Responsive image
 

Bulletin SAF 1892


Télécharger le bulletin 1892

Les Joculatorès bretons (suite); Rolland et les gesteurs gallo-bretons

M. de la Villemarqué

Avertissement : ce texte provient d'une reconnaissance optique de caractères (OCR). Il n'y a pas de mise en page et les erreurs de reconnaissance sont fréquentes


III
LES JO CUL A TOR ES BR ET 0 N SC")

TEMPS CARLOVINGIENS (suite) .

Il Y a peu de questions qu'on ait plus souvent traitées que
:' elle l'a été magistralement par MM. Léon
celle de Roland
Paris et Laurentius: nous devons cependant
Gautier, G.
l'aborder, le nom du héros appartenant à notre sujet:
mais nous commencerons par répondre, de notre mieux,
regarde, à une demande que nous ont'
en ce ,qui le
faite les rédacteurs du programme du Congrès des
Sociétés savantes de France à la Sorbonne, pour 1891,
et qu'ils réitèrent :, «,Etudier quelles ont été les noms de

baptême usités suivant les époques dans une localité ou dans
une région; en donner, autant que possible, la forme exacte;

été l'origine et la cause
rechercher quelles peuvent avoir
de la vogue plus ou moins longue de ces différents noms.
(Section d'histoire et de philologie, nO 10).
La forme exacte et probablement primitive du nom fameux
est bien connue: le plus ancien texte daté l'écrit
de Roland
Hruodland (us). Quoique reproduit cent fois, ce texte mérite
de l'être encore: il est d'Eginhard, auteur de la Vie de Char­
lemagne et son contemporain (771-844) .
. Le voici tout entier :
maxiI.no poterat belli apparatu adgredi­
Hispaniam quam
tur Carolus, saltuque Pyrinei superato, omnibus quœ adierat
oppidis atque 'castellis in deditionem susceptis, salvo et
incolumi exercitu revertitur, praeter quod in ipso Pyrenaei

(*) Voir le Bulletin, t. XIII, 1886, p. 173, cf. t.XVIII, 1891, p. 15.

jug parumper in redeundo contigit
Wasconicam perfidiam

experll'l.
Nam cum agmine longo, ut loci et angustiarum situs
permittebat, porrectus il' et exercitus, Wascones, in summi
montis vertice positis insidiis (est enim locus ex
opacitate silvarum, quarum ibi maxima est copia, insidiis
ponendis opportunus) extremam impedimentorum partem
et eos, qui novissimi agminis incedentes, subsidio praece­
dentes tuebantur, desuper incursantes, in subjectam vallem
dejiciunt; consertoque eum eis praelio, usque ad unum
omnes interficiunt, ac direptis impedimentis, noctis beneficio,
jam instabat, protecti, summa cum celeritate in diversa
quae
disperguntur.
Wascones et levitas armorum et
Adjuvabat, in hoc facto,
loci, in quo res gerebatur, situs: econtra 'Franc os et armo­
pel' omnia Wasconibus reddidit
rum gravitas et loci iniquitas
Impares. "
In quo praelio Eggihardus, Regis mensae praepositus,
H1'uodlandus, Britannici limitis
Anselmus, cornes Palatii, et
Praefectus, cum aliis compluribus, 'interficiuntur.
Neqüe hoc factum ad praesens vindicari poterat, quia
hostis, re perpetrata, ita dispersus est, ut ne' fama quidem
(Yita Garo li,
remaneret ubinam gentium quaeri potuisset.
c. IX, éd. A. Teulet, 2 vol. in-8°. Paris 1840-1843.)
« Charles étant entré en Espagne, à la tête de toutes les
et ayant soumis toutes les villes
forces militaires possibles,
et les châteaux du pays, revenait, après avoir dépassé les
Pyrénées, avec son armée saine et sauve, quand,
bois des

à un sommet des mêmes Pyrénées, son retour fut quelque
par la perfidie des Wascons. '
peu troublé
oc En effet, tandis que l'armée marchait sur une seule ligne
à cause de la nature des lieux, les Wascons, em­
longue,
busqués sur la cime de la montagne (car l'épaisseur des bois
dont ces lieux sont couverts favorise les embuscades), les

