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Bulletin SAF 1891


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Le duc de Mercoeur

Abbé Favé

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XIX.
tE DUC DE MERCŒUR
(MÉMOIRE A CONSULTER.)
Certains problèmes, remarque un habile critique (1), sont,
par leur nature propre, condamnés à la controverse, t;lt il est
inutile de compter, pour les résoudre, sur la découverte de
Tels sont les crimes émanés d'une
documents décisifs.
volonté unique, les mobiles de certaines combinaisons politi-
ques, toutes les action~, en un mot, où l'initiative indivi­
duelle a seule part.
Pour tous les événements de cette nature, qu'aucun témoi­
saurait éclairer, la critique historique est seule
g;nage ne ,
compétente. Il faut donc employer la méthode de l'instruction
judiciaire, méthode qui va du connu à l'inconnu; se gardant

de tout système préconçu, usant de toutes les ressources de
l'analyse et de l'induction, rassemblant, pour en faire un
faisceau de probalités, toutes les :circonstances ambiantes et
accessoires, déduisant des précédents acquis aux débats
toutes les conséquences logiques dont le Code abandonne
la solution à.la prudence et aux lumières du magistrat.
De quoi s'agit-il, dans l'espèce? de faits constatés d'une
façon irréfutable? Non, mais bien d'intentions intimes attri­
buées sur des présomptions, dont nous avons à apprécier la
valeur, attribuées à Mercœur en vertu de ce procédé qui
faisait dire à Michel de Montaigne: « Qu'on me donne l'action
« la plus excellente et pure, ie m'en voys y fournir vraisem-
« blablement cinquante vicieuses intentions. » (2) ,
Examinons ces fameuses prétentions, d'abord en elles­
arguments sur lesquels on
mêmes, puis nous discuterons les
s'appuie. pour les attribuer à Philippe-Emmanuel de Lorraine.
(1) J. Loiseleur : Questions historiques du XVIIi)
siècle. Ravaillac et ses
complices, p. VI. VIl.
(2) Essais. L. I. ch. XXXVI.

La Bretagne, jusqu'au mariage de Charles VIII et de la
Duchesse Anne, avait formé un Etat indépendant. Quelques-
est vrai, fait hommage au Roi de
uns de nos ducs avaient, il
France ou au Roi d'Angleterre, mais pour la grande majo­
oubliaient volontiers de
rité : c'était une formalité, qu'ils
La couronne ducale était héréditaire, mais la loi
remplir.
d'hérédité ne semble pas avoir été nettement définie avant
le traité de Guérande, en 1365. Les femm,es n'étaient pas
exclus de la couronne: c'est ainsi qu'en 1213, Alix de Bre­
tagne, qui n'était pas le premier souverain breton de son
sexe, épousa Pierre de Dreux, de la Maison de France, et
fonda la dynastie qui gouverna le duché jusqu'à la réunion. '
Pierre 1 , brave comme
C'était un type assez original que ce
son épée, instruit et ergoteur, c'e qui lui valut le surnom de
, Mauclerc. Pendant tout son règne, il eut des démêlés soit
la cour de France, puis un beau
avec ses sujets, soit avec

jour on le vit abdiquer en faveur de son fils, se croiser,
en Orient, sous le nom de Pierre de Braines, aux côtés
aller
de Saint-Louis; se battre en héros à la Mansourah, et enfin
après avoir vécu en mécréant mourir en saint.
Jean III, l'un de ses successeurs, reçut dans l'histoire le

surnom de Bon, et cependant il déchaîna sur la Bretagne
plus de maux que n'en fit jamais le plus mauvais prince et les
horreurs de la guerre civile 'qui dura sans trève pendant
plus d'un quart de siècle.La bonté de Jean III, dans un 'cas
n'a pas exclu soit l'injustice, soit l'esprit de ven­
du moins,
geance. Le duc avait une belle-mère: avait-il, oui ou non,
à s'en plaindre? Ce qui est certain, c'est que, par haine de
son frère consanguin le comte de Montfort, il résolut de
laisser la couronne ducale à sa nièce Jeanne, fille de Guy, '
comte de Penthièvre. Il consulta les Etats qui s'en remirent

