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LES JOCULATORES BRETONS (1)
MOYEN-AGE
(Suite) .
GARIN.
- RIVALLON.
- CADIOU.
- PONTEL.
Pendant que les gestes transfigurés de Roland continuaient
d'inspirer les poète3 gallo-bretons du XIe siè Jle, les dévots
au martyr de Roncevaux, qui avaient reçu son nom au
baptême, l'honoraient d'un culte filial. L'un des plus célèbres,
objet lui-même, après sa mort) de la vénération publique,
saint Roland III, archevêque de Dol (de 1073 à 1107), celui
là même que nous avons nommé, témoigne sa reconnaissance
à un joculator appelé Garin, surnommé Trossebol, par le
don d'une terre, en récompense sans doute de vers à la
louange du hél'os, son patron : campus Trossebof, quem
dedit Rüllandus archiepiscopus Garino Trossebofjoculalori,
quandiu viveret. (Morice, Preuves de l'histoire de Bretagne,
t. 1. col. 684.)
Moins désintéressés des choses du Ciel et par pur désir
de gloire humaine, les barons bretons du XIe siècle s'entou
raient de poètes qui chantaient suedes instruments demusique
les belles actions de leurs princes. Le comte de Corn.ouaille
d'alors, Hoël 1 , trouvait d'ailleurs dans sa famille, dès
l'origine, plus d'un instrumentiste dont les chants avaient
charmé les oreilles de ses ancêtres. Nous avons entendu les
flùtes, les harpes et les tambours de la cour de Gratlon Le
Grand; ils dUl'ent exciter l'émulation desjoculatores de son
(1) Voir le Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. XIU,
XIV, XIX.
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. TOME XX. (Mémoires). 21 .
contemporain Clovis. Un acte de l'an 1069 nous a même con-
servé le nom celtique d'un des officiers de Hoël, et cet olli
cier, nommé Cadiou, s'honore tant de son instrument qu'il
signe Cadiou, Citharista. Sa harpe en effet fut remarquée
dans une cour plénière célèbre tenue à Auray par le comte
devant un grand nombre de barons de Bretagne, coram
multis Baronibus. Personne n'ignore que c'était les fêtes
profanes de l'époque; elles ont été souvént décrites.
En voici une description, dont le mérite est d'être à peu
près inédite; elle a eu pour théâtre Saint-Pol-de-Léon;
(le texte porte par erreur, Saint-Pautelion) :
Jadis, à Saint-Pol-de-Léon,
Ce nos racontent li Breton -
Sol oient gram gens asembler ...
Là estoient tenu li plet (les procès ) ;
Et là erent conté li fet
Des amours et des drueries
Et des nobles chevaleries:
Ce qu'en l'an estoit advenu
Tot ert oï et retenu.
L'un adventure racontoit,
Et li autre les écoutoit •
Tote la meilleure retenoient
et disoient.
Et recordoient
ert dite et racontée,
Sovent
Tant que de tOllZ estoit loée :
Un lai (gwe1~s) en fesoient entre eus,
Ce fu la costume d'iceus.
Puis estoit li lais maintenuz
Tant que partout estoit séuz .
Car cil qui savoieut de note,
En viele; en harpe et en rote
Hors de la terre le portoient
il aloient. (1)
Es roiaumes ou
Pas de
doute que les camarades de Cadiou n'aieut porté
all1S1 sur la harpe, la vielle ou la rote, après l'assemblée
(1) Manuscrit du duc d'Aumale, publié par M. Gaston Paris. Romania,
VIII, p. 15 •
d'Auray, par toute la France, les chansons qu'il fit et chanta
à la cour plénière, en l'honneur du comte de Cornouaille.
Neuf ans apl'ès, le 9 avril 1079, un autre ménétrier, attaché
au même duc I-Ioël, est témoin d'une donation de ce prince à
l'abbaye de Saint-Nicolas-d'Angers; il signe fièrementjoeula
et s'appelle Pontellus ou Pontel, nom qui·s·emble
tor Comitis}
gallo-breton et répondre à Pontceau L'acte était inconnu avant
. d'avoîl' été publié par de M. de la Borderie dans le Bulletin
de la Société archéologique d111e-et-Vilaine, t. XXI (Actes
inédits des ducs de Bretagne, XIe et Xll siècles. Regne d'Roël,
XV, p, 36) ; c'est la confirmation et l'augmentation du don
de certaine île, fait précédemment cl des moines Angevins .
On remarquera que ces moines insulaires sont les vassaux
du prince breton : à la vue de la Cornouaille angevine,
conquise. par Noménoé, il a eu lieu répéter les paroles de Gur- '
destin: '
Haee est Cornubia ! « Voilà notre Cornouaille! »
Ou n'a pas oublié non plus quel sérieux s'attachait aux
personnes qui cherchaient « A consoler les hommes dans
leurs chagrins, et ne se livraient pas aux turpitudes des sal
timbanques. » Je lis dans les Mémoires de Joinville (1248-
125[1) : « quand les ménétriers des riches hommes
entraient et apportaient leurs vielles, après le repas, il (le roi
Saint-Louis) attendait pour ouïr ses grâces que le ménétrier
eut fini son chant; alors il se levait et les prêtres qui disaient
les grâces se tenaient debout devant lui. » (~ )
Touchante marque de déférence donnée par IG saint aux
Joeulatores ! Elle était la même que leur témoigna l'einpe~
reur Louis Le Débonnaire; le pieux monarque, on le sait, les
écoutait avec une attention qu'il était loin de prêter toujours
('1) Histoire de Saint-Louis, texte rapproché du français moderne pal'
de ·Wailly. 'I8Gj, p. 30'1.
