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VII.
JEAN CAUSEUR
Jean Causeur avait été perceur au port de Brest (1).
Il habita ensuite Lanfeust, en la commune de Ploumoguer,
puis le bourg de Saint-Mathieu, compris aujourd'hui dans la
. commune de Plougonvelen. Il fut boucher, selon les uns,
autres jardinier; puis, ses forces défaillant, il
selon les
tomba dans la misère. .
Vannée 1771 réservait à Causeur un double honneur que
n'attendait pas.
son humilité
L'ancien perceur reçut la visite de l'amiral Thévcnard,
alors capitaine de vaisseau attaché au port de Brest (2); et il
posa devant Charles Caffieri, élève de l'Académie de pein-
ture, sculpteur breveté du Roi pour la marine. Son portrait,
d'une parfaite ressemblance, fut gravé l'année suivante et se
répandit rapidement dans toute la Bretagne et même en
France.
L'amiral Thévenard a rendu compte de sa visite à Causeur
dans ses Mémoires sur la marine, publiés en l'an VIII (3).
Voyage dans
Avant cette publication, Cambry, dans son
en 1794 et 1795 publié en l'an VIII, avait, à
le Finistère
deux reprises, parlé de Causeur. A l'article Quimper, il cite
(1) Perceur. C'est « l'ouvrier qui perce les trous dans lesquels seront
placées des chevilles pour fixer le bordage aux membrures ».
(2) C'est l'amiral qui donne cette date. Levot dit que le capitaine de
vaisseau de Thévenard fut attaché au port de Brest en 17n. Il semble
bien que c'est comme officier du port que Thévenard fit la tournée au
co rs de laquelle il vit et entretint Causeur.
(3) Laurans. 4 vol. in-8°. Ce qui concerne Causeur se trouve au T. II,
dans les Notes historiques sur Brest, la rade el ses environs .
une lett.l'e datée de cette ville où il est question de Causeur,
et à la fin de son livre il lui consacre une note spéciale (1).
consacré à Causeur une uotice qui n'est que la reproductIOn
de la notice de Cambl'Y. avec un extrait de celle de Thé-
venard (2).
Enfin, en 1852, Levot a placé Causeur dans la galerie qu'il
a ouverte « à tous les Bretons qui se sont fait un nom, soit
par leurs vertus on leurs crimes: soit dans les arts, les
SCIences », etc.
L'énumération de l'auteur, quelque longue q~'elle soit,
est incomplète: Causem: n'avait à invoquer aucun de ces·
titres. Son titre unique à une notice biographique nous est
révélé par l'inscription mise au pied de son portrait:
« Jean Causeur, ouvrier perceur au port de Brest, âgé de
137 ans, né au village de Lanfenst, en Ploumoguer (Basse
Bretagne), l"an 1638, mort le 10 juillet 1775, à Plougonve
len. » (3)
La poésie s'empressa de célébrer ce mérite nouveau; et
au-dessous de l'inscription on lit ces vers, datés de 1776 (4) :
« Le temps se fatigua SUL' ce vieux Bas-Breton;
« Sa faux, qui détruit tout, s'ébrécha sur son front. »
Chose à peine croyable. L'inscription est presque contem
poraine du décès; la date du 10 juillet 1775 est donnée avec
une preCIsIOn qm commande la confiance; et cependant elle
est imaginaire; et après nn siècle révolu, malgré trois ·ou
(1) Le fragmen t de lettre est à la page ?J6. La note à la page 413.
Ed. de 1836.
("2) ~ot.iccs chronologiques sur les écrivains .... etc., p. 202. L'auteur
parle l.~cl?e~m~nt de Causeur ~ propos de Harscouct de Longueville qui
publIe 1 Htslotre des personnes qui ont vr1cu plusieurs siècles.
(:3) 137 ans. Cette indication se réfère au temps de sa mort. '
(4) Cambry, p. 326 .
quatre biographies, nous sommes encore réduits à nous
demander combien de temps Causeur a mis « à se faire un
nom! » Si les biographes sont d'accord sur le lieu de la
naissance, Ploumoguer, sur le lieu du décès, Saint-Mathieu,
ils ne s'accordent ni sur l'âge ni (ce qui est inexplicable) sur
la date de la mort. '
L'amiral Thévenard fait mourir Causeur en 1772, à 132 ans
accomplis, c'est le faire naître en 1639 ou 1640.
La lettre citée par Cambry ne fait que répéter l'inscription
du portrait; et assignant à Causeur, mort en 1775, une vie
de 135 ans, elle le fait naître en 16 10. Dans sa note, Cambry,
adoptant pour le décès la date du 10 juillet 1775, dit Causeur
âgé de 137 ans et renvoie ainsi la naissance à 1638.
Miorcec de Kerdanet, ayant sous les_ yeux la notice
de Thévenard, adopte et réédite la date de Cambry et
indique expressément la naissance à 1638.
N'est-ce pas ce désaccord entre les biogr!lphes qui a
produit l'incrédulité? Parmi ceux qui ont entendu parler de
Causeur, combien relèguent sa longévité au rang des fables!
( La certitude sur ce fait extraordinaire ne pourrait, disent
ils, résulter que 'du rapprochement des actes de baptême et
de sépulture; or les biographes n'ont vu ni l'un ni l'autre,
puisqu'ils se contredisent sur ces deux dates. »
L'objection est sérieuse et le reproche adressé aux bio- '
graphes est mérité. Essayons de donner satisfaction à ces ,
crItIques.
Plus scrupuleux que ses prédécesseurs, Levot a pris la
peine de chercher et a trouvé (ce qui n'était pas difficile)
l'acte de sépulture à Saint-Mathieu. Voici la copie exacte de
cet acte, que Levot n'a pas imprimé (1) :
(1) 'Une observation en passant. Levot, comme beaucoup d'auteurs, assi-
mile les actes de baptême et de sépulture rapportés autrefois par les curés
cc L'an mil sept cent soixante-quatorze, le trente avril,
est mort au bourg de Saint-Mathieu Jean Causeur, époux
de defTunte Louise Aléouët, âgé d'environ cent trente ans '
selon le bruit commun et les époques, dont le corps a été le
lendemain inhumé par le ministère du soussigné .recteur, en
présence de ses enfants, de Philippe Lisop son petit-fils, de
Yves Le Bras son arrière petit-fils, et de plusieurs autres, et
ont signé ceux qui le savent faire. '
« Signé: Philippe Lisop, Yves Le Bras, Marie-Jeanne
Causeur, François Le Bras, Marie-Catherine Moutec ou
Moulee, et L : Morel, recteur de Saint-Mathieu. ))
Ainsi voilà une date certaine: Jean Causeur a été inhumé,
le 1 cr mai 1774, et il était décédé la veille, 30 avril, non
en 1772 (Thévenard) non le 10 juillet 1775 (Cambry et
Kerdanet).
