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Bulletin SAF 1890


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Le poirier aux poires d’or et le corps sans âme, conte populaire

M. Luzel

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XVIII.
Contes populaires de la Basse-Bretagne .
. LE POIRIER AUX POIRES D'OR(1)
ET LE CORPS SANS AME.
Selaou,et hol, mar hoc'h eus c'hoant,
Hac e clecfet eu'r gauzic coant,
Ha na e'l.~s en hi netra gao'u.,
JIJel, mm'Ceze, eur gir pe daoll .
Ecoutez tous, si VOllS 'Doulez,
Et vous entend'l'ez -un joli petit conte,
Dans lequel il n'y a pas de rnensongp,
Si ce n'est. pe'l.tl-ètre, wn mot ou deux. (2)

Il Y avait une fois un roi de France, qui avait trois fils.
Leurs noms étaient Fanch, Ervoan (Yves) et Arthur.
Dans le jardin du palais, il y avait ün poirier, qui portait
des poires d'or. Mais, il en disparaissait une, chaque nuit.
on ne savait comment, et cela contrariait beaucoup le roi .
Un jour, Fanch, l'aîné des princes dit à son père:
- J'irai veiller, cette nuit, au pied de l'arbre, et sije vois
le voleur, je ne le manquerai pas.
La nuit venue, FaIlch alla donc se poster au pied de

l'arbre, armé de son arc. Mais, il s'endormit, avant minuit,
Le lendemain matin, de bonne heure, le roi alla, selon son
habitude, compter ses poires .

(1) Il est probable qu'i~ y avait à l'origine un pommier et non un poirier,
qui me semble devoir être attribué à la fantaisie du conteur.
(2) Chaque conteur a ordinairement une ou deux formules initiales et
finales pour commencer et terminer ses récits. Celle-ci était la plus fami­
de Plouaret, de qui je tiens ce conte,
lière au mendiant aveugle Garandel,
recueilli en 1844, sous sa dictée.
SOCIETE ARCH EOLOGI

DU FINISTËRE
Hôtel Ge

29107 QUIMPER

-- Eh bien , mon fils, dit-il à Fanrh , le voleur de poires
est-il encore venu?
-- Non, mon père, répondit Fanch, je ne l'ai pas vu.
-- Comptons les poires, pour voir.
Et il compta les poires, et dit:
-- Il en manque encore une! Tu te seras, sans doute~ en­
dormi, et le voleur sera venu, comme d'habitude.
Fanch baissa la tête et ne répondit rien.
La nuit suivante, Ervoan voulut aussi aller garder l'arbre.

Il lui arriva comme à son frère: il s'endormit aussi, avant
minuit, et le lendemain matin, quand son père vint compter
les poires, il en manquait encore une.
Arthur, le cadet, voulut t.enter l'aventure, à son tour.
La nuit venue, il alla comme ses deux aînés, se poster au
pied de l'arbre, armé d'un bon arc. Mais, il ne s'endormit
pas, lui. Il faisait qn beau clair de lune. A minuit, il sur~int
une obscurité subite. Qu'estce-ci ?sedit-il ; etillevalesyeux
au ciel et aperçut un oiseau énorme, qui masquait la lune
avec ses ailes. Il vint. dl'oit à l'arbre et enleva une poire.
Arthur lui décocha une flèche. L'oiseau poussa un cri, et
laissa tomber la poire et s'enfuit. Touché! s'écria Arthur ;
et il ramassa la poire.
Au matin, le roi vint, comme d'ordinaire, visiter son

pOIrIer.
E!l bien, mon fils, demanda-t-il à Arthur, as-tu été
plus heureux que tes frères? .
. Je crois que oui, mon père, répondit le cadet.
Et le vieillard compta les poires .
- Il en manque encore une! dit-il.
-, Oh! elle n'est pas loin, mon père, car la voici.
Et il présenta à son père la poire, OtL se trouvait la trace
du bec de l'oiseau. .
. A la bonne heure mon enfant; mais, q\li est donc le

voleur?

C'est un grand oiseau, mon père, un aigle, je crois. Je
lui ai décoché une flèche, au moment où il emportait la
poire; il a poussé un grand cri et l'a laissé tomber à terre.
- Tu l'as, alors, blessé; peut-être est-il tombé! à peu de
distance d'ici; cherchons, pour voir.
Et ils se mirent à la recherche de l'oiseau. Ils remar ..
quèrent des gouttes Je sang, sur l'herbe et les buissons et:
en suivant ces traces,. ils furent conduits jusqu'à un vieux puits
abandonné, dans le bois. Là s'arrêtaient les traces. Fanch et
Ervoan les avaient rejoints.
_. Il est descendu dans le puits, dirent-ils.
- Il faut l'y aller chercher, dit le roi; qui veut descendl'e

dans le puits?
Moi, répondit Fanch.
On alla chercher des cordes et un seau, au château. Fanch
entra dans le seau, et on le descen~it dans le puits. Une
seconde corde, plus petite et attachée à une cloche au-dessus
du puits, suivait la corde du seau, afin de pouvoir avertir et
faire hisser le seau, en cas. de' danger. Le puits était profond
et le seau descendait,.descendait toujours .... Mais, au bout de
quelque temps, Fanch eut peur, quand il se trouva dans une
obscurité complète. Il sonna la cloche, et on le remonta.
EI'voan voulut descendre aussi dans le puits. Il alla un
peu plus loin que sou aîné, mais, pas beaucoup, et il sonna
la cloche et on le hissa aussi.
-' A mon tour, dit alors Arthur.
Et il entra résolument dans le seau. Il descendait, descen­
dait toujours, et la cloche ne sonnait pas. La corde vint il
manquer; on alla chercher de quoi la l'allonger, et le seau
continua de descendre, pendant plusieurs heures, tant et si
bien qu'il finit par toucher le fond. Arthur en sortit, alors,
et se trouva dans un autre monde. Rien n'y était comme
dans celui d'où il venait, ni les arbres, ni les flémrs, ni les
animaux, ni même la lumière. Etonné de tout ce qu'il voyait,
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. TOME XVII. (Mémoires). 15

mais n'ayant pas peur pourtant, il se mit à marcher au
hasard, et rencontra bientôt une petite vieille .
- Où allez-vous ainsi, Arthur, le plus jeune des fils du
roi de France? lui demanda la vieille.
- Je cherche le voleur des poires d'or de mon père,
répondit-il, surpris qu'on le connùt par là.
Oh ! ce voleur-là vous ne le prendrez point; c'est mon
) fils.
- Nous verrons bien, grand'mère, répondit Arthur.
Et il poursuivit son chemin. .
tro\lva bientôt devant un château dont les murs étaient
Il se
d'acier; et il vit l'~iseau qu'il cherchait perché au-dessus de
la porte de la cour. Dès que l'aigle l'aperçut, il s'envola en
poussant un cri perçant.
Arthur, trouvant la porte ouverte, entra sans hésiter dans
la cour du château. Une princesse d'une beauté merveilleuse
vint à sa rencontre et lui dit: '
_. Je vous salue, Arthur, le plus jeune des fils du roi de

France!
donc, princesse?
lui demanda
- Vous me connaissez
Arthur, étonné.
- Oui, je vous connais et je vous souhaite la bienvenue,
car vous pouvez me délivrer, moi et mes deux sœurs, Nous
sommes toutes les trois filles du roi d'Espagne, et depuis '
cinq ans, ce vilain animal, qui s'est envolé en vous voyant
arriver, nous retient captives, dans trois châteaux, dont l'un,

celui-ci, est d'acier, un autre est d'argent, et le troisième,

d'or. Si vous venez à bout de lé tuer, vous nous délivrerez, et
vous pourrez choisir pour votre femme celle de nous trois
que vous préférerez.
Cela est certainement bien tentant, princesse, répondit
Arthur; mais, comment tuer l'oiseau, puisqu'il s'enfuit, à
approche?
mon

Je vais vous conduire jusqu'au château d'argent, où il
s'est envolé. Là, j'ai une sœur, plus belle que moi.

