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Bulletin SAF 1896


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Note sur les expressions soixante et dix, quatre-vingts et quatre-vingt-dix

M. le vicomte de Villiers du Terrage

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NOTE

. Sur les expressions soixante et dix, qUi1t1 e-vingts,
et quatre-vingt-dix .

Un journal de Paris posait récemment à ses lecteUl's la
question suivante:
« Depuis quelle époque a-t-on substitué pour exprimer
(( les nombrl~s 70, 80, 90 la dénomination soixante et dix,
(( quatl'e-vingts et quatre-vingt-dix au lieu de septante,
« octante, nonante enCOl'e usités en province et dans quel­
« ques pays de langue française? Est-ce une simple ques-
« tion de mode ? )) .
Ce n'est pas une question de mode, mais au contl'aü'e une
des traces les plus certaines de l'influence de la langue des
Gaulois dans la formation du français.
Littré n'explique pas cette anomalie. Il se borne à ex­
pl'imer le regret que les termes septante, octante et nonante
aient vieilli et ne soient plus usités que dans certaines' pro­
vinces éloig'nées. A l'article quatre-vingts, il attribue la
présence de l's finale à une ancienne habitude de compter
par vingt, et, à l'article vingt, il cite (xu siècle) l'expression
très vins livres et duze pOUl' soixante douze. On peut ajouter
que la livre toumois se compose de vingt sous et la livre
sterling de vingt shellings-. . .
Un exemple bien connu de cette numération se rencontre

à Paris dans le nom de l'hospice des Quinze-Vingts; fondé
saint Louis pOUl' recevoir 300 chevaliel's revenus aveugles
par
de la Terre-Sainte. Elle a été également employée dans la

langue du Palais et des afl'aires jusqu'au 18 siècle. Ainsi

dans un inventaire dl'essé en 1701 dans une ùes pl'ell1ièr
études de Pal'is, j'ai tl'ouvé les articles numél'otés pal' si:t
vingts di.1J neuf Six vingts n'a même complètement dispa1,u
qu'au commencement de notre siècle.
On trouve encot'e aujourd'hui des traces de cette nun1é~
ration dans le langage populaire. Habasque, dans SOn
ouvrage SUI' les Côtes-clu-Nol'd, en cite un exemple à IfI}.lllac,
où de son temps avait COlIl'S l'expression suivante: « vieux
chevaux ruinés que l'on vend très lJingt sols n, J 'ai moi~
même entendu cette année dans une ville d'Auvergne une
discussion sur le prix de vaches dont le propriétair'e deman.
dait vingt-sept pistoles (2701'1'. ) tandis que l'acquéreur ofi'rail
seulement treize vingts frat/;cs (260 1'1.'.) .
Il Y a là une question qui mériterait d'être approfondie

et on retrouverait certainememenf. d'autr'es traces de cette
numération vigésimale, qui est complètement étrangèl'e aux
langues latines et germaniques (1). Il faut donc en l'aü;e
remonter l'origine aux langues celtiques. S'il n'en était pas
ainsi, on s'expliquerait difficilement sa persistance simul­
tanée dalls tous les dialectes celtiques où elle est eIlCOl'e
employée couramment de nos jours, aussi bien dans la
GI'ande~Bretagne qu'en France (2) .
On la retrouve en Anglais dans le st Y le relevé qui admet
le mot sGore, vingt, et ses composés threescore, threescore
and ten, foul'score, fourscore and ten pour 60: 70, 80 et 90.
Il est donc à présumer que cette numération en usage

chez les Gaulois HUl'a continué à être en usage dans le
peuple, d'abord sous la domination romaine, et plus tard
(1) Au congrès des sciences géographiques cie 18S.I, un YOyilgPUI' bien
co,nnu .. , A-~. ,Cap~s,r,m~J~lionpa.it comme COn~l1l11ne à toules les langues ou
Pàri1il' leur mocle cie compte!' pal' multiple de vingt, de sOl'le que 7U se
dit '~O ·'x 3 + 10; et 400 devient 20 x 20.
·V~) ,Renseignements foul'l1is par~l Jenkyn Jones,

moment de la f?l'mation de la langue française. Si elle a
JI·P . 't' , l' t " 1 1 1
'\ug Jat.lOe a e e prepone eran e~ a1l1S1 que C lez es c cres

" /"' nte), on la voit paraître dans les 1extes français au

~ le ·sièCle et au XIIIe, dans Joinville. .
. En fait, les deux syst.èmes de numérat.ion ont. dû être em-
layés concurremment pen.dant une assez longue période, et
l'errait disparaître successivement du· fran.çais les multiples
de vingt, d'abord cinq ·ljingts (100) et en dernier lieu six vingts
(120). Par contre, la forme q'uatTe-vingts avec ses composés
jusqu'à quatre vingt dix neuf et la forme hybride soixante et
dix ont survécu et prévalu malgré les regrets de Littré qui
voudrait les ·voir « chassés par septante, octante et nonante)).
Aujourd'hui, elles sont seules admises dans la langue fran..,.
çaise littéraire.
On peut d'ailleurs constater en sens inverse la pénétration
des formes latines kant (100) et hante'l'-kant (1ittél'alement
demi-cent, 50) dans les divers dialectes parlés auJourd'hui.
Depuis · longtemps l'armoricain admE(t la forme tregont (30).
VILLIERS DU TERRAGE,

o cÇ?1 IS -