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Bulletin SAF 1893


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A propos d’une pierre commémorative de la Peste d’Elliant

Abbé Favé

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XXII.
A pro)Jos d'une pierre commémorative de la Peste d'Elliant-

Aux différents points de vue orographique, hydrographi-
que, ethnologique, les pal'oisses d'Elliant et d'Ergué-Gabéric
présentent cette pal'ticularité que la seconde semble l'incre­
mentum! la continuation de la première. Les bornes et les
délimitations sont les mêmes: l'Odet et le Jet; et la popula-
tion d'Ergué-Gabéric se renouvelle et se recrute séculaire..,.
ment, par le contingent et l'appoint que lui apporte Elliant,
dans une poussée mystérieuse sur Quimper; fait et consta..,.
tation que nous abandonnons aux réflexions. des économistes
et qui nous rappellent la devise du Nouveau-Monde: Far
west.' Toujours v,ers l'Ouest!
Les registl'es paroissiaux constatent éloquemment cette
- communauté ethnologique. Elliant commence là où le Jet et
l'Odet viennent l'enserrer comme une ceinture azurée;
Ergué finit là où finissent l'Odet et le Jet se rèunissant pour
aller baigner la cité de Quimper.
Aux issues des deux paroisses, le voyageur passe sur un
pont voûté que l'on appelle Roudou bloud, situé sur un cours
d'eau qui fait la séparation entre ces localités.
1 Roudou, Rodo : mot qui n'était déjà plus usité du temps
de dom Le Pelletier. Il avait probablement suivi le sort du
mot : Aven (Amnis), qui n'a résisté aux révolutions de)a
langue que dans les noms propl'es comme J{ eruzaven,
Pondaoen.
Rodo est un gué que l'on peut passer à cheval et pied nu.
Son pluriel est Rodoë?:, Rodoët, Rodou, Rodeïer. Le CUl'­
Lulaire de Landévennec (1 fascicule, p. 163) nous dit quo
donation fut faite à saint Gtlénolé de terres sur les bords de

l'Elo rn, bornés au couchant par Rodoed carn, id est vadum
corneum.Dom Pelletier fait observer que Rodoed est appa­
remment vieille orthographe pour Rodoëz. Pour la partie
léonnaise de notre pays, Rodoë,<; certainement est ' plus
acceptable, étant donné que si ailleurs ' ont dit Rodo et
Roudou, en Léon on dit Roudouz, comme on dit ailleurs
Ruudour.
Au demeurant, nous sommes convaincus que la pièce du
Cartulaire citée parle évidemment des environs de Lander-
neau, où les lieux appelés Roudouz sont nombreux.
En Ergué-Gabéric, sur l'Odet, à Kergoant nous trouvons
un Foennec ar Roudou sur le bord de l'eau. Hans un aveu
de 1626, fait à Guillaume de Kergonan, en Ergué-
" Armel, nous relevons dnns les délimitations des prairies y
octroyées Parc Rouduez; or, ces 'prairies sont arrosées par
le Jet. En constrllCtion, nous voyons toujours Roudou
(comme dans Roudouz hir, près de Lesneven) : Vadum
salicis : Houdouallec .
On voit. pal' ce qui précède que nous ne voulons pas
trouver dans Roudoubloud la signification des traces d'lm
pied, quoiqu'il soit question de la représentation d'un pied
dans l'essai de thèse qui nous occupe.
Là, il Y avait un gué auquel le vulgaire a donné la quali­
fication Blod, blot. C'est, somme toute, Bullet (Mémoire sur
la langue celtique, t. III) qui semble nous apporter l'explica­
tion la plus satisfaisante de cette adaptation du mot Blad,
Bloud, quand le rapprochant du vieux français, il constate
qu'autrefo:s Blouz signifiait une terre grasse.et molle. Or,
Roudoubloud était situé ' au milieu d'un marécage dont le
fond était naturellement recouvert d'argile grasse et molle.
n y a environ trente-cinq ans, à l'emplacement où se
trouve aujourd'hui le pont que nous avons mentionné, une
p,ie.rre servait aux piétons pour passer le cours d'eau à cet
endroit souvent inondé. Lors de la construction du pont, la

