 à propos des Poésies de Afalhel'be pu­
bliées par ordre chronologique.
11 dit au même endroit qu'il « avait l'honneur d'appartenir au grand
ct u cùlé de sa mère. » 11 ais il se garde de lJrétendre ce qu'on
Malherbe
lui fait dire et ce qu'on a r épété trop sO).lvent en ce siècle, (Mrs Monselet,
Barthélemy, Soury) qu'il descendait de Malherbe. l) Au siècle précédent.
on savail que "lalherbe avait eu seulement trois enfants: deux morts dans
l'enfanc~ ... (V. Stances à du PelTier); l'autre parvenu à l'àge d'llOmme
tué en duel (l627) et dont le malheu l'eux père pleura la mort dans le sonnet:
Que mon fils ait perdu sa dépouille mortelle
Ce fils qui fut si brave, et que j'aimai si fort..., etc.
que Fréron savait sans doute par cœur. ,
("2) Telle est du moins la tradition. Le collège de Quimper, .chose à peine
croyable, n'a pas d'archives; et on dresse un peu au hasard la liste de ses
anciens élèves. -- C'est ainsi que M. Goblet, ministre de l'instruction pu­
blique, lors de l'inauguration du lycée (17 octobre 1880), a célébré le
docteur Laënnec comme (' ayant fait de fortes études au collège de Quimper. »
J'ai démontré que Laënnec n'y avait jamais mis le pied. (Laënnec (ut-il
élèv"C du collège de Quünpel'? Union Monarchiqtte, mars 1887) •
(3) Ecrit en 1885.
(4) M. Ch. Nisard. EludesllI' Pr'b'on, dans Les ennemis de Voltaire (1853),
dit qu'il vint à Paris, comme régen t à Louis-Le · Grand (p. 1 n). Plus
. loin (p. 297), il dit, d'après VOltaire, que Fréron avait eu .M. de Choiseul
de Clermont, ancien nom du collège Louis Le
pour camarade au collège
Grand ou des Jésuites.
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE TOME XXVII (Mémoires) 15

diriger Fréron dans ses études : et ]e P. Brumoy l'honora .
de son amitiê. )) Le P. Bi'umoy enco~ragea même ses essais

il avait une telle confiance en son goût) qu'un jour,
poétiques;
à la fin de 173~, il soumi t à sa correction une ode encore ma­
nuscrite de Rousseau ; et le (( Pindare français, le grand
D alors sexagénaire et à l'apogée de sa renommée,
Rousseau
les corrections de cet Aristarque de dix-sept ans ('1).
accepta
Dès 1737, quand il avait dix-neuf ans, Fréron entré au no­
viciat était régent à Louis-Le-Grand.
En 1739, il en sortait; « chassé, dit Voltaire, pour ses fre­
(2).» Quelles fredaines? Il avait, dit-on, été vu au
daines
Théâtre Français en habits' laïques (3). .- Quoi! pour cette
les Pères eussent. sans pitié chassé un élève qui
peccadille,
leur donnait tant d'espérances! Est-ce croyable? Est-il croyable
que, jeté ainsi sans ressource sur le pavé de Paris, Fré­
aussi
ron aurait gardé à . ses anciens maîtres la reconnaissance
affectueuse qu'il leur montre en toute circonstance et fait si

souvent et si volontiers l'éloge d'écrivains jésuites (4) ? Je
croirais plutôt que Fréron, ne se croyant pas la vocation reli-
giellse, est sorti volontairement dll noviciat .. et il a bien fait.
en soit, il Illi fallait vivre .
Qlloiqu'il
L'abbé Desfontaines « tenait alors le sceptre dll journalisme
1 5). » Il accueillit Fréron: Compromettant palrO- .
littéraire
nage! L'abbé n'a-t-il pas osé (17:23) donner une édition de la
(1) Année littéraire. 177!l. T. I. p.7 et 8. Il s'agit de l'Ode à la Paix
(Ode VIII, livre IV) écrile lors des préliminaires (octobre 1735) de la paix
de Vienne, qui assura la Lorraine à la France.
(2) De Loyola chassé pOUt' ses fredaines. Le Pauvre Diable.
(3) l\1. Soury, p. 82.. •
(4) Ch. Nisard, p. 173.
(5) Ouvrages de Desfontaines: Nouvelles du Parnasse. Ouse')'- '
?jations sU?' quelques écrits mode-rnes (mars 1735 . Goût 1;43.) 31
vol. in. 1 L. Arrêlé par ordre. - Jugements sur quelques ouvrages nou­
veaux. 1i·U-4(j. t 1 vol. · in. 1"2. « Ces deux journaux peuvent servir
d'introduction à ceux de Fréron. » Brunet. JJ'fanue l du liu1'Ctù'e. - JOl/1'-
naux, T. VI, p. 1855. .

