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Bulletin SAF 1890


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Les luttes au XVIè siècle. Voyage d’Ambroise Paré en Basse-Bretagne

M. Trévédy

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IJES JEUX POPULAIRES EN BASSE- BRErr AGNE

LES LUTTES AU XVIe SIi~CLE .

La Revue de Bretagne et de Vendée publiait, l'an passé,
une étude de M. de la Borderie sur les Luttes bretonnes au,
XV[fj siècle (1). •
Notre savant confrère, aujourd'hui membre libre de l'Ins­
titut. rééditait un amusant récit de Noël du Fail montrant
deux lutteurs mis aux prises par deux seigneurs, se trouvant
égaux en f.()~'ce, ou peut-être se ménageant pour que là vic­
toi.re restàt indécise, et que le pari ne fùt pas gagné.
La scène racontée par du Fail a son théâtre en Haute­
Bretagn ; mais, dans le bas pays, les luttes n'étaient pas en
moindre honneur: on les voit même réclamées, comme droit
féodal, par des aveux rendus au roi; et M. de la Borderie

cite à ce propos un aveu de la baronnie de Rostrenen, de 1682 . .
M. de la Borderie suppose même (et il ne se trompe pas)
que les lutteurs Bas-Bretons l'emportaient sur ceux de la
Haute-Bretagne ; ~t, en preuve, il cite un mandement donné
en 1506, par Guy XVI, comte de J .... aval, baron de Vitré, .
seigneur de Quintin, qui fut plus tard gouverneur ae Bre­
tagne (27 aoùt 1526). Ce Guy eharg'eait un de ses gardes de
la forêt de Quintin d'obtenir le départ pour Vitré de « Dom
Mahé Baher, le bon lutteur »). Le titl'e de Dom, dit M. de la
Borderie, est à eette époque donné aux membres du clergé
séculier; d'où il est permis de conclure que ce lutteur
reno,mmé, s.'il n'était pas prêtr ét~H du m<;>ins un cl~rc

ayant reçu les ordres mineu.rs .

(1) 1888, II, p. 468 .

Mais ce n'est pas seulement devant de puissants seigneurs
comme le baron de Hostrenen et le comte de Laval que les
lutteurs Bas-Bretons ont eu l'occasion de. signaler leur force
et leur ad.l'esse. Les ducs de Bretagne eux-mêmes ont pris
plaisir à ce genre d'exel'cice, et les lutteurs Bas-Bretons ont
eu l'honneur cl 'être présentés par leurs souverains à la Cour
cles rois de France, _ .
La Cour de Bl~etagne, formée sur le modèle de celles de

France et d'Angleterre, comprend une long'ue série cl'qtficiers,
depuis le grand-chambellan et le grand-écuyer héréditaires
jusqu'aux « ménestrels, trompettes, joueurs de doulcemer,
chantres de nuit», et de ceux-ci aux « queux, chevaucheurs
d'écurie, palefreniers, varlets de chariots» (1). Le fou du duc,

la foUe de la duchesse ont leur place à la cour (2).
à cette époque, où la vigueur et la souplesse sont une
Mais
grande part de l'art militaire le gTand succès est pour les
lutteurs; ils ne sont pas. de la Cour; mais ils y paraisser;tt à
certains jours pour l'esbaiement de tous; et ces heureux
jours se, renouvellent si souvent que « presque tous les
comptes des trésoriers sont chargés de sommes données aux
lutteurs» (3). · -
Il est clair que, si Pierre ,II n'avait pas pris un plaisir
extrêm~ à ce genre de spectacle, nos historiens n'auraient
pas pu enregistrer ce qui suit:
En juillet 1455, le duc Pierre alla en grand apparat saluer
le roi à Bourges, où se trouvait son oncle le connétable de
Richemont. Le duc . part.it accompagné du Maréchal, de
rAmirai de ~I'~tagne, et de la fleur de sa noblesse.
« Il n'oublia pas les luiteurs, ajoute dom Lobineau; et
« ceux qui le suivirent en cette qualité sont d'un rang à
(1) V. notamment fa nomenclature donnée dans le cpmpte de Guillaume

Leroux (145'11155) Lobineau. Pro col. 119 -91. ,
('2) On les y trouve sans interruption de 1419 (Jean V) à 1'1~1 (François II). .
(3) Dom MORIeE, II, p. 63. .

