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Bulletin SAF 1893


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Les Joculatores bretons (suite). - Roland et les gesteurs gallo-bretons

M. de la Villemarqué

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(Suite) .

ROLAND ET LES GESTEURS GALLO-BRETONS

On a vu la tl'ame d'une ,élégie guerrière du genre de la
poésie populaire des anciens Bl'etons, dans le chant de la
mol't de Roland, tiré du texte français du XIe siècle. Des
maîtres de la critique sont du même sentiment: ils s'accor­
dent à attribuer aux Gallo-Bl'etons, compatriotes et compa­
gnons du martyr de Roncevaux, le premier récit poétique de
sa fin tragique; le second ou le troisième serait l'écho
embelli de leurs chants.

Mais dans quelle partie de la Bretagne française a été
rédigé le texte le plus ancien de ('es embellissements? C'est

un point que la critique n'a pas encore résolu. M. Léon
Gautier penche à en attribuer la paternité à 'quelque voisin
bas-normand des moines du Mont-Saint-Michel. M. Gaston
Paris, et avec lui M. Laurentius, tout en pensant' que la
rédaction qui nous reste « repose sur un poème originai­
rement composé dans la Bretagne fran'çaise», juge que la
chanson a été remaniée en Anjou, par un auteur français,
sous le règne de Philippe 1 (1060-1138) : la patrie et la
date de cette rédaction qui, d'ailleurs, ne sont pas encore
fixées sans contestation, seraient ainsi probables.

A qui nous demanderait notre avis, à nous autres Bretons,
sur cette question délicate, nous serions tentés de répondre,
poète:
avee le
Non nostr u:rq inter vos tantas componere lites.

{l) Voir le Bulletin T. XIX, 1892, p,. 42. ' '

Essayons cependant.
La géogl'aphie nous viendl'a tout d'abord en aide.
Si les frontières de la Normandie et de la Bretagne ne
nous offrent aucune population gallo-bretonne chez qui nous
puissions placer l'auteur de la rédaction française du
XIe siècle, il n'en est pas de même de l'Anjou; sans con­
naître un doc'ument g0ogl'aphiqlB de la plus haute impol'­
tance, et en s'~:m tenant seulement à la langue, M. Gaston
. Paris a opiné' pour un remaniement angevin; or, cette hypo-
est justifiée par les faits. Une carte géographique
thèse
de l'Anjou, que vient de publier M. d'Espinay (1), et qui
eri reproduit d'autres plus anciennes, place non loin d'An­
gers un village auquel elle donne le nom très caracté-
ristique de Cornouaille. A cette nouvelle Cornouaille doit
appal'tenir l'arl'angeur de la Chanson de Roland. Qu'il sût à
la fors le français et le breton~ c'est très probable. SQn œuvre

« porte encore des traces visibles de son origine bretonne »),
dit M: G. Paris. Ajoutons que, parmi ces traces, il en est
une que la critique ne peut omettre; je veux parler de la
figure du traître Ganelon; elle est certainement d'un auteur
satyrique. Mais si ce type est emprunté à une tradition
légendaire ancienne, il a été fort chargé; l'auteur connaît
tl'és bien le procédé des chanteurs bretons, et le dialecte de
Vannes a ga~dé le mot qui l'expl'ime : pour décrier quelqu'un
'en vei's, pour chansonnel' un homme, les Vannetais se ser-
' vent d'une locution inusitée dans les autres dialectes, qui
n'ont pius que le substantif har,~ : ils disent : bairzein é
canenneu. (Dict. de L'A., supplement; au mot chançonné.)
. Les moines angevins de Saint-Florent sul' Loire ont appli­
,qué le procédé à Noménoé; le destructeur de leur monastère
ne devait pas trouver grâce près d'eux: la satyre a répondu
à l'histoire.
(1) Carte de la Sénéchaussée d' Anjou. ~émoit'es de, la Société archéolo­
gique d'Angers, 1892.