Wascons descendent, et fondant sur les bagages et sur les
troupes d'arrière-garde qui les défendent, les culbutent dans
la vallée.
« Après un combat où les W ascons les tuèrent tous jus­
qu'au dernier, l'ennemi, sans difficulté, à la faveur de la nuit
qui était venue, se dispersa rapidement .
« En cette affaire, les Wascons furent favorisés par la
légèreté de leurs armes et par la situation des lieux où
passait; au contraire, les Franks, à cause de la
l'action se
pesanteur de leurs armures et de la difficulté des lieux,
luttèrent avec un grand désavantage contre les Wascons.
{( Dans ce combat furent tués Eggihard, préposé à la

table royale, Anselme, comte du Palais, et Hruodland, gou-
verneur des Marches bretonnes, avec beaucoup d'autres.
« On ne pût, dans le moment même, venger leur mort,
les ennemis, leur coup achevé, s'étant dispersés de telle
n'eût pas sû où les chercher. »
sorte qu'on
Les Annales, attribuées longtemps ' à Eginhard, et qui
l'auteur
reproduisent son récit, ne nomment pas Hruodland ;
anonyme de la Vie de Louis-le-Débonnaire, l'Astronome
limousin, postérieur d'une soixantaine d'années, se contente
du héros et de ses compagnons mas­
de dire, en pal'lant
sacrés: « Quorum, quia nomina vulgata sunt, nomina dicere
supersedi. » Il suppose les noms trop célèbres pour qu'il
soit nécessaire de les répéter; omission fâcheuse, car elle

la forme qu'avait au IXe siècle le nom de notre
nous prive de
héros.
pas encore dû changer, puisque Raoul
Mais elle n'avait
, Tourt~ur,deux siècles plus tard,écrit Rutland(us), et Turpin,
! ', Rodland (us), selon certains manuscrits.

Où nous trouvons le nom modifié, sans aspiration, avec '
l~ chu.te de la dentale, conformément sans doute à la pro­
nonciation, c'est dans un titre précieux de l'an 1004, conservé
ep. Bretagne, au XVIe siècle. '

Le très exact historien Augustin du Paz, d'après un
document découvert par lui au Mont Saint-Michel, près
Avranches, mais qui, par malheur n'existe plus, a donné le
vingt-unième rang, parmi les évêques de Dol, à un moine
aurait été Roland (sic). .
dont le nom
« Roland, dit-il, moyne du Mont S.-Michel, mourut le

12 de mars, l'an 1004 et gist au Mont» (1).
Un second Rola·nd, deuxième du nom, assista, selon le

même du Paz, au concile de Clermont, l'an 1095 et mourut
l'an 1107.
Un troisième « Esleu, le 2 de novembre, jour et feste
Sainct-Martin, fut créé cardinal-diacre, au titre de Saincte­
Marie in Portictl, par le pape Lucius III, le jour des Cendres,
l'an 1185. ),
Apparemment, c'est du premier de ces évêques de Dol,
né au Xe siècle, ou certainement du second dont les reliques
auraient été portées en Tréguier et en Léon, que procédaient
patron de Tréduder et le saint Roland, honoré au XIIe
• siècle, dans la cathédrale de Saint-Pol-de-Léon .
Le nom du deuxième Roland, décédé « en estime de sainc-

teté », comme l'affirme Albert Le Grand, fut naturellement
donné au baptême à une foule d'enfants pour plusieurs
desquels il devint un nom de famille. M. Pol de Courcy a
compté huit de ces familles en HauteBretagne; il Y en a •
tine appelée De la Rollandière, dans l'évêché de Saint-
même
Malo. .
(Origines du Droit) a remarqué l'importance du
Michelet
temps religieux; les chrétiens du
nom de baptême, dans les
moyen-âge plaçaient l'enfant, dit-il, sous le patronnage du
saint dont il portait le nom (2).

(1) Catalogue des évesques de Dol, 'p. 860, de l'Histoire généalogique de
plusieurs maisons illustres de Bretagne, in-folio. Paris 1619. Ouvrage
extrêmement rare.
('2) Jeanne d'Arc, 1853, p. 8.

L'évêque Roland, du Xe siècle, religieux du Mont Saint ...
Michel, remontant par tradition héroïque et ' par patrio ...
tisme local au H1"uodland (us) de l'histoire, nous devons
revenir à ce héros.
Comme nous l'a appris l'historien de Charlemagne, le
chef Hruodland était lieutenant de l'Empereur, et gouvernait
pour lui la frontière bretonne. .
Sa race répondait à son nom aujourd'hui reconnu comme
pt~rement germanique. Pour sa naissancè et son enfance, on

