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Bulletin SAF 1894


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Le Retable de Kerdévot (légende)

Abbé Abgrall

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LE RETABLE DE KERDEVOT .
(Légende recueillie par l'abbé Antoine FA VÉ.)

Un jour, grande nouvelle survint au pays de Cornouaille.
Aux alentours de Quimper, à vingt lieues à la ronde, on annon­
çait qu'à Lédano, un peu plus loin que Lanniron, la marée
avait apporté une barque, une barque désemparée, sans
patron ni matelots; à bord se trouvaient des tableaux
sculptés, admirablement ouvragés~ œuvre des Anges, pour
sûr, s'ils se mêlaient de tailler des images: panneaux et
. compartiments du plus fin coloris, aux ors éblouissants, aux
détails dénotant un Maître qui avait contemplé de près la
splendeur de Dieu et les merveilles de la vie de la douce
Vierge Marie.
Dans la ville, pendant plusieurs jours, il ne fut cause que
de l'événement: le Chapitre voulait enrichir de cette aubaine
la splendide cathédrale élevée grâce à sa persévérance
héroïque et à ses admirables sacrifices, à ceux de ses prédé­
cesseurs et de la noblesse et du peuple du pays.
Bourgeois et artisans . avaient trouvé à cette merveille
d'art . une place au Guéodet, au sanctuaire de Notre-Dame,
gardienne choisie des libertés de la cité.
Messieurs de la Justice dissimulaient de leur mieux leur
sentiment intime, pour ne pas compromettre d'avance leur
arrêt s'il arrivait débat et contestation sur lesqu~ls ils eus­
sent à porter un jugement par la Cour de Quimper-Corentin .
Mais la barque restait inerte, immobile, toujours à la
même place, et sa cargaison ne pouvait être déplacée par
les bras les plus robustes, ni par force ni par adresse .

Après Quimper, l'émoi gagna les paroisses de la
contrée : gravement et bruyamment, elles délibérèrent
et décidèrent qu'il serait envoyé des délégués pour se
mettre en possession de ce trésor, au nom !'espectif de la
par tout moyen, y compris deux des 'plus légi­
communauté,
times, par achat ou occupation: « primo occ'upanti. »
Et l'embarcation, toute frêle, sans agrès, résistait à tous
efforts pour la faiee aborder: on eût dit que sa quille et son
gouvernail étaient incrustés pour toujours dans une masse
de plomb refroidi et rigide. . ' .
tant d'autres, le fabrIque de Kerdévot
Enfin, survint, après
accompagné du recteur du Grand-Ergué : à leur approche,
par un souffle mystérieux, s'en
l'eau frémit et l'esquif mu
à la rive et s'y arrêta, comme si à cette heure,
fut toucher
elle etît reçu quittance de sa commission.
On s'empressa de débarquor le précieux dépôt. On déli­
béra longtemps encore: les paroisses s'interpellaient vive­
ment, et, aprés grande dépense de paroles, pour conclure
à la majorité des voix, que le Rétable serait
enfin, on décida
chargé sur une charrette ct que le sort déciderait d'après la
direction que prendrait l'attelage, et surtout d'après le point
où arrivé, il refuserait de continuer son chemin.
Ju tement, là, sur la rive, se trouvaient deux bœufs, venus
on ne sait d'où, et n'appartenant à aucun personnage connu.
On leur passa le joug avec un certain recpect, car à eux,
en définitive, revenait la charge de signifier le jugement de
Dieu. C'était deux beaux bœufs doux et dociles, certainement
la même descendance que celui qui, certaine nuit de
décembre, l'échauffait de sa tiède haleine, l'Enfant Jésus
dans l'étable de 13ethlcem.
la vue du fabrique de KOI'dévot, cela était sans conteste

la barque et le Hétable avaient atterri, mais toutefois l'épreuve
semblait définitive qu'à coux d'Ergué; ils avaient une
avance, une chance, mais ils pouvaient la perdre encore .

C'est ainsi que devisaient avec animation, avec l'obstination
joueurs malheureux, les représentants des paroisses, qui
procession lorsque les deux bœufs se furent mis
suivaient la
Et chacun, comme de juste et de raison, faisait
en marche.
pour son église: ce Rétable si beau suffisait à faire
des vœux
l'orgueil du pays qui le posséderait. Après avoir traversé
Quimper, les bœufs laissés à eux-mêmes suivirent la route
Coray: on arriva à la Croix-Rouge, paroisse d'Ergué ...