Et la princesse le conduisit jusqu'au château d'argent. Il
y trouva encore l'oiseau, perché au-dessus de la porte; mais.
dès qu'il l'aperçut, il s 'enfuit de nouveau, en poussant un
cri perçant. Arthur pénétra dans la cour du château, Où une
seconde princesse, plus belle encore que celle du château
d'acier, s'avança en soul'iant à sa rencoutre et lui dit:
Soyez le bienvenu, Arthur, le plus jeune fils du roi de
France!
Vous me connaissez donc aussi, princesse?
Oui, je vous connais, et je sais c e que vous venez
chercher ici.
- C'est ce grand oiseau, qui vole les poires d'or de mon
père: et qui s'en va, dès qu'il m'aperçoit?
-' Oh! si vous pouvez nous délivrer de ce vilain animal,
mes deux sœurs et moi, vous nous rendrez un grand service,
et vous pourrez choisir pour femme cene de nous trois que
vous préférerez,
- Je ferai mon possible, princesse; mais, comment ]e
tue!', puisqu'il s'envole, dès qu'il m'aperçoit?

-Il est allé au château d'or, où j'ai une autre sœur, plus
belle que moi, Je vais vous y conduire moi-même.
Et elle le conduisit jusqu'au château dol'. L'aigle y était
encore, perché au-dessus de la porte de la cour, et, en voyant
venil' Arthur, il s'envola, en poussant un cri effrayant.
Arthur entra dans la cour du château, où une princesse,
belle comme le soleil, s'avança au-devant de lui en souriant
et lui parla de la sorte.
. Soyez le bienvenu, Arthur, le plus jeune des fils du roi
de France! Je sais ce que vous venez chercher ici. Si vous
pouvez nous délivrer de ce vilain animal, qui nous tient cap­
tives, mes deux sœnrs et moi, vous nous rendrez le plus

grand des services, et vous pourrez choisir pour femme celle
que vous préférerez de nous trois .
- Comment le tuer, princesse, puisqu'il s'envole, dès qu'il
m'aperçoit?
Si vous promettez de m'être fidèle, je vous procurerai
les moyens de venir à bout de lui.
promets bien volontiers, princesse.
- Je vous le
Restez ici avec moi, et vous le verrez revenir, sans
tarder, et je vous dirai ce que vous aurez à faire .
Arthur resta au château d'or, avec la princesse, et, au
bout de trois jours, l'aigle y revint et se percha, comme
d'habitude, au-dessus de la porte de la cour. La princesse
dit alors à Arthur, en lui présentant une épée:
-, Prenez cette épée, et allez vous asseoir sur un siège,
au milieu de la cour. Appuyez sur votre cuisse la poignée
de l'épée, et tenez en la pointe en l'air. Aussitôt l'aigle pren-
dra son vol et planera au haut du ciel, en décrivant des
cercles au-dessus de votre tête, et en poussant des cris
perçants. Les cercles iront en se rétrécissant et s'abaisssant
à chaque tour. N'ayez pas peur, tenez toujours la pointe de
votre épée en l'air, et il finira .par venir se jeter dessus et se
changera aussitôt en homme. Alors, vous en aurez facile­
ment raison.
Arthur prit l'épée et alla s'asseoir sur un siège, au milieu
de la cour, tenant la poignée de l'arme appuyée sur sa cuisse,
la pointe en l'air. Aussitôt l'aigle commença à décrire des
cercles au-dessus de sa tête, en poussant des cris effrayants.
A chaque tour, le cercle'se rétrécissait et il s'abaissait, comme
. attiré par un aimant, jusqu'à ce qu'il finit par se précipiter
sur la pointe de l'épée, qui le transperça de part en part. A
l'instant, il fut changé en homme et dit à Arthur:

- Laisse-moi la vie!
- Oui, si tu veux me sig'ner avec ton sang que tu m'aban-

donnes les trois princesses que tu retiens captives, dans tes
trois châteaux.
- Non, je ne ferai pas cela.
Tu peux te préparer à mourir, alors.
- Demande-moi autre chose, de l'argent et de l'or, autant
que tu en voudras.
. . Non, c'est les trois princesses que je veux.
- Eh bien, puisqu'il le faut, je vais te signer avec mon
sang que je te les cède.
Et il signa avec son sang un parchemin, et le donna à
Arthur. Celui-ci conduisit alors les trois princesses au puits, _
pour les ramener dans le monde de dessus. Il fit entrer
d'abord dans le seau la princesse du château d'acier, et tira
sur la corde de la cloche. On hissa aussitôt le seau avec la
princesse, qui lui laissa une de ses pantoufles. C'était une
pantoufle d'acier.
Quand le seau arriva en haut, les deux frères aînés d'Ar­
thur, qui se trouvaient à l'ouverture du puits, furent bien
étonnés d'èn voir sortir une princesse d'une beauté accomplie.
Ils prétendaient l'avoir, tous les deux, et ils étaient sur le
point de se battre, quand la pri cesse leur dit:
- Ne vous disputez pas pour moi, car il y a encore au
fond du puits' une autre princesse, bien plus belle que moi;
descendez de nouveau le seau, et vous verrez.
Ils se hâtèrent de redescendre le seau, et la princesse du
château d'argent y entra, et, avant de se faire hisser, elle
donna aussi à Arthur une de ses pantoufles, une charmante
petite pantoufle. d'argent.
Quand elle arriva à l'ouverture du puits, les deux princes
se la disputèrent encore; mais, elle leur dit aussi :
- Ne vous disputez pas de la sorte pour moi, car il y a au
fond du pùits une troisième princesse, qui est bien plus belle
que nous deux .

Ils s'empressèrent de redescendre le seau. La princesse
du château d'or y entra, à son tour, et, comme les deux
autres, elle laissa une de ses pantoufles à Arthur, une char­
mante petite pantoufle d'or. Les deux frères aînés, éblouis
par sa beauté, restèrent un moment silencieux et saisis d'ad­
miration, à sa vue; puis ils se la disputèrent aussi .
.. Ne vous disputez pas pour moi, leur dit-elle, car il y a
au fond du pui~s une autre princesse, bien plus belle qu'au­
cune de nous tl\ois.
Et le seau fut descendu, pour la quatrième fois. Arthur y
entra, à son tour, avec son épée et les trois pantoufles des
princesses. Ses deux aînés se penchaient souvent sur l'ou­
verture du puits, impatients de voir la merveille qui devait
en so.rtir. Quand ils reconnurent que c'était leur frère cadet
qu'ils hissaient à grand'peine, ils coupèrent la corde , et le
pauvre Arthur retomba tout meurtri au fond du puits.
Les deux aînés conduisirent les trois princesses au palais ;
et les présentèrent à leur père. Le vieux roi fut émerveillé
de leur beauté, et demanda à Fanch et à Ervoan d'où elles
venaient et ce qu'était devenu Arthur.
Nous avons enlevé les "'Princesses, répondirent-ils, au
magicien qui vous dérobait vos poires d'or, sous la forme
d'un aigle; et quant à notre pauvre cadet, il a péri, dans le
combat qu'il nous a fallu soutenir contre l'oiseau.
Le vieux roi regretta vivement son plus jeune fils.
Cependa'nt Fanch et Ervoan étaient tous les jours en fètes
et en parties de plaisir avec les princesses, et on parla 'bientôt
de mariage. Mais, les princesses déclarèrent qu'elles ne con-
sentiraient à se marier que lorsqu'on leur aurait retrouvé la
pantoufle qui manquait à chacune d'elles, ou fabriqué de
nouvelles pantoufles ,de tout point semblables à celles qu'elles
avaient gardées. Voilà nos gens bien embarrassés.
Mais, pendant qu'ils visitent inutilement les meilleurs cor-

donniers et bijoutiers de la capitale et du royaume, voyons ce
que devient le pauvre Arthur.
Comme il gîsait à terre, après sa chûte, les membres
rompus et ne pouvant se relever, la mère de l'aigle arriva et
lui dit:
-" Eh bien, cadet du roi de France, qu'as-tu gagné en
enlevant à mon fils les princesses et son épée? Te voilà
dans un piteux état !
- Oui vraiment, grand'mère; venez à mon secours, je
vous prIe.
tu veux me promettre de rendre son épée à mon fils,
je te guérirai, sur-le-champ.
- Volontiers; tenez, la voilà.
Et il donna l'épée à la vieille. Celle-ci appela son fils, 'qui
n'était plus un aigle, mais bien un homme comme tout le
monde, et la lui rendit. Puis, elle froUa les membres d'Arthur
avec un onguent de sa composition, et aussitôt il se releva,
aussi. bien portant et aussi dispos qu'il le fut jamais~ Après '
cela, elle dit à son fils, redevenu aigle, en rentrant en posses­
sion de son épée :
- A présent, mon fils, il te faudra rendre le fils du roi de
France dans son pays.
- Je le veux bien,. ma mère, si j'ai à manger à discrétion,
répondit l'aigle.
On tua six bœufs et douze moutons, pris dans un immense
troupeau, qui paissait dans une montagne voisine, on les
chargea sur le dos de l'aigle, Arthur monta sur le tout, et ·
l'oiseau s'enleva alors dans le puits.
- Donne-moi à manger! cria-t-il bientôt.
Arthur lui donna unmouton,qu'ilavala aussitôt, et il continua
de s'élever dans le puits. Mais bientôt il cria encore: Donne­
moi à manger! Et Arthur lui donna un seçond mouton, qui
disparutcommele premier, puis un troisième, un quatrième ...
enfin, tant et si bien que les provisions furent épuisées,avant