ne peut que répéter les paroles d'Eginhard touchant Charle-
magne: « Je n'en ai rien trouvé dans les livres, et personne
sait rien. » Son pays n'est pas moins inconnu,
au monde n'en
. mais on ne doute pas qu'il vint de France. .
Les Gallo-Bretons dépendaient de lui, comme ils dépen­
dirent d'Andulf, de Wido, de Frodoald, de Rorigon et de
tant d'autres missi dominici ou gouverneurs impériaux. Placés
à l'avant garde de l'Armorique, leurs chefs devaient remettre
l'Empereur leur bouclier, en signe de subor­
au lieutenant de
leur nom gravé dessus, inscriptis singulorum
dination avec
nominibus. Chrétiens, et soutenant comme tels, la chré­
tienté contre les infidèles, ils fournirent leur contingent au
corps d'armée que Hruodland, appelé, par courtoisie, le
neveu de l'Empereur, conduisit en Espagne, comme
Emilien, cinquante-quatre ans auparavant, avait conduit ses
en .Bourgogne, contre les mêmes . ennemis.
Gallo-Bretons
Mais aussi malheureux que leurs compatriotes aux champs
d'Auxy, ils périrent tous au retour de l'expédition, dans le
défilé de Roncevaux, le 15 août 778, date aujourd'hui connue
par une épitaphe authentique. Leur désastre aura inspiré
aux chanteurs populaires de la marche de Bretagne les
mêmes regrets qu'aux contemporains d'Emilien; cependant
n'est venue jusqu'à nous, même latine, et
aucune chanson
par la voie des pèlerinages ou autrement.
Le souvenir d'une seule, en langue anglo-normande, qui .

aurait été chantée en 1066, au moment de la bataille d'Has­

tings, pour exciter les soldats de Guillaume, nous a été
par un historien normand qui a écrit en 1155. Deux
conservé
textes légendaires, l'un latin, l'autre anglo-normand, anté­
rieurs à cet historien: sans parler d'un troisième plus court,
permettent de deviner le fond des chansons contemporaines.
premier a été attribué à l'archevêque Turpin, le second

est l'œuvre du trouvère inconnu qui a fait la Chanson de
Rolltnd: tous deux s'accordent à donner l'auréole au héros.
Dans la prétendue chronique latine du pseudo-Turpin,
Rodland est un martyr, presqu'un saint ou du moins un
bienheureux (Beatus I. et il tombe sous les flèches des
D'après le récit du moine et avec les éléments
infidèles.
il s'est servi, il ne serait pas difficile de
populaires dont
reconstituer l'original. De nos jours, des maîtres illustres
ont essayé d'en donner l'idée: entre autres bonnes fortunes
d'inspirer à Alfred de
cette reconstitution a eu la chance
dès l'année 1825, son beau poëme du Cor,et à Victor
Vigny,
Hugo, en 1859, son Aymerillot de la « Légende des Siècles. »
Douze chapitres de la chronique latine semblent l'écho
d'autant de couplets chantés en langue vulgaire (1). En voici
les rubriques.
I. De concilio Caroli et pro{ectione ejus ad sanctum Iaco-
bum (c. XIX).
s'agit du départ de Charlemagne pour l'Espagne., et He
. la fondation de l'église de Saint-Jacques, en Galice.
Le but de l'expédition est la conversion, manu militari,
des Sarrasins, déjà soumis en apparence; parmi les comtes
l'Empereur figure Rodland(us). .
II. De persona et {m·titudine Caroli (c. XX). C'est le portrait

traditionnel de Charlemagne.

(1) Un précieux Ms de cette chronique existe à la Bibliothèque Nationale,

fonds latins n 17650. Cf. l'excellente édit. de M. Castets,

III. De proditione Ganalonis et de bello Runciaevallis, et
de passione pugnatorurn Christi (c. XXI).
Cette trahison de Ganalon est le nœud d'une geste qui,
sans elle, n'aurait rien d'épique. Envoyé vers les chefs
sarrasins Marsirius et Belligandus pour leur demander, de
la part de Charles, de recevoir le baptême, Ganalon
revient en disant qu'ils y consentent. et que l'armée peut
rentrer en France. .
Mais il s'est vendu aux infidèles, et, au retour, l'armée
par les excès auxquels elle
chrétienne d'ailleurs fatiguée
s'est livrée avec de belles Sarrasines, amenées au camp par
Ganalon, est surprise et massacrée, dans le défilé de Ronce­
Tous les soldats du Christ périssent là,sous les
vaux.
et de Belligand, tous, exceptés Rodland,
coups de Marsire
et Turpin.
Ganalon, Tiedry, Baudouin
IV. De passione Rodlandi et mortis Marsirii et fuga Belli­
gandi (c. XXII).
Rodland, pour appeler au secours, sonne du cor; cent
et les Sarrasins, Marsire 'à leur tête,
chrétiens accourent,
sont tués; Belligand et ses compagnons prennent la fuite; '
mais Rodland a quatre lances dans le corps et il va rendre
l'âme.
V. De sancta tuba et de confessione et transitu Rodlandi
(c. XXIII)~ ,
Le héros sonne une seconde fois du cor, de son cor

d'ivoire (tubam eburneam), de son cor sacré (sancta tuba),
épithète non maintenue dans le texte :