pierre fut abandonnée quelques années sur le bord du che­
min de Quimpel' à Elliant; il Y a près de 32 ans qn'on l'uti­
lisa pour un bief de moulin, situé à une centaine de mètl'es
plus haut, entl'e Quénac'haï et Meil-Goz. Quelques anciens
protestèrent sourdemerit contre la disparition de cette
énorme dalle à laquelle était depuis longtemp.s attaché un
souvenir légendaire.
Lorsque l'on nous fournit quelques indications SUl' la pierre
. de Roudoubloud, nous pûmes constater, d'abord, que la
population n'apportait à cette pierre aucun culte supel'sti­
tieux; ensuite, qu'elle y voyait un ex-voto; un monument
rustique si l'on veut,mai,s qui consacrait un fait que la tradi­
tion populaire a transmis fidèlement: en cet endroit, le pied
de la Vierge a écrasé la peste, lui· a commandé tanquam
potestatem habens; elle a préservé Ergué-Gabéric et arrêté le
fléau à Elliant.
Je ne discute pas le fait historique, je constate, à la façon
d'Hérodote, sans apprécier.
Lorsque fort des encouragements de la Société archéolo­
gique du Finistère, je demandai à l'Administration compé­
tente la faveur de remettre au jour ce document, .le fus
accueilli avec une bienveillance à laquelle je rends un bien
légitime hommage. L'autorisation obtenue, il fallait m'a-
dresser à un savant. Lesavant c'est celui qui sait. Je m'a-
dressai à un certain Laurent Kergourlay, de Kerveil; et je
trouvai en lui un de ces témoins qui, par la clarté de leurs
souvenirs et par la précision de leur langage, feraient aussi
bonne figure devant une commission scientifique que devant
le jury d'une Cour d'assises .
Voici la teneure de sa déclaration: « Là, à cette place,
vous trouverez uno pierre de telles dimensions environ; un
des coins est brisé par la chute d'un arbre; la pie ne est de
telle nature, vous t.rouverez sur les bords de cette pierre un
pied' humain de taille anormale, pIns loin un autre pied,

mais un pied de bête effacé, quoique les vestig.es en soient
reconnaissables: troad eun ebeul eur bloaz, le pied d'un
poulain d'un an; houarn eur c'hezek, les marques d'un fer à
cheval, etc ... »
Nous avions un criterium de certitude. En effet, une fois
la pierre découverte, nous nous trouvions en présence d'un
monolithe peu dégrossi, de 20 à 25 centimètres d'épaisseur,
ayant comme dimension 1 m. 95 sur 1 m. 10 environ.
La fréquentation des piétons a poli cette .pierre, sur le
·bord de laquelle, dans le sens de la largeur, tournée vers
l'eau, on relève très bien la représentation en relief très
accusé d'un pied revêtu d'une chaussure pointue, à la mode
du temps des hennins. Ce pied est long de 35 centimètres en­
viron; la naissance de lajambe et le talon sont usés, eiIrités.
A 3 centimètres, sur une même ligne, on voit les traces d'un
pied de cheval de 10 centimètres de diamètre. Ces derniers
vestiges ont été raclés, mais il subsiste encore une sorte de .
corolle qui permet d'en suivre parfaitement les contours.
D'après nos témoins, quand ils venaient de chez le taillan­
dier ou bien des champs, avec bèches, pioches, tranches,
etc ... , les jeunes gens aiguisaient ou assayaient ces instru­
ments sur cette représentation que l'on nommait Troad ar
vosen, le pieù de la peste.
Le grain de la pierre paraît indiquer qu'elle a été
extraite d'une carrière ouverte de temps immémorial dans
les flancs d'une colline au' village de Kerveil-Ergué. C'est là
une observation recueillie de la bouche des gens du pays,
comme une grande partie de nos renseignements. Cette
pierre est un granit de la rég;on~ imparfait et se taillant en
lames fort épaisses. Un examen attentif fait reconnaître dans
les deux reliefs dont nous parlons l'existence première, dans
la pierre, d'un accident exploité, corrigé suivant un plan
architect.onique qui s'est révélé dans l'esprit de l'artiste; il a
peu à faire pour régulariser ces contours
trouvé qu'il y avait

de manière à leur donner une forme voulue, et, dans cette
reproduction, il a tenu à consacrer un fait de tradition et à
élever à cette place un ex-voto, une pierre commémorative .