Henriade avec des notes critiques? '" Crime impardonnable
auxyeuxdeVoltaire et de ses féaux! Solliciter l'appui , aspirer
à devenir le second de Desfontaines ! Fréron paiera cette im-
prudence.
En attendant, depuis n large part à la rédaction des feuilles (nous dirions aujourd'hui
des revues) qui paraissaient sous le nom de Desfontaines.
Quand celui- ci mourut, à la fin de 174~, Fréron n'hésita pas
à prendre sa sucession; et il lança sa première feuille pério­
Lettres de la comtesse de ... .. sur quelqLtes écrits
dique, les
modernes. (1 ) Il avait vingt-sept ans.
lettres parurent dont la dernière en juillet 1746.
Dix-neuf
A ce moment, la publication est arrêtée par l'emprisonnement
de Fréron au donjon de Vincennes.
Pourquoi? Est-ce pour avoir critiqué quelques vers légers de
l'abbé de Bernis (2) ! Il Y a peu d'apparence. Bernis n'était
Babet la bouquetière (3), il n'avait pas assez d'in-
encore que
fluence pour venger par un emprisonnement la blessure faite
il sa vanité. Mais Fréron avait critiqué l'abbé sur une pension
de mille écus que lui avait fait donner Mme de Pompadour (4).
C'était s'attaquer à la favorite elle-même . La lettre de cachet
fut sa réponse à la lettre de la comtesse.
Voltaire s'empresse (nous dirons bientôt àquelle occasion)
de rendre compte de cette affaire au roi de Prusse: « Fréron
un décri et dans un mépris universel, tout sortant de
est dans
prison où il a été mis pour des choses assez vilaines. j)
Le roi va croire qu'il s'agit d'un délit; et. pour qu'il ne garde
aucun doute, Voltaire écrit au secrétaire du roi, que Fréron
« a reçu le châtiment de ses friponneries » (~).
(1) Brunet omet cette première revue. T. VI, p. 1~55.
(2) M. Soury, p. 84.
(3) Surnom que Voltaire lui donna à ses débuts.
(4) Nisard p. 183-18 i,
(5) 17 mars 1750 et 21 avril 17jO. Corr. V. p. 406 et 409. . Il s'agi t
d'empêcher Fréron recommandé au J'oi d'être son correspondant littéraire
à Paris. .

Le châtiment de Fréron était la constatation et comme la
consécration de son avénement de critique. Il semble l'avoir
assez philosophiquement. Il demanda sa liberté au minis-
pris
tre par une épître très plaisante moitié prose moitié vers (1).
Le ministre rit et accorda la grâce. -
A peine échappéde Vincennes, Fréron commençait, le 1''1' jan­
vier n49, ses Lettres et observations sur quelques écrits de ce
temps: qu'il ne signait pas encore de son nom, et dont, en
moins de cinq années, dix volumes vont paraître. En 1754,
mettant fin à cette publication, Fréron va -fonder l'Année
littéraire. Voilà l'œuvre à laquelle il emploiera sa vie et qui
lui survivra jusqu'en '1790 (2). .
Que l'on ne s'imagine pas que je vais écrire la vie litté­
de Fréron! ... Mais cet énoncé était indispensable pour
raire
faire comprendre certains faits.

C'était l'usage pour les jeunes écrivains de pre 1dre un
pseudonyme: Fréron fut donc l'ubbé Fréron, puis le chcl;alier
Fréron pour redevenir Fréron.
de cet emprunt momentané du titre de cheIJaliel' que
Est-ce
l'Espion Anglais s'autorisa pour dire, au lendemain de la
mort de Fréron, c( qu'il avait la manie de se dire gentil­
homme'?
Jamais Fréron n'eut ce travers, assez ordinaire même long-
(1) V. la lettre dans M. Barthélemy, p. '23 (Exlrait des Opuscules 1. p. 403).
P} Lett1'es et obse1'valions SUl' quelques écrits de ce temps, 13 vol. in-12,
imp1'Ïmés à Paris de 175-2 à 17,)~ (lire 1749) ; mais sous la rubrique de
_ - Londres (Brunet) (ajouter: de Genève, d'Amsterdam) ; le (je volume esl
de Paris et signé: Fréron. - Brunet. T. VI, p. '1~5,), compte 13 vol. des
daté
. Lettres parce qu'il y comprend les Opuscules et Lettres d'une comtesse qu'il
ne men tionne pas. .
. Année Litlérai1'e rédi~e par Fréron jusqu'en 17i6, puis continuée par
l'abbé Royoi:I jusqu'en 1780. I,e année 7 vol. tn-Il; lesautres ·années S vol.
17HO, au lieu de ùO numéros en a seulement :J8. En tout 2~J2 volumes.
L'Année paraissait tous les dix jOUl'S par cahier de 7"2 pages.

temps avant lui sous l'ancienne monarchie, plus ~ommun et
bien plus ridicule en notre temps. Il ne' répudia pas, comme
d'autres, le nom de son père ; il ne le déguisa pas par l'ad­
de la particule dite si improprement nobiliaire, ou l'ad­
jonction
nom de fantaisie . Les lettres qui nous restent le mon­
dition d'un
trent sous l'aspect d'un « bon bourgeois (I ). )) Fréron eut la
sage~se de rester ce que la naissance l'avait fait.
L'Espion dit au même eridl~oit que Fréron « était d'une
» Dans le sens que le mot honnête avait au
famille honnête.
deril"ier siècle, l'Espion y mettait peut~être quelque complai-
Car il ne s'agit pas ici de probité, mais de distinction.
sance.
Nous avons vu que le père cIe Fréron était orfèvre, ce dont,
chose ridicule! la coterie philosophique semble faire grief à
son fits. Les actes lui donnent le titre d'honorable homme,
puis noble homme parce qu'il était nuiître 'orfèvre. Mais le