Le cor éclate et meurt, renaît et se prolonge,
a dit M. de Vigny très mélodieusement.

L'Empereur l'a entendu:
Malheur" c'est mon neveu; malheur! car si Roland
Appelle à son secours, ce doit être en mourant.
Arrière, chevaliers, repassons la montagne. '

Mais le traître le rassure et il reste. Alors Rodland, qui
s'est préparé à la mort par la confession et la communion,
briser son épée, pour que lès infidèles ne s'en
essaie de
servent pas: et, en lui disant adieu, il expire, après un der­
effort, qui lui coûte la vie, pour appeler à son secours.
nier
VI. ' De nobilitate et moribus 'Rodlandi (c. XXIV).
Emporté al~ ciel par les anges, le matyr est vénéré sur la
terre.
VII. De visione Turpini, episcopi, et de lamentatione Ca'l'oli
super mortem Rodlandi (c. XXV).
L'archevêque de Reims, Turpin, en disant sa messe, a
par une vision la mort de Rodland et il l'annonce à
appris
l'Empereur qui se hàte de retourner à Honcevaux pOUl'
pleurer et venger les braves. Un combattant, qui ramène le
cheval de Rodland, confirme à Charles la nouvelle.
VIII. De hoc quod stetit sol spatio trium diel·um~ et de
q'uatuor 'millibus Sarracenorntn, et morte Ganalonis( c. XXVI).
Le soleil s'arrête, et pendant trois jours, il prête ses
rayons à l'Empereur qui tue quatre mille Sarrasins, et -fait
écarteler le traître Ganalon.

IX. De mortuorum aromatis et sale conditis (c. XXVI}.
Le sel est joint aux aromates pour embaumer le corps
des martyl's de Roncevaux. (La reine Mathilde fut ainsi
rannée 1080).
embaumée, vers
X. De duobus coemeteriis sacrosanctis, unD apud Arel(f,tem,
altero apud Blavium (c. XXVIII).
Ce sont les deux cimetières d'Arles et de Blaye, près Bor­
deaux, où sont enterrés les martyrs. (Voir leurs noms au
chapitre XIe.)
XI. De sepultura Rodlandi et cœte1·orum qui apud Belinum
et in variis locis sepulti sunt (c. XXIX).
Rodland a sa sépulture à Blaye; son compagnon Olivier l
à Bélin. , "

XII. De his qui sepulti sunt apud urbem Arelatem in
Ayliscampis (c. XXX).
Pour n'oublier personne, l'auteur enterre dans les cime­
tières d'Arles et d'Ayliscamps un certain nombre de héros
~ui ne sont pas morts à Roncevaux.
La . mention de leurs noms et de leues sépultures clôt
la geste sous sa forme monacale.
dignement
La forme véritablement épique est la fameuse Chanson de
Roland, publiée par Francisque Michel.
Ici, nous retrouvons quelques-uns des personnages nom-
més par le faux Turpin: d'abord ceux de l'histoire, Charles '
et Roland, opposés aux chefs aussi imaginaires que leurs
noms guerriers l Marsirius et Belligandus, dont l'auteur
français a fait Marsile et Baligand, comme il a tiré du grec
son Estorgus (Eustrategos) et du français son chef Abysme .