Personne n'ignore que le héros breton était diffamé par
tout le monde hol'S de sa patt-ie : celui que le doyen de la
Faculté des lettl'es de H.ennes, M. Loth, a si bien nommé le
Charlemagne breton n'avait pas quitté en vain le parti des
Franks, et n'avait pas étendu ,en vain jusqu'en plein Anjou
les limites de son pays. Ses démélés avec Charles le Chauve
ont passé pour une trahison aux. yeux des ennemis; et, s'il
faut le dire,il a été pour eux le premier Gaf!,elon, Le nom
breton Mur gleis, « la gl'ande épée)) du prétendu félon, la­
quelle répond à la claymore écossaise; celui de son écuyer
Guinemel', ne justifient-ils pas l'hypothèse? {Voir le Bul­
letin, T. XIX, p. 50).
Ce qu'il y a de certain c'est que l'introduction du Traître
dans l'histoil'e réelle de Roland n'a pas plus de fondement
que celle des payens auxquels il devrait la couronne du
martyre. ,
Il faut même attribner à l'imagination des joculatores
gallo-bretons le pèlel'inage de Charlemagne au sanctuaire
de saint Jacques de Compostelle et la fondation qui en s'erait ,
résultée: elle date de cinquante ans après lui.
Dll: moins, la ville de Compostelle a-t-elle partagé avec
Rome et Jérusalem les faveurs des Indulgences, à une époque
'très l'éculée. Nous pouvons suivre les pèlerins bl'etons
passant par Bordeaux et les Pyrénées, et prenant la route
d'Espagne pour arriver en Navarre, puis à la Rioja, et enfin
en Galice. Il y en avait qui venaient du fond 'de la Basse-
Bretagne. Les images qui les représentaient n'étaient pas
rares dans ma jeunesse; malheureureusement elles sont
toutes détériorées, ayant été peintes sur papier; celles sur
bois ont eu plus de durée. J'en possède une, datée ét signée
par l'auteur. Il l'a sculptée sur un bahut dédié à son patron
sa'int lacob ou Jacques. '
Le principal panneau représente le saint lui-même, en
habit de pèlerin, et pour qu'on ne s'y trompe pas, on lit,

écrit en breton au-dessus de sa tête: s. IACOB. Immédiate-
ment, au-dessous, un seigneur le salue respectueusement; à
droite, une personne joue, en son honneur, de la guitare,
une autre de la harpe; on remarque même un satyre ou un
diable qui joué du biniou, au grand scandale d'une dévote
qui grince des dents et joint les mains, Je ne parle ni d'un
porte-clé qui semble battre la mesure, ni d'un paysan amateur
ge la chique et de la bouteille, ni d'une dame et d'un mon-
sieur qui passent: en toilette de gala, ni d'un bénédictin en
étole, ni même d'une résurrection de Jésus-Christ, dominant ..
~9ute la scène. Mais le fait capital est l'inscription en relief

gravée au milieu du ballüt; elle porte en breton, en carac-
tères' romains, avec la date de 1(>44, plus un mot incomplet,
le nom de Jacques le Capitaine:

7 VItIER 1644 IACOB CABITEN.

Les paysans bas-bretons ont gardé jusqu"au dernier
siècle le souvenir des guerres de Charlemagne et de Itoland;
contre les payens : je lis dans des notes de voyage, rédigées
il y a cinquante ans, sous la dictée d'un sabotier illettré de
la forêt du Bois-Berthelot (en Canihuel) : c( Je suis arrivé trop
tard; il Y a quarante ans, dans la forêt du Bois-Berthelot,

il Y avait des sabotiers qui chantaient toute l'histoire de
Bretagne en vers; la défaite des Maures par Charlemagn,e
(Ceci était écrit le 19 septembre 1842.)
ou Martel, etc.
serait intéressant de trouver dans la Cornouaille angevine
des fragments de chanson en gallo sur le même sujet. Parmi"
les allusions historiques du texte du XIe siècle, je remarque
le nom de Geoffroi d'Anjou qui contesta plus d'une fois aux
d,ucs de Bretagne les conquêtes de Noménoé. Sur le terri­
toire contesté il y aurait bien des enquêtes à faire de nature
à. 'éclairer l'origine de la Chanson de Roland.

Ce territoire est encore dominé par un clocher sous
l'invocation de Saint-Martin, le patron de la principale église
(Montroulez) Y a même
de Morlaix. Le nom breton de Morlaix
été conservé par les Angevins sous la forme altérée de
Montrelais; c'est un dernier signe de la conquête faite
eu 851 par les Bretons de Noménoé ces audacieux Bretons,
par des rimeurs du IXe siècle de « gens très cruels»
traités
et même de « brutes »,
A gente erudelissima,
Vere bl'uta bl'itanniea.

HEHSAHT DE LA VILLÈMARQUÉ.

BULLETIN ARCHBOL. DU FINISTÈRE. TOME XX. (Mémoires). 16 .