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Bulletin SAF 1894


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Le Retable de Kerdévot (Ergué-Gabéric)

Abbé Abgrall

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VIII .
LE RETABLE DE KERDEVOT
(Paroisse d'Ergué-Gabéric.)

On a souvent mentionné le Rétable de [(erdéoot, on a cité
les légendes qui le concernent (voir: tome VIII du Bulletin,
p. 56.), mais jamais encore il n'en a été fait une description
complète, détaillant chacune des scènes, indiquant le grou­
pement, le costume, la pose des différents · personnages. Or,
ce travail est si remarquable et si important, qu'il mérite
vraiment une monographie sérieuse.
Le l'étable, tel qu'il existait primitivement, ne comprenait
que quatre panneaux: trois dans le bas et un dans le haut:
1° Le Nativité de Notre-Seigneur.
2° Le Trépassement de Notre-Dàme .
3° Ses Funérailles .
4° Son Couronnement au ciel.
Au XVIIe siècle, on a voulu parfaire l'œuvre et on y a
ajouté deux autres scènes qui accostent le Couronnement et
qui sont:
5° L'Adoration des Mages.
6° La Présentation de l'Enfant-Jésus.
de sorte que maintenant le l'étable forme comme un tableau
carré, divisé en panneaux, et mesurant 3 m. 12 de largeur
sur 1 m. 70 de hauteur.
L'ensemble de ces sculptures est tellement étrange, le
caractère des scènes et de chacun des personnages est telle­
ment saisissant que le merveilleux s'y est attaché et que l'on
a voulu y voir le résultat d'une œuvre mystérieuse: les uns
disent que c'est le travail d'un jeune garçon campagnard,
les autres l'ouvrage d'un jeune marin travaillant en secret

dans la cale de son navire, etc. Le vrai mot est que c'est là
un tl'avail flamand de la fin du XVe siècle ou du commen­
cement du XVIe. Je dois cettê solution à M. Courajod,
conservateur des musées nationaux, professeur d.:l sculpture
française à l'école du Louvre.
Les ateliers des Flandres, qui dans la beauté et la variété
de leurs productions avaient précédé la véritable Renais­
s(tnce, avaient répandu leurs œuvres dans les difl'érentes
contrées de la France, de l'Allemagne, même dans la Po­
logne, et on les y retrouve encore en grand nombre. POUl'
ma part, je ne conn~is en France que deux l'étables analo­
D'ues à celui de Kerdévot : l'un à la cathédrale de Rennes,
transféré de l'église Saint-Germain de cette même ville;
l'autre clans l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois à Paris,
dalls la chapelle de N.-D. de Pitié. J'ai dans mes cartons,
la photographie d'un autel d'une église de Cracovie, qui
offre dans le style de quelques-uns de ses personnag'es, une
s'militllùe frappante avec ceux de Kerdévot. M. Courajod
possède Ulle statuette d'apôtre absolument semblable comme
pose et comme deaperie à l'un de ceux qui assistent dans
Holee seconde scène à la mort de la Sainte-Vierge, et qui
est ici saint Jacques Le Majeur; or cette statuette provient
de 1 écule d'AIlYCl'S, dont elle porte la marque de fabrique,
une main coupée, imprimée au fer rouge. L'examen le plus
llUllutlCUX llC III a pas pel'lllls de reconnaître dans le l'étable
de Kel'dévot la moindre Leace d'une marque de fabrique;
peut-être est-elle diss:l11ulée par la peinture et la dorure qui
recouvrent tous les pcrsounages, peut-être existe-t-elle dans
le panneau supérieur qui a échappé jusqu'ici à mes investi­
gations; mais sallS le moindre doute, il faut conclure que
lIotre l'étable est ulle œuvre de cette' école d'Anvers, qu'elle
y fut acquise par quelque seigneur ou quelque prêtre du
pays breLon, et de là la légende, de là la tradition orale
Cll('orc cOllsel'vée, que cette pièce merveilleuse fut emmenée