noble homme imposé à la capitation pour une livre (le mini-
mwn) n'avait pas pignon sur Tue: il ne fut pas propriétaire à
tra'(ail quotidien continué jusqu'à la vieillesse
Quimper (2).80n
une ressource nécessa"ire à sa nombreuse famille.
devait être
pas sur ce poi nt, comme ses ennemis, pour ra­
Je n'insiste
Au contraire : plus son point de départ fut
baisser Fréron.
il eut de peine à s'élever à la renommée, et plus
humble, plus
aussi il lui fallut de talent et de mérite personnel. .
Mais s'agissant de Fréron, est-il permis .de parler de talent
de mérite? Pour cel:tains auteurs il" est encore à la mode
de dire que le talent de Fl~éron est 1ud comme son caractère
(1) « Je n'aime pas le grand monde. Si j'allais à Quimper, je serais obsédé
de faire ou de recevoir des visites, d'entendre des compliments. Mes com-'
à tout Quimper, nohle, oU\'l'ier ... )) 12 juillet 176G. - " Je ne suis
pliments
ni vain, ni haut, ni glorieux)). 20 aoùt 176G. M. du Chatellier, p. '24,26,68.
(2) La preuve certaine de ce fait se trouve dans lee phrases mêmes ou
MM. Monselet et Soury ont cru voir la preuve que Daniel élait propriétaire
de la maison natale de son flls. Ces phrases posent une question de droit
que n'ont pas soupçonnée ces auteurs. V. dans M. du Chatellier
très simple
(p. 73) lettre de Fréron cl u 15 février 1767. Nous y viendrons plus loin .

fut odieux (1). C'est la consigne donnée par VoItaire,fidèlement
lui; mais qui, de son tempsl ne fut pas
gardée cent ans après
acceptée par tous, même par ses amis .
En voulez-vous une preuve? La voici: Une amie des phi­
losophes, correspondante très avisée de Voltaire, c'est Mme du
Defiant: or, elle faisait ses délices de l'Année Htttfraire.
Voltaire, un peu jaloux peut-être, la raille de son goùt pour
Fréron. Il lui écrit aprés la représentation de l'Ecossaise (:1760) :
(IOn dit que l'Ecossaise amène la chute des feuilles (2). »
Erreur ; quatre ans plus tard, les feuilles de Fréron ne
plaisaient pas moins à Mme du Deff~nt, qui persistai t à mettre
l'auteur de l'A nnée littéraire à la première place et l'au teur
de la Flenriarle à la seconde (3). Enfin, jusqu'en '1770, Mme du
DefIant gardait sa passion pour l'Année littémire (4) .
Et comme cette préférence donnée à Fréron tient au cœur
de Voltaire! Au moment où il recrute sournoisement mais
trés vivement des souscripteurs à sa statue par Pigalle, iJ 1'0-
fuse J'obole offerte par Fréron et il écrit. .... « Ce' misérable
ce folliculaire qui a été si longtemps l'oracle de
Fréron,
Mme du DefIant (~ ) . Il .
Et avec Mme du Deffant, voilà un autre ami, un correspon-
(1) Ex. La Liberté de penser, Revue philosophique et littél'uil'e. 1849.
T. IV. p. 105 à 12j : (( On analyse chaque jour le venin de la vipère: ana-
lysons celui d'Elie Fréron ... JJ et un peu plus loin: " Etudions son carac-
tère qui est odieux et son prétendu talent de crilique, qui est nul "
(2) 6 auguste 1760. C01T. VIII, p. :) l·i. - Pal' allusion (est-il utile de le
dil'e?) aux feuilles de Fréron.
(3) 4 octobre 1764. C01·l·. XII, p. 37.
(4.) Lettre de d'Alembert, 2 jumet 1770: cc Mme du DelIant est moins votre
amie que nous. Elle lit et applaudit les feuilles de Fl'6ron : elle cite avec
éloges les méchancetés qui vous regardent. C'est de quoi j'ai été témoin
. pltisieues fois ... l) Quel bon et sûr ami que d'Alembert!
J'emprunte cette citation à M. Nisarcl, p. 28~. - Beuchot T. XVI) ne
donne pas cette lettre .
(5) cc Il est très convenable que le roi de Prusse souscrive .. .... Il est très
nécessaire qu'ils (M. et Mme de Choiseul) souscrivent. JJ A d'Alembert,
7 juillet 1770. C01·l·. XVI, p. 331.

