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Bulletin SAF 1899


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Une altercation entre un Irlandais réfugié et le Procureur du Roi à Carhaix

Abbé A. Favé

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UNE ALTERCATION

Entre un Irlandais réfugié et le Procureur du Roi à Carhaix

Les pièces que nous présentons ici sont deux certificats
rédigés à fin d'enquête ordonnée en novembre 1693, reprise
en janvier 1694, touchant un colloque un peu orageux, des
gestes et des menaces échangées entre le procureur du Roi
au siège et un gentilhomme jacobite de passage à Carhaix,
dans le courant du mois de juin précédent .( 1).
Dans cette affaire, il n'y avait pa::; de quoi à fouetter un
chat: c'est à peine, si les éléments de cette enquête pour la
forme fourniraient la matière d'un lail divers: toute l'impor­
tance qui s'y glisse ne vient que de celle qu'y apportent des .
relations et hautes influences sollicitées avec acharnement., et
sc prêtant avec une excessive complaisance, cQmme l'inter-
vention de l'intendant, M. de Nointel, mis en mouvement par
un maréchal, grand maître de l'artillerie de France, le mar-
quis de Humières.
Permettez-moi de reconstituer rapidement le lieu de la
scène en vous faisant les honneurs de la halle de la vieille cité.
Quelqu . nuées auparavant, vers 1672, nous voyons les
marchands forains venus de Normandie et de tous
notables
les quartiers de la Bretagne, « tant grossiers que détaillans »
se révolter en présence d(,s règlements qui leur enjoignaient

(1) 1· Certificat du 20 novembre 169a, signé: L. Hervieu, François Le
Délivre, Louis Th6pault, néné ThClpault ; 2° autI'e protestation de Me Jan
du Païs, avocat à la COUI', de janvier IGg1. Archives du Finistère. (Cour
royale de Carhaix, série B, non classée). .

d'occuper toutes les boutiques de la halle, et.leur interdisant
d'installer leurs estaux ailleurs, « tant que les boutiques de la
dite halle ne seraient plaines et occupées Ji. En 1672 donc, à
la gl'ande foire de la mi-carême, les marchands firent si

,23 boutiques restèrent vacantes sous la halle .
bien que
Les tenues du règlement confirmé notamment par un
arrêt du 2l! mai 1666, étaient si clairs qu'ils furent compris
. dans une hécatombe impitoyable, mais, toutefois, le séné-·
chal . fut forcé par l'évidence, par l'état déplorable du
marché COUDert, de condamner, en retour: la fermière à faire
sorte qu'enfin « les dits marchands et lelL1'S
clore la halle de
marchandises y soient en seuretté JJ. C'était justice que ra
jouissant du monopole deloger les
demoiselle Louise Névez
marchands dans la cohue, assurât le bon état de conservation
de leUl'S marchandises. L'édifice subit de plus en plus, des
ans l'irréparable outrage .- lépreux, lézardé, délabré, il chan­

celle sur ses piliel's de pierres disjointes et rongées de sal­
pêtre; sa charpente vermoulùe s'effondre. La commu­
nauté de ville, dont les finances sont obérées par les
logements de troupes, la réfection du pavé, des fontaines
publiques, par d'autres exigences pressantes du service de
gémir en attendant des jours meilleurs.
la voirie, ne peut que
Enfin: vers 1700,'les travaux de reconstruction de la halle
sont mis en adjudication; un entrepreneur se trouve pOUl'
assumer un ràbais phénoménal: outre qu'il n'a pas les reins
solides, la malchance s'acharne sur lui: une tempête, en
février 1701, détruit tous les travaux déjà exécutés. Le mal­
heureux capitule, épuisé. On en réfère à Rennes: l'intendant,
marquis de Nointel décide en deux coups de son sort et de
sa fortune:
« L'adjudicataire refusant de continuer les réparations

de la halle il est à propos que vous le fassiez mettre en pri-
son. (Lettre du 1 mai 1701) .
(( C'est à l'ancien adjudicataire à paier les frais de son