de sortir du puits. On approchait pourtant du but et l'on
apercevait déjà la lumière. Donne-moi à manger! demanda
encore l'oiseau.
.. Je n'ai plus rien, ma pauvre bêt.e, répondit Arthur.
_. Donne-moi à manger, ou je te laisse tomber au fond
puits.
. . Du. courage! encore quelques coups d'aile, et. nous
sommes hors du puits.
- Donne-moi à manger, te clis-je, ou je te laisse tomber
au fonds du puits!
L'embarras d'Arthur était extrème ; qlle fail'e ? Il tira son
couteau de sa poche, se coupa le mollet de la jambe gauche
et le donna à l'aigle.
. C'est bon, dit celui-ci, mlis c'est bien peu?
Et un instant après il criait encore: Donne-moi à
. manger!
Arthur lui donna le mollet de sa jambe droite; puis, il lui

donna encore successivement ses deux fesses et ses cuisses,
et ils sortirent ènfin du puits.L'aigle était bien fatigué; mais
Arthur, dans quel état il était, le pauvre garçon! ...
- Rends-moi encore un service, avant de me quittee, dit­

il il l'aigle .
- Que veUx-tu? lui demanda l'oiseau
_. Vois dans quel état je suis! Je vais mourle, sÙrement ;
eh bien, pour abréger mes souffrances, achève de me manger . .
- Non, je n'achèverai pas de te manger, dit l'aig'le ; mais
je vais, au contraire, te rendre tout ce que je t'ai pris.
Et, en effet, au moyen d'un onguent composé par sa mèl'e,
il lui rendit mollets, fesses et le reste, et Arthur se retrouva
instantanément aussi complet et aussi bien portant qu'il le
fut jamais. Avant de le quitter, l'aigle lui dit encore:
- Tire-moi, à présent, une plume Uè la queue; garde-la
précieusement, et si jamais tu as enC8re besoin de moi (ce
qui arrivera), tu n'auras qu'à l'approcher du feu,et j'arriverai

aussitôt. Il tira uue plume de la queue de l'aigle, et l'oiseau
s'envola alors.
Arthur revint tout droit à Paris. Comme il était mal vêtu,
. il descendit dans une modeste auberge, et demanda à son
hôte:
. N'y a-t-il rien de nouveau, à Paris?
_00 Si vraiment, répondit l'hôte, et il faut que vous veniez
de loin, pour ne pas le savoir.
- Qu'est-ce donc?
- Il n'est bruit partout que du mariage des deux fils du
roi, et il y a, à cette occasion, de grands préparat.ifs, car il y
aura des festins et des fêtes mognifiques .
- Ah! vraiment, les deux fils du roi se marient? Et à'
qui donc se marient-ils? '
- A des princesses étrangères, les plus belles que l'on ait
J ama tS vues. .
quel pays sont-elles, ces princesses?
- On ne sait pas bien d'où elles viennent, mais voici ce
qu'on dit: Le roi possède, dans son jardin, un poirier mer­
veilleux, qùi produit des poires d'or; depuis quelque temps,
il disparaissait, chaque nuit, une poire de l'arbre, sans
qu'on pût arriver à découvrir le voleur, et le roi en était
très contearié. Son fi.1s aîné, voyant cela, alla passer une
nuit au pied de l'arbre, armé de son arc, et bien décidé à
tirer sur le voleur, s'il le voyait, et quel qu'il pùt être. Mais,
il s'endormit, et le lendemain matin, une poire avait encore
disparu, comme à l'ordinai"re. Le second fils du roi al1a~ la
nuit suivante, garder le poirier, et ne fut pas plus heureux
que son aîné; il s'endormit aussi et, le lendemain, il man­
quait une poire de plus. Enfin, le c.adet, nommé Arthul.',
voulut, à son tour, tenter l'aventure. Il ne s'endormit pas,
lui, et, vers minuit, il vit un grand oiseau, un aigle, dit-on,
qui vint droit à l'arbre et enleve. u ne poire dans son bec, en
passant. Mais, comme il s'envolait avec le fruit, le jeune

peInee lui décocha Ull9 flèche, l'atteignit et lui nt lâcher sa
proie. L'oiseau s'envola pouetant. Quand le jour fut venu,
les trois frères se mirent à sa recherche, persuadés qu'il ne
devait pas êtt'e allé bien loin, à cause de sa blessure. Guidés .
par les g'outtes de sallg tombées sur l'herbe et les buissons,
ils suivirent sa trace jusqu'à un vieux puits abandonné, qui
se trouvait dans Ull bois voisin. Là ils finirent d'apercevoir
des traces de sang. L'oiseau était donc descendu dans le
puits. Le plus jeune des trois princes, Arthur, y descendit
le premier, et ne reparut plus, le pauvre jeune homme ! ...
- Sans doute que l'aigle l'avait mangé, interrompit Ar­
thur.
- Il faut le croire, répondit l'hôte, car c'est,ce que racon­
tèrent les deux autres princes, qui descendirent aussi dans
le puits et en revinrent avec les trois princesses dont .ie vous
ai déjà parlé, après un combat terrible, où ils finirent par
tuer l'aigle, qui n'était autre chose qu'un grand magicien.
- Ah! vraiment? dit Arthur; comme cela, il y a donc
trois princesses, et deux d'elles seulement se marient?
- Oui, il y a trois princesses, et il est bien malheureux
que le jeune prince Arthur soit mort; il en aurait aussi
épousé une, et la fête aurait été plus complète .
- Vous avez raison; mais, les mariages ne sont pas encore
accomplis?
Non, pas encore; les princesses ont perdu chacune
une de leurs pantoufles, et elles disent qu'elles ne se marie­
ront que lorsqu'on les leur aura retrouvées, ou qu'on leur
en aura fabriqué d'autres absolument semblables: et on ne
peut ni retrouver les pantoufles perdues, ni découvrir un
ouvrier assez habile pour en fabriquer de semblables , car ce
sont, dit-on, de véritables merveilles: une d'elles est en or
pur, une autre, en argent, et la troisième, en acier.
Arthur, après avoir fait causer' ainsi son hôte, se trouva
rassure.

Le lendemain matin, il alla trouver un forgeron de la
ville et lui parla ainsi:
- Je suis un pauvre ouvrier sans travail, voulez-vous me
prendre à votre service?
- Etes-vous ouvrier forgeron '?
- Non, je ne suis pas ouvrier fOl'geron, mais, je serai
toujours bon pour battre le fer.
On le prit pour battre le fer.

Le lendemain, il dit à son patron:
- J'ai entendu dire qu'il y a à la cour trois princesses
étrangères, qui demandent un ouvriel' assez habile pour leur
fabriquer à chacune une pantoufle, et que personne, à Paris:
ne peut les satisfaire?
- C'est parfaitement vrai, répondit le patron.
~ Eh bien, patron, allez au palais, je vous prie, demandez
la pantoufle d'acier d'abord, et dites hardiment que vous êtes
. capable d'en fabriquer une semblable pour l'appareiller.
- Comment voulez-vous qu'un pauvre forgeron comme '
moi puisse avoir cette prétention, lorsque tous les plus habiles
forgerons, serruriers et orfèvres de la ville y ont échoué.
- Allez, vous dis-je, et reposez-vous sur moi du soin
d'exécuter le travail; demandez dix mille écus pour votre
salaire, si vous réussissez, et on vous les accordera sans dif-
ficulté.
Le fOl'geron se rendit au palais, quoi qu'il n'eùt pas grande
confiance, mais, séduit par l'appât d'un gain si considérable.
On lui livra la pantoufle d'aciel', comme modèle, en lui fixant
un délai de quinze jours pour présenter son travail.
- Comment pourras-tu jamais faire un semblable chef­
d'œuvI'e? dit-il, en remettant la pantoufle à Arthur.
- Ayez seulement confiance en moi, répondit celui-ci, et
ne vous inquiétez de rien.
Cependant, Arthur battait tous les jours le fer à son patron

ct ne paraissait pas songer à sa pantoufle, et quand on .lui
conseillait de s'en occuper:
- Baste! répondait-il, j'ai bien le temps; soyez tranquille,
eL laissez-moi faire .

