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Bulletin SAF 1899


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Le culte des fontaines chez les Bretons armoricains

A. Le Braz

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XIII.

LE CULTE DES FONTAINES '
Z L...ES BR TONS ARMORICAINS (1)

' Le culte des ,fontainns qui fut un des éléments les plus,
caractéristiques de ]a relig'ion gaulo'ise a laissé parmi les '
Bretons des survivances profondes dont on retrouve partout
la trace. dans le pays comme dans les âmes, On ne saurait,
en effet, parcourir nos campagnes, sans être frappé du
nombre de fontaines sacrées, couronnées la plupart de
continuent de visiter,
gracieux édicules, que les pèlerins
comme aux epoques prImItlves, avec cette différence
toutefois qu'au Génie païen, gardien détrôné de la source,
le christianisme a pris soin de substituer un des saints vé­
l'hagiographie locale Que si l'on interroge les
nérés de
gens du peuple, si l'on prmioque leurs confidences, avec le
respect que mérite toute forme de croyance même enfantine
et ~urannée, on n'est pas long à découvrir que la « vertu»
des eaux rustiques joue dans les habitudes traditionnelles
du Breton contemporain un rôle presque aussi considérable
que jadis, dans les conceptions religieuses de ses plus loin-

ta 1I1S ancetres,
JI n'est, pour ainsi dire, pas un acte important de sa vie

pour lequel il n'ait recours à è{uelque fontaine privilégiée.
Pendant qu'il était au sein de sa mère, celle-ci n'a pas
manqué de s'adresser à la source la plus voisine, réputée
pour assurer des grossesses favorables: En Trégor, on se

rend en pareille OCClll'l'enCe à la fontaine de Sainte-Pompée
(Santez Coupaïa), au bas du bour"g de Langoat; en Goëlo,
(1) On voudra bien excuser ee que la forme cie èelte notice a d'un peu hâtif,
en se souvenant qu'elle n'est que la transcription d'une causerie improvisée.

c'est à la fontaine de Sainte-Thouïne. située dans
la paroisse de Lanloup, Le plus souvent, on 'trempe
dans l'eau sacrée le linO"e de corps de la personne en-
cemte. autres SOurces comme celle de Saint-Idunet ou
de Saint-Gonval, permettent d'être fixé ' à l'avance sur le sexe
de l'enfant: il suffit de prendre deux chemisettes, une de
fille, une de garçon, et de les poser à la surface de l'eau; celle
des deux qui surnagera le plus longtemps indiquera par là
même si la « petite créature » ' à naître portera plus tard
« culotte ou jupon n. Le nouveau-né n'a pas plus tôt fait son
apparition au monde que la fontaine est consultée derechef
pour savoir s'il a chance de vivre et de fournir une carrière
normale. La« pèlerine » chargée de cette consultation se
munit comme précédemment d'un des langes qui servent à
envelopper l'enfant et le plonge dans Id source ': s'il flot.te,
l'enfant est de bonne venne: s'il descend tout de suite au
fond, les jours du pauvre être sont comptés. Et que d'autres
cas il faudrait signaler: si, dans cette brève notice, je pou­
vais avoir la prétention de les énumérer tous! ...
Laissons grandir le petit Breton. Le voici devenu jeune
homme. Il commence à fréquenter les pardons, à faire mnntre
de son adresse et de sa force dans les « jeux» qui en so.nt
l'accompagnement obligé. Pour être vainqueur à la lutte, il
va, sur les conseils de quelque « ancien », faire des ablutions
nocturnes, par une nuit de nouvelle lune, à la fontaine de
Saint-Kadô, de Saint-Gildas ou de Saint-Samson. Et: par
exemple, savez-vous pourquoi Scaër passe à juste titre pour
la terre classique des lutteurs? Parce qu'elle possède la fon­

taine de Sainte-Candide: la plus ample, la plus ~impide, la
plus abondante qui soit en Bretagne. « Plus le débit est con­
sidérable, plus la puissance de l'eau est vivifiante » ~ m'a dé­
claré naguère un des sages vieillards de cette contrée. Et il
ajoutait: « De mon temps: les gar's qui ambitionnaient de
hercules demeuraient des heures entières plon-
devenir des

cyés dans le bassin jusqu'au cou. Lteau donnait à leurs mem­

bres la trempe du plus robuste et du plus souple acier: ils
('n sortaient invincibles ». Aux pardons aussi, le Breton

noue cc amitié » pour la première fois avec celle qu'il appelle
dès lors (C sa douce l:. Il arrive souvent qu'il soit embarrassé
dans son choix. Il y en a tant qui sont lC plaisantes », parmi

ces pennhérès, assises par groupes dans l'enclos de la cha­
pelle ou rangées en une file de coiffes blanches sur le muret
du cimetière! Laquelle de ces jeunes filles fixera, selon l'ex­
pression consacrée, cc sa planète)) ? C'est ce que lui dira la
fontaine de Sainte-Brigitte. Il ira par trois fois s'y pencher
au crépuscule, par trois lundis de mai, sije ne me trompe, et,
dans le miroir obscurci de la sourcè., il croira voir apparaître
le visag'e de celle qu'il est dans son destin d'aimer.