à sa prudence, du soin de décider: il déploya, pour arriver

à ses fins, tant de précautions qu'il est manifeste, par sa
conduite même, que c'était une dérogation ou du moins une
arbitraire de la constitution du duché. A peine
interprétation
dyc était-il mort, que la couronne fut réclamée à la fois

par Jean de Montfort et Jeanne de Penthièvre, sa nièce,·
qui avait épousé Charles de Blois et .de Chàtillon, de la
maison de France.
L'ultima ratio, la guerre devait seule trancher le différend.
Les deux prétendants furent faits prisonniers, mais la lutte
énergie incroyable par leurs femmes,
fut continuée avec une
par les historiens sous le
Jeanne de Penthièvre, désignée
Jeanne la boiteuse, et Jeanne de Montfort, célébrée
nom de
Jeanne dik
dans nos ballades bretonnes, sous le nom de
. flamm ou Jeanne la brillante. En 1364, la victoire d'Auray
et la mort de Charles 'de Blois mirent fin aux hostilités.
par les populations et
Jean IV le conquérant fut acclamé
Jeanne de Penthièvre fut obligée de se soumettre.
L'année suivante, 1365, pour prévenir toute contestation,
par le traité de Guérande que les femmes ne
il fut décidé
qu'à défaut d'héritiers mâles~
succèderaient à la couronne
Marguerite de Clisson, qui avait époussé l'aîné des fils de
Charles de Blois et conservé le comté de Penthièvre, ayant·
voulu renverser Jean V, la postérité de Jeanne laboîteuse
fut bannie du duché et se retira en France, où elle fut ur).
instrument d'int'midation contre nos ducs bretons, notam-

ment entre les mains de Charles VII et de Louis XI. Le
comté de Penthièvre, qui avait passé par mariage à Sébastien
par Charles IX, en 1569.
de Luxembourg, fut érigé en duché,
« vieilles, rances, moisies )), selon l'expres-'
Des prétentions
droits au moins contestables
sion du cardinal d'Ossat, des
dans leur origine, des droits trahis par le sort des armes,
des droits condamnés par les Etats de la province, ab,diqués .
par ses ancêtres, prescrits ou anihilés complè­
maintes fois
tement, voilà tout ce que Marie de Luxembourg avait apporté

au duc de Mercœur, par rapport à la Bretagne. La duchesse
de Mercœur, la Belle Nantaise était, certes, bien aimée dans
notre vieille province, aimée pour les services rendus par ses
parents et ses qualités personnelles, aimée et respectée
comme descendante des anciens S'ouverains, mais au même
titre que les Rohans et pas autrement.
« Un seul acte légal, dit le savant M. Le Bastard de
« Mesmeur, (1) s'opposait aux droits de la duchesse de
« Mercœur, la réunion de la Bretagne à la France, par
« François 1 , en 1532. Mais cet acte était nul de plein
« droit, si les prétentionscle la duchesse de Mercœur étaieilt
« reconnus fondées ou plutôt elles se tl'ouvaient réservées
« par cet 8:cte même, dont voici la dernière clause: « car
« ainsi nous plaît être (ait, sauf en autre choses notre droit,
« l'autrui en toutes. :J De plus, cet édit de réu'nion rendu,

« François 1 avait exig'é une nouvelle cession de ses droits
« sur la Bretagne de Jean de Brosse, duc d'Etampes, alors
« mineur. Henri II l'obligea à en signer une nouvelle, en
« 1543~ après qu~il eût atteint sa majorité. L'abus de l'auto­
« rité royale vis-à-vis d'un sujet pour obtenir ces renon­
« ciations les rendait nulles, . et, en les lui demandant on
« reconnaissait les droits de la maison de Brosse. »
Nous n'acceptons pas absolument cette conclusion. La
double renonciati0n exigée par les rois de France ne · nous
semble pas une reconnaissance implicite des droits de la
maison de Penthièvre; mais plus probabl~ment c'était, dans
l'esprit de François 1 et de Henri Il, une haute mesure de
Sans considérer au fond si ces droits étaient
pacification.
justes ou .non, le roi exigeait la renonciation à des prétentions
même mal f'ondées pour rendre toute contestation impossible
à l'avenir. François 1 rie voulait, sans doute, ni poser ni

(1) Histoire de ce qui s'est passe en Bretagne pendant la Ligue. ".

