Responsive image
 

Bulletin SAF 1893


Télécharger le bulletin 1893

A propos des sculptures des monuments mégalithiques

M. le docteur Corre

Avertissement : ce texte provient d'une reconnaissance optique de caractères (OCR). Il n'y a pas de mise en page et les erreurs de reconnaissance sont fréquentes


XIV.
Dans la séance du 27 juillet del'nier, M. le Président a
appelé l'attention des membl'es de la Société sur les sculp­
tures mégalithiques. U ne récente étude de M. de Closmadeuc
a (ourni à 1\1. le Dr Letourneau l'occasion de savantes re­
eherches, qu'il a communiquées à la Société d'anthropologie
de Paris, et qui ont. soulevé une discussion dans le sein de
cette Société (Bul. 19 janvier 1893). Je ne crois pas inutile

de présenter à mes collègues de courtes réflexions à cet
égard.
Tout d'abord, qu'il me soit permis de faire remarquer qu'on
a peut-être montré ou trop d'oubli ou trop de dédain pour cer- '
tains. travaux antérieurs. Il est juste de rappeler que M. de
Cussé a autrefois réuni SUI' la question une importante série
de documents, toujours précieux à consulter: on les trouve
dans les bulletins de la Société polymathique du Morbihan;
.les dessins embrassent la presque totalité des monuments
de la région de Lomariaker', et ils sont très exacts, bien supé­
rieurs sOus ce rapport à ceux de Fergusson, plus souvent
mentionnés. On sait avec quel zèle persévérant et quelle
s~ience M. le Dr de Closmadeuc a contribué à l'étude des mê­
mes inscriptions depuis plus de vingt ans (Mémoire sur les '
sculptures lapidaires et les signes gravés des dolmens dans le
1873; Mémoire sur le dolmen des Pierres plates et
Morbihan,
sur le dolmen de la Table des Marchands, 1892-1893). Mais
ces travaux n'ef!acent pas le mérite de la première idée intui­
tive émise sur ce sujet par des savants trop laissés dans
l'ombre. Je regrette qu'on n'ait point parlé des anciens
alphabets publiés par Julien Maunoir, Grégoire de Ros­
trenel~ et dom Le Pelletier, précisftment au moment où
BULLETIN ARCHéoL. DU FINISTÈRE. ' TOME XX. (Mémoires). 15.

l'on relevait certaines an'alogies entre les signes des dol­
mens et les alphabets primitifs. On a eu raison de les
rappeler dans la séance de la Société du 27 octobre 1892.
Si mes collègues veulent bien se reporte!' à l'al,ticle intitulé
cc ALPHABETH DES ANCiENS BRETONS ARMORIQUES, tiré partie
,d'un ancien calice de l'abbaye de Landévenec, partie de
quelques anciens bastiments et monuments de la Bretagne »
(Le Sacré Collège de Jésus, composé par le R. P. Julien
Maunoir, de la Compagnie de Jésus, à Quimper-Corentin,
chez Jean Hardouyn, 1659) alphabet reproduit dans le ..
dictionnaire du P. Grégoire de Rostrenen, en 1732, p. 30,

ils verront, sous un titre très suggestif, une figuration de
26 caractères curieux à méditer. L'on s'est moqué de l'idée
d'assimiler ces caractères à des lettres d'alphabet, même on
. a affecté d'attribue!' à l'imagination ou à la crédulité l'exis­
tence de ces caractères; mais des découvertes ultérieures
ont paru justifier la tentative du Père Jésuite: il a soupçonné
une valeur réelle dans ces caractères d'apparence bizarre;
il s'est seulement trompé dans une interprétation qu'il n'était

pas à même de risquer. Au premier coup d'œil jeté sur les
caractères du dictionnaire du P. Monoir, on constate leurs
rapports avec ceux de l'alphabet phénicien et des alphabets
dé!'ivés. Je n'ai pas sous la main l'ancien alphabet phénicien,
mais son proche parent l'hébraïque; or, voici des relati~ns
que la comparaison oblige à mentionner:
Alphabet de
Alllhabet hébl'aÏ(lllc :
Julien ~Iaunoir':
a, b, sont presque identiques aux caractè!'es mim, in.
f est presque identiquc au caractète ... heth, hh.
1 ... beth, b.
. . . aleph, esprit dOlt;1;