par mer au port de Quimper et que le fabricien de Kerdévot
alla en faire la réception. . .
Arrivons maintenant à la description: chaque panneau a
environ 1 mètre de largeur sur 0 m. 85 de hauteur.
1 Scène. -
Nativité.
L'Enfant-Jésus est étendu à terre sur un pan du manteau
de la Sainte-Vierge. Celle-ci est à geuoux, les mains jointes
et la tête penchée, en adoration et en contemplation devant
son Fils di vin qui vient de naître.' S€s cheveux divisés en
tresses nombreuses descendent sur ses épaules et jusqu'à .
ses reins; elle est couverte d'un manteau très ample dont
les bords s'étalent sur le sol. La bordure de ce manteau est
composée d'une inscription gothique en lettres d'or sur fond
vermillon et donnant tout le texte de la Salutatwn angéliq~te :
AVE. MARIA. GRATIA. PLENA. DOMINUS . TECUl\'I.
BENEDICTA. TV. IN. MILIEHIBVS ... etc.
De l'autre côté de l'Enfant-Jésus, saint Joseph, appuyé sur
un bâton, enlève son chapeau de la main droite et se dispose
à s'agenouiller devant l'Enfant dont il sera le père, le nour­
ricier et le gardien. Il est vêtu d'une robe longue et d'un
manteau, et porte au côté une besace ou une sorte d'aumô-
mere.
Près de l'Enfant-Jésus est agenouillé un petit ange vêtu
d'une robe longue et d'une dalmatique. Sur le premier plan,
à droite, un berger jouant de la cornemuse, instrumerit sem­
blable à nos binious bretons. SUI' le col de son capuchon, on
lit aussi les paroles de l'A've Maria. Son expression de fer­
veul' et d'entrain est admirable, et il faut remarquer encore
le style de sa chaussure' et surtout ses jambières ou molle­
tières qu'on retrouve dans les statuos du pauvre de saint
Yves à Plonéis, à Gouézec ct aux chapelles de Quilinon, en
Landrévarzec, et de Saint-Vennec, en Briec .

En face de ce berger musicien, de l'autre côté, derrière la
Sainte-Vierge, est une femme portant une lanterne. Son
costume est riche; les manches très courtes de son corsage,
terminées par des franges, laissent échapp81' des manches
longues aux plis très amples, sous lesquelles on en remarque
d'autres très étroites qui serrent les poignets. Sa tête est
couverte d'une coiffure semblable à un turban, retenue par
un ruban formant mentonnière, noué sur le sommet du chef
et retombant sur le dos. Cette femme rappelle un person­
nage il peu près identique, dans une mise au tombeau
sculptée dans l'autel du bas-côté nord de l'église de Ros­
porden, et sa coiffure se trouve reproduite dans une statue
de sainte Barbe à Guengat et dans une des Saintes-Femmes
de la descente de croix de Quilinen.
Dans l'arrière plan, séparés des personnages principaux
par une petite clôture en osier, sont trois bergers, dont l'un
joue de la musette, le second porte u ne houlette, le troisième
a une main élevée et l'autre posée sur la claie en osier. Les
deux premiers sont coiffés de chapeaux, le dernier d'un ca­
puchon pointu. Ces personnages, par leurs gestes et leur
expression, semblent s'entretenir du mystère dont ils sont
temoins. U n quatrième berger, encapuchonné aussi, débouche
par une petite arcade, derrière saint Joseph.
Le bœuf est tout près de l'Enfant-Jésus, à côté de saint
Joseph ; l'~'\ne est plus loin, derrière la femme à la lanterne.
La moitié de cette scène est abritée par une toiture délabrée
portée SUI' quelques frèles piliers, et dont on voit la charpente
à nu.
2 Panneau. - Trépassement de Notre-Dame.
La Sainte-Vierge est étendue sur sa couche, enveloppée
dans son manteau, les bras croisés, avec une expression de
paix profonde répandue sur ses traits vénérables. Le lit est
recouvert d'un dl'ap ou linceul retombant en 'Plis gracieux.
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. TOME XXI. (Mémoires). 7. .