préface, pp. XXV, XXVI).

trancher la question de légitimité, mais faire acte de pré- .
voyance et de bonne politique.
coloré:
Le duc de Mercœur avait, tout au plus, un titre
comment aurait-il pu le faire valoir? S'il ne pouvait songer
à le faire valoir, comment aurait-il pu s'y attàcher et à en
1582 à 1598, l'unique objectif de tous les actes de
faire, de
sa vie civile et militaire?
Personne ne songeait plus à ces droits cadùcs : Mercœur
seul en aurait caressé l'idée. Or, au nombre des prétentions
qu'on lui attribue si généreusement, compte-t-on aussi de se
faire, seul et presque sans complices, duc de fait et de droit
la vieille province de Bretagne.

Encore une fois on ne voyait plus guère, en Bretagne, de
et de la séparation de la province
fétichistes de l'autonomie
. et Mercœur savait bien que, seul, il n'aurait pas été suivi.
sur quel témoi­
Des historiens rapportent, nous ne savons
à un de ses amis qui lui
gnage, qu'il répondit, un jour,
demandait s'il songeait à se faire duc de Bretagne: « Je ne
« sçois si c'est un songe, mais il y a plus de dix ans qu'il
« dure. » Nous espérons que ce n'est pas sur pareil fonde­
ment que l'on attribue à Mercœur les fameuses prétentions
au duché. Mais supposons le fait vrai, si pendant dix ans
fait: en Bretagne, les
et plus, Philippe Emmanuel fut duc de
occasions ne lui faisaient pas défaut pour donner un econsé­
cration à ce songe réalisé. Les dates glorieuses et relative­
sa tête
ment opportunes ne lui .manquaient pas pour ceindre
de la couronne ducale.
En 1589, selon l'expression de M. de Mesmeur, il pouvait
montrer « l'acte qu; liait la Bretagne à la France, le contrat
« qui, par le mariage de Louis XII, lui garantissait son
« indépendance et ses libertés, déchirés en plusieurs
« endroits. » (1)
(1) Cp., cit., p. XXI de la préface.
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. - TOME ·XVIII. (Mémoires). 18.

'Il pouvait se faire proclamer duc de Bretagne après la
bataille de Craon, alors que la ligue bretonne était à son
apogée; après les Etats de la ligue bretonne, en 1592, qui
avait salué, avec enthousiasme, dans son chef « le défenseur
« de la· foi et des libertés de la Bretagne. » Ille pouvait encore
par les Espagnols: lors de la
lors de la prise d'Amiens
tentative de résurrection féodale essayée par le duc dé
et autres. Rien chez le prince ne constate et ne
Bouillon
et quand on étu.die dans ses
prouvè un rêve de ce genre ;
manifestations les plus vives le sentiment public, il faut bien
reconnaître que si la Bretagne suivît son gouverneur dans la
lutte commencée en 1589, elle l'aurait abandonnée si d'une
ui1 roi Huguenot, ce prince avait prétendu
entreprise contre
faire une guerre contre la Monarchie. Que disent, en effet,
Etats de la ligue bretonne en 1592? « Ils affirment vou­
les
« loir vivre et mourrir irrévocablement dévoués à la
« Monarchie, dont ils demeUraient avec regret séparés, en
« attendant qu'il plût à Dieu de donner à la France un roi
{( catholique. »
Il faut bien avouer que cette déclaration ne dénoncee pas
des sentiments séparasistes chez les ligueurs, représentant
la moyenne exacte des catholiques d'e Bretagne, en commu­
nauté de sentiments avec Philippe-Emmanuel de Lorraine,

leur chef. Comme le constate un éminent académicien, M. de
« ce n'est pas Mercœur qui a manqué à la Bretagne,
Carné,
« c'est la Bretag'ne qui a manqué à Mercœur. » Or, à quoi
pouvait-il songer sans le concours de la Bretagne et avec son
hostilité? Sous peine- de décerner au ' duc de Mercœur un
gratuit de pusillanimité et d'inintelligence~ d'en
certificat
« un homme fi-ivole et sans porté », on
faire avec J; Janin
concèdera qu'il devait voir suffisamment les sentiments de la
Bretagne et s'en reudre compte pour y conformer sa
conduitè.