La date du décès, voilà le seul point que l'acte fixe avec
certitude. Quant à 1'âg'e du décédé il ne le donne que d'une
manière approximative. Le curé rapporteur de l'acte n'avait
pas sous les yeux l'extrait baptistaire; il n'affirme rien; Il .
s'en rapporte « au bruit commun et aux époques.» Qu'est-
ce que le bruit commun? C'est l'opinion que Causeur, dé
sormais seul témoin de ses jeunes années, a lui-même créée;
et par « les époques » il faut sans doute entendre quelques
circonstances de la vie du centenaire que le curé ne fait pas
connaître.
Mais remarquons-le, l'indication approximative: 130 ans
environ en avril 1774, n'était pas, il s'en faut! acceptée par
aux actes de 1w,;ssance et de décès rapportés aujourd'hui par les maires.
C"est une inexactitude. Les actes paroissiaux ne donnent souvent qu'une
celle dll baptême ou de la sépulture. Or, la date du haptême peut
date,
de quelques jours à celle de la nais~ance, puisque l'Église
être postérieure
ce délai aux paren ts pour présenter leurs eafants au haptême
donne
(rituel de presque tous les diocèses). La date de la sépulture n'est jamais,
des cas expressément iud iqués, la date du décès, puisque vingt-quatre
saut
Je décès et l'inhumation (Denisart, II, 98).
heures doivent s'écouler entre
tous. Selon Thévenard, Causeur aurait eu 135 ans en 1774 ;
d'après l'inscription du portrait il aurait eu 137 ans en 1775.
D'autres indications de diverses sources donnent à Cau-
seur plus de 130 ans en 1774. Lorsque le portt'ait peint en
1771, gravé et répandu par la province en 1772, eùt appelé
tardivement l'attention sur Causeur, une requête fut pré-
sentée aux Etats de Bretagne en faveur du centenaire. Par
délibération du 30 décembre 1772, sur le rapport de M. de
Robien, procureur général syndic, les Etats accordèrent une
pension viagère à Causeur, « âgé, dit la délibération, de
plus de 131 ans (1). » Donc, deux ans plus tard, en 1774,
Causeur aurait eu 133 ans.
Une main inconnue a laissé SUl' la paroisse de Ploumoguer
des notes très intéressantes cOllservées à la bibliothèque de
Brest (2). A propos de la pension accordée à Causeur, l'au-
teur anonyme ecrit :
« Janvier 1773. Nous apprenons que les Etats de Bre-
tagne viennent d'accorder une pension de 300 livres à un
vieillard de la province qui a 130 ans. Ce vieillard est sans
doute le nommé Jean CauseUl', né au village de Ploumoguer
(c'est à-dire dans un village de la paroisse de Ploumoguer),
qu'on a peint et gravé l'an dernier. »
Et, quelques jours plus tard, quand il n'y a plus de doute
sur le nom du nouveau pensionnaire des Etats, la même
main écrit:
« Janvier 1773. Le 10 (lisez le 30) du mois dernier, les
Etats de Bretagne ont accordé une gratification annuelle
de 300 livres· en faveur de Jean Causeur, né au village de
Ploumoguer, diocèse de Léon, âgé de plus de 131 ans. »
(1) Session . ouverte à Morlaix le 20 octobre t 771 .
m Je dois la eommunication de ces notes avec d'autres renseignements
à M. Marion, bibliothécaire de la ville de Brest, et à M. Le Guillou de
Penanroz, juge à Brest. .
Ainsi l'auteur de cette note, demeurant à Ploumoguer,
copie la délibération des Etats et écrit sans observatIOn:
130 ans et même plus de 131 ans aux premiers jours de 1773.
ous le voyez tous cont.redisent l'indication 130 ans
donnée par l'acte de sépulture: tous sont d'accord que, dès
1772 ou 177:~, Causeur avait plus de 130 ou même de 131
ans; indication qui lui donnerait au moins 132 ou 133 ans au
temps de son décès en 1774.
L'acte de baptême de Jean Causeur rapproché de l'acte de
sépulture fournirait un renseignement certain ... Mais. hélas!
au lieu d'un acte en voici deux!
Je les ùonnerai l'un après l'antre avec les arguments pour
ou contre chacun d'eux.
IlL
Levot a pris pour certaine l'indication approximative du
curé de Plougonvelen, 130 ans environ " elle reportait la
naissance aux années 1644 ou 1645; le lieu de la naissance
n'étant pas douteux, rien n'était plus facile que de retrouver
l'acte de baptême. Il suffisait de recourir aux registres de
Ploumoguer. C'est ce que personne n'avait fait, pas même
Levot, quand il publia la Biographie bretonne. .
C'est vingt-cinq ans plus tard, qu'il a fait cette recherche;
et c'est seulement en 1877, peu d'années avant sa mort, qu'il
a imprimé le résultat de ses nouvelles investigations. Il a
donné une nouvelle notice sur Jean Causeur dans l'Annuaire
de Brest; mais l'Annuaire ne franchit guère les glacis de la
place; la plupart des lecteurs ignorent encore l'addition
faite par l'auteur à son article de la Biographie bretonne.
V oici cette addition : .
« Jean Causeur, fils de Robert et de MarO'uerite Galle
est né, lè 3 mars 1645, au villag'e de Lanfeust, en Ploumo
guer, ainsi que nous l'ont appris les recherches que nous
avons faites récemment dans les registres des naissances
de cette commune (1). Il était conséquemment âgé de 129
ans, 1 mois et 29 jours, lorsqu'il mourut le 30 avril 1774 ... »
Cette note n'est pas absolument exacte: Voici la repro
duction textuelle de l'acte du 3 mars 1645 copié aux archives
de Ploumoguer. (2).