emprisonnement mais vu q'u'il est entièrement insor"ablevou.~
poutiez le faü'e élargir ,», (Lettre du 10 juin suivant) (1).
tout 4e même, heureux grâce à son extrême misère:
Il fut,
s'il avait pu payer son geôlage et ses frais de séjour à la pri­
son, il y serait peut-être enc~re !
Donc, en 1603, la halle de Carhaix n'avait rien de monu­
mental; toutefois, retirez à la ville sa collégiale de Saint­
Trémeur, sa cohue moyennageuse, même son four banal;
vous n'y voyez plus la vie èirculer, se manifester, éclater:

c'est encore une bourgade, mais ce n'est plus Carhaix.
Si la capitale de l'Attique avait son Ag'ora, si la villo
Césars avait son forum, Carhaix, en revanche, avait sa .
des
halle, le rendez-vous pour la belle flânerie lorsque le soleil

était à son déclin, et que robins ou officiers de finance et de
police, tabellions et notables commerçants anêtaient leur
labeUl' quotidien et remettaient au leridemain les ' affaires

serIeuses.

En juin 1693: à cette heure que nos contemporains
appellent l'heure de l'apéritif, des gentilshommes consti':
tuant le ban et l'arrière-ban d'Anjou en période
d'exercices dans le pays de Haute-Cornouaille, se trou­
vaient par groupes divisant soit sous la halle, soit à
rentrée de la halle: une curiosité mêlée de sympathie a~ti-
rait l'attention sur quelques Anglaïs et Irlandais mêlés à ces
groupes. Leur présence rappelait de tragiques événements,
des fatalités lugubres: La Boyne (1690), la capitulation de
Limerick, le désastre inoubliable de la Hougue" un désastre
sans espoir: tout perdu, comme à Pavie, tout, fors l'hon­
neur/'Ces Jacobites n'étaient pas des inconnus à Carhaix! car
après la revue passée par Jacques 1[ dans la semaine de Noël
1692, à Saint-Brieuc, Saint-Malo, Dinan, notre ville avait

(1) Al'cI/ives dit Finistè1'C. S. B. Cour roy. de Carhaix.

eu à pourvoir au logement de 250 cavaliel's de troupes
irlandaises, en quartiers d'hiver.
(c Les Irlandais-passés en France avec Jacques II en nom­
bre de vingt mille furent traités avec parcimonie comme des
. gens qui né pouDoient retourner dans leur pays. Les officiers
ne touchaient que la solde d'un simple soldat; comme on ne
remédiait pas à leur misère, qui inspirait une profonde pitié

au vieux maréchal de Noailles, ils conduisaient eux-mêmes
leurs soldats à la maraude et les laissait agir comme des
bandits. N'étaient-ils pas excusables puisqu'on les laissait
manquer de tout? )) SOttvenez-vous ,aus~i, LJfonseigncur, écri-

vait Vauban au ministre en 1697, des pauvres Irlandais; ils
ont (ort bien servi pendant cette guerre; ce sont des troupes
très valeureuses et de pa'uDres gens chassés de leur pays pour
l'intérêt de leur rèligion et pour la fidélité due à leur Roy, qui
sont dignes de compassion (1). Ces réfugiés reconnurent sur
nos champs de bataille l'hospitalité que leur donnait la
France: Qu'on se souvienne de Fontenoy! Les Irlan­
dais entament la colonne la plus résistante des Anglais,
perdant dans cette lutte acharnée le tiers de leurs hommes
et l~ quart de leurs officiers. Ils avoient toujours réclamé le
privilège de marcher les premiers contre les oppresseurs
de leur patrie!
Il est nécessaire de rechercher quel pouvait être l'état
d'âme de ces pauvres Irlandais, de ces Celtes que le
malheur avait pu rendre plus susceptibles, plus sensibles,
plus soupçonneux, souffrant, non pour eux, disons-le,
de c1üe, dans leur peau, mais exaspél'ément, dans leur amour-
propre national, familial, de fils déchus des innombrables rois
de l'ancien pays d'Irlande.
Un Irlandais pouvait-il savoir où il se seraittrouvé le len-