dant de Voltaire, le duc de Choiseul, qui fait cas du talent de
Fréron au point de l'employer! Voltaire a beau lui dire le plus
de mal qu'il peut de Fréron; le ministre demande à celui-ci
des mémoires qu'il paie généreusement. Voltaire sollicite des
. explications; et par une sorte de circulaire il fait savoir à
plusieurs amis, sûr qu'ils vont répandre la bonne nouvelle,
que le duc de Choiseul « ne protège Fréron que pour lui donner .
du pain; mais qu'il trouverait bon qu'on l'assommât à
coups de bâton ('i). )) . .
Est-ce vrai? Le duc peut-il a voir l'idée de (( donner du
pain ») à·un écrivain qui gagne dix, vingt ou trente mille livres
an ? Et comment voudrait-il voir périr sous le bâton -
par
même des philosophes l'utile auxiliaire auquel il demandera
encore des mémoires six ans plus tard (2) ?
Il Y a plus, Frédéric lui-même apprécie Fréron dès le début
de l'A nnée littéraire; et il songe à se donner Fréron comme
correspondant littéraire à Paris. Voltaire le décommande;
nous l'avons vu plus haut (3), parce qu'il vient de passer du
temps eo prison (l pour friponneries)); et il ajoute: « Il (Fréron)
est mon ennemi déclaré) il se .déchaîne contre moi dans de ·
mauvaises feuilles périodiques .... (4). Et pourquoi ? ...
<1. Uniquement parce que je n'ai pas voulu avoir'ia bassesse de
lui faire donner deux louis qu'il a eu la bassesse de demander
mes gens pour dire du bien de ses ouvrages .... )
Et à ce moment les feuilles de Fréron lui rapportent dix
mille livres! Voltaire a-t-il compris le ridicule de ce men-
songe? .. On le dirait: le 2,1 avril sui van t, écri vant au secrétaire
du roi de Prusse, il va se démentir: « Fréron n'a été mon ennemi
que parce que je lui ai refusé tout accès dans ma maison; et
('1) 25 mai 1760, à d'Argental. CorI'. VIII. p. 415. ~ 13 juin, à d'Ar-
gental. VIII, p. !!40. 'lu juin, à d'Alembert. VIII. p. 4 'd" 7 juillet, à
Thiriot. VIII, p. 1181. - '24 juillet, à d'Alembert. VllI, p. :'1[3 .
('2) Un mémoire important demand0 par le duc retarde le départ de Fréron
pour Quimper, en 1766. Lettre du , 1 juillet. M. du Chatellier,p. '21.
(3) Ci-dessus, p. 2'21.
(4) Con". V, p. 406. A Frédéric .

je ne lui ai fait fermer ma porte que par des raisons qui doivent
l'exclure de votre correspondance (1). ))
La vraie raison la voici: Voltaire a applaudi Denis le Tyran
que Marmontel lui a dédié (1748) : il a applaudi Aristo­
mène (2) (1749) : Marmontel n'a· pas gardé secrets les éloges
de Voltaire. Or, Fréron a démontré que Denis était une tra­
gédie faible et qU'A ristumène était plus médiocre encore. -
Mais sa critique a été « pleine de goût et de modération)) (3).
N'importe; voilà Voltaire en colère:
« Pourquoi permet-on que ce coquin de Fréron succède à ce
maraud de Desfontaines ? Pourquoi souHrir Raillat après
. Cartouche? Est-ce que Bicètre est plein (!~) ? .. » Bicètre,
la maison dé force des fous furieux (iJ) !
l'hôpital,
Voilà un début plein de promesses.
Cette colère de Voltaire contre la critique d'œuvres qui ne
sont pas les siennes ne démontre-t-elle pas l'importance qu'il
une revue qu'il dit ne pas connaître (G)? Plus tard
attache a
il se démentira et reconnaîtra que les feuilles de Fréron « eu-
rent d'abord un succès prodigieux 0). J) •
(1) 001'1' . V, p. 409. A Darget.
(2) Lettres, 13 février 174.8, à Marmontel. C01"1'. V, p, 173-
180. « Denis... si bien écri t, si rempli de belles choses .. , etc. »
(avril 1Î49), p. '27'1.. « Je vous avertis que je ' quitte ma place si
je n'ai pas Ù la première occasion le bonheur de vous avoir pour confrère ... »
Il eut beau dire, quatorze ans se passèrent avant que Mnrmoptel franchit
le seuil de l'Académie (1763).
·(3) La Harpe. Espion anglais. T. IV, p. '2i()·277.
(,f.) '24 juillet 1749. C01'1'. V. p. 29'2, à d'Argental.
(5) Depuis 1705, Bicètre était une sorte de prison où l'on enfermait un
peu pêle-mêle, vagabonds, prostituées, fous et enfan ts mis en correction.
- On sait que du Z nu 5 septembre 17U~, nombre d~ r.es prisonniers parmi
lesquels des enfants de douze ans furent égorgés, sacrifiés à la nécessité
de démontrer une insurrection généralc du pcuple attaquant loules les
à la fois. .
prisons
' (6) 16 juin 1749, à Marmontel. CO'I'1'. V, p. 28:3 : <' ... Une feuille
qu'on dit qui paraît toutes les semaines dans laquel!e A1'isl0111ène est dé-
chiré .... J) •
(7) A d'Alembert. 27 avril 1770. C01'r. XVI, p. 357 .