« Ce troisiesme jours de mars l'an mil six centz quarante
cincq, soubsigné Estienne de la Coste, recteur de laparoisse
de Ploumoguer, certifie avoir baptisé un fils nay la nuict
précédante du légitime mariage de Hobert Causeur et Mar
guarite Gall (3), sa femme, demeurantz au village de Cre
venoc, predicte paroisse. On luy a imposé le nom de Jean,
ayant eu pour parrain noble homme Nouel Kerourien, de
meurant au bourg du Concquest, et pour maraine damoiselle
Guillamete Porzmogller, fille aisnée de la Villeneufve, de
meurante en la dicte paroisse.
« E : DE . LA COSTE, R : de Ploumoguer. »
Comme on le voit, l'acte fait naître Jean Causeur au vil
lage de Créménoc (aujourd'hui Kermeinoc) et non à Lan
feust. La rectification de l'acte faite par Levot a pour but de
prévenir une objection que nous trouverons plus loin.
. Levot plaçait auprès de l'acte de sépulture de Jean Causeur
un acte de baptême au même nom rapporté à Ploumoguer, à
l'époque précise à laquelle renvoyait l'acte de sépulture. Il
pouvait se flatter d'avoir ainsi démontré l'âge de Causeur
en années, mois ét jours; et, heureux de sa découverte, il ne
douta pas un instant que l'acte qu'il produisait au jour ne
fût applicable au centenaire ...
(1) Lisez: dans les registres des baptêmes, mariages et décès de cette
paroIsse.
('l) Je dois la communication de cet acle et plusieurs renseignements
loin à M. l'abbé Mengant, recteur de Locmaria-Plouzané.
qu'on lira plus
(:1) Le nom de la mère écrit ici Gall esl parlout ailleurs écrit Hall.
(Renseignement de M. l'abbé Mengant).
sépulture reporte la naissance à 1645. En 1645, Levot trouve
vous SUppOSCl' nn Jean Causeur né à Ploumoguer à la date
inùiquée pour la naissance du centenaire et qui ne soit pas
lui? Quelle invraisemblance! .
N'allons pas si vite! ... Il faut, quand on peut, répondl'e
à toutes les objections. Or il y a plus d'une contre l'identité
du baptisé de 1645 avec le décédé de 1774. .
Examinons ces objections: .
Le nom de Causeur n'était pas plus rare aux derniers
siècles qu'aujourd'hui dans les paroisses du Bas-Léon: A
Ploumoguer notamment, il y avait, entre 1636 et 1661,
quatre ménages Causeur: un à Kermoualch, un à Créménoc,
deux à Mesgouez. A Lanfeust, nous voyons deux filles Cau
seur mariées; mais, s'il y avait en ce village un ménage
Causeur, il ne fit bapti~er aucun enfant pendant cette
période {1}.
Les chefs de ces quatre ménages étaient-ils frères? C'est ce
que nous ne pouvons dire ; mais il semble bien qu'il y avait
proche parenté entre les Causeur de Kermoualch et ceux
de Créménoc (2).
En second lieu, nous l'avons vu , dès 1772 et 1773, on
croyait Causeur âgé de 130 ou 131 ans. Cette indication
reportait la naissance à 1641 ou 1642. L'amiral Thévellard
la reportait à t640. L'inscription au pied du portrait gravé
en 1772 la fixait à 1638.
(1) Au même temps, des fill es Causeur étaient mariées et devenaient
mères au bourg, à Kergoz et Kergrescant.
de M. l'abbé Mengant, qui m'adresse des mentions
Renseignement
de baptême dans ces quatre premiers ménages de 1 G3(j à IliGO.
0) Une Hile de Hobert Causeur :de Crevenoc) est malTaine d'un Causeur .
(de Kermoualch). .
Tous ces documents rejettent la naissance de Cau
seur au-delà de 1645. L'indication de l'acte de sépulture
fait seule exception; mais cette indication approximative ne
résultait pour le curé de Saint-Mathieu , que « du bruit
commun et des époques », c'est-à-dire, avons nous dit, des
dires de Causeur 0U 'de circonstances de sa vie.
01', il Y a une c'rconstance qui a pu être inconnue du curé et
qui contredit l'indication de l'âge. donnée par l'acte de 1774.
Personne qui n'ait vu des vieillards ne sachant plus leur âge
ou du moins la date de leur naissance; mais rattachant cette
date à quelqu'événement public. Tel fut sans doute Causeur;
mais il avait gardé des .souvenirs d'enfance bien présents;
un surtout, celui que personne n'oublie: était très vif dans
sa mémoire après plus d'un siècle: le souvenir de sa pre-
mière commun;ion. C'est l'amiral Thévenard qui nous révèle
cette circonstance :
Cau::;eur, dit-il, « disait avoir fait sa première communion
par les soins de Michel Le Nobletz », et l'amiral ajoute:
Or Le Nobletz est mort le 2 mai 1652 (1). Au jour de sa
première communion, Causeur ne pouvait, selon l'usage des
campagnes, avoir moins de treize ou quatorze ans. Il avait
donc au moins treizè ans en 1652.
S'il avait treize ou quatorze ans en 1652, il était né avant
1645, et l'acte de baptême produit ne lui est pas applicable.
Cette difficulté n'a pas échappé à Levot ; il prévient l'ob
jecfon et il y répond en disant: « Causeur n'avait que sept
ans lorsque Michel Le Nobletz mourut, le 5 mai 1652. Il est
donc fort douteux (disons impossible) que Causeur ait fait
sa première communion par les soins de l'apôtre breton.
Tout ce que ro~ peut raisonnablement admettre, c'est qu'il
participa aux instructions du saint missionnaire, qui se plut
(l) C'est la date exacte et non le ~ mai 1654, comme Kerdanet le dit
p. 147 et p. 2.04 (note).
deux fois,
jusque dans ses dernièl'es années à catéchiser les enfants
des campagnes vo.isines du Co.nquet » (1). . ,.