Mais, le maître n'était nullement rassuré, et il porLait
déjà le ~euil des dix mille écus promis.
Enfin, la veille du jour où le terme expirait, Arthur passa
toute la \luit, seul, dans la forge, et le lendemain matin,
de bonne heure, le patron, impatient, vint fl'apper à la porte.
Arthur lui ouvrit et il entra précipitamment en criant:
- Eh bien, et la pantoufle?
- Est faite, répondit Arthur, tranquillement; les voilà
toutes les deux; tâchez de distinguer quelle est celle que j'ai
fabriquée.
Le forgeron les examina de près, les tourna et les retourna,
dans tous les sens, sans trouver la moindre différence entre
elles. Il ne se possédait pas de joie, et il courut au palais.
On avertit la princesse à la pantoufle d'acier. Elle vint, prit
les pantoufles des mains du forgeron, les examina et parut
étonnée.
travail? demanda-t-elle.
- Qui a fait le
- C'est moi, princesse, répondit le forgeron.
- Vous? N'espérez pas me faire croire cela; nous verrons,
au reste, plus tard. .
. Pour vous prouver que c'est bien moi, princesse, si
vous avez d'autres travaux de mon métier à faire exécuter,
quels qu'ils soient, veuillez mè les confier et je promets de
vous satisfaire.
Je vais vous envoyer une de mes sœurs, lui répondit la
princesse, en se retirant avec ses pantounes, après lui
avoir fait compter ies dix mille écus promis.
La princesse du château d'argent parut, un moment apres,
et présenta au forgeron sa pantoufle d'argent, en lui disant:
- J'ai vu la pantoufle d'acier que vous avez apportée à

ma sœur aînée; pouvez-vous me procurer également la pa­
reille de celle-ci ?
Parfaitement, princesse, répondit le forgeron, si vous
promettez de me la payer vingt mille écus?
Emportez la pantoufle et si, dans quinze jours, vous
m'en apportez deux absolument semblables, je vous donnerai
vingt mille écus.
Le forgeron promit, salua profondément et se retira, trans­
porté Je joie, et emportant les dix mille francs et la pantoufle
d'argeQL IlIa présenta à Arthur, qui lui Jit de dormir tran­
quille et de compter sur les vingt mille écus, au bout de
qUInze Jours.
Et, en effet, au terme fixé, le forgeron se présentait de
nouveau au palais avec deux pantoufles d'argent absolument
semblables l'une à l'autl'e, et recevait les vingt mille écus

promIS.
Bref, il en Urt de même pour les pantoufles de la princesse
au château d'or, et il reçut enCOl'e trente mille écus.
au moment où il allait se retirer, les trois princesses
Mais,
dirent au roi:
- Faites retenir cet homme, sire, et envoyez des soldats
à son atelier avec ordl'e d'amener en votre présence un soi­
d.isant ouvrier étranger qui s'y trouve, car c'est à celui-là,
et non à nul autre, que nous devons d'avoir retrouvé nos
pantoufles .
On fit ce que demandaient les princesses, et le prince
Arthur, déguisé en ouvrier forgeron, fut amené au palais.
C'est lui! s'écl'ièrent les princesses, dès qu'elles le
virent; c'est lui qui nous a délivrées du magicien. Ne le
reconnaissez-vous donc pas, siee? C'est votre plus jeune fils,
prince Arthur! .

Arthur se jeta dans les bras de son père, et ils pleul'èrent
de joie tous les deux. Se tournant alors vers ses frères, qui

étaient là également, mais qui ne paraissaient pas être à leur
aise, il leur dit:
- Ne craignez rien', mes t'l'ères: je ne veux pas rendre le
mal pour le mal, et je vous pardonne.
Au lieu de deux mariages que vous vous prépariez à célé­
brer, mon père, il y en aura trois, car chacun de nous épou­
sera une des princesses; moi, je demande la main de
la plus jeune, la princesse du château d'or.
La princesse du château d'or sourit gracieusement au
p,rinc Arthur et mit sa main dans la sienne. L'aîné des
princes présenta également la main à la princesse du châ­
teau d'acier, le puîné le fit à la princesse du château d'argent,
et tout s'arrangea pour le mieux.
On envoya alors chercher le roi d'Espagne et, quand il fut
arrivé, on fit les trois mariages et les trois noces ensemble.
Il y eut des festins, des fêtes, des réjouissances publiques et
des jeux de toute sorte, tant et tant qu'il me faudrait jusqu'à
demain matin pour les décrire, et j'aime mieux vous laisser
vous en faire une idée vous-mêmes et continuer mon/récit.
Quand tout fut terminé, le prince Arthur dit à ses frères:
. " Vous, mon frère Fanch, qui êtes l'ainé, vous resterez à
Paris, auprès de notre père, et vous lui succéderez sur le
trône de France, quand il plaira à Dieu 9-e l'appeler à lui;
vous, mon frère Ervo<..ln, vous suivrez notre beau-père en
Espagne, où vous serez aussi roi, un jour viendra; moi,
j'irai avec ma femme à Bordeaux, et, comme je ne suis pas
ambitieux, je me contenterai d'un simple duché, où je vi vrai
tranquille, le reste de mes jours. .
, Arthur fit alors ses adieux à son père, à sa mère, à ses
frères et à ses belles-sœurs, et partit avec sa femme pour
Bordeaux. (1)

(1) Le conte pourrait finir ici et peul-être ce qui suit n'est-il qu'une
inlel'polation arbitraire de mon conteur. La plume arrachée à la queue de
l'aigl~ semble être une ficelle pour amorcer le second conte, et ménager
du Corps-sans-âme.
l'intervention

Avant de le quitter, après l'avoir sorti du puits, l'aigle
l'avait averti de prendre gal'de au Corps-sans-âme, qui guet­
tait sa femme pOUl' la lui enlever. Or, comme il l'emmenait
à Bordeaux, dans un beau carrosse doré, tout d'un coup le
ciel s'obscurcit, en plein jour, un épais nuage enveloppa le
carrosse et il en sortit un bras qui enleva la princesse; puis,
le nuage s'éleva en l'air et disparut,
Arthur se rappela alors la recommandation de l'aigle et
comprit que c'était le Corps-sans-âme qui lui avait enlevé
sa femme. Sa douleur fut gl'ande. Comme il se désolait et se
lamentait, il se souvint que, l'aigle lui avait encore dit que,
101'squ'il aurait besoin de son aide, il n'aurait qu'à approcher
du feu la plume arrachée d.e sa queue, et il arriverait aussi-

tôt. Il mit le feu à quelques herbes sèches, sur le bord de la
route, en approcha la plume, qu'il avait heureusement sur
lui, et l'aigle .arriva et demanda:
- Qu'y a-t-il pour votre service, prince Arthur?
- J'ai perdu ma femme 1. .. répondit Arthur, et il expliqua
. comment elle lui avait été enlevée.
C'est le Corps-sans-âme qui l'a enlevée, dit l'aigle;
sais-tu où il demeure ?

Non.
Nî moi non plus, malheureusement. J'ai parcouru le
monde entier, ou peu s'en faut, et je n'ai jamais pu savoir où
il habite; mais, il ne faut pas néanmoins renoncer à tout .
espoir; mets-toi en route, à la recherche de ta femme, et ne
t'arl~ête que lorsque tu l'auras retrouvée; . Dieu te viendra ,
en aide.
L'aigle s'envola, et le prince se mit résolument en route,
marchant au hasard, mais plein de confiance dans les parole~
de l'oiseau .