Mais faudrait-il une preuve mathématique du succès de
Fréron? La voici: c'est le profit qu'il retire de ses feuilles .
A va'nt '1754, à l'apparition de l'A nnéc littéraire, la femme
Duché, sœur de Fréron, écrit à sa mère que son frère gagne
dix mille livres par an. D'autres diront, vingt, trente, qua-
rante mille livres. .
C'est possible. Du moins est-il certain que .
A-t-on exagéré?
touten élevant une nombreuse famille sans aucun patrimoine,

Fréron put avoir un logement rue de Seinf et une maison de
campagne qu'ill1O'mmait F(tntaisie à Montrouge, double ins-
tallation qui lui rendait une voiture nécessaire . .
Ses adversaires signalent la somptuosité de sa maison, où,
simple locataire, if aurait fait faire pour ao,ooo livres de do­
rures, et le luxe de sa table digne d'un fermier général . Qu'ils
vie somptueuse et ces prodigalités, soit. Mais
blâment cette
plus ~l les exagéreront, mieux ils démontreront le grand nom-
bre des abonnements à l'A nnée littüwre. Pour nroduire tant
d'argent que de lecteurs il faut au journal!
Voilà donc le succèscleFrél'on établi parceux qui le contestent

en niant son talent d'écrivain.
Quand l'argent affiue ainsi en des mains indigentes, il pro­
la prodigalité et un sot orgueil.
duit souvent deux défauts,
Devenant subitement riche, le fils du pauvre orfèvre de Quim-
per devint follement prodigue; mais il resta le bourgeois
simple et modeste que nous ont montré ses lettres de '1766 .
Mais on m'arrête ... Et cette « sale ('1), cette écœurante (2)
affaire)) ' avec les époux Duché! Patience! Je n'aurais eu
garde de l'omettre ... , et pour cause. La voici: -
Les biographes font grand bruit de ce ridicule procès sou­
Il eut tort, puisque sa sœur était
tenu obstinément par Fréron.
de refuser le paiement de ;54 livres 10 sols pour un
pauvre,
panier de vin fOUl~ni, dix ans auparavant, au diner de baptême

(1) Nisard. p. 308.
(1) M. Isambert

du neveu dont il fut le parrain (1). Le cabaretier est tout
intéressé à avoir Fréron pour débiteur à la place des pauvres
Duché. Aussi, à l'entendre, est-ce Fréron qui aurait acheté le
vin, après l'avoir dégusté. Fréron s'obstine avec un entête­
de mauvais goût; mais pourquoi? Parce qu'il a été injurié
ment
par son beau-frère et parce qu'il a affaire à des ingrats (2) .
Dans une lettre acerbe mais plaisante par moments, il énu-
ses bienfaits aux Duché, bienfaits qu'il avait oubliés,
mère tous
dit-il à son beau-frère, « presque aussi bien que vous. »
C'est justement « dans cette lettre furieuse .. . où l'homme a
visiblement fait effort pour être méchant, qu'il paraît au
contraire comme le plus tendre et le meilleur des frères, le
plus dévoué et Je plus généreux des humains (:3).» .
Comment a-t-on pu s'indigner de ce ridicule procès ? .. Est­
il permis d'ajouter que nous ne savons pas la sentence du
juge? Elle aurait de l'intérêt. Favorable àFréron, elle serait
de natureà refroidir le zèle des avocats posthumes du cabare­
tier et des époux Duché (i).
Cette affaire qui fut publique n'enleva pas à Fréron sa ré­
pu tation d'homme bon, simple et obligeant. Au lendemain de
sa mort, l'Espion Anglais écrivait :

(1) Ci-dessus. p. '2 2-'22:1-
(2) Fréron écrit: • Si j'avais il me louer de Illon beau-frère et de ma
sœur, je paierais encore cette deLte .• Ce qui ne veut pas dire, comme on a
paru le croire, qu'il reconnaît sa qualité de débiteur. Il veut dire qu'il
delle cie son beau-frère par obli(Jcance s'il n'avait
aurait encore payé cette
pClS eu à se plaindre de lui ... N'est-ce pas clair? .
(3) M. Soury, p. 86-88. Exagérations. Il eût été meilleu.r frère et humain
plus rJénéreu,',C en pnyant encore cette dette pour des ingrats qui le tou­
chaient de si près.- Monselrt se contente de rire de celte affaire grotesque,

0) L'abbé Ll1porte d'aMrd collaborateur de Frél'on, puis brouillé avec lui,
l'a contée dans ses Ohse1'1!ationslitlémÎl'cs.T. l, p. 177. (Nisarcl, p. 308, notes'.
Donc Voltaire en a été instruit. Il semblr, y faire allusion dans celte phrase
citée par MOnselet (p. 7[1) : « L'âne d'Apulée mangeait des roses: J'âne
de Fréron s'enivre; je plains seulcinent son cabaretier. ) Or, Voltaire ne
parle pas cie cetle aIIaire clans sa correspondance de 1ï5'l C'est clone qu'il
n'y voit pas un grief contre Fréron. ,

« Cet Aristarque si redoutable que ses ennemis désignaient
des qualifications les plus odieuses, avait la simplicité d'un
le plus doux dans la société ))
enfant, était J'homme
. La Harpe écrivait dans le même temps : « Des personnes
pleines de probité et d'esprit m'assurent tous les jours que c'est
la société un homme très aimable et très honnête ... »
dans
Nous le trouverons de même dans sa famille de Bretagne,
aimable, bon et serviable presque à l'excès.