« n'ètre pas oubliés dans l'histoire: ces luiteurs furent Olivier "
ft de Rostrenen, Guyon de Kerguiris, Olivier de Kernech-
« riou, Yvon de Kergoët: Chal~les de Quenechquivillic,
« J ehan Le Moel. » (1)
Guy de Laval donnant, en 1506, le titre de Dom à un "
lutteur renommé nous montrait en lui au moins un clerc;
cinquant~ ans auparavant voici des lutteurs dont les noms
ont une apparence nobiliaire, bien plus, dont Lobineau affirme
la noblesse : la phrase qui précède leur nom ne laisse aucun
doute sur la pensée de l'historien. "
était à
Nous avons dit que le connétable de Richemont
Bourges 101's de la visite de son neveu. Il vit de ses yeux les
prouesses des lutteurs Bretons et ftit témoin de leur succès:
ce qui suit en est la preuve. ' .
L'année s,uivante, Pierre II meurt; et le connétable devient
duc de Bretagne sous le nom d'Arthur III. Il doit aller
rendre ho lmage au roi; et Charle's VII lui donne rendez­
vous à Tours. Les ambassacltmrs de Hongrie vont arriver
en cette ville demander pour leur roi la main d'une fille de
France; le roi veut les éblouir de l'éclat de sa royauté; etla
fête ne serait pas complète sans le glorieux connétable. Le
roi prépare un tournoi en son honneur. (2)
, Le nouveau duc va paraître pour la première fois à'la

Courfaisant porter devant lui l'épée ducale auprès de son ,
épée de connétable, et il sera, le roi y compte bien, -
suivi d'une brillante chevalerie.
A vant de se mettre en route, le duc assure le gouverne­
ment intérieur et la défense de la Bretagne; mais au milieu
des embarrras du départ, pas plus que son prédécesseur, il
n'oubliera les lutteurs; le 31 décembre l J:56, « il envoie

, (1) Hist. p. 657. Pl'. col. 1195,3" compte de Guillaume de. Bouyer. Dom
MORICE, II, p. 53, a omis ce détail.
(2.) Le tournoi ile se fit pas, parce que le duc arrêté en route llar la

maladie arriva après le jour fixé. LOli. p. 6ti7.

. Charles de Kaymer, chevalier, en Basse-Bretagne pour
lui amener des luiteurs dont il veut faire voir l'adresse au
roi .. ») (1)
Quel a été le succès des lutteurs Bas-Bretons dont le nom f
cette fois, ne nous a pas été conservé par l'histoire? Il me
coûterait de croire que nos Bas-Bretons aient eu moins de
. succès que ce « serv:teur du sieur de la Marche qui joua de
souplesse devant le duc de Bretagne », et auquel le duc
clwrmé it remettre deux écus neufs; ou que ces « com­
pagnons qui firent devant le même seigneur plusieurs esba­
tements de morisques et autres jeux» et qui furent par lui
payés six écus (1).
Soixante-seize ans plus tard, en 1543, la Bretagne n'a plus
de duc souverain; mais elle a encore des lutteurs qui conti­
nuent la tradition de ceux qu'applaudissait autrefois la Cour,
et; aussi, des grands seigneurs qui, comme.nos anciens du,cs,.
se plaisent à ce genre d'escrime,
Vojci le curieux récit d'une lutte dont fut témoin, au fond
9,e la Basse-Bretagne, l'illustre Ambroise Paré, le chirurgien
des roîs Henri II, François II, Charles IX et Henri III (1).

Voyage en Bretagne;,
« Je m'en allay, dit Paré, au camp de Marolle avec défunct
Monsieur d3 Rohan, où le Roy François estait en personne,

~t estois chirurgien de la compag'nie dudit sieur de Rohan .
Or, le Roy fut adverty par Monsieur d'Estampes, gouverneur
de Bretagne, que les Anglais avoient fait voile pour des-

(1) LOBINEA,u, hist., p. 667.
p) LOB. Pro col. IZ05.
'. (3) Ce récit a été déjà reproduit dans la Revue des Traditions popu­
lçlires (t. IV, juillet 1889, p. 40Z et 403) par M. Lionel Bonnemère, secré­
taire de la Société. Il a pensé, avec raison, que rien ne serait plus propre
les lecteurs, et que c'était « une véritable bonne fortune pour.
à intéresser
Jes rolsl~loristes d:~voir une pareille description des jeux populaires de la
Bretagne à l'époque de la Renaissance ».