Gabéric, puis on passa, sans toucher, l'embranchement que
le voyageur prend de la Croix-Rouge pour aller sur Elliant
et la chapelle de Kerdévot. .
Un sombre dépit et un découragement mal diSSimulés
s'emparaient des Erguéens, tandis que ceux de Coray, Lan­
Trégourez et les habitants des Montagnes Noires
golen, Laz,
devenaient peu à peu, plus braves, plus bavards, presque
railleurs. Ils ne le furent pas longtemps, car, arrivés à Penn­
Carn-Tvin, les bœufs comme répondant à une intimation
changèrent brusquement de route, prirent le che­
irrésistible
min creux et se rendirent direct.ement au sanctuaire Je
Notl'e bénie Dame de Kerdévot. Les cloches de la belle cha­
pelle envoyèrent au loin, portées par le vent, leurs plus
pour annoncer à quiconque avait des
joyeuses sonneries
N.-D. de Ker­
oreilles que Dieu avait prononcé en faveur de
dévot.
Le Rétable prodigieux fut immédiatement placé au-dessus
de l'autel principal.
Les deux bœufs furent abandonnés en offrande à Notre­
Par respect, personne ne voulut faire acte de propriété
Dame.
sur eux.
On convint qu'ils ne seraient à personne tout en étant à
tout le monde, moyennant une condition qui, bien longtemps,
fut obser:vée scrupuleusement. Quiconque en avait besoin,
sa disposition pour toute la journée: il n'avait
les avait à
qu.'à les prendre à l'aurore et les reconduire, avant le

coucher du soleil, devant les belles auges de pierres qu'on
leur avait faites en leur résidence, au village de Kerdilè~ .
Il est à croire que le fabrique, si heureux en son entreprise,
à Lédano, était de Kerdilès et qu'il avait conduit à son
village les deux bœufs pour les y hospitaliser.
Un matin, pendant la moisson, un homme du pays, on a
o'ardé son nom, Jean Guisquet, alla quérir les deux bœufs
humeur, lui fournirent bon et loyal labeur. Le soleil allait
sur son coucl1ant; une charretée de seigle restait à charger,
c'était la dernière, et, malgré les observations de ses compa­
gnons, Jean Guisquet qui voulait en finir, de crier: « Pour
une charretée de. plus, ce ne sera pas grand'chose ! »
Il le croyait. hélas! Mais le soleil se couchait: les deux
bœufs, le lendemain, ne furent pas retrouvés devant leurs
auges à Kerdilès, ni ailleurs, non plus que sur la montagne
de Kerdévot où on était accoutumé à les voir venir ruminer,
::in}' le versant sud de la colline.
Si cette version populaire pouvait fournir un élément
!'éricux d'information historique, si nous en croyons les
deux ou trois vieillards qui nous désignent Jean Guisquet
uyec sa filiation, cet épisode merveilleux ne remonterait pas
plus loin que 1750-1760.
Il Y a eu des Guisquet à Kerampelliet, au Mezhouet, où
il n'y a qu'un profond ravin à traverser pour arriver à l'em­
placement des auges de Kerdilès; enfin les Guisquet,
auxquels se rapporteraient le mieux les renseignements
recueillis, seraient de Keranhénaff (Kernéno) trève de
Kerdévot.
pour mémoire que d'autres disent que
Mentionnons
l'imprudent, cause de la disparition des bœufs, était de
Bohars, chef-lien de la section de ce nom, proche de
Kerdévot.