Le duc de Mercœur, nommé gouverneur de Bretagne,

arriva à Nantes 'le 1 sept.embre 1583. La duchesse l'y avait
L'entrée solennelle du duc était
précédé dès le mois de mai.
préparée depuis deux mois. On déploya, en cette circons­
tance, une magnificence extraordinaire. Le clergé de la
ordres religie.ux, l'ùni-
collègiale et celui des paroisses, les

versité, tous les corps de la ville avec la milice bourgeois~e,
une foule de gentilshommes et neuf cavaliers nobles, repré­
sentant les neuf barons de Bretagne ou les n.euf Pilirs,
allèrent au-devant du gouverneur: « Ni duc de Bretagne, ni .
« roi de France, voire mesme la duchesse Anne, n'avaient eu
« réception semblable. » L'extérieur de Philippe-Emmanuel
fit la meilleure impression sur la population Nantaise. (1)
Cela se comprend facilement si le portrait curieux que nous
Brûlé de Montplainchant est fidèle et exact: (2)
en a laissé
« C'estoit un César à cheval, un Alexandre à pied, etc. )i
Cette pompe inusitée avait sa raison d'être dans les
circonstances. Les acclamations populaires s'adressaient au
lieutenant d'Henri de Guise, au vieux sang catholique qui
à l'allié des anciens ducs dlil la
coulait dans ses veines,

provmce.
Mais cet étalage a'l:ait po/ ur b'Ltt de p10éparer l'opinion aux
fins que son ambition allait se prOpOSe1'.
C'est aller un peu vite et mettre au service de prétendues
prétentions du ~uc de Mercœur, un excès de préméditation .
. difficile à soutenir.
Cette deseription des fêtes de l'entrée de Mercœur à
Nantes, que nous avons dû abréger, pourrait de plus avoir
par la ' vanité patriotique du vieil éCrivain
été exagérée

(1) Lire la relation dans le t. III, pp. 310 et suiv. de l'ouvrage de
M. Mellinet : La -MiMee et la Uom:mune de Nantes. - - .... .
Cl) Hist. du duc de Mercœur, Lahaye, 1691. ' .

Nantais. Cette pompe, du reste, n'était pas sans précédent
dans l'histoire de la maison de Penthièvre et celle de la ville
16 du mois de juillet,
de Nantes. Vingt ans auparavant, le
toute la ville était sur pied. On y déployait une pompe toute
. royale. L'université, les gens de justice, les héraults de
les plus grands seigneurs du pays se rendaient à
Bretagne,
l'église. L'artillerie du château retentissait et la cathédrale,
tendue de drap d'or; était resplendissante des plus riches
prépa­
ornements. L'évêque de Nantes, Philippe du Bec, se
rait à administrer le baptême à un enfant. Après la céré­
monie, un théologal montait en chaire et terminait son dis­
par la prière suivante pour l'enfant qui venait d'être
cours
baptisé: {( Veuille Dieu que la confession de la foy que tu
« as aujourd'hui, par tes pleijes, promise à Dieu, t'accom­
« pagner comme tutrice en toute ta vie. Fasse que comme
« un franc provin, de vigne extraitte de tant de fidèles ,
« princes, ducs, comtes, tes parents et prédécesseurs, à
« l'exemple diceux tu t'opposes quelquefois comme un mur
« d'Israël contre ceux qui de sa maison font une caverne de .
« brigands, afin qu'en toi soit vérifié le proverbe: « d'un
« bon père, meilleure fille. » (1) .
tant de solennité, dans'
L'enfant que l'on baptisait avec
cette grande fête de famille de la province et de la cité

Nantaise, n'était autre que celle qui devait être un jour la
duchesse de Mercœur: c'était la fille de Sébastien de
Luxembourg.

S'il n'en faut pas d'avantage, la logique demanderait que
l'on accuse aussi Sébastien de Luxembourg, comte de
brigué la couronne ducale de Bretagne!
Martigues, d'avoir
L'Histoire Bénédictine de Bretagne ne dissimule pas son
parti-pris contre le chef de la Sainte-Union, dans notre

provmce .

Er EL
(1) Cf., Biographie bretonne, art. Mercœur .