(1) Cf. La Vie militaire sous ['ancien régime: Les Soldat~, p:lf
A.-M. Ba-
beall, p. 303-367.

demain? Aussi, en juin 1683, il était permis de s'enquérir,
au jour le jour, de la destination marquée à ces exilés.
messager de Rennes venait de passer par Carhaix dé­

posant entre les mains de la directrice, demoiselle Louise
Brassart, dame de la Ville-Bellan (1) la valise offi­
renfermant en de copieuses enveloppes la correspon­
cielle
dance expédiée au siège et au bailli par Nosseigneurs l'Inten-'
dant de Bretagne et le Premier président de la cour de parle­
Înent. L'arrivée du courrier était un événe'ment qui ne pouvait
passer inaperçu. Justement, nos officiers angevins ct leurs
amis d'outre-mer aperçoivent 1.\1. le procureur du Roy, J. J11
VeU'er, Sr de Kersalun, sortant de chez le bailli Charles
Olymant de Kernéguès, avec lequel il a dll conférer
touchant .les ordres ou demandes de renseignements
provenant de Rennes. Un Angevin, le Sr Gohin (2),
santé du procureur, tandis que son compa­
s'informe de la
triote, le Sr de la Barbinière, qui se trouvait avec un Irlan-
dais, le Sr Colman, demande à brûle-pourpoint audit procu-
reur du Hoi c s'il n'awit pas ordre d'm'reste?" tous les A nglois
et mesme les naturalisés ». A cette plaisanterie plus ou moins
déplacée, saugrenue, JI1 Veller répartit qu'il n'avoit pas
encore cet ordre, mais qu'il le pouvoit avoir » ; puis, d'après
les certificats que nous citons: « le sieur la Barbinière con-
(c tinuanl sa pointe, demanda audit Sr Colman où estoit un
tC gentilhomme Irlandois qu'il avoit wu le jour précédent
cc en sa compagnie, Colman« répondit qu'il avoit party. »
Toutefois, sans qu'il fut besoin d'être grand physionomiste,
procureur remarqua le changement de figure de Colman
assombri et maussade. Voulant opérer une diversion, il lui
dit avec bonhomie li. qu'il y avoit un apprentiff Irlandois
, (1) La digne dame avait francis6 son n0111 de J(e1'hellan, à la mode du temps.
('2) Aux archives du Maine-et-LoiI'e: Inventaire des archives des familles,
on trouve plusieurs dûcumeüts concernant la famille Gohin, sa maintenue de
. noblesse, et la nomination d'un de ses membres comml3 maire d'Angel's.

« chez Lafonlaine perucquier que la dame de Kergomal' sa

(t sœur y avoit mis pour apprendre mestier et qui disoit estre
« de fort bonne maison d'Irlande et quainsi s'il connaissait
« ce péis là et qu'il ~e voulut entretenir il verroit si ce garçon
« disoit vray. »
En entendant cela, c'est Me Jan Dupaïs qui le rapporte,
« ledit SI' Colman se tut quelques temps, puis tout d'Ul~ coup
il se crut dans la réflexion choqué de la proposition dudit
sieur procureur du Roy. )) ,
n'était pas un impulsif: clans son for intérieur il
Colman

délibère comme un juge qui pèse le pour et le contre et tout
. bien pesé et mûrement délibéré, son parti est pris : Colman
va se niettre en colère .....
Il décide qu'il est insultant de lui dire qu'un Irlandais de
noble maison puisse faire apprentissage de perruquier à
Carhaix: où les perruquiers, au demeurant, n'étaient pas
les premiers-venus: admis au tête à tête avec les plus hauts
personnages de la région, voire même qu'une des meilleures
la ville était tenue par la veuve Desnoyer, « où
hôtelleries de
pendait pour enseigne La Perruque» (1).
Colman s'entraîne et le voilà embarqué dans le chapitre

des Nez, qui à notre heure: grâce à Rostan, fera oublier le

fameux chapitre des chapeaux, de l'illustre Aristote. Notre
1 l'landais, déjà initié aux hardiesses de notre .langue, traite