Le Dr Letourneau, à propos des caractères relevés sur la
Table des Marchands (Locmariaker), a procédé à un sem­
blable système de comparaison, mais en, l'étendant à plu-

sieu'rs alphabets très anciens et aux 'inscriptions dites ru-
pestres: observées aux Canaries et dans la région saharienne.
Il a fait très habilement ressortir les analogies frappantes
qui existent entre les signes de nos pierres celtiqües et ceux
de~ roches jadis tracés par des peuplades de sang berbère,
ceux des alphabets phénicien, celtibérien, coph te: etc. Cinq
principaux sign s se rencontrent: plus ou moins répétés, sur
la Table des Marchands, qui semblent mériter l'épithète
d'alphabétit'ormes :
i ° Un signe en forme de P ou de b, qu'on retrouve dans
l'inscl'iption néo-punique, sur la Table supérieul'e (phéni­
cienne) de Marseille, dans les inscriptions étrusques, üelti­
cophtes ;
béeiennes,
2° Un signe en fOl'mè de U, droit ou oblique, renvel'sé,
ouvert à gauche ou à droite, qu'on retrouve SUl' la Table
supérieure de Marseille, parmi les caractères étrusques et
celtibériens, et, avec union des jambages en ligne dl'oite,
SUl' des inscriptions libyque et touareg;
3° Un signe en forme de M ou de E, ouvert en diverses
directions, correspondant à des caractères étrusques, ber-
bères, celtibériens, osques; .
4° U 11 signe en forme de rond ou de carré (0 JI), avec
sans point central, commun aux alphabets phénicien,
étrusque, celtibérien, et qui est à peu près identique à la
laUre S des alphabet touareg et numidique (Faidherbe). .
5° Un signe en forme de crosse ou de cl'ochet, tantôt dl'oit,
tantôt courbe, retrouvé dans l'alphabet phénicien, et dont le
r grec est un analogue. .

Les signes mégalithiques offrent de telles ressemblances
avec ceux des alphabets les plus anciens ou d'alphabets plus
ou moins rapprochés: qu'il semble difficile de leur refuser
Ulle valeur de même ordre. Je ne veux pas dil'e une valeur
de lettre correspondante, d'apl'ès les similitudes des formes,

mais une valeur de lettre quelconque, attaché à un signe
imité et d'apport extérieur. Pour la région armoricaine, il
ne saurait guère exister de doute sur la nature de cet apport.
Il n'a pu être que phénicien.'De très bonne heure, les hardis
marins qui avaient fondé une puissante colonie à Marseille,
durent e11:trer en rapport avec les populations armoricaines.
Il Y a, à cet égard, plus que des indices, le Dr Zambaco
va même jusqu'à attribuer aux Phéniciens l'introduction de
la lèpre en Bretagne, introduction qui, d'après lui, et con­
trairement,. à une opinion commune, ne se rattache l'ait pas ..
aux contapts des croisades.Des barbares, appelés à des rela­
tions de commerce, comprirent bientôt les avantages d'un
système de représentation des sons qui leur permettrait de
fixer leurs comptes et puis leul's pensées: ils essayèrent de
copier les caractères qu'ils voyaient écrire sous leurs yeux,
sans trop apprécier leur valeur intrinsèque, niais en leur
donnant une valeur pl'opre, répondant à leur phonétique .
Peut-être, la première imitation résulta-t-elle d'une appli-
cation artistique. Sans contredit, la façon dont certains ca­
ractères appal'ai~sent disposés, comme les Cl'osses sur l'une
des pierrés de la 'fable des Marchands (pierl'é nO 1 dans la
série de M. de Cussé), les courbes ou les cercles concen-
triques s,ur les pierres de Gavrinnis, etc., accusent un,e
intentiou décorative manifeste. Il n'esl point encore rare de

voir des artistes rudimentaires, chez les races civilisées:
rechercher des motifs d'ornementation dans des lettres d'al-
phabets étrangers, qu'ils ne comprennent point, mais dont
ils admirent les formes et la disposition. Je me souviens, à
cet égard, d'une petite àventure qui m'arriva au Cambodge,
au ~illage de Compong-Clmang (le village floUant ou des
Marmites, parce que la plupart des cases sont élevées sur
des radeaux et que le centre est un lieu dé fabrication de
poteries communes). Je visitais, -avec M. Roques, directeur
des Messageries fluviales, une pagode ornée de peintures