Après plusieurs jours de marche, la- nui~ le surprit dans
un gl'and bois. Par .crainte des bêtes féro(}es, il monta sur
un arbre, pour attendl~e le jour. Peu après, trois hommes (des
brigands, sans doute) arrivèl'ent sous l'arbre, allumèrent dll
feu et se mirent à mangee et à boire, tout en causant. Arthur
ne perdait pas un mot de ce qu'ils disaient.
Qu'as-~u peis, aujourd'hui? demanda un voleur à Ult
autre .
Un chapeau merveilleux et qui me sera d'une grande
utilité, répondit celui-ci. Quand je me le mets sur ma lête, je
deviens invisible, et personne ne peut me voir.
- A la bonne heure! dit le premier voleur; moi, j'ai aussi
pris quelque chose qui n'est pas à dédaigner.
- Quoi donc?
- - Des guêtres avec lesquelles je puis faire cent vingt
lieues à l'heure .

- Et moi, dit un iroisième, j'ai pris un arc, et quand je lui

dis: tire et atteins! il atteint le but que je lui désigne.
- Avec notre chapeau, nos guêtres et notre' arc merveil­
leux, se dirent-ils, nous ferons tout ce que nous voudrons,
et nous n'aurons pas nos pareils au monde!
- Et, pour fêter leur bonne fortune, ils se mirent à boire
abondamment, si bien qu'ils s'enivrèrent et s'endormirent.
Mais, ils avaient auparavant suspendu le chapeau, les guê­
tres et l'arc merveilleux aux branches de l'arbre. Arthur
descendit doucement et s'en empara; puis, s'étant mis le
chapeau sur la tête, il donna un violent coup de bàton sur
la-tête de chacun des voleurs. Ceux-ci s'éveillèrent et. ne
voyant personne autre qu'eux trois, s'injurièrent d'abord,
en se reprochant mutuellement les coups de bâton, ptlis ils
se battirent. Arthur ne put s'empêcher de rire aux éclats, à
ce spectacle. Les voleurs, étonnés d'entendre rire et de ne
voir personne, cherchent le chapeau, les g'uêtres et l'arc, et

voyant qu'ils ont disparu, ils jurent, tempêtent et jettent les
hauts cris, mais en vain.
Arthur se mit les guêtres aux jambes et partit. ·Comme il
du chemin, à présent! Il franchissait les fleuves, les
faisait
bras de mer, passait par dessus les forêts, lës villes; rien ne
l'arrêtait. En traversant une immense plaine, il aperçut une
vieille femme qui y gardait ses moutons. .
-, Où vas-tu de la sorte, ver de terre? lui demanda la
vieille.
-', Je cherche le Corps-sans-âme, grand'mère, répondit-il;
le connaissez-vous?
- Certainement que je le connais.
Où demeure-t-il done ?
- Tu n'es plus bien loin de son habitation; tu arriveras
bientôt au bord de la mer, et tu y verras, sur un rocher
escarpé, un château ceint de hautes murailles: c'est là

qu'habite le Corps-sans-âme. La porte de la cour est ouveIte,

mais: je ne te conseille pas d'y entrer, si tu tiens à la vie.
n y _ a trois feriêtres, sur le château, et, tous les matins,
géant se lève, il lance feu et flammes par ces fenêtres,
quand le
tout est brùlé et aride, à sept lieues à la ronde.
si bien que
Tiens-tu encore à voir le Corps-sans-âme?
, ' Oui, certainement, je veux le voir, et tout ce que vous
venez de me dire ne m'effraye pas.
Arthur ôta alors ses guêtres, afin d'aller moins vite, et
s'acheIp,ina tranquillement vers le château, au grand étonne­
la vieille. Il y arriva, vers le coucher du soleil. Le
ment de
géant ne lançait pas de feu brûlant, alors. Il mit son chapeau
sur sa tête, et pénétra dans le château, sans être vu
magique
de personne. Il vit le géant à table, avec sa femme. Quand
leur repas fut terminé, ils allèrent se coucher, chacun dans
sa chambre. Arthur, toujours invisible, suivit sa femme.
la princesse eut tiré le verrou de sa porte, il ôta son
Quand
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. TOME XVII. (Mémoires). 16

chapeau, et aussitôt sa femme le vit, le reconnut et lui sauta
au cou en s ecrmnt :
-, Dieu! mon pauvre ami, qu'êtes-vous venu faire ici?
- Je suis venu vous délivrer de ce vilain monstre.
- 11 faudrait pour cela le tuer, et ce n'est pas possible,
car c'est un Corps-sans-âme; le principe de sa vie ne réside
pas dans son corps.
- Où donc, alors!
- Hélas! je n'en sais rien.
-, Il faudra pourtant le savoir: demain matin, pendant
que vous déjeûnerez ensemble, dites-lui que vous avez rêvé
que les bâtiments de votre père étaient venus avec une armée
pour détruire son château et le faire moul'ir lui-même; nous
verrons ce qu'il répondra. ..
Le lendemain matin, pendant le déjeûner, Arthur étant
présent lui-même, mais invisible, la princesse dit tout-à-
coup augéant : .
Si vous saviez le rêve que j'ai fait, cette nuit ...
rêvé?
- Qu'avez-vous donc
, ' J'ai rêvé que mon père avait envoyé, sur ses vaisseaux,
une armée pour détruire votre château, vous faire mourir
vous-même et m'emmener dans mon pays.
Ah! le 'sot rêve que vous avez fait là !
- Pourquoi donc serait-il si sot?
Parce que je suis un Corps-sans-âme et que personne au
peut m'ôter la vie.
monde ne
Pourquoi ne pourrait-on pas vous tuer, comme un autre ?

- Parce que le principe de ma vie ne réside pas dans mon
corps .
, Vraiment? Où est-il donc?
- Ah ! voilà ce que je n'ai jamais dit à personne.
moi; à qui voulez-vous
- Vous pouvez bien me le dire à
que je le répète, puisque je ne vois jamais que vous ici?

Eh bien, je vais vous le dire. Au milieu du bois qui
et les épines, est une
entoure mon château, parmi les ronces
porte de fer. La clef de cette
caverrie profonde, avec une
·porte est dans un petit coffret, près de mon lit.

Celui qui parviendrait à me dérober cette clef et à pénétrer
dans la caverne .... mais, cela n'est pas possible, car per­
sonne au monde ne connaît rien de tout ce-ci ....
- Certainement non; mais dites toujours.
_. Eh bien, celui qui réussirait à me dérober la clef et à
pénétrer dans la caverne y trouverait un lion énorme et
furieux; dans l'intérieur de ce lion, est un loup; dans le loup,
est un lièvre; dans le lièvre, une colombe, et dans la colombe,
un œuf; et c'est dans cet œuf que réside le principe de ma
vie. Celui qui réussirait à tuer successivement tous ces
animaux renfermés les uns dans les autres, de manière à
posséder l'œuf et à me le briser sur le front, celui-là seul
pourrait me donner la mort. Or, je vous demande s'il vous
paraît possible que jamais homme né d'une femme puisse
faire· tout cela?
- Non, bien sùr, et vous pouvez être exempt de toute
inquiétude, à ce sujet .
Arthur avait tout entendu, sans que le. géant se doutât de
sa présence. Quand la princesse retourna à sa chambre,
après le repas terminé, il l'y suivit, comme la veille, et,
ayant ôté son chapeau, il redevint visible.

- Eh bien, lui dit alors sa femme, vous savez, à présent,

réside' le principe de la vie du géant?

- Oui; répondit-il, j'ai tout entendu.
Et pensez-vous encore pouvoir venir à bout de lui?

\ Peut-être bien; j'essaierai toujours. Si vous pouvez me
procurer la clef de la caverne, je crois pouvoir répondre du
reste .

- Je vous procurerai la clef de la caverne.