Si CauseUl' est né en H)45, Levo.t a plus ralSo.n qu Il
ne semble o.ser dire. Lui-même no.us apprend que Michel Le
Nobletz fut frappé de paralysie à la fin de 1651; et qu'il
demeura pl'ivé de l'usage de ses membres (2).
C'est do.nc au printemps de 1851, au plus tard, qu'il a pu
faire le catéchisme aux enfants de Plo.umo.guer. Causeur
aurait eu six ans seulement ! Il ne po.uvait être admis au
catéchisme des co.mmuniants; et il est même très do.uteux,
Co.mme le veut Levo.t, que Causeur, po.rtant les jupo.ns de!a
première enfance, pùt prendre place aux instructio.ns des
tinées aux enfants no.n enco.re admis à la co.mmunio.n.
Mais, po.ur faire cadrer les so.uvenirs de Causeur avec
l'acte de 1645, est-il permis de mo.difier ainsi le témo.ignage
de Causeur?
Quelques traits de la Vie de Michel Le Nobletz, publiée
dès 1666, do.ivent être rappelés ici. Il est écrit dans ce livre
que « revenu dans le Bas-Léo.n en 1640, Le No.bletz co.ntinua
d'enseigner et de catéchiser to.us les jo.Ul'S sans relâche
dans divel'ses paro.isses )) (3). Co.mment ne serait-il pas
venu à Plo.umo.guer distant du Co.nquet seulement d'une
lieue, et dOl~t il co.nnaissait particulièrement le recteur (4) ;
et Co.mment celui-ci ne l'aurait-il pas appelé à pl'êcher ses
jeunes co.mmuniants ?
Ainsi le so.uvenir que rappelle Causeur ce n'est pas celui
de Le No.bletz prêchant les petits enfants co.mme Françàis
d'Assise avait autrefo.is pI'êché les petits o.iseaux, c'est
celui de sa première co.mmunio.n préparée par le saint
miSSlOnnan'e.
(1) Annuaire de Brest, 1877.
Cl) lJiog. bretunne. II, p. 'VH.
(3) Livre VII, chap. I.
(4) Livre II.
Mais le témoignage de Causeur entendu ainsi textuelle
ment contredit d'u!1e façon absolue l'acte de baptême de
1645; et incite à rechercher un acte de baptême antérieur
de plusieurs années à cette date .
Il Y a qllelques années, notre confrère M. le chanoine
Peyron suivait pieusement les traces de Michel Le Nobletz
aux environs du Conquet :en parcourant les registres
paroissiaux de Ploumoguer il a trouvé un acte de baptême
au nom de Jean Causeur, du 16 mars 1639, antérieur de six
ans à l'acte produit par Levot. .
la copie exacte de ce second acte (1.) :
Voici
« Ce saisiesme jour de mars l'an mil six centz trante neufT
soubzsigne Jacques Nedelec soubzcure de noble et vénérable
messire Estienne de la Coste recteur de la parroisse de Plou
moguer certifie avoir baptize ung filz ne le jour precedant
du Iegitime mariage de Hoarve Causeur et Isabelle Thomas
demeurantz à Kermoualch dicte parroisse. On Iuy a impose le
nom de Jan ayant eu pour parain Jan Bizian dud Kermoualch
et pour maraine Janne Causeur fille de Robert Causeur. En
tesmoign de quoy ay signe. .
« J. NEDELEC, Soubzcure. »
Fera-t-on cette objection? Mais Causeur est né au village
de Lanfeust ; et l'acte de 1639 le fait naître à Kermoualch !
Vous l'avez vu, la même objection pourrait être faite
à l'aCte de 1645, qui le fait naître non à Lanfeust, comme le
dit Levot, mais à Créménoc .
Mais voici une réponse. Il est de tradition dans le pays
que Causeur était de Lanfeust : Hujourd'hui encore on le
nomme (:auseur Coz Lanfeust. Mais est-ce à dire qu'il y soit
(1) Communication de M. l'abbé Mengant.
Quelques-uns le croient. Sur quelle preuve? Ils l'ont
entenùu dil'e : ils l'ont peut-être lu dans Levot, qui a introduit
le mot Lanfeust au lieu dit mot Cremenoe -dans l'acte de
1645. Mais les registres de Ploumoguer existent pour la
péf'iode dans 'laquelle, d'après tous les biogf'aphes, Causeur
a dtî. naître, de 1635 à 1647 : il n'y a pas une seule lacune;
or on n'y trouve pas la naissance d'un Causeur à l. .. anfeust.
est loin d'être unanime: le sou
Mais cette tradition
venÏl' de la naissance de Causeur à Kermonalch subsiste
encore et même le souvenir de l'année de sa naissance,
1639 (1). Les habitants de Ploumoguer qui rappèlent ce sou-
venir n'ont sans doute pas lu l'acte que nous pouvons publier
aujourd'hui; mais cet acte leur donne raison.
Du reste il n'est douteux pour personne que Causeur
a habité Lanfeust: on peut même croire qu'il y. a passé
ses premières années. Kermoualch, Créménoc sont distants
. du Conquet d'au ' moins six kilomètres; au contraire
Lanfeust est près des dunes, un peu au-dessus des fortifica-
tions qui protègent les Blancs Sablons et le port du Conquet.
Ainsi s'explique que dans son enfance Causeur allait au
Conquet où, au rapport de Thévenard, il avait vu Le .No
bletz sonnant une clochette par les rues en allant d're sa
messe,
Ce second acte donnerait à Causeur 135 ans au jour de sa
mort, chiffre qui se rapprocherait sensiblement du chiffre
donné par l'amiral Thévenard et la légende du portrait.
Etes-vous convaincus? Pour ma part je ne puis accepter
ni l'un ni l'autre de ces actes ... et voici une troisième indi-
catIon .