cendre en la Basse-Bretagne; et le pl;ioit de vouloir erivoyèr'
pour secours Messieurs de Rohan et de Laval, attendu que
c'estoient les seigneurs du pays, et que par leur faveUl' ceux '
du pays pourroient repousser l'ennemy et garder qu'illle
print terre. Ayant reçu cet advertissement, Sa Majesté
dépescha lesdits seigneurs pour aller en diligeIice au secours
de leur patrie, et leur fut donné à chacun autaritde pouvoir
au gouverneur, de façon qu'il~ estoient tous tr"ois
comme
lieutenants du Roy. Ils prinrent volontiers cette ch~ü'ge, et
partirent promptement en poste, et me menèrent avec eux
jusques à Landreneau. Là nous trouvâmes tout le molide eft
armes, le toxin sonnant de toutes parts, voire à cinq ou six
lieues autour des havres, à savoir; Brest, Conquet, Crozon,
Le Fou, Doulac, Landanec (1), chacun bien mllny d'artillerie,
comme can ns, doubles canons, bastardes, mOllsquets, passe-
volants, pièces de campagne, coulevrines, serpentines, basi­
liques, sacres, faulcons, fauconneaux. f1ustes, orgues, arque­
buses à c oc. Somme que toutes les advenües estoient"
bien munies de toutes sortes et façons d'artillerie, èt plusieurs
. soldats tant Bretons que François, pour empescher que les
Ang'lois ne fissent leur descente, ainsi qu'ils avo:ent délibéré
au partir d'Angleterl'e. 'L'armée de l'ennemy vint jusques à
la portée du canon, et lorsqu'on les apperceut voulant aborder
en terre, on les sahIa à coups de canon, et descouvrirent nos '
gens de guerre ensemble notre artillerie. Ils voltigèrent sur
la mer, -où j'estois bien joyeux de voir leurs vaisseaux' faisant
voile, qui estoient eu bon nombre et en bon ordre, et semblait
que ce fut une forest qui marchast sur la mer. Je veis au'i~si
une chose dont je fus bien émerveillé, qui estoit que les balles
de bien grosses pièces faisoient de grands bons, et trottoient '
sur l'eau comme elles font sur la terre. Or, pour le faire
court, nos Anglois ne nous feirent point de mal et s'en retour-

(t) Daoulas, Landevenec.

nèrent en Angleterre sains et entiers, et nous laissant en
paix: nous demeurasmes en ce pays là eu garnison, jusqu'à
ce que nous fusmes bien asseurez que leur armée estoit
rompue.
« Cependant les .gendarmes s'exerçaient souvent à courir
la bague, autres fois combattoient à l'espée d'armes en sorte
qu'il y en avoit toujours quelqu'un qui avoit quelque chin­
1 freneau et toujours avois quelque chose à m'exercer.
« MonsieUl~ d'Estampes, pour donner passetemps et plaisir
à mes dits seigneurs de Rohan et de Laval, . et autres gen­
tilshol~lmes, faisait venir aux festes grande quantité de filles
villageoises pour chanter des chansons en bas-breton, où leur
(1) harmonie estait de coacer comme grenouilles, lorsqu'elles
sont en amour. Davantage leur faisait dancer le triori de
Bretagne et n'estait sans bien remuer les pieds et fesses. ' Il
les faisait moult bon ouyr et voir. Autres fois faisait venir les
luitteurs des villes et villages, où il y avoit prix. Le ieu
n'estait point achevé qu'il n'y eust quelqu'un qui eust un
bras ou iambe rompue, ou l'espaule ou hanche démise.
t( Il y eut un petit Bas-Breton bien quadraturé, fessu ~t
matériel: qui tint longte~ps le bedan, et par son astuce et
par sa force en ietta cinq ou six par terre. Il survint un
grand Dativo, magister d'eschole, qu'on disait estre l'un
des meilleurs luitteurs de toute la Bretagne. Il entre en lice,
ayant osté sa longue jaquette, en chausse et en pourpoint,
et, estant pris, le petit homme il semblait que s'il eu st
été attaché à sa ceinture, il n'eust pas laissé de courir. Tou-
tes fois quand ils se prindrent collet à collet, ils furent long­
temps sans rien faire, et pensait on qu'ils demeureraient
esgaux en force et en astuce; mais le petit fessu se ietta en
sursaut et d'emblée sous ce grand Dativo, le chargea sur
son espaule, et le ietta en terre sur les reins tout estendu
. (1) Cf. Noël Dufaïl, et Bulletin de la Société archéologique du Finis­
tère, t. X, année 1883, pp. 28 et 29.