Le 1 janvier de J'année t ni'!, les habitants de la rue Obscure
qui assistaient au prône de la cathédrale de Cornouaille furent
du prochain mariage d'Elie Catherine Fréron avec
informés
Thérèse-JéJcquette Guyomar, domiciliée chez son tuteur Daniel
Fréron qui, le 28 octobre précédent,- avait donné son consen­
tement. Le t8 janvier, le cont.rat fut dressé par Me Lecuyer,
nolaire au Châtelet; enfin le mariage fut célébré le 21 du
même mois à Saint-Sulpice, paroisse des nouveaux époux.
de droit de Saint-Ronan à Quimper
Thérèse est dite domiciliée
et de fait depuis trois ans rue de Sei ne ('1).
Voltaire a publié, et on a répété sur sa parole que ce
mariage fut la réparation d'une faute (2). La haine et la mali­
de preuves pour énoncer et répandre un
gnité n'ont pas besoin
fait de cette nature. La curiosité qui se met au service de la
vérit.é est plus difficile à satisfaire: il lui faut des preuves. Jal
donc mis à chercher et il a trouvé ce qu'il ne trouverait
s'est
les incendies de '1871 : les actes de
plus aujourd'hui, après
Saint-Sulpice. Le fait rapporté par Voltaire est exact.
En n48, Fréron avait trente ans. Dix-huitans auparavant,
il avait assisté au baptême de sa nièce à Quimper : il la re-_
de ses dix-neuf ans. Il ne vit, dans la fillp orphe-
trouvait parée
(1) Cetle indication renvel'l'ait au commencement cie t7i8; or Guyomar
11 'est mort que le 1 Î novembre 1748 .
(2) Anecdotes .....

line de sa sœur, que la jeunesse et ses charmes. Bientôt il se
fit aimer d'elle .
Le 19 novembre t 749, une fille fut présentée au baptême
dans l'église de Saint-Côme et reçut les prénoms de Marie-
Catherine-Françoise. Les noms des parents furent dissimulés.
Le 16 janvier 17:51, après les fiançailles ' faites devant
l'Eglise, et une semaine seulement avant la célébration du
mariage, un fils (François-Elie-Marie , né le H, était baptisé
à Saint-Sulpice, sous les noms de Fréron et de Thérèse
son épouse (i) - Le parrain était François Darius,
Guyomar,
des hôpitaux militaires du royaume, et la
directeur général
marraine Marie Fréron « fille majeure )), tante maternelle. -
Les deux enfants fürent reconnus dans l'acte (2).
Quand il épousait sa nièce, Fréron réparait u ne faute; la
réparation était même tardive; mais il ne faut pas dire avec
Jal, qu'elle fut contminte et forcée Jal n'a pas compris ce mot
qu'il extrait de l'acte de mariage « par décret de la Cour des
Reguaires de Cornouaillê. Il Il a pris le mot dr!r,ret au sens de
cflluja'lnlJatinn, quand il veut dire l.w.toJ'isfttion.
De nos jours; le mineur ne peut contracter mariage sans
l'autorisation du conseil de famille. Sous l"cincienne jurispru­
dence, il lui fallait l'autorisation du juge. Thérèse Guyomar
était mineure, elle avait son domicile de dro it chez son tuteur
Daniel Fréron: il lui fallut donc recourir aux juges de ce do­
micile, les juges de l'évêque, seigneur haut justicier de Quim­
per, tribunal qui prenait le nom de COltf des Rr'guires. Le 28
octobre '17:50, la cout' des Hegaires décréta c'est-à-dire auto-
risa le mariage (3). .

(i) La qualiQcation d'é,JOll cC est pl'ise p:u eux ]JI'ématm'ément ; elle a
été admise sans dou~e parce que les fiançailles qui avaient eu lieu aupa­
ravant en fa ce de l'Eglise créaient enlr'eux une oblig<1lion, de. conscience
Denisart. Vu Fiançailles. 6 .
(:2) Il est fàcheux que Jal ait donné seulemellt par extrait l'acte qui
n'existe plus.
(:3) C'est encore une des erreurs de droit ancien de Jal. Le sens du mot
décret n'est pas douteux. - S'il s'était agi, comme dit Jal, d'une condam-

Après ces deux enfants, il en naquit six autres . Voici leurs .
les dates des baptêmes (non des naissances),les noms des
noms,
parrains et marraines. Ces noms sont à remarquer: ils sont
un enseignement.
l Anne-Françoise-Thérèse, baptisée le 27 juin 1753; parrain,
François Morand , chevalier de Saint-Michel, chirurgien-major
des Invalides, membre de l'Académie des Sciences; marraine,
Charlotte de la Rivière, veuve de Jean-Baptiste Chéron, mar-
de Ménars. .
quis

2 Stanislas-Louis-Marie, 17 août '17~4 ('1) : parrain, Sta-
nislas, roi de Pologne, duc de Lorraine et de Bar; marraine,
Marie-Louise Jablonowska,épouse de t. h. et t. p. seigneur de
la Trémoille, prince d_e Talmont, représentée.
3 François-Charles, 1 cr janvier 17~6; parrain, François­
Joseph de Choiseul, marquis de Stainvîlle, conseiller d'Etat,
chevalier de la Toîson d'or, grand chambellan de S. M. l'Em­
pereur (Charles VI) et son ministre plénipotentiaire à la cour
1 de France (2) ; marraine, Elisabeth de Ligneville, comtesse
du Saint-Empire, épouse de Nicolas Dedelay de la Garde (3j .