(t) « pans les premiers mois que j'ai passés à Ploumoguer, il m'a été dit
que Jean Causeur n'était pas né à Lanfeust mais bien à Kermoualch, en
l'an 1639. Voilà ce que quelques pal'oissiens m'auraient affirmé. » (Lettre de
M. l'abbé Kersimon, du 3 novembre 1892, avant la nouvelle rechel'Che
de l'acte de 1639.) Il se peut que la découverte de l'acte faite pal' M. l'abbé
Peyron, il y a quatre ans, ait rajeuni la tradition •
Levot et notre confrère M. l'abbé Peyron n'ont pas connu
les notes anonymes relatives à Ploumoguer et dont j'ai cité
une partie. L'auteur, après avoir admis que Causeur avait
130 ans en 1772, se rectifie et il écrit au lendemain de la
mort de Causeur:
« Juin 1774. Jean Causeur, fameux par ,sa vieillesse
extraordinaire, vient de mourir au bour.g de Saint-Mathieu,
près de Brest. Quoique l'opinion du pays fût qu'il avait ~lus
de 130 ans, il paraît par l'extrait de l'acte de son second
mariage daté du 19 octobre 1692, où il s'est dit alors âgé de
30 ans, qu'il en avait en mourant 112 à 113. On n'a pu
retrouver son extrait baptistaire. »
Pour indiquer cette date précise, l'auteur a dîL avoir sous
les yeux l'acte du 19 octobre 1692. Cherchons-le ... mais en
quelle paroisse?
Deux chercheurs émérites sont venus à mon aide :
M. Marion, bibliothécaire de la ville de Brest, et M. l'abbé
Mengant, curé de Loc-Maria-Plouzané, paroisse limitrophe .
• de Ploumoguer. Tous deux se sont mis à l'œuvre sans s'être
concertés, et voici le résultat de leurs patientes investiga
tions :
M. le curé a trouvé à Ploumoguer, aux 19, 26 mars et
2 avril 1690, les trois actes de publications du mariage de
« Jean Causeur, fils de Sébastien Causeur et de Magdaleine
L 'huel de Ploumoguer, avec Marie, fllle de Vincent Le Hir
et Magdalaine Bernard, tous deux de cette paroisse » •
Les actes n'indiquent pas l'âge des fiancés; et l'acte de
mariage ne se trouve pas à Ploumoguer.
Vers le même temps, conjecturant que Causeur, .s'il était
perceur au purt, avait pu se marier à Recouvrance, M. Marion
eut l'idée de fouiller les registres de Saint-Pierre-Quilbignon,
suivant:
« L'an 1690, le 8 jUill, après les bannies canoniquement
la paroisse de Ploumoguer, et Marte,
leiue Halluel de
HUe de Vincent Le Hir et de Magdeleine Bernard, de
cette (paroisse) ; les deux décrétés de justice dont je
suis saisi, pour contracter le sacrement de mariage par
parolles du présent, auxquels j'ay donné la . bénédic-
tion nuptialle en présence de Martin Guillou, Jean Lebras,
Yvon Floch, Jean Laurens et plusieurs autres qui nesignent ...
Signé Yves Floch, Jean Lucas ptre, Alain Abgrall ptl'e. »
L'acte n'indique pas l'âge des ,époux.
dira-t-on, rien ne démontre que cet acte se rapporte
Mais,
à Jean Causeur le centenaire. Patience! nous y viendrons.
Poussant plus loin ses investigations, M. Marion a trouvé
dans la même paroisse en octobre 1692, la publication trois
fois répétée du mariage de Jean Causeur avec Louise
Aléouet.
c'est le nom de la femme du cente-
Louise Aléouet! mais
naire. Y aurait-il identité entre le centenaire et l'époux
Le Hir ?
de Marie
M. l'abbé Mengant donne la réponse à cette question .
Lisez cet acte de mariage célébré à Ploumoguer en suite des
publications que M. Marion a relevées à Saint-Pierre-Quil
bignon en 1692.
« Ce jour 19 d'octobre 1692, après les fiançailles et les
publications des bans faites sçavoir ces jours des dimanches
21 e et 28 septembre et le 5 d'octobre de l'an cy-dessus, du
futur mariage entre Jan Causeur veuf Marie Lehir demeurant
à présent à Brest aagé d'environ trante ans et Louise fille
d'Yves Halscouet et Marie Le Millour de Ploumoguer aagée
de vingt huit ans, et ne s'estant trouvé aucun empêchement,
le soussignant pIYêtre les a épousé et leur a donné la béné
diction nuptiale à la sainte messe selon la forme prescrite
pal' notre sainte mêre l'église, en présence d'Yves Le DI'é
vés, Louis Le Drévès, Jacques L'huel, Guillaume Bizien; les
h'ois derniers ont déclaré ne sçavoir signer.
« YVON LE DRÉVÈS"YvES LAUDHEN, prêtre. »
Le nom de l'épouse est écrit Halscouet. Ailleurs M.
Mengant le tl'ouve écrit Hascoet, Alscoat, AlscoëL De Alscoet
, à Aleouet, il n'y a pas loin! Le prénom est le même, Louise;
enfin le mari de Louise est veuf de Marie Lehir; aucun
doute sur l'identité.
Ainsi se vérifie le renseignement donné par l'auteur de la
note de 1774. Causeur était mineut' de 30 ans en 1690, il
avait environ 30 ans en 1692 ; et quatre-vingt-deux ans
plus tard, en 1774, il en avait seulement 112 !
prendre à la lettre cette indication approxi
Mais, faut-il
mative d'âge? Causeur avait·il même environ 30 ans en
1692? J'en doute, et voici pourquoi:
L'acte de premier mariage de 1690 nous apprend que
Causeur et sa fiancée étaient décrétés de justice: c'est nous
dire qu'au jour du mariage, 8 juin 1690, ils n'avaient pas 25
ans; c'est seulement aux mineurs de 25 ans que le décret de
mariage est nécessaire (1). Supposez les époux même
très voisins de leurs 25 ans; deux ans et quatre mois plus
tard, en octobre 1692, Causeur aura au plus ving t-sept ans;
et 82 ans après, en 1774, il en aura seulement 109, non 112,
comme il résulterait de l'acte de mariage, non surtout 131,
Mais, le décret de mariage indiquant simplement que
les époux n'ont pas 25 ans, Causeur pouvait avoir quel-
(1) Art. 496 de la Coutume ... sous peine de nullité. ,
109 ans en 1774. (1) .