Nous y lisons que cc depuis que Mercœur était gouverneur
c( de Bre~agne, il avait soin de se faire un grand nombre
« d'am:s et de créatures. » En cela rien que de très naturel?
Pas du tout: « c'était dans le dessein. de les faire ser-vir à ses
vues sur le duché de Bretagne. »
Il est donc convenu qu'il devait se mettre à dos toute la
province, cette population bretonne surtout, si défiante, si
à l'égard de~ étrangers.
susceptible, si frondeuse
Des historiens, dans le même but de dénigrement, ont tiré
des déductions malignes du choix que le duc de Mercœur
I?a résidence, alors que Hennes
avait fait de Nantes pour
était la capitale légale de la Bretagne. .
queN antes avait été la résidence ordinaire
Mercœur savait
depuis la Héu­
de la maison de Montfort, que Nantes était,
la Bretagne, notam­
nion, la résidence du gouverneur de
ment de son grand-oncle, le duc d'Etampes, et de son
beau-père; que Nantes le disputait à Hennes, en impor­
tance, en population, en situation stratégique. Quel motif
eu · d'aller contre ces précédents alors que des
aurait-il
raisons sérieuses lui dictaient la conduite qu'il tenait. Le
porta Pierre Le Grand à déserter
même motif qui, plus tard,
Moscou pour aller fonder Saint-Pétersbourg sur les bords .
de la Néva, le détermina à choisir Nantes pour sa résidence,
car si Hennes pouvait être considéré comme le cœur de la .
Bretagne, Nantes en était la tête. Or, cette tête était menacée
sérieusement par les calvinistes du Poitou, qUI est, dit

Palma Cayet (1) cc la province où les Huguenots sont les plus
forts)); et par le Prêche-forteresse de Blain, appartenant à
la puissante famille de Hohan, complètement inféodée au
Calvinisme. Certes le Huguenotisme avait laissé indemne la
province de Bretagne; en était-elle pour cela invulnérable?
N'y avait-il pas des précédents qui commandaient de prendre
(t) Chronique noven., coll. Petitot, t. XXXVIII, p. 269.

des précautions énergiques? Mercœur le fit, en ,-choisissant
sa résidence à Nantes, et il fit bien, car il put ainsi former et
maintenir un cordon sanitaire antour de la Bretagne. Il y
réussit comme le constate le vieux chanoine lig'ueur
Moreau. (1) cc Le seigneur de Mercœur ayant mis un tel ordre
(c aux villes et plans de défense, ne remuant rien néan­
« moins au préjudice du pays et tâchait de le maintenir sans
« guerre, si bien q]l;e les troupes q'u'il y faisait s', acherni­
c( noient toutes vers le Poitou où les Huguenots faisaient leurs
« courses. »
Une autre raison, du choix de sa résidence à Nantes

venait de l'attitude et de la composition du Parlement de
Rennes.
Le Parle]11ent avait été établi à Vannes par François IcI'.
En 1554, Henri II avait décidé qu'il se tiendrait par
semestre, la moitié de l'année à Rennes, les autres six mois
à Nantes. Ce ne fut que plus tard que l'organisation de la
Cour de Parlement de Bretagne fut définitivement fixée.
et de , conseillers
Elle fut composée de , quatre présidents
séparés en deux chambres qui devaient servir alternative-
ment.
Les quatre présidents, seize conseillers et un des deux
avocats généraux ne pouvaient être Bretons. La première
Chambre tenait ses séances à Rennes, en aoùt, septembre et
octobre; la seconde à Nantes, en février, mars et avril. Les
autres six mois étaient destinés aux vacations. Par lettres

de 1557, Henri II fixa toutes les séances à Nantes jusqu'à ce

que Charles IX établit pour toujours le siège du Parlement
à Rennes. '
Fourmont (2) constate fort bien qu'on s'étudiait
M. H. de
à écarter de la magistrature l'élément breton, ou, du moins,
à le neutraliser autant que possible. C'est ainsi que pour

(1) Hist. de ce qui s'est passé en ' Bretagne pendant la ligue, p. 28.
(2) Hist. de la Chambre des Comptes de Bretagne, p. 8t>.