Mais avant de songà à prendpe femme, il faut qu'il ac­
quitte sa dette envel'S Je cc gouvernement », qu'il fasse son
temps de soldat. Une des plus cruelles tortures morales pour
le Breton est assurément la perspective d'être contraint de
quitter la Bl'etagne ou, dans la Bretagne, le petit coin de terre

où il 'est né, pour obéir à la conscription, pour aller vivre au
loin de la vie de caserne o.ù le hante sans cesse l'image du

pays absent. Ici, encore, la vertu préservatrice de la fontaine
intervient. Il en est une dans le 'l'régor qui jouit à·cet égard
d'une efficacité particulière . Elle est située au pied d'unè col­
line abrupte, dans la verte et délicieuse vallée du Guindy,
un peu en amont de Tréguier, et porte.le nom suggestif de
cc Fontaine de minuit », Feunteun an hanter-noz. J'emprunte

à mes carnets d.e notes l'historiette suivante qui montre à , 1

quels rites elle donne lieu. cc Le fils aîné d'un paysan de la
région devait à bref délai tirer au sort. Il tremblait d'avance
à ridée d'amener un mauvais numéro. La veille du grand

jour, il s'ouvrit de ses angoisses à une vieille voisine qui
passait pour se connaître en (c secrets )l •

« . Apportez-moi, ce soir, deux serviettes blanches: lui
dit-elle, et ne vous inquiétez pas du reste. .
« Il fit cé qu'elle commandait .et s'alla coucher: l'esprit
plus tranquille. Au coup de minuit, la vieille trempait les
deux. serviettes dans la fontaine d'hanter-noz, puis venait
frapper à la pOl'te du manoir' de Troguindy où demeurait le
Jeune homme. Celui-ci, la voyant entrer, voulut quitter le lit.
e: Ne bougez pas, lui enjoignit-elle.
« Elle lui mit à nu la poitrine et lui appliqua sur la peau
les serviettes mouillées, en les disposant en forme de ~roix.
On était en janvier. Il gelait dehors à pierre fendre. L'opéra­
tion ne laissait pas d'être désagréable pour le patient. 11 la .
subit toutefois d'une âme stoïque et en fut, d'ailleurs: récom­
pensé, car il tirait le lendemain un des num.éros les plus
élevés de sa série
Dans le canton de Plestin: sur les confins dèS Côtes-du­
Nord et du Finistère, la fontaine de Saint-Effiam est, dans
les mêmes . circonstances, l'objet de pratiques ana!ogues.
Mais elle est plus spécialement invoquée pour d'autres usages
auxquels je toucherai plus loin. .
C'est sans doute le moment de mentionner les efIets cura--
tifs que l'imagination populaire bretonne prête aux fontaines.
Ils sont innombrables et si l'on en voulait tenter seulement une
nomenclature, c'est. un véritable codex qu'il faudrait rédiger.
De façon générale, on peut affirmer que chaque source a son
arwez, comme on dit, son mal déterminé contre lequel elle
est toute puissante. Les humbles, aujourd'hui encore, ne
connaissent pas d'autre médication. Les causes d'erreur, on
, le conçoit, sont fréquentes. Il n'est pas toujours facile de
diagnostiquer la maladie et de préciser à quelle source mira­
culeuse il convient d'avoir recours. L'on est souvent obligé
de promener le malade de fontaine en fontaine, jusqu'à ce
que l'on tombe enfin sur celle qui doit assurer sa guérison.
On la reCOilllaÎI en certains cas à ce que le malade, à mesure
)r " L't

4 il en appl'oche éprouve une sorte de frisson religieux, ulle

angoisse qui se manifeste pal' un "tremblement convulsif de tous .
les membres. D'ordinaire cependant, pour éviter les déplace­
ments infructueux ou aléatoires, on commence, avant de se
mettre en route, par consulter des personnes expérimentées
en la matière, plus particulièrement les «( pèlerines par pro­
curation » dont la confrérie est si nombreuse et si respectée
en Bretagne. A cette catégorie de ([ docteurs ès fontaines JI
apparti~nt Marguerite Philippe dont la merveilleuse mémoire
a si bien servi le regretté M. Luzel et qui m'a fourni à moi':'
même tant de précieux renseignements. Elle vous citera
jusqu'à vingt espèces de furoncles, indiscernables pour l'œil
des profanes, mais pour chacune desquelles il est nécessaire
de s'adresser à autant d' CI eaux » différentes. Du reste, que
ne sait-elle pas, elle et tant d'autres vouées au même métier,
disons mieux au même ministère ! Ce sont les grands oraGIes
médicaux de tout le pays breton.
Un jour que je passais à · côté d'une fontaille solitaire,
consacrée à saint Mandez, à quelque distance du bourg de
Lanvellec, je vis une lavandière qui pliait sous un faix de
linge arrêtée comme en extase devant la source. ([ Qu'est-ce
donc que vous regardez si attentivement? )) lui demandai­
je.· (\ Je regarde l'eau bouillir, » me répondit-elle: « il
vient sù.rement d'entrer quelque malade sur la terre de la
fontaine ». Ainsi faisait la fontaine de Bal'anton, dans les
vieilles légendes arthuriennes. C'est, paraît-il, un indice
certain, un ([ signe J qui ne trompe jamais. Comme pour
donner raison à mon interlocutrice, bientôt parut, en effet,
dans le sentier, une femme de Tréduder qui souffrait, à ce
qu'elle m'apprit, du mal connu dans le peuple sous le nom
de glizen Vodez, la rosée, la fraîcheur de Saint-Mandez .
C'est généralement une tumeur occasionnée au coude­
pied pal' le .fl'ottement du sabot. La . pèlerine s'agenouilla
sur la margelle, plongea son bras dans la source et en