tout à fait brahmaniques .... de sujets, mais exécutées par
une main chinoise. Je demeurai très intrigué, en apercevant
bordure décorative qui me paraissait singulière: où
une
avais-je vu cela? Mon compagnon, ainsi que moi, se torturait
l'esprit pour rapportel'le dessin à quelque chose déjà entrevu"
quand tout à coup il s'écria: « J'ai trouvé! » et, tirant de
sa poche une boîte d'allumettes suédoises, il mè montra
l'inscription Sâlcerhets Tândstickor: c'était cela que le pein­
tre avait indéfiniment répété sur ses encadrements, comme
décoratif du plus bel elfet! Il est très vrai que la valeur
motif
des l~ttres suit pat'fois lem' imitation comme s'Iljet d'ol'Ile­
mentation, de même que l'inverse a souvent lieu (G. de Mor­
Il ne serait plus exact de conclure à la négation de
tillet).
toute signification d'écriture sur les mégalithes, en prétex­
tant que les caractères y sont disséminés sans ordre et que
l'écriture est avant tout « un arrangement ». L'arrange­
ment existe bien, en dehors de l'intention décorative, mais
irrégulier, confus, ainsi qu'on devait l'attendre des essais
d' inhabiles et d 'inex périmentés.
Le Dr Letourneau termine son mémoire par les conclusions
suivantes:
« Parmi les signes g'ravés sur les mégalithes et sur les
rochers, dans les pays celtiques, en Espagne, aux Canaries,
en Afrique, il en est qui ont une indéniable ressemblance
avec certaines lettres des plus anciens alphabets connus, et
d'origine africaine. Ces caractères alphabétiformes des mé­
galithes et des roches sont encore grossiers, mal rangés en
inscriptions ou isolés, parfois employés comme motifs d'or­
nementation. Npus ne savons pas quelle valem' réelle on a pu
leur attribuer; mais il me semble que nous sommes là en
présence d'un alphabet en voie de formation antérieur aux
plus anciens alphabets connus, qui, tous, proviennent de
peuples déjà historiques. Enfin, ces signes semblent indi­
quer que les constructeurs de nos monuments mégalithiques

sont venus du midi et étaient apparentés aux races du nord
de l' Afrique. »
Il y a sans doute de grosses réserves à faire sur ces Con­
clusions. La similitude des caractères celtiques de nos
régions et des caractères rupestres de la région africaine
peut tenir uniquement à ce fait, que les populations ont reçu
une initiation de même source, elle-même venue d'Orient.
Mais ce qui est à retenir, c'est la preuve d'un alphabet, d'un
système de représentation qui ne saurait être que phonétique, ...
à une date reculée, parmi les constructeurs des monuments
mégalithiques. C'était un progrès. Mais progrès suppose
un stade dans une évolution.
Les Celtes avaient-ils antérieurement une écriture sym­
bolique, idéographique?
Je n'hésite pas à répondre que je suis convaincu du bien
fondé de l'affirmative, Il existe, en effet, sur divers monu-
ments mégalithiques des caractères sans aucune analogie
avec aucune figuration alphabétique, très simples, dont le
gToupement semble indiquer des répétitions d'unités ou dont
la forme répond à des objets très reconnaissables; ces
dessins peuvent être étudiés tout particulièrement sur la
pierre du musée de Kernuz, provenaut du tumulus de
Renongat, en Plovan (P. du Châtelier, Les Époques pré-
historiques et ga'uloises dans le Finistère, Paris, 1889,
pl. XIII); sur d~s pierres du Petit-Mont, en Arzon (rec. de
M. de Cussé), sur celles de Gavrinnis. Il y a, dans ces
tableaux, des espèces de leçons de choses, des essais de
représentations commémoratives, dont on retrouve les ana­
logues dans les dessins rupestres des sauvages d'une époque
encore peu éloignée de la nôtre (spécimen de dessin sur
roche des anciens caraïbes, trouvé aux Trois-Rivières, à la
Guadeloupe, par Guesde the Guesde collection of anti­
quities in Pointe à Pitre, by O. T. Mason, Washington, gOY.
print. of. 1885), èt même, -circonstance des plus impr~-