faire entrer les étrangers en majorité dans les Chambres des
Comptes', le nombre des officiers fut augmenté de plus de
par la création de deux sièg'es de président, huit maîtres
moitié
et dix auditeurs Français. Or, les Français élus
des requêtes

pour ces charges et offices étaient trop souvent huguenots
avérés, huguenots honteux ou du moins fauteurs des idées
nouvelles. Or, à une époque troublée comme celle qui nous
occupe, de lêl formation de ce Parlement sans homogénéité,
en contact immédiat avec un gouvernement essentiellement
militaire, comme l'exigeait la situation, pouvaient naître des
prendre un caractère
difficultés, et ces difficultés pouvaient
de gravité particulière, étant donné l'état des choses et des
esprits. Des relations journalières, affaires d'étiquette et de
regrettables qu'il
préséance, pouvaient naître des questions
On sait assez
était plus facile de prévenir que de résoudre.
par M. de Montluc et les écrivains du XVIe siècle ce qu'é-
taient les conflits d'esprit de corps entre Robins et hommes

de guerre.
On apporte encore comme présomptions accablantes à la
charge du duc de Mercœur des inscriptions et des formules
de chancellerie, puis les généalogies de Philippe-Emmanuel
et celles de la maison de Lorraine .
M. L. Grégoire a découvert une preuve écrite sur la pierre
des prétentions 'du duc gouverneur. Nous la transcrivons
textuellement en soulignant dans cette épitaphe les mots qui
(1) une preuve · de la dernière
semble au docte professeur
. évidence:
Cy dedans gist le corps
De Louis Prince et D'uc de Bretagne,
Fils aîné de Philippe-Emmanuel de LOI'raine,
Duc de Mercœur,
Gouverneur en Bretagne, .
Et de Marie de Luxembourg,
Duchesse d'Etam pes et de Penthièvre,
Vicomtesse de Martigues,
Né le 21 Mai 1589
Et trespassé le 21 Décem bre 1590. .

(1)'La Ligue en Bretagne, p. 201.

. Sur ce point, M. de Carné (1) remarque, aveq beaucoup
de sagesse, que les historiens modernes ont attaché une
n'a jamais eue à cette qualification attri-
importance qu'elle
buée à l'enfant dont la duchesse de Mercœur accoucha
en 1589. Malgré l'édit de François 1 qui avait, après la
Réunion, interdit de prendre à l'avenir le nom et les armes
de Bretagne, ce nom continua à être porté par tous les
la maison de Brosse-Penthièvre et le duc
membres de
d'Etampes le prenait même, dans les actes officiels, au même
titre que les princes de la maison de Savoie, portaient les
titres de princes de Montferrat, rois de Jérusalem et de
Chypre.
On objecte les généalogies composées pour établir l'ori­
gine ancienne et illustre de la maison de Lorraine, mais
particulièrement l'ouvrage de Pierre Biré, publié sous le
patronage de Philippe-Emmanuel. Ces écrits, dira-t-on
évidemment avaient pour but de faciliter et de
encore,
préparer l'exécution des rêves ambitieux de Mercœur.
Notons qu'au XVIe siècle les travaux généalogiques étaient
fort en vogue: Sully, Coligny, les Tavannes, etc. et qui­
p~)Uvait, s'étudiait à greffer sa lignée sur un trône
conque le
royal ou princier. Les princes Lorrains ont suivi le courant
et ils' le pouvaient bien au même titre que les Sully et les
Coligny. Ils avaient même des raisons particulières de le
faire. S'ils avaient des amis, ils avaient aussi des ennemis
qui ne l'étaient pas à moitié. Le vieux Montluc disait fort
,bien: « 'On ne peut vivre en ce monde sans s'acquérir des
« ennemis. Il faudroit estre Dieu ... » Et encore? Or, leurs
le's donnaient pour des étrangers, des parvenus,
ennemis
des aventuriers sans passé à la recherche d'un lendemain:
il est vrai qu'ils étaient un peu plllt) difficiles que le scep­
tique Michel de Montaigne parlant de François, duc de

(1) Etats de Bretagne, t. 1 , p. 157.