Dans le bois du chevet on retrouve les panneaux de menui_
serie du XVe siècle. Autour du lit funèbre sont groupés onze
apôtres, dans l'expression d'une douleur immense, mais dans
des attitudes variées. Saint Pierre revêtu d'une chape et
portant un cierge se tient tout près de la tête de son auguste
maîtresse. A côté de lui saint Jean, avec une chevelure
dorée, portant aussi un cierge et contemplant le visage de
celle qui lui avait été léguée pour mère. Derrière le chevet
est un autre apôtre, les mains jointes, et à côté de lui saint
Jacques le Majeur, tenant d'une main un cierge et de l'autre
un chapelet. Deux des apôtres s'essuient les yeux avec les
pans de leurs manteaux; deux autres lisent dans leurs li vres
de prières, et l'un de ces derniers est agenouillé sur un prie-
à côté de la couche funéraire.
Dieu
Deux petits anges, les mains jointes, vêtus de dalma­
tiques, planent dans les airs au-dessus de cette scène de
deuil.
3 Panneau. - Funérailles de la Sainte-Vierge .
Deux apôtres portent respectueusement sur leurs épaules
le brancard sur lequel repose le corps de la Vierge. Les dix
autres, avec saint Jean en tête portant une palme, forment
un cortège plein de douleur. Trois soldats juifs, remplis de
fureur, veulent s'opposer à la marche du convoi et portent
une main sacrilége sur ]e brancard sacré; leurs mains se
détachent de leurs bras et restent fixées au bois qu'ils ont
touché témérairement; et on les voit, tombés à la renverse,
se lamenter et se tordre dans la souffrance. Cette légende,
qui avait cours au moyen-âge, est tirée des évang'iles apo­
cryples, et se trouve consignée dans la Légende dorée de
Jacques de Voragine et aussi dans Je mystère breton du
Trépas de Madame la Vierge-Marie, publié et traduit
par notre Président. .

4 Panneau. Couronnement de Notre-Dame.
Le père Eternel et son divin Fils sont assis sur un large
trône à dosseret gothique, orné de pinacles aigus et de dé- ,
coupures flamboyantes. Le Père Eternel a la tête couronnée,
et le Fils a la poitrine nue, pour faire voir la plaie' de son
côté sacré. Sur ses mains et ses pieds se voient les stig'mates
des clous du crucifiement. Devant eux est agenouillée la
très Sainte-Vierge, les mains jointes et la tête découverte;
ses amples vêtements s'étalent sur 'les marches du trône,
ct les deux divines personnes déposent sur sa tête une cou­
ronne au-dessus de laquelle plane le Saint-Esprit sous
forme de colombe.
Au-dessus du trône sont deux anges portant la colonne
de la flagellation et la croix de la passion. De chaque côté,
deux auges debout et deux autres assis jouent du hautbois,
de la harpe, de la guitare et de l'orgue et célèbrent la gloire
de Celle qui est couronnée Reine des anges et des saints.
Les deux autres scènes, ajoutées après coup, sont composées
de manière à imiter autant que possible les tableaux primitifs;
mais, malgré toute la bonne volonfé qu'on y a mise, le style
ct la pIns grande lourdeur des draperies trahissent une
époque postérieure. Il est à croire qu'ils sont du mème temps
et ùe la lllêllle ma'il qne la grande statue de la Sainte Vierge
qui sUI'monle le l'étable et qui date à coup sûr de la premièl'e
moitié ùu XYll') siècle, ainsi qlle le beau trône sur lequel elle
est assise.
Le premier ùe ces panneaux repl'ésente l'A.doration des
Muges.
La SainLe-Vierge, debout dans l'ét.able, présente l'Enfant
Jésus Ull-dessus de son bel'ceau. A ses côtés est saint Joseph.
Deux des rois Ollt déposé leurs couronnes et, se tenant à
gelloux, offrent leurs présents au nouveau-né. Un tl'oisième
encore debout est coifi'é d'un turban et tient dans ses mains
une riche cassette entr'ouverte. Deux des gens de leur suite