Cette énonciation du décret de mariage, dont le curé est
saisi, nous renvoie à vingt-cinq ans au plus avant 1690,
c'est-à-dire à 1665 et années suivantes. Or les actes de
Ploumoguer manquent aux archives de la commune et à
celles de Brest de 1661 à 1675 : juste l'époque où Jean
Causeur a di\ naître. Il faut ùonc renoncer à trouver JamaIs
son acte de bapteme. (2)
L'indication environ trente ans donnée par le second acte
mariaO"e du 19 octobre 1692 ne s'acco't.'de pas avec la
mention du décret de mariage. Mais l'expression environ
trente ans indique que le curé n'a pas vérifié l'acte de
baptême et s'en est rapporté à la déclaration de Causeut.'.
Or Causeur s'est vieilli au moins cZ'environ trois ans.
Pourquoi? Qu'en savons-nous? Peut-être pour complaire à
sa fiancée, à la&}uelle l'acte donne seulement vingt-huit ans,
mais qui, d'après son aCte de baptême, en avait trente-sept
sonnés (3). La fiancée se rajeunit de neuf ans, le fiancé se
vieillit de trois ans, et la fiancée finit par être la plus jeune.
La coquette supercherie de Louise Halscouet ne tirait pas
à c.onséquence.
Causeur ayant vécu seulement 112 ou 109 ans, même
Mais
(1) Je n'irai pas jusqu'à dire que Causeur pouvait n'avoir que 14 ans
âge légal alors de la puberté et du mariage. La qualité de perceur au port
écarte cette hypothèse. Mais il pouvait être perceur après 20 ans, et s'être
àge et 25 ans.
marié entre cet
(î) Et sans doute celui de Marie Le Hir, qui, selon toute vraisemblance
est née à la même époque Une sœur germaine de Marie Le Hir'
nommée Madeleine, baptisée à Ploumoguer, le 9 avril 1676, est dite née ~
Reralbi.
~e registre du 31 juillet 1661 au 31 décembre 1674 été égaré dès 177!.,
pUisque l'auteur des notes sur Plonmoguer, qui a cherché à cette époque
pas trouvé l'acte de baptême. '
(3) 17 juin 1650. Baptême de Louise Halscouet, fille d'Yvon et de Marie
Le MillouI', du village de Lanfeust.
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. - TOME XX. (Mémoires). 7 .
moins, sera-t-il encore notre Mathusalem breton? ou bien ce
titre n'appartiendra-t-il pas à lm autre breton auquel le roi
. Louis XIV s'intéressa, et qui vivait aux environs de Brest
en même temps que Causeur?
J'achevais l'étude qui précède lorsque j'ai reçu de M .
Marion une communication qui mérite l'attention. C'est une
lettre trouvée par notre confrère M. le Dr Corre aux archives
de la mairie de Brest. Cette lettre, adressée par Ponchartrain
à l'intendant de la marine à Brest, est ainsi conçue:
« Versailles, le 21" juin 1702 .
ci A l'intendant de la marine, à Brest.
cc Vous avez bien fait de m'informer de l'homme de cent
dix ans qui vous est venu trouver. Sa Majesté approuve la
proposition que vous faites de luy faire fournir sa subsistance
dans l'hôpital de Brest sa vie durant. Mandez-moi de temps
à autre ce qui lui arrivera .
« PONTCHARTHAIN. »
Ce vieillard n'est pas entré ou du moins n'est pas mort à
l'hospice de Brest puisque son acte de sépuiture ne se trouve
pas aux registres de cette' ville. Il est désirable qu'on le
cherche dans les paroisses voisines. Qu'on y trouve la sépul-
ture d'un homme de plus de 110 ans et l'acte nous donnera
le nom du centenaire recommandé par Pontchartrain; car il
n'est pas vraisemblable qu'il y ait eu en même temps dans
le même canton deux hommes de cet âge .
. Or, savez-vous ce que j'ose soupçonner? Causeur a dû
nécessairement entendre parler de son prédécesseur; peut
être l'a-t-il connu? Il aura été jaloux de sa gloire, il aura
voulu s'en créer une autre encore plus éclatante, et sa vani
teuse ambition allait avoir pour complice la crédulité vani-
teuse de ses compatriotes, fiers d'avoir produit ce phénomêne
de longévité.
Un défenseur officieux de Causeur m'arrête ici et me dit:
« Quand on lit la notice de Thévenard, une autre hypothèse
se présente. Thévenard faisait «( poser des questions à Cau
seur par . une de ses arrière-petites-filles»; c'est donc,
semble-t-il, que Thévellard parlant français, Causeur répon
dait en Ll'eton. Dès 101's, on peut se demander si l'interprête
a rendu exactement les réponses du vieillard. »
Fort bien! 1\1ais cela n'explique pas le « bruit commun»
que Causeur avait environ 130 ans, bruit ' commun attesté
par l'acte de sépulture, par l'auteur anonyme des notes sur
Ploumoguer, par la requête présentée aux Etats de Bretagne.
U ne supercherie de ce genre n'est pas sans exemple. Il y a
quelques jours, je lisais dans une géogL'aphie des Côtes-du
Nord, publiée en 1854 (1). « Saint-Alban patrie de Jeanne
Cornillet, née en 1738. En 1845, elle fut admise à l'hôpital
de Saint-Brieuc. Elle avait alors un peù plus de 106 ans:
cependant elle jouissait encore de toutes ses facultés et
pouvait faire à pied plusieurs lieues par jour. Elle vivait
sobrement et tenait à continuer à coucher sur la paille dans
une étable à vaches. En 1849, elle vivait encore. Ses cheveux,
phénomène remarquable, redevenaient noirs. Jeanne était
pieuse et fort gaie. »
J'ai voulu savoir combien de temps la joyeuse centenaire .
l'hospice; mais je n'ai pas trouvé son acte de
avait vécu à
Alors j'ai demandé des renseignements,
décès 'à Saint-Brieuc.
et j'ai appris que Jeanne COl'nillet, qui avait 106 ans sonnés
1845, n'en avait plus que 80 en 1849 !
Je m'explique : le nom de Cornillet est extrêmement
commun dans les communes rurales du canton de Lamballe.
(1) Les Côtes-du-Nord. _. Histoire et géographie, par B. J ollivet (1854).