Guise, et l'appelant « Prince des nostres, et nostre estoit-il à
« très bonne enseignes, encore qtteson origine fut estran­
« giè1"e. » Comme réponse péremptoire ils ont senti (1) la
nécessité de démontrer par des généalogies exactes et
authentiques qu'ils étaient d'aussi bon lieu, d'aussi bonne
souche que qui que ce fùt de leurs détracteurs. Deux ou trois
faits relatifs au duc de Mercœur confirment cette conjecture.
Par le \on méprisant qu'affecte le maréchal de Montmartin,
Jean de Terchant, dans ses intéressants mémoires, (2) lors­
qu'il parle du duc de Mercœur, on peut voir s'il n'était pas
permis à ce dernier de recourir aux documents pour détruire
ces insinuations malveillantes de ses ennemis. On raconte que
Aymar Hennequint sollicitait de Rieux Sourdéac à passer du
côté de Mercœur, mais qu'il répondit très fièrement:
« Celui que vous appelez roi de Navarre est roi, roi de
« France et légitime souverain. Sij'étais capable de manquer
« à la fidélité que je lui ai jurée ce ne seroit pas pour aider •
« un cadet de la ,maison de Lorraine à devenir duc de Bre­
« tagne. J'y songerai pour moi. » (3).
Remarquons que daus ses prétentions ledit duc Lorrain
trl'aurait pas manqué de concurrents, sans compter l'Espagne
qui avait toujours une candidature à placer et tenait toutes
prêtes ses revendications au profit de l'infante Claire­
Eugénie.
Plus tard encore, après que Mercœur avait fait sa sou­
mission au roi, un avocat général, non pas plus royaliste,
mais certes plus ~ancunie.r que le roi, crut faire une belle
prouesse en s'obstinant à refuser, en pleine audience du
Parlement, le titre de prince au duc Philippe-Emmanuel de
Lorraine.

(1) Essais, L. 1., ch. XXIII.
(2) Dans les preuves de l'Rist. gén. de Bretagne.
(3) L. Grégoire. La Ligue en Bretagne, p. 98 .

Contre de paeeils procédés d'agir, Mercœur, ce nous
semble-t-il, avait le droit de se faire des généalogies, sans
que cela prouve ]e bien fondé de la pl'évention dont. on le
charge, touchant la COUl'onne duc'ale de Bretagne .

§ III.

On a accusé Philippe-Emmanuel d'être « long et irrésolu»,
comme le dit Duplessis-Mornay, et ces hésitations, longueurs
et irrésolutions sont devenues une preuve de ses prétentions.
Pourquoi fut-il ou du moins paraît-il, dans l'histoire, « long
et irrésolu? »
Nous reconnaissons volontiers la différence d'attitude et
de tactique qui existe entre le gouverneur de Bretagne et
Mercœur, lieutenant général en Hongrie. En Bretagne,
nous trouvons dans Philippe-Emmanuel des hésitations à
chaque pas, la défiance de lui-même et des autres dans les
principaux actes, même la prudence la plus excessive.
En Hongrie, c'est un homme de guerre presque téméraire;
nous voyons en lui une décision, une précision, une déter­
mination remarquables avec ce que BI. de Montluc a,ppelle
« la hastivité ». Mais les deux situations n'etaient pas les
memes.
En Bretagne, le moindre désastre pouvait compromettre la
force et même l'existence de la Ligue dans la province:
aussi :Mercœur n'avançait-il jamais qu'à coup sûr, et dix ans
de résistance attestent s'il a eu tort d'adopter ce système de .
défense qui faisait dire à Gaspard de Tavannes « q'ue c'est la
« perfection du capitaine s'il peut se retirer sans combattre.)) •
Le héros de Canise et d'Albe royale aurait pu rapporter de
grandes et de nombreuses victoires; mais, en Bretagne, il
craignait des victoires à la Pyrrhus. Davila (1) le dit très
. l,ien : « Le duc de Mercœur, général prévoyant et judicieux,
(1) Cf, Davila. - Guerres civiles de France, édit. d'Amsterdam, t. III,