4 Louise-Philippine-Marie-Anne-Françoise, 24 a 1 1757
(née le 22 avril); parra in, S.A. S. Mgr. Louis-Phili ppe, duc d'Or-
léans; marraine, Marie-Anne-Françoise de Noailles, épouse
de Louis-Engelbert, comte de La Marck (4), représentés
nation obtenue contre Fréron par Daniel son père, tuteur de Thérèse, les He­
gaires de Quimper auraient été incompétents. Fréron, défendeur'. ne pouvait
être assigné qu'à son domicile à Paris. L'article 59 de notre code de procé­
dure n'est pas une innovation. Je prie qu'on pardonne cette observa­
tion à un ancien président.
(1) 1754, non en 1/;15, Mgr. Guét'Ïn, 'li.) 7; Bouillet, • 176.J, Michaud,
de f'llltaisie. Un inventaire que nous citerons plus loin
etc ., dates données
donne la date du 15 aotH. La biographie Firmin Didot dit 17l"i5 ; et
J'auteur ajoute que Stanislas était par sa mère neveu de J'abbé Hoyou.
Erreur. Stanislas est né du premier mariage de Fr6ron, et son second ma­
l'iage avec la sœu.1' de l'abbé Royol:] est de 17ü6.
(1) C'est le père du duc de Choiseul, depuis ministre .
(a) Et non comme l'a cru M. du Chatellier' (p. 118) une de Mesdames de
France, filles et non tantes du roi Louis XV.
(4) Le comte de La Marck, marié en premières noces à une bretonne,
Marie-An ne· Hyacinthe de Visdelou morte en 17:31, était · par elle père de

;)0 Christian-Maurice, '13 mars 1760; parrain, Chrjstian, duc
de Bavière; marraine Anne-Maurice de Montmorency-Luxem­
bourg, épouse d'Anne-Louis-Alexandre duc de Montmorency,
prince de Robecq.
6° Thérèse-Jeanne, 5 avril17Gt (1); panain, Jean-Benjamin
de la Borde, receveur-général des Finances, et marraine,
Jeanne Bouret, épouse de Philibert Tiron de Montsauge, ad-
ministrateur général des Postes. .
Quand on lit ces noms, comment jamais croire que Fréron
fut cet homme déconsidéré, perdu d'honneur pour lequel
Voltaire réclamait une place à Bicêtre (2), ,qu'il considérait
comme un fripon déjà condamné, et qu'il jugeait digne des
galères, Comme Voltaire a bien senti que Fréron peut opposer
le:; noms de ses protecteurs à toutes les injures! Qu'on en
juge par ses colères!
Il écrit du roi Stanislas : « Ce roi est comme le soleil qui
luit également pour les colombes et pour les vipères (3). »
Il écrit de Mme de Montmorency Robecq, marraine du cin­
quième enfant: « Madame de Robecq, je la tiens pour morte,
et c'est dommage; mais aussi pourquoi protéger Palissot '? et
Monsieur de Choiseul qui protége aussi Fréron. Fréron est
un monstre (4), »
Ainsi Mme de Robecq, par une juste punition du ciel va
mourir, parce qu'elle protège Palissot Que M. de Choiseul qui
ose protéger Fréron prenne pour lui cet avertissement céleste!
C'est odieux et ridicule, a-t-on dit (5).
Louise-Marguerite Iris, qui en 1734, avait hérité les seigneuries de Coatfao
et Pralanraz (Penhars près de Quimper), et, en 1748, avait épousé le prince
plus lard duc d'Arenberg. La duchesse d'Arenberg eut pour fils eadet le
comte de La Marck, l'ami de Mirabeau.
(1) Il semble qu'il faut lire 15 avril; un inventaire fait après la mort
de sa mère et que nous citerons plus loin, la fait naître le 10 avrû.
('2) Ci-dessus p. 23'2. 24 juillet t 749.
(3) 1 septembre 1760, à d'Argental. Corr. IX, p. 3.
0) 26 mai 1760, à d'Argental. CarT. VIII, p. 415.
(5) Jal, p. 619.

Faut-il une autre preuve que Fréron n'était pas, comme on
l'a dit, « à l'apogée de la déconsidération (t). n C'est Voltaire
lui-même qui va nous la fournir, En effet, si Fréron est dans
. uri « décri et un mépris unÏ\ersel (2) n, quel impérieux besoin
Voltaire a-t-il de le rendre méprisable? Or, pour atteindre
ce but il va employer tous les moyens. .
A Postdam (entre 1700 et 1753) il annonce la condamnation
de Fréron et son départ « dans la chaîne » poùr les galéres.
Une lettre de Paris lui apprend . cette nouvellé. On veut voir
la lettre, 11 l'a déchirée! Qui le croira jamais?
Mais une « gentillesse d'esprit (3) » comme celle, là ne sort
guère d'un cercle réduit, elle ne passe pas aux siècles futurs.
Pour que la haine de Voltaire soit satisfaite, il faut que Fréron
soit rendu ridicule et méprisable à toujours Que faut-il? « Ni­
cher Fré ron dans quelque ouvrage qui aille à la postérité (4). »
Voltaire va s'y mettre. En 1760 et 176:1, il publie coup sur
coup l'Ecossaise répandue à profusion dans Paris: puis jouée le
26 août à Paris, et après sur nombre de théâtres, le PaU/we
Diable, où trente vers injurieux sont consacrés à Fréron, le
XVIIIe chant de la Pucelle, où il montre Fréron en ronte pour
aller aux galères et le' diffame en quatre cents vers; enfin il
publie les .4 nel'dotes sur Fre'ron, « ce tas d'ordures US) ».­
Les Anecdotes soulèvent un dégoût universel, et Voltaire les
attribuera généreusement à La Harpe; mais plus tard aug­
du mémoire de l'avocat Royou elles reparaîtront dans
mentées
le Dictionnaire philosophique!
Place singulièrement choisie, dira-t-on! Mais le Diction­
naire ira à la postérité.' Enfin Tancrède, Voltaire y corn pte
bien, aura le même sort. Il a obtenu les applaudissements du
(1) M, Isambert.
('{) A Frédéric, 17 mars 1750, n° 1595. - Ci-dessus p. 2'2.7.
(3) Expression de Fréron rendant compte du fait que Voltaire ne dénie '
pas. V. Leltre du '2.1. juillet 1760, COri'. VIII, p. 511.
. (4.) Lettre du 6 janvier 1761.
(5) C'est l'appréciation des frères Grimm.