. Pendant que le géant dormait, la princesse prit la clef,
la donna à Arthur. Celui-ci se rendit aus­
dans le coffret, et
sitôt dans le bois et découvrit, non sans peine, l'entrée de la
caverne. Il en ouvrit la porte, et aussitôt un lion furieux
s'élança, la gueule grande ouverte pour le dévorer. Mais, il
sang d'aspic (l'épée même du
avait une épée trempée dans du
la princesse, et avec cette
géant), que lui avait aussi donnée
anne invincible il tua le lion, après un combat terrible. 11
lui ouvrit aussitôt le ventre, et un loup s'en élança. Bref, il

eut facilement raison du loup, du lièvre et de la colombe,
sortis les uns des autres, et le voilà en possession de l'œuf '
qui renfermait la vie du géant. Il se hâta de se rendre alors
auprès de la princesse, qui le conduisit à la chambre du
monstre. Celui-ci était étendu sur son grand lit et agonisait

Arthur, voyant qu'il n'était plus à craindre, s'avança
déjà.
jusqu'au bord du lit, tenant l'œuf à la main et le lui montra.
géant fit un dernier effort pour se lever; mais, ce

le. prince lui brisa l'œuf sur le front, et
fut en vain. Alors,
aussitôt. le monstre et son château s'abimèrent dans le puits
de l'enfer, avec du tonnerre et des éclairs!
Arthur et sa femme se retrouvèrent sans mal, dans la
cour du château. Ils s'empressèrent de retourner en Espa-
gne, et le vieux roi fut si heureux de revoir sa fille et son
sa couronne à celui-ci.
gendre, qu'il céda
Y eut alors de fêtes et des festins comme je n'en ai
jamais vu, que dans mes rêves. .
Le grand-père du pére de ma grand'mère, qui était allé en
. pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle, vit tout, en pas­
et eut même sa part du fricot, et c'est comme cela que
sant,
le souvenir s'en est conservé dans ma famille, car j'ai appris

ce conte de mon père" qui lui-même l'avait appris du sien,
et ainsi de suite jusqu'à la douzième .génération.
Conté par Gltillaume Ga~'andel, au, Vieux-Marché

/Côtes-dl/;-Nord)

Ce conte peut être l'objet de nombreux rapprochements, dont
je mentionnerai quelques uns. D'abord t.rois contes du très in­
téressant recueil de M. Alexandre Chodzko : Contes des paysans
et des pâtres Slaves, sous les titres de : L'oiseau Ohnivak, L'Esprit
des Steppes et Le Tapis volant. Le géant Kostey de L'Esprit des
Steppes, est un Corps-sans-âme. Comme dans le conte breton,
sa vie est dans un œuf, qu'on ne peut se procurer qu'en tuant
successivement plusieurs animaux renfermés les uns dans les
autres Voici comment la vieille Yaga ou sorcière du conte
instructions au prince Junak pour triompher du
slave donne ses
géant Kostey, qui a enlevé la princesse Merveille:· « Prince
J unak, tu as entrepris une chose bien difficile; mais ton courage
servira à accomplir ton dessein. Je vais t'indiquer le moyen

périr Kostey, car sans cela tu ne parviendrais à l'ien.
de faire
Sache donc qu'au milieu de l'Océan se trouve une île de la vie
Sur cette île est planté un chêne, au pied duquel tu
éternelle.
trouveras enfoui sous terre un coffre bardé de fer. Dans ce coffre
est enfermé un lièvre; sous ce lièvre se cache un canard gris,
dont le corps renferme un œuf: c'est dans cet œuf que réside la
vie de Kostey. Une fois l'œuf cassé, Kostey est mort! Adieu,
Junak, pars sans tarder, ton coursier te conduira à desti-
prince
natIon. »
Dans les Traditions pop1tlaires des Gaëls d'Ecosse, recueillies
par F. J. Campbell, je trouve également un Corps-sans-âme,
dans le conte qui porte le titre de: Le je'u,ne roi d'Easaidh
Là, comme dans les contes bretons et slaves, il y a un
Ruadh.
géant dont la vie réside dans un œuf, qu'il faut chercher dans le
corps d'un canard (1).
résumé rapide, qui va suivre, du conte slave L'oiseau
Ohnivah, montl'era clairement que la fable, les ressorts, l'esprit
et la marche générale du récit y sont les mêmes que daBs le
conte breton.
Dans le conte slave, comme dans le conte breton, un roi a dans
son jardin un pommier, qui produit des fruits d'or, et, chaque
Ce roi a aussi trois fils, qui passent
nuit, il en disparaît un.
l'arbre, afin de sur-
successivement chacun une nuit au pied de
(1) Consulter liur l'ouvrage de M. Campbell, un travail fort intéressant
de M. E. Morin, professeur d'histoire de la faculté des lettres de Rennes,
le titre suivant: Remarques sur les contes et traditions populaires
portant
des Gaëls de l'Ecosse occidentale, d'après· la récente publication de M.
. F.-J. Campbell Edinburgh, Edmonston, and Douglas. 4 vol. in-l~

pr'endre le voleur. Les deux alnès s'endorment et laissent enlever
les pommes, comme à l'ordinaire. Le cadet, lui, quand son tour
al'rive, ne s'endort pas, et il atteint d'une flèche le voleur, l'oiseau
tombe!' par tel're la pomme qu'il emportait
Ohnivak, qui laisse
dans son bec, avec une plume de sa queue. Cette plume sel'vit
au roi, dans la suite, pour éclairer son palais, la nuit, car elle
dans l'obscurité, comme un véritable flambeau. Dans un
brillait
Princesse de Trérnénézaoltr(l), il y a aussi
de mes contes bretons, la
une plume lumineuse, qui éclaire le palais d'un roi. ' Le roi du
d'un tel désir de possédel' l'oiseau à qui
conte slave est pris
appartient la plume merveilleuse, qu'il en tombe malade. Dans
un: autre conte breton, il y a également un roi atteint d'une
maladie, que la vue de l'OiseaLt de la Vérité peut seule guérir. -
mettent en route à la recherche de l'oiseau
Les trois fils du roi se
Ohnivak, car la couronne est promise à celui qui l'apportera à
p8re. Chacun d'eux prend une direction différente. Les deux
son
ai nés désobligent un renard, qui vient leur demander quelques
et mangent un mor­
miettes de pain, pendant qu'ils se reposent
ceau, sur la lisière d'un bois. Le cadet, au contraire, accueille bien
le renard et partage avec lui son frugal repas. L'animaI'reconnais­
sant lui promet aide et protection, dans le besoin. Cet épisode
reconnaissant se trouve encore dans un conte breton.
du l'enard
L'oiseau Ohnivak, lui dit le renard, est .dans un palais de
et près de lui sont deux cages, l'une d'or et l'autre de bois.
cuivl'e,
C'est dans la cage de bois qu'il faut le mettre, pour pouvoir l'em­
porter, condition qui se trouve aussi dans le conte breton
l'Oisea1t de la vérité. Le cadet du conte slave met l'oiseau
Ohnivak, endormi, dans la cage d'or, et aussitôt il s'éveille et
tous les autres oiseaux qui se trouvaient. par là et qui dormaient,
s'éveillent aussi et font un tel bruit, que des valets accourent,
arrêtent le voleur et le conduisent devan t le roi.' Voleur! lui dit
Je ne suis pas un voleur, répond le cadet, mais je viens
celui-ci.
chercher celui qui a volé mon père, et qui est chez vous. -
ici
Le roi promet de lui livrer l'oiseau Ohnivak, à la condition qu'il
aménera à sa cour le Cheval à la crinière d'or. Le renard
lui
vient encore au secours du cadet, bien qu'il lui ait désobéi, et il le
devant le château d'argent où se trouve le Cheval à la
conduit
crinière d'or . Près du cheval, dans son écurie, sont suspendues

à des clous deux brides, l'une d'or et l'autre de cuir. C'est la
cuir qu'il faut lui mettre en tête, pour pouvoir l'em­
bride de
mener. Malheureusement, le cadet lui met la bride d'or, et il est

. (1) Voir: Contes populaires de la Basse-Bretagne, t. p.