« ne vouloit pas hazarder tout ce qu'il possédoit dans cette
« province, soutenu des forces et de l'argent d'Espagne, il
« ne songeait qu'à faHguer les ennemis. »
Fatiguer et harceler l'ennemi, voilà quelle fut sa tactique,
en Bretagne; mais lorsqu'il passait au Poitou ou dans les
provinces voisines, sa tactique changeait d'allure et prenait
un caractère d'attaque irrésistible qu'elle n'avait pas dans son
gouvernement. Hésitations prudentes, donc, par rapport à ses
relations armées avec ses ennemis, les Huguenots, hési­
tations aussi dans ses relations avec les Espagnols, ses
alliés, qui furent pour lui pire que les Huguenots. Davila le
constate: «les Espagnols avaient ordre de ne point se
«mêler de ce qui se passoit en dehors de la province, de
« sotte que quand le cours de la victoire entraînoit le duc de
« Mercœur à quelq'Lws conquêtes irnportantes dans les pra-
« vinces voisines, ils l'ernpêchoient d'y volu', en refusant de
« passer les frontières de la Bretagne. »
On objecte les délais de la soumission du duc de Mercœur
à Henri IV.
Dans le cours de ces négociations, trop longues pour les
rapporter ici; si épineuses et si délicates, ce rêveur dévoré
d'ambitions décevantes n'en eut qu'une. C'est Duplessis­
Mornay qui nous en donne sa parole: « Mon opinion est que
« cet hornmeveut let paix, nwis si adcantctgeuse pour le faict
« de la relligion au regard de ceux qui ont précédemment
« t1"aicté qu'il paraisse 'seul l' a'voir vraiment embrassie. » (1 )
Qu'on en fasse un fanatique si l'on veut, en se plaçant à
un point de vue particulier, mais qu'on ratifie le jugement de
Sismondi (2) et que ce qu'il disait des princes Lorrains en
général on l'applique à Philippe-Emmanuel: {( Ils étaient
« de bonne foi dans leur zèle fanatique. Ils croyaient' tout
« bon catholique en conscience de travailler de toutes ses

(1) Mém~ de Duplessis-Mornay, t. VI, p. l'Ho
('2) Rist. des Français, t. XX, p. }-23.

« forces à l'extermination de l'hérésie. C'éta't alors l'erreur
« de leur église toute entière et Hon la leur. Ils ne se dépar-
« tirent jamais de leurs principes et leur conduite montra
« non moins de dignité que de consistance. )
Cela admis pour expliquer Mercœur, il n'est nul besoin
d'entasser présomptions sur pr'ésomptions pour en faire un
qui essayait en rêve la couronne ducale de notre
ambitieux
vieille provi nce de Bretagne.
En somme, Philippe-Emmanuel arriva-t-il chez nous,
la guerre civile pour faire
résolu de profiter des chances de
la mort de Henri III lui en
valoir ses prétentions, dès que
l'occasion? De Thou et d'Aubigné l'affirment.
fonrnirait
Da vila et Mathieu le laissent à supposer; quant aux béné­
dictins de l'Histoire générale de Bretagne, eux, ils n'en font
pas le moindre . doute, et l~ soutiennent. Sur 'quoi? Pas un
pas un fait qui manifestent en prétentions : dix ans de
mot,
1êve! Et en dix ans, pas un acte direct, pas un signe ,irrécu­
sable qui démontre et trahit le fond de son ambition! M. de
Carné en fait l'observation. (1) Mercœur avait des généalo­
à son service: Pierre Biré, Julien Guesdon, Nicolas
gistes
de Montreux; des prédicateurs dévoués et assez intempé-
rants du côté de la langue: .Jacques Le Bossu, le théologal
Christi et le jacobin Le Maistre; des poëtes (c l'ornement de
cc sa petite Cour et prude et pedante qui laissait pressentir
cc l'Hôtel Ràmbouillet », célébrant en vers et en prose les
vertus et les qualités de tout genre de Mercœur et de sa
femme. Et tout ce monde se tait sur le point que nous cher­
chons ; pas la ,moindre allusion, et cependant les poëtes ne
se font pas faute de prodiguer le « Tu Marcellus eris » clas­
(c Personne n'osait », dit le savant académicien, puis­
sique.
que cc les poë'tes n'osaient pas. »

Nous croyons que les arguments invoqués contre Mercœur

(1) Etats de Bret., t. 1 p. 159.

ne sont pas de force à faire une conviction et que ces faibles
présomptions puissent permett.re de donner comme certaines
ces prétentions imag'inaires: que l'on donne les choses cer­
taines pour certaines et les choses douteuses comme dou­
teuses: Certa ce1°ti; dubia dubie. Quant à nous, nous invoquons
Quod gratis asservitur, gratis negatur.
le bénéfice de l' axiôme:
ANTOINE FAVE .