Cetti pierre ne se distingue donc que par sa valeur extrin­
sèque, c'est-à-dire par celle que lui apporte la tradition
locale et sa façon d'interprèter les traces qu'on y relève.
Pour elle, le pied humain représente le pied de la Vierge,
mère de Dieu: « Sell troad ar Verc'hez ') , ont dit pendant de
bien longues années les mères montrant à leurs enfants cette
représentation légendaire : « Tiens, regarde, voilà le pied
de la Vierge! » Ponr elles, ce pied n'était qu'une image du
pied de la Vierge sainte qui, dès la chute d'Eden, avait été
choisie pour écraser la tète du serpent infernal: Ar vaouez
ajlastro d'id da benn! lpsa conteret caput tuum (Genes,
chap. III). Dans l'imagination populaire, ce pied arrêtant
mème les fléaux de la justice de Dieu, restait comme
le signe de sa puissance au ciel et sur la terre.
Roudoubloud sépare Elliant d'Ergué; en ce lieu, dit la
tradition, la peste qui désolait le pays d'au-delà finit subite­
ment ses ravages. L'auteur du vieux Cantique de Kerdévot,
évidemment le même que celui qui fit le cantique de Ponlouar
en Trégourez,donnait corps à la légende (Cf.couplets 16 et sui­
vants). Le vieux Rapsode qui rimait son cantique en 1712
semble en contl'adiction avec l'auteur du beau chant an ton
épique insél'é au BarzlJz Breiz sous le titl'e de Bosen Ellian.t.
(Neuvième édition, 1893, p. 52-55).
. D'après ce dernier, la population toute entière fut emportée
par la peste dont il fait le sombre et tragique tableau, avec
ce trait final: « Je vois un chêne dans le cimetière avec
un drap blanc à sa cime; la peste a emporté tout le mondel»
Me wel el' vered eunn derven,
Hag enn he beg eulliser wenn ;
Eet ann holl dlld gad ar vosen 1

Notre cantique ne traine pas sur la description du fléau; a,
donne un détail seulement: faute de chevaux, de charrettes, de
gens, on n'envoie plus de cadavres au bourg, en terre bénite,
« d'ann douar benniget». Son dessein est plutôt de montrer
la merveille du la guérison.
« Pa velzont ann danger braz aoant oll da vervel» (strophe
18).Quand les gens d'Elliant voient le danger éminent où pas
un seul n'aurait été épargné, la communauté décide qu'il n'y
a plus qu'un secours à invoquer et tous font un vœu solennel
qui engage la Communauté: celui d'aller processionnelle­
ment à Kerdévot exposer la détresse générale à la benoîte
Mère de Dieu, et « er moment ma partijont euz parres
Elliant)), et au moment où ils quittèrent, non par le bourg, _
mais la paroisse d Elliant, c'est-à-dire arrivés à Roudou­
bloud, la peste avait cessé.
On voit que l'auteur du iJosen Elliant et èelui du f.'antique

spirituel de 1712 ne sont pas d'accord sur des points l'onda-
mentaux et peincipaux, puisque le dernier suppos~ Ul1e pro­
cession; ce qui ne se concilie pas avec la conclusion de la ,
pièce du Barz-Breiz. , .
Les Elliantais ne furent pas ingrats, car d'après le Can­
que et l'histoire, ils furent inviolablement fidèles au vœu

perpétuel qu'ils avaient fait de venir, chaque année, en sa
chapelle, remercier N.-D. de Kerdévot, représentés par les
trois ordres: « !Vobl ha partabl, belein, gant hofrocession ».
Ils le furent jusqu'aux plus mauvais jours de la Révolution.
Mais de quelle peste s'agit-il dans les deux auteurs que
nous citons? parlent-ils de la même peste? '
De quelle peste encore le document lapidaire que nous
présentons est-il commémoratif? Nous croyons que la pierre
de 'Roudoubloud s'adapte mieux à la légende du Cantique.
Il semble hors de discussion qu'un saint homme nommé
Ratian ou Ratiau vivait au lieu nommé Ple-Turch et
dont « il est dit dans le Cartulaire ·de Landévennec qu'il

( préserva par ses prières, les voisins de son ermitage de la
« maladie contagieuse qui ajJligeait toute la province. (Vie
« des Saints de Bretagne par dom Lobineau.) » Le Cartulaire
est encore plus explicite : ( Ego Grallonus, etc. » Il
donne les motifs de sa donation: (( Isdem sanctus propter
« cladem suce gentis, deprecatus est Deum et sanctum Uuin­
« gualaoeum et sicut in alùs locis multis e;x;audivit illum
« Dominus, quando custodivit locum ejus a-supradictâ mor­
« talitate. » (Fe partie, p. 153.) Admettons donc que Ratian
vit de son temps une de ces terribles maladies éruptives qui .
désolèrent le monde et s'échelonnèrent pal,ticulièrement,
dans l'histoire, du VIe au XVe siècle; mais est-il contempo­
rain de la peste d'Elliant, de celle quï nous occupe.
Nous necroyons pas impossible de supposer que l'auteur cfu
« IJosen Elliant» a pu, pour dramatiser son récit, ressusciter
le saint homme de Tourc'h et lui confier, pour frapper d'avan­
tage les esprits le soin de dépeindre les malheurs d'une
époque postérieure. Il procédait ainsi de'la façon de Lucien,
le classique metteur en scène du Dtalogue des morts. Mais
ce procédé était-il si nouveau! ,
Ratian avait exposé au peuple que la justice fait le bon­
heur des nations et avait insisté avec tant de force sur la
justice de Dieu, sur les désordl'es de son temps, que l'on pût
le prendre pour un autre Jérémie: ce Jérémie qui « dans le
« péché de son peuple est moins frappé de son . opposition à
« la loi de Dieu que des maux qui en seront le châtiment. »
(Manuel. Biblique de l'abb~ Vigouroux, t. If, p. 542)
Le nom de Ratian resté profondément incrusté dans les
souvenirs avec le caractère de doctrine et de prédic:1tion,qui
pouvait le distinguer, a pu faeiliter le procédé du poète qui
s'en réfère à la parole du père Rasian, « ann Tad Rasian ».