éon)me une grenouille, et alors tout le monde commença à
bien rire de la fOl'ce et astuce du petit fessu. Ce grand.
Dativo eut un grand despit d'avoir esté ainsi iettépar tene
pal' un si petit homme: il se r~leva tout en cholère, et
voulut avoie sa revanche. Ils se prllldrent de rechef collet à
collet, et fu·rent encore un bien long temps à leurs prises 11..e
se pouvant mettre par terre: enfin ce grand homme se laissa
tomber sur le petit, et tombant mit .son coulde au creux de
l'estomach, et luy creva le cœur etle tua tout mort. Et sachant
Iuy avoir donné le coup de la mort reprint sa lot1gue jaquette,
et s'en alla la queiie entre les jambes, et s'éclipsa voyant que
le cœur Ile revenoit point au petit homme pour vin , vinaigre,
ny autres choses qu'on luy présentas t. Je m'approchay de
luy, tastay le poulx qui ne battoit nullement, alors dis qu'il
étoitmort. A donc les Bretons qui"assistoient à la luitte dirent
tout haut '_Il leur barag'ouyn : An draze men raquet (1).
Enes rac un bloa so abeudeu:x: henelere bal'zan gouremon
enel ma moa en goustum (2) . C'est-à-dire, « cela n'est pas
du jeu ».
cc Et quelqu'un dit que ce grand Dativo estoit coustumier
de ce faire, et qu'il n'y avoit qu'un an qu'il avoit fait le sem­
blable à. une lutte. )) (3)
c( Je voulus faire ouverture du corps mort, pour sçavoir qui
avoit esté cause de cette mort subite ; je trouvai beaucoup
de sang espandu au thorax et au ventre inférieur, et m"ef­
forçay de cognoîstre quelque ouverture du lieu d'ou pouvoit
estre sort y telle quantité de sang, ce que je ne sceu, pour .
quelque diligence que je sceu faire. Or je croy que c'estoit
per diapedesin ou anastomosin) c'est-à-dire par l'ouverture

(1) Lisez an dm ze ne ra quet ; « cela ne (se) fait pas, » ' .

('2) LisezEn~z, rac un blaa sa ab' en deuz great hevelep 'barz un .
evel ma lIwa he gaustwn ; littéralement: « Celui-là, il n'y a
gaul'enn,
. qu'un an qu'il a (fait) de même dans une lutte, comme c'était sa coutume. »
(3) Traduction exacte du prétendu baragauyn. .

des bouches des vaisseaux, ou par leurs porosites , 'Le pauvre
petit. luitellr fnt entel'ré .
, 'fil Je Pl-iins co ' [gé de Messieurs de Rohan: de Laval et d'Es-
tampes. Mons:eur de Rohan me Ht présent de cinquante
et d'une haquei1ée, et. Monsieùr 'de Laval
doubles dticats
d'un coUrtaut pour mon honime et Monsieur d'Estampes ,
d'un diamant de valeur de tl'ente écus, et. je m'en l'evills à
ma maisoil de Pal'is, » (1)

J. TREVEDY,
Ancien Président du Triùunal de Quimper,

Vice-Président de la Société archéolOgique
(hL Finistè,'e .

(1) OEuvres d'Ambl'oise PaI'é, t vol. in-f') 10e édit. Lyon. Cf. la !)e édition;
IlI6:l:.l, ,p. 90~. La dernière qui est du Dt' Malgaigne (Paris, 1811),
3' vol. ih":'1", n'a pas moi ns esÜopié que les autres le texte breton.
C6nsultel' pÔUI' les mots du texte et particulièrement pOUl' le mot rac,
l'excellent Dir;tiomw':"e éllimologirj11f3 du breton moyen ete, '~L E.
Ernault. Paris, Thorin, rue de Médicis. (1'888).