En 1845, une personne portant ce nom et semblant septua
génaire vint demander son admission à l'hospice : elle se
disait âgée de 106 ans et en preuve présentait un acte de
baptême de Jeanne Cornillet, née à Saint-Alban le 20 avril
1738. On ne prit, à ce qu'il semble, aucun renseignement
sur son identité, et elle fut admise. .
Comme Causeur racontant ses relations avec Le Nobletz,
la pensionnaire de l'hospice était intarissable de récits du
vieux temps; (1) elle trouvait une entière créance; et la cen
tenaire, si jeune après son siècle, obtint à Saint-Brieuc une
vraie popularité ; elle se vit choyée partout; les portes de la
préfecture et de l'évêché s'ouvrirent devant elle; quand elle
ne dînait pas en ville, le diner de l'hospice lui offrait toujours
quelques douceurs .
L'auteur nous dit qu'elle était gaie: elle devait en effet se
trouver très heureuse: il nous dit aussi que ses cheveux
redevenaient noirs; et il souligne ces mots, en signalant le
fait comme un « phénomène remarquable. » Ce miracle était
sans doute dû au pouvoir du cosmétique.
Ce fut le malheur de la centenaire. Sa jeunesse apparente
avait sinon charmé du moins étonné; la centenaire voulut
paraître encore plus jeUne! La fraude fut soupçonnée; en
1849, des renseignements, qu'on aurait dû prendre cinq
ans plus tôt, furent pris enfin; on sut que la centenaire
était née le 29 mai 1769, et qu'elle avait seulement quatre-
vingts ans. .
elle ' retourna à Saint-Alban, où
Renvoyée de l'hospice,
elle est décédée en .1853. L'acte de décès, conforme à l'acte
de baptême, assigne à .la centenaire l'âge de quatre-vingt-
quatre ans .
(1) Son grand succès, 1 c'était le récit du combat de Saint-Cast, en
septembre 1758, « qu'elle avait vu, disait-elle, quanu elle avait vingt .
ans. »
VII.
(1) Les recherches n'ont pas été suivies plus loin .
que Kerdanet et Levot aient contredit sur plus d'un point,
et sans indiquer leurs preuves, les renseignements de
Thévenard .
La notice de l'amiral garde ainsi une part de son intérêt;
mais, perdue dans les Mémoires sur la marine, elle serait
d'un difficile accès pour la plupart des lecteurs; c'est pourquoi
nous la rééditons. Le lecteur, averti par ce que nous avons
dit, saura y discerner l~ vrai du faux.
Extrait des mémoires relatifs àla marine par A. Thévenard,
vice-amiral (p. 45).
« Nous ne quitterons pas Lochrist-Loc-Renan, sans parler
du fameux centenaire que j'ai vu auprès du couvent de Saint-
Mathieu en 1771, et dont la demeure était à trente pas de
l'entrée de cette abbaye.
Le phénomène d'un aussi grand âge que celui de l'homme
que nous avons vu et dont on a tant parlé engage pour la
satisfaction du lecteur à donner les preuves de cette longévité
extraordinaire dans les siècles modernes. Son portrait, d'une
. parfaite ressemblance, par Caffieri, élève de l'Académie de
peinture, fut exécuté en 1771.
Cet homme, nommé Jean Le Causeur (sic), natif de la
paroisse de Ploumavguer (sic), à une. lieue du monastère,
s'était marié à quarante ans, comme le prouvent les
de N.-D. de Recouvrance à Brest (1). De ce ma
registres
riage provint une fille, morte à Brest en 1771, âgée de
quatre-vingt-dix ans (2), Si l'on suppose que cette fille fut
née un an après le mariage, on doit admettre que Jean Le
Causeur était âgé de 131 ans en 1771 ; et, comme il est mort
l'année suivante (3), il a vécu 132 ans accomplis .
(1) Cet acte de mariage n'exista jamais. •
('2) Id. Sa fille aînée (de son second mariage) aurait eu 78 ans.
(3) Erreur, ' en 1774.
D'un autre côté, cet homme disait avoir faIt sa premlere
communion par les soins de Michel Le Nobletz, le mission
naire breton, et avoir vu ce prêtre avertir les habi
tans du Conquet. ou 'de St-Mathieu de l'heure où il allait dire
la messe par une petite cloche qu'il sonnait dans les rues,
allant à l'église. Or, Le Nobletz est mort en 1652, le 2 mai,
ainsi que j'ai vu par son épitaphe de l'oratoire du Conquet.
Le Causeur ne pouvait avoir moins de 13 ou 14 ans, comme
il se pratique dans les campagnes, pour la première com
munion que Michel Le Nobletz lui fit faire.
119 ans.
à 1771, il s'était écoulé ci. ' ...
Ainsi, de 1652
L'âge du nommé Causeur, au temps de sa pre
mière communion, était de. . . . . . . . . . . .
Le Causeur est mort en 1772 ......... .
Ce dernier calcul prouve qu'il est mort âgé de (1) 133 ans.
En examinant ce vieillard, je connus qu'il avait conservé
goùt et l'odorat assez bons ·; le toucher était encore
l'ouïe, le
~ensible, puisqu'il faisait usage des mains, tel qu'un vieillard
de 80 ans peut le faire. Il avait perdu la vue depuis deux
ans, et il ne marchait qu'à l'aide d'une béquille et de l'épaule .
d'un de ses petits-enfants déjà avancé en âge. Il avait plus
de cheveux que d'autres vieillards n'en ont à 70 ans, et de
couleur peu blanche, de consistance peu atténuée, puisqu'ils
étaient encore crêpés; ses lèvres et ses joues, teintes d'un
léger vermillon, semblaient démentir cet âge étonnant. La
,.. figure, déformée par les rides, n'était pas plus décrépite que
celle de beaucoup d'hommes de 80 ans; il avait des dents,
son estomac supportait la soupe et d'autres aliments de
et son appétit ne se démentait presque
facile digestion,
JamaIS.
Il avait été Journalier au port de Brest, et puis boucher de
(1) L'auteur se réfère à '1772. D'après ce calcul Causeur aurait eu 135
profession, un peu adonné au vin dans la force et même au
déclin de l'âge. Il avait marché librement jusqu'en 1769, et
s'était soutenu en activité par une marche journalière de
trois lieues, lorsqu'il exerçait sa professIon dans les 'paroisses
voisines. Il prenait continuellement du tabac en poudre,
preuve au moins que cet usage n'avait altéré sa santé ni la
longueur de ses jours.