encol'e pris et conduit devant le prince, à qui il raconte toutes
ses aventures, depuis le commencement. ~- Cet épisode du
à qui il faut mettre une bride de cuir ou de chanvre, et
cbeval
non d'or, se trouve enCOl'e dalls les contes bl'etons, ainsi que
les châteaux de cuivre, d'argent et d'or, où le prince slave doit
accomplir ses trois épreuves.
Le roi du château d'argent promet de lui livrer le Cheval à la
crinière d'or, à la condition qu'il lui amènera à sa cour la
Vierge aux cheve'ux d'or.
Le renard le conduit alors au bord de la mer Noire, et, lui
montrant le château, il lui dit: « C'est là qu'est la Vierge aux
cheveux d'or. Mais, elles sont trois sœurs, et on te les amènera
tou tes les trois dans u ne salle, la tête cou verte d'u n voile, qui
cachera bien leurs cheveux, et on te dira de choisir. Choisis celle •
sera le plus simplement vêtue. »
qui
Il suivit, cette fois, le conseil du renard et choisit la plus sim­
plement vêtue des trois princesses, et qui était la Vierge aux che­
On lui dit alors qu'il lui fallait tenter l'épreuve une
veux d'or.
seconde fois, et on lui présenta encore, le lendemain, les trois
princesses voilées et vêtues absolument de la même manière.
Mais la Princesse aux cheveux d'or avait trouvé moyen de lui dit'c,
avant l'épreuve, qu'il pourrait la reconnaître â une mouche qui
autour de sa tête; et il réussit encore.
viendrait voltiger
Cet épisode du choix entre trois princ8sses voilées, ou se
trouvant dans une salle obscure, et le moyen employé pour recon­
naître celle que l'on désire est pareillement dans les contes
bretons.
ayant encore réussi, dans la seconde épreuve, on lui
Le cadet
et dernière. Il fallait, avec un tamis
en proposa une troisième
qu'on lui donna, épuiser toute l'eau d'un grand vivier. La Vierge
aux cheveux d'of' vint à son secours, comme la veille, et il réussit
encore.
emmena avec lui la Vierge aux cheveux d'or. Mais, il
Alors il
lui était bien désagréable de livrer une si belle princesse au roi
d'argent. Le renard le comprit et, s'étant métamor­
du château
phosé en une belle princesse, en tout semblable â la Vierge aux
cheveux d'or, le roi du château d'argent l'épousa, sans se douter de
jour même des noces, l'animal reprit soudainement
rien. Mais, le
sa forme naturelle, et partit. Le cadet pri.t alors le chemin de chez
son père, tout fier d'emmener avec lui une si belle princesse,
sur un beau cheval à la crinière d'or, et de plus, l'oiseau Ohnivak.

Les trois frères arrivent au rendez-vous qu'ils s'étaient assigné,
au bout d'un an et un jour. Les deux aînés, jaloux de voir comme
leur cadet avait réussi, le mettent à mort, et se présentent devant
leur' père avec l'oiseau, le eheval et la princesse, dont ils se
disent les conquérants, au pr'ix de beaucoup de peine et de
prouesses. Ils lui disent aussi que leur frère cadet a péri dans
l'entreprise.
Cependant le renard ressuscite le cadet, avec de l'eau de la vie,
que lui apporte un corbeau. Il se présente chez son père, habillé
en paysan, pour demander un emploi. Il est pris comme valet
d'écurie. Le Cheval à la crinière d'or était tout triste, et ne man­
geait pas; l'oiseau aussi était triste et ne mangeait ni ne chan­
tait, et la Princesse aux cheveux d'or ne faisait que pleurer; enfin
le ·,rieux roi était plus malade que jamais. A l'arrivée du cadet, le
cheval hennit de joie, l'oiseau chanta, la princesse cessa de pleurer,
et le vieux roi guérit soudain. Tout fut alors dévoilé. Les
deux princes aînés furent condamnés à mourir, et le cadet épousa
la Princesse aux cheveux d'or. .
La descente dans le monde inférieur avec visite aux châteaux
d'acier ou de cuivre, d'argent et d'or se trouve dans un très
grand nombre de contes, recueillis un peu partout. De même
pour les objets merveilleux ou talismans, guêtre~ ou bottes de
sept lieues, chapeau qui rend invisible et arc qui atteint toujours
le but visé. Je n'en citerai aucun exemple; mais, j'insisterai
davantage sur les Corps·-sans-âme, ou l'œuf dans lequel réside
l'âme ou la vie du héros, et qu'il faut aller chercher dans le
corps de plusieurs animaux; ou dans plusieurs objets, renfermés
les uns dans les autres. Je prendrai mes exemples dans l'Asie, et
de préférence dans l'Inde, c'est-à-dire à l'autre extrémité de la
chaîne traditionnelle (1). .
Dans un conte tartare de la Sibérie médidionale (tribu des
Barabines), recueilli par M. Radlof, une femme qui a été enlevée
par Tasch-Kan feint de consentir à l'épouser et lui demande où
• se trou ve son âme. « Je vais te le dire », répond Tasch-Kan .

« Sous sept grands peupliers, il y a- une fontaine d'or; il Y vient
boire sept marals (sorte de cerfs), parmi lesquels il y en a un
dont le ventre traîne à tf'rre ; dans ce maral, il y a une cassette
d'or; dans cette cassette, une cassette d'argent; dans la cassette
d'argent, sept caille$; l'une d'elles a la tête d'or. et le reste du

(1) J'emprunte mes citations aux commentaires de l'excellent recueil de
M. Emmanuel Cosquin: Contes populai1'es de Lorraine, 2. vol. in-8°,
chez Emile Bouillon, éditeur, 67, rue Richelieu, Paris.

corps d'argent. Cette caille, c'est ma vraie âme. 1) Le beau-fl'ère
de la femme a tout entendu, et il peut ainsi la délivrer.
Dans un conte arabe (Histoire de Seif-Amoulou/r, et de 'la Fille
dtl, Roi des Génies, faisant partie de cel'tains manuscrits des
~Mille et une Nuits), un gémie finit par dil'e à une jeune fille qu'il
a enlevôe où est son âme: elle est dans Ull passereau, qui est
• enfermé dan~ une petite boîte; cette boîte se trouve dans St3pt
au tres boîtes; celles-ci sont dans sept caisses; les caisses son t
dans un bloc de marbre, au fond de la mer.
Un livre siamois raconte que Thossakan, roi de Ceylan, pou­
vait, grâce à son art magique, faire sortir son âme de son corps
et l'enfermer dans une boîte, qu'il laissait dans sa maison, pen­
dant qu'il s'en allait en guerre, ce qui le rendait invulnérable. Au
moment de combattl'e le héros Rama, . il confia la boite à un
ermite, et Rama voit avec étonnement que ses flèches atteignent
Thossakan, sans lui faire de blessure. Hanouman, le compagnon
Rama, qui se doute de la chose, consulte un devin, lequel
par l'inspectîon des astres, où se trouve l'âme de
découvre,
Thossakan : Hanouman prend la forme de ce dernier et se rend
auprès de l'ermite, à qui il redemande son âme. A peine a-t-il la
boîte, qu'il s'élève en l'air, en la pressan~ si fort d,ans ses mains
qu'il l'écrase, et Thossakan meurt. .
Dans un conte kabyle (J. Rivière, p. 191), la « destinée Il d'un
ogre est dans un œuf; l'œuf, dans un pigeon; le pigeon, dans
une charnelle; la chamelle, dans la mer.
Arrivons à l'Inde. Dans un livre hindoustan (Garein de Tassy,
Histoire de la littérature hindo'ustanie, t. II, p. 557), un prince
« éventre avec son poignard un poisson, dans lequel un div
« (espèce d'ogre) avait caché son âme ».
Nous pouvons également citer plusieurs contes populaires
dans diverses parties de l'Inde. D'abord, un conte du
recueillis
Deccan (Miss Frère, p. 13) : une princesse, retenue prisonnière
par un magicien, qui veut l'épouser, obtient de lui, par de belles
est ou non immortel. « Je ne suis '
paroles, qu'il lui dise s'il
comme les autres », dit-il. «( Loin, bien loin d'ici, il y a une
pas
contrée sauvage couverte d'épais fourrés. Au milieu de ces
centre de ce cercle,
fourrés, s'élève un cercle de palmiers, et, au
• trouvent six jarres pleines d'eau, placées l'une sur l'autre:
sous la sixième, est une petite cage, qui contient un petit perro­
quet vert, et, si le perroquet est tué, je dois mourir. Mais il n'est
pas possible que personne prenne jamais ce perroquet; car, par ·
mes ordres, des milliers de génies entourent les palmiers et tous
ceux qui en approchent. » .