vues, dans la comptabilité figurative des paysans breto~s
dans la Revue d'ethnographie de 1882 (t. l, p. 369) nouS
montrent comment des paysans illettrés, grâce à un sys- ,
tèmc très simple de figures représentant les denrées vendues
ou achetées (un vase pour le lait, une sorte de pâté pour le
beurre, une figure ovale avec un prolongement en pointe
pour l'avoine, des lignes courbes pour les fers des chevaux, ,
ou entremêlées pour des cordes. etc.), leurs domestiques à
payer (une figlll'e dont la coiffure varie selon le sexe, pour
les journaliers et les journalières), avec des ronds, des croix,
traits ou des points disposés autour et à côté des figures,
, des'
pour exprimer la valeur des ventes, des achats ou des gages
en pièces de cinq francs, en écus (de 3 fr.) ou en SOUS,­
tiennent fort exactement des livres de compte, sans le secours
d'une écriture conventionnelle. Il y aurait à rImltiplier les
recherches dans cet ordre d'idées, car elles établiraient
peut-être une chaîne de survivances, qui mettrait sur la voie

d'une interprétatiou de quelques-unes des inscriptions d~s
dolmens. Les signes, à mon avis, idéographiques, qu'on
relève ordinairement sur ces derniers, du moins dans notre
reglOn, comprennent:
ioDes ronds dont les contours sont dessinés par évide­
ment et des cupules plus ou moins profondes: leur disposi- ,
sition, éparse ou par groupes réguliers, trahit l'intention
d'une répétition d'unités, d'espèces précisément à déterminer;
2° Des lignes droites, horizontales, verticales ou obliques,
affectant souvent un parallélisme, lorsqu'elles sont groupées,
marquant sans doute la répétition d'une autre espèce d'unité;
3° Des lignes droites entrecroisées, se rapprochant des
caractères cruciformes;
4° Des évidements en forme de' larmes, de raquettes, de
do us à tête ronde, à rapprocher d'instruments ou d'ustensiles
alors en usage ;

5° Des figurations en creux ou en reliefs de véritables
celtes, ou haches de types divers (pierre de Bé-er-Groah,
pierre de Manné-er-Broeg, table des Marchands, en Locma­
riaker) : çes dessins sont-ils, sur une tombe de chef, la dési­
gnation de son rang hiérarchique d'après l'arme qu'il portait
d'ordinaire (il est certain, pour quiconque a visité les vitrines '
. de la Société polymathique, que les magnifiques jades polis, '
destinés à servir d'armes ou d'instruments de travail, n'étaient
pas la propriété de tout le monde, aux époques préhisto- ..
riques ; ils supposaient, chez leurs possesseurs, une situation
très différente de celle du menu peuple, ohligé à se contenter
d'armes et d'outils de bien moindre valeur), ou, comme se le
demande M. Gabriel de Mortillet, répondent-ils à une idée
symbolique, mythologique, cultuelle? (1) ;
6° Des crosses à propos desquelles on a soulevé les mêmes
questions: sont-elles l'expression d'une idée rituelle, repré­
sentent-elles la faucille servant à la cueillette du gui sacré
(M. Balna du Fretay) ou le bâton recourbé des pasteurs?
7° Des lignes courbes, sinueuses ou ondulées, dans les­
quelles il est peut-être permis de soupçonner la figuration
de la couleuvre ou du serpent, se rattachant à des eroyan­
ces qu'on rencontre à l'origine de plus d'un culte; des des­
sins d'animaux (la table dite des Marchands ne devrait son
nom qu'à la corruption du mot Mal'c'h, d'un cheval grossiè­
rement figuré SUl' la face inférieure de la pierre) ; mais ces
derniers, comme les suivants, tout à fait exceptionnels daris
la région française;

8° Des dessins de parties d'êtl.'es humains, de pieds par
(1) Je signalerai, sur la route de Plouarzel à Bl'élès, une croix de
mission dont j'ai pris le croquis en septembre 18S? Elle semble avoir été
un ancien menhir ou la table d'un dolmen; sur l'une de ses
taillée dans
faces elle présente le dessin d'une hache à forme très archaïque, avec la
date de l'érection, 1880. On appelle cette pierre la Cl'oi,7] à la llache
(Croas ar VouhalJ. '.