Il n'avait point d'absence d'esprit dans ses réponses aux
questions que je lui fis faire par l'une de ses arrière-filles,
dans l'une desquelles il dit entre autres que Dieu, dans le
livre des hommes, avait tourné le feuillet et l'oubliait sur la
terre . .
n'avait vu que quatre générations, s'étant marié assez
tard (1), et ses enfants s'étant mariés en âge mùr.
Ce vieillard, assis 'sur le foyer, répondait à toutes mes
questions: s'occupant néanmoins du seul exercice qu'il faisait
depuis la dernière année, celui de recommencer son chapelet
après l'avoir fini.
Je considérais, dans cet homme~ à quel point la nature
peut faire parvenir jusqu'au term~ où il a été, par le travail,
une vie uniforme, exempte de passions. Cette digression ne
paraîtra peut-être pas déplacée, vu la rareté du phénomène
d'un si grand âge en France, et même dans le siècle, prouvée
par ce qui vient d'être dit, et par tous les habitans témoins .
oculaires d'âge en âge. ))
VIII .
Telle fut la vie de Causeur, simple s'il en fut, et que per
sonne n'aurait songé à dire si elle n'avait pas eu une durée
extraordinaire. S'il faut en croire Cambry, que répéte Levot,
(1) D'après son dire : en réalité, il s'était marié mineur de 25 ans;
mais on ne connaît pas d'enfant de sa première union qui dura peu de
temps.
conseL'Vé son activité,et pouvait encore entendre la grand'mess
Thévenard le vit en 1771.
J/année suivante, les Etats de Bretagne nous renseignent
sur l'état de Causeur (2). .
Du mercredi 30 décembre 1772.
« 1\L de Robien. procureul' général syndic, a fait rappo.r,t ..
d'une requête pOUl' Jean Causeur, né au village de : Plou
moguer, en Basse-Bretagne, et àgé ·de ph1s de cent trent0
et un ans, lequel accablé d'infirmités et n'ayant d'autre res
source dans sa famille qui s'est épuisée pour lui et se
trouve réduite à la plus grande misère que le nommé
Philippe Lisop, qui a épousé sa petite fille et qui est lui
même dig'ne de commisération, implore la charité des Etats
et les secours qu'exige son âge extraordinaire. "
« Sur laquelle requête ayant délibéré, les Etats ont ordonné '
et ordonnent qu'il sera fait fonds danr la présente tenue
d'une gratification annuelle de trois cents livres qu'ils ont
accordée audit Jean Causeur et qui sera payée pour la pre
mière fois au premier janvier de chaque année, et ont prié
M. l'évêque de Léon (3) de veiller à ce que cette somme soit
exactement employée à la subsistance et au soulagement
dudit Jean Causeur pendant qu'il vivra. »
Causeur allait survivre dix-huit mois et toucher deux
annuités de la pension que les Etats lui faisaient payer
d'avance.
(1) D'après nous il avait alors au plus 91 ans.
~ '2 ~ Session tenue à Morlaix le '28 octobre t 772. Mire Desgrées du Lou,
p!,esldent ~e la, nobless~, Jean-M?rie de ~oyère, évêque de Tréguier, pré
sIdent de 1 Eghse, et Leon de Treverret, senéchal de Cornouaille, président
du Tiers.
(3) Jean-François de La Marche.
L'auteur des notes manuscrites sur ploumoguer nous
renseigne sur les derniers jours de Causeur: j'emprunte ce
qui suit à la note de juin 1774, dont j'ai déjà donné un extrait:
« Jean Causeur, fameux par sa vieillesse extraordinaire,
vient 'de mourir au bourg de Saint-Mathieu, sans avoir été
pour ainsi dire malade. La faiblesse seule l'avait obligé de
s' ali te r. »
Qui pourrait lire les délibérations des Etats sans tristesse
et sans pitié! Beaucoup ont vu le portrait de Causeur,
ont follement admiré et peut-être imprudemment envié sa
prodigieuse longévité; se peut-il que pas un ne se soit dit:
(( Ce vieillard, devenu incapable de travail, n'est-il pas sans
ressource après une longue vie de labeurs? A-t-il des enfants
qni prennent soin de lui? Au contraire, ne se sent-il pas à
charge à une famille pauvre? Peut-ètre se plaint-il de vivre
trop longtemps ? Peut-être se disant inutile sur la terre '
s'accuse-t-il de voler le pain qu'on lui donne? Allons à son
secours ! » _
De nos jours on eût dit et fait ainsi; une souscription ellt
été bientôt ouverte en quelque journal et la main implorant
l'aumône pour le doyen de France ne se serait pas retirée
vide. .
Au dernier siècle, on n'avait pas ces movens d'information
et de communication universelles. Pour que la bienfaisance
publique vint efficacement au secours de Causeur, il a fallu
que l'officier de marine Thévenard vint en tournée à Saint-
Mathieu, qu~il signalât Causeur à Caffieri, que celui-ci des-
sinât Causeur et que son portrait se répandit. C'est, je pense,
ce portrait, qui, en assurant la notoriété de Causeur, a
suscité la requête présentée en sa faveur aux Etats.
Les Etats répondirent généreusement.
La première annuité était acquise dès le 1 janvier 1773,
deux jours après la délibération. Quelles joyeuses étrennes
pour le vieux Causeur! De ce jour, avec trois cents livres; à
Saint-Mathieu, au milieu des siens, il était riche! Il pouvait
maintenant savourer l'honneur d'avoir été dessiné, gl'avé,
porté au bout de la France ; mais qu'aurait dit l'ancien
perceur au port s'il avait prévu qu'un amiral allait se faire
historiographe !
son
Conclusion.
En l'absence de l'acte de baptême, les actes de mariage
de Causeur autorisent à rectifier ainsi la légende de son
portraIt:
(( Jean Causeur, né en Ploumoguer après 1664, mort le
30 avril 1774, à Saint-Mathieu, paroisse de Plougonvelen,
àgé au plus de cent neuf ans. »
J. TRÉVÉDY .