M. le procureur du Roy de « foutuné, camard, né plat. »
Appréciation toute personnelle du reste, que le magistrat
relève en intimant avec raisonà Colman qu'il avait tort de so
mettre en colère et qu'il avait cr le né aussi bien tourné que le
sten JJ.
S'il ne pouvait s'enorgueillir d'un nez monumental comme

Cyrano. de Bergerac, d'un appendice si précieux,

(1) S. B: Cour l~oyale de Carhaix. (Dans une enquête faite par le sénéchal

Attendu qu'un grand nez est proprement l'indice
D'un homme aITable, bon, courtois, spirituel
Libéral, courageux... ....... _
il se contentait du nez qu'il avait reçu du Créateur; nez
braque, de pointe?', largement ouvert au vent pour
poursuivre l'ennemi de la société, et entrer, au besoin, dans
le maquis de la procédure.
Colman, qui se fâchait avec réflex.ion, s'il faut en croire
le témoignage de Jan Dupaïs, exhibe ses poings au procu­
reur du Hoy avec menaces; le. procureur du Roi l'invite à

comparer sa force de poignet à la sienne: on doit les séparer;
enfin on se retire en bon ordre et on croit que c'est fini selon
le vœu et l'invitation de Joseph VeIler: « retirons-nous, car
« je "ois bien que voislà un homme qui cherche querelle pour
« un sujet bien léger et veut avoir à faire et insulter. »

or. "l,·
Mais cette scène qui frappa si peu l'esprit .des témoins
qu'ils ne s'en rappellent la date au juste, eut une suite, car,
en novembre, l'Intendant ellt à s'en faire dresser un rapport
par l'intermédiaire du bailly.
Puis l'Intendant renseigné classa l'affaire, mais elle fut
reprise en janvier 1694.
J an du Pays s'appuyant sur le témoignage formel du gentil­
homme angevin, le Sr Gohin « atteste que jamais ledit

« procureur du Hoy ne menaça du bâton ledit SI' Colman; mais
« qu'ils se seroient tous deux montrés le point, et que ledit Sr
« procureur ~u Roy fut le pl'emier qui quitta pour éviter
'« la noize et que si quelqu'un avoit lieu de se plaindre, ce
« devoit estre ledit Sr procureur du Hoy. ».
D'où provenait ce supplément d'enquête? <1. Le Bailly, .
l'explique l'avocat du Païs, « marqua audit Sr Gohin
comme
« que ledit Sr Colman s'estoit plaint devant Monsieur le
« mareschal de IlUlnière. »

Louis de Trévant, marquis, maréchal de Humières, qui
mourut à Versailles en 169 k assez brusquement, témoignant
le regl'et de n'avoir pensé à tro,is choses pendant sa vie : ses
affaires, sa santé, son salut, avait des sympathies vives et
profondes pour les Stuart qu'il avait coimus aux jours de la
prospérité. En 16851e Roi l' ava it envoyé complimenter Jacques
II lorsqu'il venait de monter sur le trône d'Angleterre voulant
témoigner à ce monarque le cas qu'il faisait de sa personne
et de son alliance en lui députant un des hommes de son
royaume qu'il estimait le plus: il fut nommé à son retour de
grand maître de l'artillerie.
mission,
Le maréchal que Saint-Simon reconnaît avoir été « homme
« d'honneur quoique fort liant avec les ministres et très . bon
« courtisan ' » était un homme de cœur: il se rappelait les
Jacobites aujourd'hui
réceptions chaleUI'euses de ces fidèles
exilés et. ........ il les prenait en pitié. C'est à ce titre sans
doute que Colman, altéré de vengeance et de rancunes déjà
.bien rances, s'adl'essa au maréchal de Humières.
Pour la forme et par déférence on fit une seconde enquête
administrative et, comme de juste, l'affaire' en resta là. '
Faisons autant et nous ferons bien.

Abbé ANTOINE FAVE .