exemple, comme sur l'une des pierres du Petit-Mont (nO 4 de
la série de M. de Cussé) ; etc. '
Je ferai néanmoins certaines reserves, relativement à plus
d'une particularité des mégalithes à sculptures. Il importe
de ne pas plus accepter, sans un séJ'ieux contrôle, l'assimi- ,
lution de tels ou tels creux ou reliefs à des figurations inten­
tionnelles, que l'interprétation de l'expression réelle des
objets le plus nettement représentés . .Je fais surtout allusion
aux marques ou empreintes, que la crédulité populaire
attribue, ici et là. à des circonstances extraordinaires, et
qu~ souvent sont l'effet d'influences cosmiques ou acciden-
En Orient comme en France, j'ai noté des
telles banales.
légendes, basées sur de semblables constatations. A Angkor"
on a la prétendue empreinte du pied de Bouddha; à Saint-
Berthevin, près de Laval, celle des genoux du pieux soli-
taire, dans la roche dure sur laquelle il avait coutume tle
venir prier: les creux n'ont rien à voir soit avec un pied,
soit avec des genoux: Il sera intéressant de retrouver l<;t
pierre dite d'Elliant, récemment signalée à l'attention de la
Société par M. l'abbé Favé : on y distinguerait « comme
l'empreinte du pied d'une bête immonde, écrasé par un autre
pied très fin et très blanc (?) et les gens du pays disent que
c'est là le pied de la peste, troad ar vosen, écrasé par le pied
de la Vierge, troad ar Vere'hez». (Bul. 1892, XXX). S'agit­
il d'une empreinte fictive et de pùre légende, ou d'une '
sculpture en creux vél'itable? De même pour les cupules et
les excavations, on admet plus d'un groupement très à
tort comme des œuvres intentionnelles. J'ai déjà eu
l'occasion de présenter une observation à ce sujet. M.
de, Nadaillac, tout en reconnaissant que des phénomènes
géologiques peuvent donner lieu à des excavations régu­
lières dans les roches les plus dures, ~ semblé se refuser
à croire qu'ils produisent ùes cupules. Je répondis à son
assertion par une courte lettre, insérée dans la Revue

d'anthropologie du 15 avril 1886 (p. 365-366) : « L'action des
eaux produit des cupules de toutes dimensions et aussi
régulières que celles creusées par l'homme. Aux cataractes
de Boké (Rio-Nunez), j'ai vu un grand nombre de roches
basaltiques, dans le lit du fleuve, là où les remous sont le
plus intenses, creusées de cupules et d'excavations cylin­
driques, par le tournoiement et le frottement prolongés de
cailloux roulés, qui prennent eux-mêmes, en accomplissant
leu!' œuvre, une forme sphérique aussi régulière que celle
d'un boulet de fonte ... (1)) La nature a d'autres procédés pour
creuser dans les roches les formes les plus capricieuses. Les
g!'anits et les gneiss, malgré leur apparente dureté, sont
effrités à la longue sous l'action des pluies. Ces roches offrellt
parfois à leur intérieur des vides ampl~llaires qui expliquent
leur sonorité (aux alignements du Menec, à Carnac. on ne
manque pas d'amener les visiteurs devant une éllorme roche
rendant un son clair et métallique lorsqu'on la frappe et dont
la légende s' e 1l'a ce devant une considération physique).
Qu'une taille mette à découvert ces vides, et l'on a des exca-
vations en godets, g'outtières, etc., auxquelles l'imagination
du peuple et celle des savants, non moins fedile en échappées
audacieuses, donneront les _ interprétations les plus singu-
liè!'es. Il existe, SUl' la route de Saint-Pol à Roscoff, à quatl'e
cents m '~tre3 et à gauche d ~ la l'O L üe qui conduit à cette
dernière localité, dans un champ actuellement cultivé en
céréales, deux dolmens autrefois signalés par M. de Fré­
minville (Guide du Finistère, p. 223). L'un d'eux présente à
la face supérieure de sa table des excavations irrégulières,
combinaison de. gouttières et de godets, sans forme définie:
l'on a voulu voir dans ces creux la sculpture intentionnelle
(1) ,Rappellerai-je les curieux groupements de cu pu les qu'en divers
points du littoral brelon (Douarnenez', on constate sur des roches grani­
tiques (leurs analogues ont pu fournir, des matériaux non dégrossis aux
de dolmens) el qui sont l'œuvre des oursins 1 , -
constructeu rs

d'un corps humain, ou plutôt d';n moule de corps humain;
l'on a supposé aussitôt que l'on devait maintenir dans ce