Naturellement reparaît le Traître, le Judas de la geste;
mais d'où sort-il? Turpin l'appelle Ganalon (Ganalo, Gana­
lonis), le trouvère, Guenes et Guenelon: une inscription de
l'an 1131, que cite Le Bas, Galelon (Galelonem) , par méta-
thèse; un petit poëme latin dont on ignore la date, Gueno

(De prodicione Guenonis, éd. de Fr. Michel). Il Y a long­
temps, je le sais, qu'on l'a identifié avec le nom germanique
Wenilo, mais son origine n'en reste pas moins obscure. Ce
qui n'est plus obscur, c'est le nom de son épée Mur gleis,
« la Grande Epée » (voir Littré au mot Claymore, et M. E.
Ernault aux mots Mur et Clezetf) ; c'est le nOm de son écuyer
Guinemer(dansle CartulairedeRedon, ann 1037, Guinemerus) .
. Les gestes racontés par le moine sont reproduits par le
trouvère avec des détails et des accessoires noUveaux.
Qri n'en finirait pas s'il fallait les citer tous et poursuivre
une comparaison déjà faite et bien faite. Il est cependant 'un
trait sur lequel il faut insister, malgré sa banalité : les
anciens pèlerins de. Saint-Jacques en Galice m'arrêtent:
« Et l'olifant? et le cor de Roland? Nous l'avons vu, nous,

à la station de Bordeaux, suspendu dans l'église de Saint­
Séverin; c'est Charlemagne lui-même qui l'y a suspendu;
Turpin le dit expressément; il est fendu par suite du coup
à un sarrasin, après avoir sonné trois fois ;
que Roland porta
il sonna si fort que les veines de son cou
et, la dernière fois,
éclatèrent; alors, malgré la distance, Charlemagne l'en ...
tendit; mais il était trop tard. A notre repos du val Charlon,
romieu das pèlerins, nous avons cru nous-mêmes l'en-

tendre
Alfred de Vigny s'est inspiré de ces imaginations:
Que de fois, seul, dans l'ombre à minuit demeuré,
J'ai souri de l'entendre, et plus souvent pleuré;
Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques . :
Qui précédaient la mort des paladins antiques.
encor?
Ames des chevaliers, r evenez-vous
Est-ce vous qui parlez avec la voix du cor?
Roncevaux! Roncevaux ! dans ta sombre vallée,
L'ombre du grand Roland n'est donc pas consolée? .
Mais, en admettant la touchante histoire du cor , l'auteur
Chanson de Roland qui le fait aussi déposer par
de la
Charles dans une église de Bordeaux, repousse l'idée que le
héros ait sonné pour appeler au secours : Roland appeler à
son secours! fi donc! il aurait manqué à l'idéal chevale~
resque; n'aurait-il pas craint aussi d'être chansonné, d'être
bairzed e cannœnneu, comme disent les Bretons de Vannes.
(L'Armerye, supplément p. 427. )
Pour en finir avec le cor d'ivoire de Roland, le cor de
guerre, et pour être complet, au risque d'être trivial, on ne
doit oublier ni le cor des chasseurs, ni la trompe des porchers
à la glandée, ou
ou des pâtres, appelant leurs pourceaux
leurs bêtes dispersées, comme dans le Ranz des vaches de
la Suisse.
(1) Cf l-a Chanson de RollJ,nd, v. 3686, et l'Itinéraire des pélerùls de
Compostelle par Picaud.

Quoi qu'il en soit, la geste primitive mettait aux lèvres
mourantes du guerriel' de Roncevaux un instrument tout
naturel.

Cette geste, dont l'auteur de la Chanson de Roland invoque
l'autorité, a-t-elle réellement été écrite? M. Fauriel en dou­
tait. Sauf la plate chronique du faux Turpin et le petit
poëme latin sur la trahison de Gueno qui semble l'écho de
la chronique, ce maître si autorisé jugeait les textes anté­
rieurs aussi difficiles à trouver que le furent les pillards
auteurs de la mort de Roland; mais il croyait à l'existence
d'anciens chants en langue vulgaire, contemporains des
faits et gestes principaux; dès .rannée 1832, il avait émis
cette opinion dans la Revue des Deux-Mondes l et appelé l'at­
tention sur les gesteurs gallo-bretons.
Que le fond de leurs chansons répondit aux données trans­
mises à la fois par le chroniqueur latin et le trouvère fran­
çais, on ne pourrait guèl'e le mettre en doute; mais le souffie
et l'esprit échappent à tout examen; il en est de même de
la forme; tout au plus pourrait-on chercher quelques res­
semblances dans les proses latines, s'il en reste, chantées aux
processions par les pèlerins. Les sujets si chrétiens du préfet
des marches de Bretag'ne, les compatriotes, les parents ou
amis de ceux qui étaient morts avec lui à Roncevaux, de­
vaient figurer dans ces processions, et rien n'empêche de
penser que l'un d'eux a voulu se faire publiquement l'inter­
prète de leurs pieux regrets: sa partialité en faveur de Roland
qu'il chante seul, en oubliant tout à fait ses deux compa­
gnons de gloire, cités en première ligne par Eginhard,
achèverait de caractériser la chanson primitive.
. A défaut de celle-ci, empruntons. le chant de la Mort de
Roland au beau poëme français :
Roland sent que la mort approche;
Sa cervelle s'en va par les oreilles.
les appelle à lui;
rI prie pour ses pairs d'abord, afin que Dieu