semb}ent aussi en adoration devant le Dieu Enfant; et en
arrière deux hommes d'armes portent des hallebardes. L'un
la moustache et la mouche du temps de Louis
de ceux-ci a
XIII, et cette particularité pourrait bien servir à dater ce
travail.
La dernière scène c'est la Présf}ntation de Notre-Seigneur
et la Purification de la Sainte- Vierge.
La Sainte-Vierge, en grandes manches à bouffantes, offre
l'Enfant Jésus au-dessus d'une grande table couverte d'un
tapis brodé. Saint Joseph se tient derrière elle. Le grand
prêtre, les mains jointes, contemple l'Enfant qu'on offre
au Seigneur Deux autres prêtres l'accompagnent et sont
aussi en contemplation. Un jeune lévite tient une torchère
ou grand cierge. Une servante: vêtue d'une robe recouverte
d'une tunique courte, avec manches larges et très courtes:
porte sur la tête une corbeille où se voient les deux tourte­
relles ou les deux pigeonneaux qui seront le prix du rachat
de l'Enfant Jésus. Une autre servante, à genoux, tient un
grand vase contenant l'eau de la purification. Ces deux der­
niers personnages se retrouvent dans les sculptures des
autels de Lampaul-Guimiliau et semblent sortir du même
atelier.
derniers panneaux sont encadrés par des ara­
Les deux
besques sculptées dans le genre du XVIIe siècle. Les quatre
panneaux flamands, au contraire, sont entourés de colon­
et de fines découpures gothiques, moulu­
nettes guillochées
rées et feuillagées. Au-dessus des colonnettes du milieu, on
voit les statuettes de sainte Agnès avec son agneau et de
sainte Barbe portant sa tour. Les statuettes qui surmontaient
les colonnettes latérales ont disparu.
Le fond des panneaux est tapissé d'une fenestration flam­
boyante très déliée, avec imitation de vitraux à losanges et
même de vitraux peints dans quelques-unes des baies .

Tout l'ensemble de cet ouvrag'e est peint et doré. On peut
constater ici avec quel soin et quel talent ce travail de décor
était fait dans les ateliers du moyen-âge.
Les figures des personnages sont coloriées en brun très .
foncé, sauf celle de la Sainte-Vierge qui reste en teinte plus
sont dorées en plein, sur un apprét
claire. Les draperies
spécial qui donne un bruni imitant le bronze doré, et sur
ces surfaces brillantes se détachent des bordures en vermillon
ou en azur, réhaussés de lettres d'or, de feuillgaes, de tracés
gravures au burin, des niellés
géométriques, puis de fines
Jélicats, des rinceaux, des enroulements, des rosaces, des
téll1;lÏté et d'une correction
pointillés, des fleurettes d'une
admirables.
rappeler qu'il faudrait épar­
Ne serait-ce pas l'occasion de
gner et sauver avec le plus grand respect tous les vestiges
Je nos peintures anciennes? On en trouve encore de nom­
breuses traces sur les voùtes et les murs de nos porches, sur
les guirlandes de feuillages encadrant les portes des églises
et chapelles, sur les vieilles statues de bois et de pierre, sur
J'anciens autels et de vieux lambris. Ce sont là les reliques
ùe l'art ùe nos pères; qu'on se garde bien de les rafraîchir
ou ùe les faire disparaîtee ; respect à ces restes vénérables,
J.-M. ABGRALL,
Chanoine Honoraire.
20 février 18!H.