Deux quartiers d'Ergué-Gabéric revendiquent l'honneur
de posséder des auges de pierre où les bœufs mystérieux
étanchaient leur soif: Kerdévot et Kerdilès.
A l'est de la chapelle, dans un pré appelé Yttn-ilfaria, on
trouve une fontaine d'un cachet assez monumental,de deux mè­
tres de façade, avec pilastres d'un travail soigné qui surmonte
un édicule orné en chef d'un écusson de forme carrée, écar­
telé, représentant d'un côté quinze ou dix-huit mouchetures,
et de l'autre une main levée comme pour porter un témoi-
gnage.
Les seigneurs de Guengat portaient d'azur à trois mains
dextres appattmées d'argent en pal; la famille de J acquelot
porte d'azur au che'Dron d'argent accompagné en chef de deux
1I'tains dextres de mêm,e ....
La main dextre appaumée que nous relevons sur l'écusson
de la fontaine de Kerdévot, est seule. Or, cette main levée
pour le témoignage est aussi l'emblême héraldique de saint
Jean-Baptiste que l'on retrouve notamment dans les armoi­
ries de la ville de Belley: rapprochez de cette donnée, que
dans la chapelle de Kerdévot se trouvent un autel et un l'étable
consacrés à saint Jean; que la messe s'y chante toujours
solennellement le 24 juin, fête du précurseur. .
Au nord de la chapelle, on voit une belle fontaine, récem­
ment restaurée, creusée et entretenue en l'honneur de saint
Jean; on y voit même la tête décapitée du martyr d'Héro­
diade, avec cette particularité qu'elle est voilée comme la
tête de la victime vouée au sacrifice?
Il nous paraît plausible de croire que la dextre de l'écusson
mentionné se rapporte au culte de saint J eau-Baptiste.
Dans l'édicule qui surmonte la fontaine de Kerùévot, dans
une niche, uue statue de pierre d'un grain assez grossier,
mais d'un travail gracieux, fl'appe l'œil du pélerin.
C'est une Vierge-Mère, couronnée, portant le divin Bam-

bi1W sur ses genoux, un livre est ouvert et l'index de l'enfant
le désigne.
Servant de déversoir à la fontaine, on trouve deux petites
O'es d'un travail relativement fini: chacune d'elles a 40

centimètres sur 30, et 20 de profondeur.
La fontaine et les auges étaient l'objet de soins tout parti­
culiers : leurs eaux bienfaisantes guérissaient du catarrhe,
de la fièvre; et le vieux cantique ajoute:
« Davantaich, ous he scarza edeus peb 'I1wg1œioez
CI Da vaga ho c' hvouadur abandans e'us a lœz. ))
Lorsqu'une jeune- mère manquait de lait, elle venait à la
fontaine, la nettoyait et, en reconnaissance de ce soin, la
bonne Dame de Kerdévot lui accordait la grâce de pouvoir
allaiter abondamment son poupon.
An sud-est du champ, on rencontre une autre fontaine,
dédiée à saint Fiacre; elle n'a aucun caractère particulier:
on y va pour obtenir la guérison des maux d'entrailles et
des douleurs rhumatismales, de même qu'on se rend à la
fontaine de saint Jean, pour être preservé des maux de
tête.
Le voyageur allant ensuite pal' Keryan, arrive an Méout
CMezhouet ), où commence le ravin pittoresque que l'on doit
traverser pour arriver SUl' le terrain de Kerdilès, à la ga­
renne de quatre journaux d'étendue, appelée : GOClr-em-an­
Eoriou, la garentle des anges; à peu près à mi-chemin de
la montée, on voit ulle fOlltaine dont le bassin est à moitié
tari. Là RC trouvaient autrefois cleux auges de pierre; d'autres
disent m(~me trois. Il n'en reste plus qu 'un spécimen. ayant
la forme d'un pentagone mal ébauché, de 25 centimètres de
profondeur sur 85 centimètres de longueur et 20 centimètres
de largeur. De même que du temps d'Aristote, les abeilles
construisaient leurs rayons de miel tout comme de nos jours,
si vieillc que soit l'auge do Kerdilès, elle ressemble fort

à celles que l'on creuse à notre époque, à l'usage des bêtes
à cornes, à laine ou à soie nounies dans nos fermes.
On n·y voit qu'une particularité: la partie antérieure va se
réduisant et s'amincissant pour former un bec de pichet par
où ronde pure s'écl!appait pour retomber dans une deuxième
auge placée au-dessous.
Avouons que ces monuments rustiques ne font plus
comme jadis le sujet des conversations du soir au foyer
domestique: tout passe: tout s'en va, y compris les témoins
auriculaires, ces dépositaires de traditions qu'il était hon de

consIgner.
ANTOINE FAVE.

o (ç:, lJ