moule les VIctImes a egorger, et l'on a déclaré que la pIerre
était un autel à sacrifice! Pour- moi, je n'ai reconnu dans
ces particularités qu'un jeu de la nature, des creusements
susceptibles d'être rapportés . à des actions cosmiques ou
cosma-géologiques.
Des cupules régulièrement dessinées peuvent, d'autre part,
êtI~e rencontrées, manifestement produites par la main de ·
l'homme, mais qui n'ont auctln rapport avec des essais· .
d'expression symbolique. J'entends parler de c~lles que les
oùvriers des temps préhistorique devaient préparer pOUi> .
l'introduction des coins de bois à humecter d'eau, afin
d'amener un éclatement de la roche et d'obtenir une taille
grossière; selon un procédé mentionné par un sagace obser-
vateur de la Société polymathique. . :
Pour en revenir aux signes d'écriture, je dois_ ajouter .. qt~e,
sur diverses pierres, les caractères susceptibles d'être inter­
prêtés comme idéographiques me paraissent associés à des
caractères susceptibles de l'être comme phonétiques. L'as­
sociation n'aurait rien de surprenant. L'écriture chinoise,
à son début très naïvement figurative des objets d'où émanait
l'idée le ciel exprimé · pnr trois courbes superposées, les .
voùtes du firmament~ le soleil par un cercle avec un trait
central, la lune par un cercle avec deux points centraux, ]a
lumière par l'accoleinent des deux signes précédents, l'homme
par une courbe en forme d'A sans barrage, surmontée d'une
croix, l'ensemble donnant l'idée d'un tronc linéaire et de
quatre membres, le bœuf par un trait fourchu à rune de ses
extrémités, les cornes, et sur lequel aboutissent quatre autres

traits obliques et parallèles, les pieds, etc.) peu à peu
s'est éloignée de sa simplicité primitive; est devenue plus
conventionnelle, en même temps que ses caractères ont pris
une valeur phonétique, à côté de l'idéographique. Nos an-

cêtres préhistoriques n'ont point subi une évolution aussi
profonde. Mais cependant, j'incline à penser qu'ils ont eu
aussi leur tentative de transformation d'une écriture pure­
ment idéographique en écriture au moins partiellement
phonétique, avant tout apport venu de l'étranger. Je rap­
proehe en effet certains systèmes de traits quelquefois obser­
vés sur les dolmens (Manné-Lud, en Loemariaker, nO 8 de
la série de 1\1. de Cussé, grottes de Kerozille, près Plou­
harnel, pierres 4 et 6 dans la série de M. de Cussé,
et principalement pierres de Keriaval, dessins de M. de

de Closmadeuc et de M. Gailhard), du vieil alphabet
irlalldais, décrit pal' M. d'Arbois de Jubainville (Aca­
démie des Inscriptions et Belles-Lettres, 4 mars 1881).
Pour tracer ce dernier, on tire une ligne verticale: Les cinq
premières lettl'es sont représentées par des lignes' horizon­
tales tirées à droites de cette ligne, une pour b, deùx pour 1,
trois pour f, etc. Les cinq lettres de la seconde série sont
représentées par des lignes hOl'izontales tirées à gauche de
la verticale: une pour h, deux pour d, trois pour t, ete.
Cinq autres lettres forment une troisième série, représentées
par des lignes horizontales qui traversent de part en part
la verticale, une pour m, deux pour g, tl'ois pour ne, ete,
L'alphabet, désigné sous le nom d'Ogam, a l'aspect d'un
arbre grossièrement dessiné et chaque lettre porte en irlan­
dais le nom d'un arbre ou d'lm arbust.e. N'y a-t-il pas
quelques analogies entre de pareils signes et les lignes
transversales plus ou moins parallèles, intentionnellement
conduites sur une ligne unique en perpendieulaiIie, s'arrê­
tant sur celle-ci sans la couper ou la traversant, observées
sur les pierres que je viens de signaler?
je termine iei . cette note. Elle a pour but de répondre aux
desiderata formulés par notre Président. Elle est ma très
modeste contribution dans Ulle étude particulièrement inté':'
ressante pOUl' les archéologues de notre l'égioÎl (1).
- Dr A. CORRE .
(1) Pour plus ample informé, consulter l'ouvrage de M. Philippe Berger,
intilulé fjüf,I)/;re de lBcrU/tl'e d'ut, t'an!.iq1ûlé (1 Rf) Il. 1 vol. grane!
in-8 , avec planches. Aujourd'hui membre de l'Institut, M. Berger vient
de publier une 2. édition de son savant livre, chez Hachette, Paris,
boulevard Saint-Germain, 79. .