Natalis
ft certains ménétriers de sa table (cytharistis ad mensam)l
auxquels il n'aurait pas daigné montrer ses dents blanch s,
La bienveillance pour les plus dignes fut poussée à un
degré encore plus éminent par Yves Haélori, seigneur
de.la Ville-Martin ou Kermartin .
« La maison d'Yves Haélori, à Kermartin, dit M. de La
Borderie, était en grand émoi par l'arrivée d'une famille de
nomades ayant pour chef un poète de grand chemin,
chanteur ambulant, qui courait de pourg en ville et de foire
en château débiter ses mélodies rehaussées des sons d'une
vielle ... on l'appelait Rivallon le jongleur (nous dirions, au
jourd'hui le ménétrœr). Parti de Prisiac, au pays de Vannes,
sa patrie, il errait à travers la Bretagne, trainant avec lui
deci et de là, outre ses chansons, une femme, Panthoada (1),
. deux filles, Amice et An Quoant (la jolie) et deux fils. Un
soir de 1292, cette tribu en quête d'un gîte s'abattit sur Ker
martin. Yves eut pour eux ces bontés prodiguées par lui à
tous les pauvres, à tous les malheureux que Dieu lui en
voyait. Si bien venue, la tribu resta quelques jours pour se
refaire. Le père mourut, la tribu resta de plus en plus: elle
était encore là en 1303. Mais elle paya en soins assidus, con
clut M. de La Borderie, en afl'ection tendre et pieuse, l'iné
puisable hospitalité du saint (2) .
Quels étaient les soins par lesquels une famille de méné-
tri ers pouvait payer l'hospitalité? Penc'hoat, la veuve de Ri-
vallon (relicta Ryvallonis joculatoris) se contenta de répon
dre en son langÇl.ge breton aux hommes chargés par le Pape
de procéder à l'enquête de la canonisation de saint Yves:
« Moi et Rivallon, autrefois mon mari, avec nos quatre en
fants, nous vinmes à la maison du seigneur Yves, à la Ville-
(1) Lisez Penc'/wad, aujourd'hui Penhoat.
(2) Monuments originaux de l'histoire de saint Yves; introduction p.
XXI (l vol. in-fo de 514 pages). .
Martin, et y reçumes l'aumône et l'hospitalité pour l'amour
de Dieu; et le seigneur Yves nous accueillit avec une grande
joie; et pendant dix ou onze ans, il nous a retenus dans sa •
maison, et durant tout ce temps il nous a nourris et vêtus »
(p. 96). Elle ajoute: « Il y avait une chambre qu'il avait fait
faire exprès pour les pauvres. »
Et encore: « J'ai lavé plus d'une fois son linge, et j'y ai
trouvé tant de vermine que cela faisait horreur à voir; et ce
linge, le seigneur Yves le fesait quelquefois sécher lui-
même la nuit, devant le feu, et le mettait sur lui tout humide
• ou encore mouillé. »
Amice, fille du ménétrier, qui avait été portée, dit
elle, par ses parents à la Ville-Martin, ce qui suppose
qu'elle était infirme, parle des services qu'elle a reçus du
saint homme, mais non de ceux qu'èlle lui a rendus.
Un mouvement de curiosité lui faisait ouvrir quelquefois
la porte de la chambre du seigneur Yves, pendant l'absence
de celui-ci; elle voulait voir de ses propres yeux le lit et le
lieu où il couchait: or, il dormait sur des copeaux.
La « Jolie » fille du ménétrier Hivallon s'en rapporte au
témoignage de sa sœur et de sa mère sans alléguer aucun
service particulier qu'elle aurait rendu à son hôte.
Le quarante-troisième témoin, son frère Jacquet, âgé de
cinquante ans, tailleur de son métier, nous a laissé une des
cription minutieuse du costume du saint: cc Il portait d'ha
bitude, dit-il, un manteau de grosse étoffe blanche avec
capuchon, et une robe ou soutane de bure, et une che
mise de g-rosse toile; il avait de grands souliers gros
siers et durs, liés par une courroie (deferebat magnos sotu
lares grossos et rudes, corrigiatos, ' p. 102). .