Voici mllinlenant un conte recueilli dans le Kamson, près de
l'Himalaya (Minllef, n° 10) : Un fakir, très verse dans la
magie, a enlevé une pr'incesse, belle-fille d'un roi, au moment
où elle entrait dans son cl>mitage, pOUl> lui apporter à manger:
par un tour de son art, ermitage et pl'incesse ont été transportés
au bord de la septième met'. Le mari de la princesse et les six
autres fils du roi sont allés, successivement, à la recherche de
la princes3e; mais, à peine arrivés en présence du fakir, ils ont
été changés en arbres pal' celui-ci. Il ne reste plus qu'un fils de
ces princes, qu'on a eu bien de la peine à faire élever jusqu'à
l'âge de douze ans. Un jour, le jeune gal'çon demande à son
gr'and-père où étaient les sept princes, son père et ses oncles. Le
roi lui répondit: « Le jour où tu es venu au monde, il leur est
al'rivé un grand malheur: ils sont devenus des arbl>es, là-bas,
au bOl'd de la septième mer, et ta tante a été emmenée au même
endroit par un fakit,. » Le jeune prince se mit en route et il
arr'iva chez sa tante, pendant l'absence du fakir. Avant de la
quitter, il lui dit: « Demande au fakir où est son souffie. » Le
fakir, étant revenu à la maison, remarqua que la princesse ne
disait rien. Il lui demanda ce qu'elle avait. La princesse répondit:
« Tu es fakir, et moi princesse. Quand tu seras mOl't, que fel'ai­
je, dans cette forêt ~ « Je ne mourrai jamais», dit le fakir;
« je suis immortel. » Et il ajouta: « Au bor'd de la sixième mer,
il Y a un palais, sous lequel se trouve un Dharmasala (hospice
pour les pôlerins), et, plus bas encore, sous terre, il y a une cage
fer, dans laquelle il y a un pel'roquet. C'est seulement si l'on
perroquet que je mourrai. » La princesse ayant rapporté
tue ce
à son neveu ce que le fakir avait dit, le jeune prince se rendit
sur le bord de la sixième mer. Il y avait là, dans une ville, un
roi qui avait une fille à marier, et quLne trouvait pas de gendre .
Un pâtre, qui faisait paître les vaches et les buffles, ayant vu
passer le prince, dit au roi qu'il venait d'arriver dans la ville un
jeune homme, digne d'épouser la princesse. Le roi fit
beau
rassemble!' tous ceux qui étaient nouvellement arrivés dans la
ville. Ils se présentèrent tous devant le roi, et (' le cœur de la
princesse s'arrêta sur le jeune pl'ince ». Alors le roi fit baigner,
raser, habiller le jeune homme, et on célébra les noces. Un jour,
le prince dit au roi qu'il avait une demande à lui adresser, et il
le pria de lui donner le palais bâti au bord de la sixième mer.
L'aJ'ant obtenu, il envoya des ouvriel's pour l'abattre; il fit aussi
démolir le Dharmasala, sous lequel on trouva la cage avec le
perroquet. Il coupa au perroquet les ailes et les pattes; aussitôt
1~ 'akir se sentit comme brCllé. « Qui est mon ennemi~·» cria-

t-il. Le prince alla .trouver le fakir, en emportant la cage avec
et lui dit: « Transforme ces arbres en hommes. »
le perroq uet,
Le fakir souffla sur les arbres, et ils redevinrent des hommes.
Puis il dit au jeune prince: « De grâce, si tu veux me tUel', fais­
m'enterres. » Le jeune prince tua le perro­
le vite, pour que tu
quet, et le fakir mourut, et on l'enterra, suivant les rites funé-
l'aIres. .
Dans un autre conte indien, un prince arrive dans une ville,
entre dans une
où tout est couvert d'ossements humains. Il
et y voit une femme étendue sur un lit; près d'elle, il y
maison
d'un côté, une baguette d'or; de l'autre, une baguette d'argent . .
Le prince prend ces baguettes et touche par hasard le cadavre de
la femme avec la baguette d'or; aussitôt elle fait un mouvement
et se réveille. « Qui êtes-vous? Il s'écria-t-elle, en voyant le
jeune homme, « et pourquoi êtes-vous venu ici? Vous ê'tes dans •
rakshasas (mauvais génie), qui vous tueront et vous
une ville de
mangeront Il. Le prince lui fait connaître le motif de son voyage.
Quand les rakshasas sont au moment de revenir, elle lui dit de
la toucher avec la baguette d'ûgent, et elle redevient comme
morte. Alors il se cache, ainsi que la femme le lui a recommandé,
).Ine grande chaudière. Les rakshasas, à leur retour, rendent
sous
la vie à la femme, et celle-ci leur fait la cusine. Après leur départ,
le jeune homme dit à la femme qu'il faut savoir du plus vieux des
rakshasas comment ils peuvent être exterminés; voici comment
elle devra s'y prendre: quand elle lavera le pied durakshasa3,
elle se mettra à pleurer, et, quand il lui demandera pourquoi,
elle dira: « Vous êtes maintenant bien vieux, et vous mourrez
bientôt: que deviendrai-je alors? Les autres rakshasas me tue ,.
et me mangeront. Voilà pourquoi je pleure. » Elle fera alors
l'ont
qu'il répondra. ' La femme ayant suivi ces
bien attention a ce
rakshasa lui dit:· « Il est impossible
instructions, le vieux
Ijue nous mourions. Votre père à un certain étang; au milieu de
cet étang, se trouve une colonne de cristal, avec un gl'and
couteau et une coloquinte. Or, dans un certain pays, il y a un
une reine nommée Duha, et cette reine a un fils
roi, et ce roi à
boiteux: si ce fils venait ici, qu'il plongeât dans l'étang, les yeux
et que, dès le premier plongeon, il reti­
couverts de sept voiles,
ràt la colonne de eristal ; puis qu'il coupât, d'un seul coup, cette
trouverait au milieu la coloquinte, et, dans la
colonne, alors il
coloquinte, deux abeilles. Si quelqu'un, s'étant couvert la main de
cendres, pouvait réussir à saisir les deux abeilles, au moment où
mourrions tous;' mais si une seule
elles s'envoleraient, nous
leur sang tombait par terre, nous deviendrions deux
goutte de

fois plus IJOmbl'eux que IIOUS ne l'otions aupal'avant, » La femme
répolld yu'elle est rHssurée; (t jamais le fils de la reine Duha ne
pour'l'a pénétrer' jusqu'ic;i.» Avec l'aide de la femme, le pr'ince,
qui est le fils de la rcine Dulla, parvient à tuel' les abeilles, et
tous les rakshasas rel'issent.
Ce thème revêt à peu près la même forme, dans deux autres
contes indiens. Le premier a eté, comme le précédent, recueilli
dans le Bengale. (LaI Behari Day, n° 4.) C'est une jeune fille
étendue sur un lit, comme morte, ressuscitée au moyen d'une
baguette d'or, puis' replongée dans son sommeil, au moyen d'une
baguette d'ar'gent ; scène d'attendrissement pour extorquer à la
vieille rakshasi le secret d'où dépend la vie de celle-ci; moyen
tl'ès compliqué pour arriver à trouver et à détruire les deux
abeilles où est cachée l'âme de la rakshasi, tout est identique. -
L'autre eonte indien (Calc'IJtta Review, t. LI (1870), p. 124), ofIr'e
également, dans un de ses épisodes, une gl'ande ressemblance
avec ee même passage; il n'en diffère guère que par la manière

plus simple de tuer le géant. . Comparer encore un épisode
d'un conte indien du Panjab (conte du Prince Cœu/r-de-Lion,
lndian Antiquary, août 1881, p. 230 ; Steel et Temple n° 5) .
Dans un conte indien de Calcutt.a (Miss Stokes, n° 24), la fille
demon dit au pr'ince qui l'a réveillée de son sommeil magique,
que son pèl'e ne peut êtl'e tue: « De l'autr'e côté de la mel', il y
a un grand aJ'bre; sur cet arbre, un nid; dans le nid, une
maïna (sorte d'oiseau), Ce n'est que. si l'on tue cette maïna que
mon père peut mourir'. Et si, en tuant l'oiseau, on laissait tomber
de son sang par tel'l'e, il en naîtrait cent démons.Voilà pourquoi
mon père ne peut être tué. )
Dans le vieux conte égyptien des Defl.lx Frères, Bitiou enchante
son cœur et le place sur la fleur d'un acacia. Il revèle ce seCl'et à
sa femme, qui le trahit. On coupe l'acacia, le cœur tombe par
terre, et Bitiou meurt.
D'après ce qui pr'écède, on est naturellement porté è conclure
que notre conte est d'or'igine indienne. Mais, il y a loin des bords
du Gange à ceux de l'Odet! Comment a-t-il pu accomplir ce
long voyage, sans trop changer en route f Voilà ce qu'il n'est
pas facile de savoir.
F.-M. LUZEL.