Puis il se recommande à l'ange Gabriel.
Il prend l'olifant d'une main, pour ne pas avoir de reproche,
Et de l'autre saisit Durendal, son épée. .' .
Il ne pourrait lancer un trait ;
Cait quelques pas sur la terre d'Espagne, entre dans un.champ de
Et monte sur un tertre. Sous deux beaux arbres, . lblé,
Il Y a là quatre blocs de marbre.
Roland tombe à l'envers sur J'herbe verre
(XLIV)
Et s'évanouit: la mort est proche ••.•
Roland frappe nne roche grise pour briser son épée;
Plus en abat que je ne saurais dire.
il ne rompt pas;
L'acier grince;
le ciel.
L'épée remonte vers
le Comte voit qu'il ne la peut briser,
Quant
Tout doucement il la plaint en lui-même:
« 0 ma Durendal, comme tu es belle et sainte!
« Dans ta garde dorée il y a bien des reliques :
« Une dent de saint Pierre, du sang de saint Basile,
(c Des cheveux de monseigneur saint Denis,
« Du vêtement de la Vierge Marie.
e Il n'est pas droit que des Païens te possèdent.
cc Ta place est entre des mains chrétiennes.

« Ne tombe pas entre celles d'un lâche!
« Combien de terres j'aurai par toi conquises,

« Que tient Charles à la barbe fleurie
« Et qui sont la richesse de l'Empereur! »
(XLVIII)
Roland sent que la mort l'entreprend,
Et qu'elle lui descend de la tête au cœur.
Il court se jeter sous un pin,
Sur l'herbe verte; il se couche la face contre terre.
Il met sous lui son épée;
Et tourne la face vers les païens.
Il veut qu'on dise à Charlemagne et à toute l'armée des Francs
Le noble Comte, qu'il est mort vainqueur. . . '
Il se frappe la poitrine, il répète son mea culpa :
Au ciel il tend son gant, pour ses péchés. (L)
Roland sent que son temps est fini.
Il est là au sommet d'un pic qui regarde l'Espagne; , •
D'une ma!!:l JI frappe sa poitrine .: ' .
« Mea culpa, mon Dieu, et pardon , au nom de ta pUissance,

«( Pour mes péchés, pour les petits et ,pour les grands,
« Pour tous ceux que j'ai faits depuis l'heure de ma naissance
« Jusqu'à ce jour où je suis arrivé. »
Il tend à Dieu le gant de sa main droite,
Et voici que les Anges du ciel descendent vers lui. (LI)
Il est là gisant sous un pin,.le Comte Roland;
Il a voulu se tourner du èôté de l'Espagne .
Il se prend alors à se souvenir de plusieurs choses: ;
De tous les royaumes qu'il a conquis,
Et de la douce France, et des gens de sa famille,
Et de Charlemagne, son seiglleur, qui l'a nourri;
Il ne peut s'empêcher d'en pleurer et de soupirer.
Mais il ne veut pas se mettre lui même en oubli,
Et, de nouveau, réclame le pardon de Dieu :
« 0 notre vrai Père, toi qui ne mentis jamais, .
« Qui ressuscitas saint Lazare d'entre les morts
« Et défendis Daniel contre les lions,
« Sauve, sauve mon âme et défends-la contre tout pél'il,
« A cause des péchés que j'ai fait::; en ma vie. »
Il a tendu à Dieu le gant de sa main droite:
Saint Gabriel l'a reçu. . .
Alors sa tête s'incline sur son bras,
Et- il va, mains jointes, à, sa fin.
Dieu lui envoie un de ses anges;
Saint Michel du Péril (1) et saint Gabriel sont avec eux;
Ils emportent l'âme du Comte en Paradis. .
Roland est mort! Dieu a reçu son âme au ciel.

Voilà bien la trame d'une élégie guerrière, d'un vrai

klemgan, comme on dit dans le dialecte breton de Tréguier.
HERSART DE LA VILLEMARQUÉ.

" 5P""'p ' ,E 7 ,,1 ,t '"' 5 e n L' : '7 . , , ' ' 011: Il' n ' r '7

(1) Autrefois en Bretagne.