Nombl'euses fm'ent les invasions de ce fléau que l'on dési­
gnait sous le nom génériqu~ de peste; sur ses symptômes,

ses prodromes pcut-être, ne peut-on pas trouver mieux que
le Continuateur de Nangis?
Le regretté M. Dupuis, dans son ELude si documentée, si
consciencieuse sur l~s Epiclémies en Bretagne au XVIIIe
siècle (voir les premières livraisons des Annales de Bretagne)
nous donne des détails frappants sur ces calamités publiques
que l'on qunlifiait de fièvre putride, fièvre typhoïde et qu'on
s'obstinait à appeler dans les campagnes jusqu'à la Révolu­
tion « la maladie de Ure · t ». Si au XVIIIe siècle, la situation
sanitaire était si sombre, malgl'é tous les efforts aussi intel­
ligents que dévoués de l'Adminisll'atioll provinciale, que
devait-elle être du VIe au X ve siècle?
La gl>ande, la plus gcande épidémie d'Elliant, celle qui a
laissé dans la mémoire et l'imagination populaires des traces
si profondes, a éclaté, si le peuple dit vrai, du XIVe siècle
au XVe siècle . .J usqu'à pl'euve du contraire, prenons comm e
recevable le témoignage recueilli de temps immémorial et
transmis de père en fils, dans le pays d'Elliant, SUI' le rai t
Pl>incipal, c'est-n.-dil'e le passage d'un fléau qui rappelle
celui de l'Ange exterminateur aux temp!:? de l'Exode.
Mais la tradition locale indique l'occasion et ]a
cause de l'épidémie. Tréanna était le siège d'une petite
Cour élégante où l'on vivait avec un apparât tout princier.
Quand les hauts seigneurs venaient à ]a messe au bourg,
une embarcation les conduisait jusqu'à Poulgurun, passant
par le moulin de Tréanna, et le l\IJoulin-clu-Duc, le long d'un
canal maçonné dont on voit les restes.Au temps de notre bonne
duchesse Anne de Bretagne, d'après le souvenirs un . peu
confus des Elliantais, par suite de l'abandon et du peu d'en­
tretien, soit par suite d'inondation, le canal creva et les
exhalaisons méphitiques qui s'en dégageaient finirent par
amener la peste. Trouvons-nous là un point de repaire, un
point de départ propre à nous rapprocher de la vérité histo­
rique?
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. TOME XX. (Mémoires). 23 .

Au sortir du bourg d'Elliant, en allant vers Tourc'h, on
trouve une modeste croix qui a dû remplacer vraisemblable-
ment une croix de dimension plus considérable. Elle domine
un ou deux champs, auxquels est attaché le nom de Jardin
Olivet, Jardin des Oliviers. Là se trouve la fosse commune
où fut ensevelie une grande partie de la population au temps
de cette épidémie terrible. Là, peut-être aussi,est enseveli le
secret historique que nous recherchons,péniblement,en tàton­
nant : pourquoi n'irait-on pas interroger cette terre de déso-
'lation? y chercher des médailles, des monnaies, des vestiges
qui pourraient nous fournir quelques données plus satisfai­
santes que celles que nous possédons.
Cherchons sans parti pris; quant à nous, si nous avons
osé émettre et exposer nos doutes c'est que nous étions forts
des paroles d'un représentant de notre Armorique à l'Institut
de France nons disant qu'il est très possible que la peste
d'Elliant fut contemporaine de la peste qui, en la ville de
Quimper, au XIVe siècle, donna la mort à Breur lahanik
diare'henn, notre cher Petit Saint, Jean Discalcéat.
A~ltoine FA VÉ,
Prêtre .