public et un compte rendu élogieux de Fréron. L'auteur l'a
dédié à Madame de Pompadour (-1). Ille fait im'primer et la r
marquise en recevra le premier exemplaire,
Au frontispice elle verra non sans surprise une estampe re­
présentant un âne « dans l'action de braire, regardant une
lyre suspendue à un arbre (2) ; » et au-dessous elle lira:

Que veu t dire

Cette lyre?
C'ost Melpomène ou Clairon.
Et ce monsieur qui soupire
Et rai t rire
N'est-ce pas Martin Fréron?
La marêluise ne verra pas l'à-propos de cette caricature en
tête de Tancrède; et ce n'est pas Voltaire qui lui aurait fourni
que voici: L'estampe, sans la légende, était desti­l'explication
née au frontispice de l'Ecossai:w : instruit de ce projet Fréron
que l'Ecossaise allait paraître ornée du
s'empressa d'annoncer
portrait de son auteur. Plaisant tour, mais que Fréron paiera!
La planche est retirée à l'imprimeur mais gardée pour plus
tard; et l'estampe paraîtra quelques mois après, agrémentée
de l'épigramme. Seulement le frontispice de Tancrède était
une place mal choisie.
( L'âne qui soupire fait rire » la postérité: mais il montre
en même temps comment Voltaire tenait compte de la justice
que Fréron savait lui rendre. . '
Fréron avait paru impassible à la première représentation de
l'Ecossai.w. Ecoutant les injures grossiéres qui lui étaient
il méditait en souriant son compte rendu de la
prodiguées,
semaine suivante qui allait survivre à la triste et ennuyeuse
Ecossaise. Mais on dit gue devant les outrages prodigués à
son mari Mme Fréron s'évanouit.
(1) V. sa dédicace pleine de flatteries (10 octobre 1759).
(1) Nisard, p. '260.

Les femmes sont souvent ainsi, plus sensibles aux dis­
, grâces de leurs maris que ceux-ci eux-mêmes. Ces outrages
qui laissaient Fréron impassible auraient-ils abrégé la vie de
sa femme '?
Quoiqu'il en soit, Mme Fréron mourut âgée de trente-deux
ans seulement, le 17 juin 1762, etfut inhumée le lendemain (1).
Combipn laissait-elle d'enfants ? Jal a trouvé seulement
l'acte de sépulture de l'aînée Marie-Catherine, morte en bas
âge, dès 17t>3. Mais, quoiqu'il dise, il n'est pas sûr que les sept
autres enfants aient survécu à ,leur mère. Ce que nous savons
d'une manière certaine c'est que, quelques années après (en
1766), il ne restait que trois enfants: Stanislas, Louise-Philip­
pine et Thérèse, encore mineurs et dont la majorité (de 2t> ans)
devait venir, pour Stanislas, le 15 août 1779 : pour Louise, le
22 avril 1782 : pour Thérése, le 10 avril 1786.
Jal nous a donné les dates des baptêmes ; les indications
de J'inventaire fixent les dates des naissances et nous reportent
pour Stanislas, au 10 août 1704; pour Louise, au 22 avril
1757 ; pour Thérèse, au 10 avril 1761 (2).
Voilà des dates qui démentent beaucoup de biographies,
mais qui sont certaines. .
Fréron garda le veuvage pendant quatre années; et c'est
seulement vers la fin de 1766 qu'il contracta une nouvelle
union. 11 choisit sa seconde femme dans sa parenté maternelle.
Il nous faut donc revenir à Quimper où nous allons trouver
les collatéraux de Marie-Anne Campion.
J. TRÉVÉDY,
Ancien Président du tribunal de Quimper.
(A suivre)
(1) Cette date est fournie par un inventaire du 3 juillet 1766. Me Lecuyer,
à ,Paris. Elle est confirmée par la date du billet de Piron répondant
notaire
a u billet d'en terremen t et da té du 19 juin. C'est par erreu r que Jal â .
imprimé: 18 janviet·.
(2) Cette dernière indication contredit celle que J al donne pour le' bap­
avril; il faut sans doute lire,: 15 avril. Ci-dessus, p. 238, note 1.
tême : 5
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. ' TOME XXVII (Mémoires) 16 '