ramena une poignée de mousses roussâtres qu'elle appliqua
en. guise de cataplasme sur la partie endolorie ...
Ce sont là des scènes auxquelles on peut assister tous les
jours .en n'importe quel point de la région bretonne. Le
,vrai, c'est qu'aux yeux de nos compatriotes il n'y a pas de
maladie, pas d'infirmité humaine à quoi ne puisse porter
remède la vertu des sources sacrées. Elles ne guérissent,
d'ailleurs, pas que le corps et leur action salutaire s'étend
pareillement à l'âme. Contentons-nous d'un exemple. Entre
toutes les maladies de la sensibilité, il n'en est point, dit-on,
de plus douloureuse, de plus cuisante, de plus affolante que
la jalousie. Bien que les Bretonnes, si pures de mœurs,
soient réputées pour être de~ types parfaits de la fidélité
conjugale, il faut croire qu'elles ont cependant parfois affaire
à d,es maris d'une susceptibilité Ombrageuse. En ce cas, la
Trégorroise est la première à dire à son homme~ non sans

dépit: « Puisqu'il en est' ainsi, puisque tu n'a plus confiance
en moi et que tu crains pour ton honneur, que ne vas-tu
trouver saint Efflam?» Saint Efflam, en effet, n'est pas seu­
lement, comme je l'ai indiqué' tout à l'heure, le patron des
conscrits; il l'est encore des maris jaloux. Ainsi le veut la
tradition populaire qui prétend que, de son vivant, il n'eut
point lui-même en sa femme Enora la confiance dont elle
était digne à tous égards . Le peuple commet vraisemblable­
ment ici une de ces confusions de noms 'et .de ces contami­
nations de légendes auxquelles il est sujet. n a dû confondre
Enora avec Azénor, mère de saint Budoc, dont on connaît la
tragique odyssée, et identifier le mari de l'une avec celui de
l'autre. Toujours est-il que les hommes enclins à « chevau-
cher le cheval de Hamon (1)) se rendent en pélerinage à la
monumentale font.ainede Saint-Efflam et y déposent sur l'eau
trois morceaux de pain dont un pour la personne jalouse, le

(1) Equivalent breton de la locution française « monter sur le bidet ••

second pour l'objet de la jalousie et le troisième pour le saint.
Si celui-ci, entraîné par les remous de la source tend à se
rapprocher des deux autres, c'est que les soupçons n'ont pas
de raison d'être; s'il s'en éloigne, au contraire, et fait mine
de les bouder, c'est hélas! qu'on a réellement des motifs de
craindre et de se méfier ....
L'événement le plus important de la vie, a dit je ne sais
plus quel Ancien, c'est la mort. Les sources, qui ont présagé
le destin du Breton naisssant et qu'il n'a pas manqué, par la
d'associer à toutes les péripéties de son existence,
suite,
failliraient évidemment à leur mission si elles ne soulevaient
pour lui les voiles de l'avenir en lui faisant connaître l'heure
approximative de son trépas. TrOUViZ-VOUS dans le pré qui
avoisine la chapelle de Saint-Léger, en Quimerc'h, le soir
du pardon. La fontaine est là, dans son bassin de pierre
moussue, qu'abrite une touffe de saules. Des pèlerins affiuent
de toutes parts, des hommes, des femmes, d'âges divers, des
enfants même. Tous ont en main une menue croix qu'ils ont
façonnée avec des branchettes cueillies, écorcées en route.
A tour de rôle, ils laissent tomber cette croix dans l'eau
sacrée. Selon qu'elle tournoie plus ou moins de temps, avant
de flotter immobile, ils en concluent qu'il leur reste plus ou
moins d'années à s'agiter sur terre avant de s'allonger dans
le sommeil suprême.
J'arrête ici ces rapides notations. Je n'ai fait qu'eflleurer
un sujet dont la richesse égale seule la variété, et prendre
au hasard quelques épis dans une opulente moisRon. Dirai-je
en terminant qu'il serait bien mal avisé, à mon sens, et d'es­
prit singulièl>ement étroit, celui qui ne verrait dans la per­
sistance de ces vieux rites que superstition barbare et cré­
dulité niaise d'un peuple encore enfant? J'aime mieux en
savourer, quant à moi, la poésie profonde, y respirer, com­
me en sa pureté, cette fraîcheur de naturalisme celtique que
vingt siècles n'ont point déflorée. A. LE BRAZ.