Le drap dont l'habillait le tailleur, ainsi que tous les pauvres
du pays, il l'envoyait acheter aux foires de la Roche-Derrien,
de Lannion et de Loanec. A son lit de mort, il lui donna
même un vrai message de Bazvalan pour les gens qui
devaient se rendre à la messe il Lo~mec. C'était pour
leur dil'e : « Ne veuez pas au manoir; tout y va bien par
la grâce de Dieu)). A défau"t des ciseaux du tailleur Jacquet,
le saint coupa un jour avec ses dents le fil d'lm suaire qu'il
avait cousu. (Suebat sudarium et propriis dentibus filum
rumpebat. p. 73).
ménétrier, qui accompagnait le
Geoffroi, second fils du
saint dans ses courses apostoliques, ne parle pas non plus
des services que son ministère aurait rendus à l'homme de
reste, bien naturels nu fils d'un ministe
Dieu, services, du
rialis, comme on appelait aussi les Joculatores.
Ces arguments négatifs suffisent-ils pOUl' induire à cl'oire
que la famille de Rivallon a passé dix ou onze ans près
d'Yves Haélori sans lui rendre aucul1 service de son métier?
Le contrail'e est la vérité; auxiliail'e ' du saint prêtre, il
l'autel, dans les prédications, au pied de la chaire, dans les
processions, dans les pélerinages, dan~ les foires mêmes,
par le cœur, la voix, la main et la guital'e, le vieux ménes
trel l'aida manifestement de son mieux, pendant toute sa
vie; il devint son homme, comme on disait alors, et,
• après lui, sa femme et ses enfants continuèrent de le
servir.Le joueUl' de harpe Toséoc,organus totius cantilenae,
était ainsi venu en aide à Saint-Paul-Aurélien (1); les mé
nétriers chrétiens dont parlent saiut .Jérôme et saint Ba
sile, de auclitu, avaient agi de la même façon; et plus
tard Michel Le Nobletz et SOI1 disciple, le Père Maunoir,
'poursuivirent l'œuvre pieuse de l'apostolat par les chanteurs
laïcs.
Pas un mot de ce qui. a été dit des deux derniers apôtres
de la Bretagne qui ne convienne aux auxiliaires de saint
Yves. Amice et la Jolie, si quelqu'un s'opposa jamais à leur
concours, étaient bien capables de faire la même réponse que
(1) Voir le Bulletin, t. XIII, p. 7. Cf Les cal7lples-rendlts de l'Acadélilie
des inscrtptions et Belles Lettres (1886).
cette paysanne employée à ses saintes industries par Michel
Le Nobletz : « Nous ne chantons que la doctrine de Jésus
Christ; qu'on nous crucifie comme on l'a crucifié, et nous
chanterons encore sur la croix l ») (1)
Aussi est-ce entre les bras de la veuve du ménétrier que
le saint prêtre voulut rendre l'esprit, et c'est de sa fille,
Amire que nous tenons ce détail poétique et touchant: « Il
mourut le matin d'un dimanche, à l'instant où se levait
l'aurore » ) : Adveniente, diei dominice sequentis, aurora. Il
semblait, dit-elle, se livrer au sommeil: Quasi se daret
sapari spiritum exhalaoit. A cette déposition d'un témoin
ûculaiee, la veuve ajoute, témoin elle-même : « Il parais
sait sourire et respire!', et son visage était plus beau et plus
rose que lorsqu'il vivait: Quasi ridens et sudans omnibus
assistentibus videbatur, et pulchrior et rubicundior quam
esset dum vivebat. (p. 98).
NIais Rivallon n'eut-il pas protesté contre la qualification de
saltimbanque qu'on lui a donnée? Un poëte qui a puisé ses
meilleures pensées au tombeau de saint Yves (2) a même
consacré par son talent le contresens ; heureusement le
saint l'a bien inspiré; écoutez:
Le saint prêtre vivait très humble et très pieux,
Doux aux petits, sévère aux grands, mais juste et sage,
fion passage
Réformant les abus partout sur
Et conseillant le bien, quand il fesait le mieux .
Son éloquence était grave et pleine de charmes,
Sévère quelquefois pour dompter les railleurs,
Et ceux qui l'écolltélÏent en devenaient meilleurs,
Car ils s'étaient sentis rémués jusqu'aux larmes.
(1) Vie de Michel Le Nobletz, pp. 2R6, '251. Cf la vie du Père Maunoir.
(2) M. Louis Tiercelin, auteur du remarquable poème intitulé « Les
Jongleurs de Kermartin » : LE LIVRE BLANC.
Et les pauvres jongleurs, témoins toujours présents
De cette sainteté qui sait aaaner les àmes
Eux aussi, désormais bnîlés des mèmes flammes,
Entrés là pour un jour, y vécurent dix ans,
Et lorsque, des vertus d'Yves fesant la somme,
Dieu pour vivre parmi ses élus l'appela,
Auprès du lit de mort les jongleurs étaient là, .
ce fut dans leurs bras que mourut le saint homme.
Je dois poudant à la vérité de le dire: si le poëte frauçais
couronne aux auréoles pl'odiguées paf l'humble
a ajouté une
Roitelet de saint Yves, c'est le petit oiseau breton qui, caché
dans les plumes de l'aigle, comme le fait observer la légende,
et montant avec lui au ciel, a vu le pl'emier le soleil.
HEHSAHT. DE LA VILLEMARQUE .