Responsive image
 

Bulletin SAF 1889


Télécharger le bulletin 1889

Le Cloarec breton

A. Le Braz

Avertissement : ce texte provient d'une reconnaissance optique de caractères (OCR). Il n'y a pas de mise en page et les erreurs de reconnaissance sont fréquentes


LE CLOAREC BRETON
D'APRÈS LA POÉSIE POPULAIRE (1).
L'école n'était, au moyen-âge, que l'annexe d'une église
cathédrale ou de quelque grande abbaye, et l'on n'y élEïvait
que des jeunes gens destinés à entrer dans les ordres. Ces
jeunes écoliers, on les appelait clercs. Toutes les connais­
sances du clerc se réduisaient à savoir lire, écrire en latin,
chanter, dire les offices. Mais tandis que l'appellation de
clerc se laïcisait vite en France, elle gardait en Bretagne la
valeur de sa signification primitive. Alors que la culture clas­
sique se greffait ailleurs sur l'éducation religieuse et fleuris­
sait bientôt indépendamment d'elle, le séminaire restait,
chez nous, le type exclusif de l'école. L'enseignement donné
par des lèvres autres que cèlles du prêtre, en vue d'une autre
carrière que la prêtrise, passait pour une sorte d'erreur
sacrilège. Tréguier, sur sa colline en forme de proue, Plou­
guernével, au milieu de ses landes, Saint-Pol, au bord des
grèves, Lesneven, dans son frais paysage, tels étaient les
véritables, les seuls centres de l'éducation bretonne. Et cette
éducation, je le répète, n'avait pas pour but de former des
esprits, mais d'alimenter des vocations. Le collège servait
uniquement de stage à l'église. On ne quittait les bancs de
la classe que pour les marches de l'autel. De nos jours
encore, malgré l'extension de l'enseignement, la conception
de nos paysans n'a guère varié sur ce point. Le latin demeure
pour eux la langue de la messe. Quiconque s'attache à l'ap-
(1) Bien qu'elle ne puisse prt'>tendre à aucune espèce de caractêre archéolo­
gique proprement dit, cette étude se rapproche pourtant des travaux ordinaires
de la Société, par ce fait qu'elle repose sur ries documents d'une authenticité
populaire incontestable et dont les plus récents remontent plus haut que le
XIX' siècle.

prendre, aspire nécessairement soit à la soutane, soit au froc.
la grande terreur de ma digne mère, il fut question
Quand, à
de m'envoyer au lycée, les braves gens de mon bourg natal,
regardaient partir, affirmaient que je porterais la
qui me
tonsure, au retour. Moi-même, je l'avoue, bercé dans les
préjugés de notre race, je n'étais pas bien sur qu'il ne
pieux
pas en être ainsi. Ces préjugés d'ailleurs, il faut en con-
dût
venir, ont leur logique chez un peuple qui ne reconnaît que-
feux métiers: celui de marin sur les côtes, celui de laboureur
Jans les champs. Ni l'un ni. l'autre, à leurs yeux, n'exigent
le culture proprement dite. Une longue transmission d'expé­
'iences héréditaires,' un patient et rude apprentissage, mieux
,ncore la lutte. quotidienne avec la terre ou les flots, voilà ce
rend souple à,l~ manœuvre, voilà ce qui forme au labour .
lui
~n dehors de ces deux états,.il n'en est qu'un troisième qu'un
~reton puisse rechercher, celui de prêtre. Pour celui-là seul,
l admet une culture spéciale: il le considère à la fois comme
3 moins accessible et le plus enviable de tous. Compter un .
l'être dans la famille, c'est plus qu'un honneur, c'est une
bretonnes sont en général très
énédiction. Les familles
ombreuses. Les aînés y marchent dans le sentier des anti-
ues générations, continuent le nom et l'œuvre paternels.
presque toujours, derrière eux, il y a quelque fils tard
[ais
3riu, quelque Benjamin à qui l'on ménage une autre voie,
)ur qui l'on rêve de · plus hautes destinées.
un prêtre, s'est dit la mère,
. Celui-ci, nous en ferons
tout en le berçant sur ses genoux elle éprouve déjà pour
i je ne sais quel respect. Enfant, elle l'entoure d'une solli ..
tude inquiète; adolescent, elle ne reculera devant aucun
. crifice pour l'entretenir au petit-séminaire.
Mon rouet et ma coiffe de paille

Et mon justaucorps de ber linge blanc,
Je donne tout à mon fils cloarec
Pour qu'il puisse devenir prêtre .

Et mes écuelles, et mes cuillel's
Il empol'tel'a le tout en une fois,
Et ma vieille pécellè, et ma tillotte,

Et mes vieux peignes, après
Ainsi chante N ann Boënz, une vieille fileuse de Lézar-

drieux. Pour réaliser son ambition de mère, elle donnera
tout avec joie, son dernier ustensile, son dernier vêtement,
jusqu'à son dernier gagne-pain. Elle espère bien, d'ailleurs,
être payée dès ce monde, et payée au centuple, de ses priva­
escompte d'avance, avec une bonne naïveté, les
tions. Elle
satisfactions dont elle se promet de jouir, au presbytère filial:

Et quand il sera devenu' prêtre
Je sel'ai d'une robe vêtue
Et mes chaussul'es seront enrubannées
Et ma collerette frisée
Et j'aurai SUl' la tête une coiffure (2)
Qui me donnera l'air de quelque vieille demoi.selle:
pas touchant, ce rêve chanté d'une humble vieille,
N'est-il
qu'accompagne en sourdine le ronflement du rouet?
Suivons maintenant le cloarec breton. Lorsque pour la
première fois, .il quitte la maison, c'est déjà presque un jeune
homme. Sa mère, le moment venu, lui dit très simplement:
Prenez de l'argent, mon cher fils,
Et allez à l'école à Tl'éguier

(1) Ma c'har ha ma c'halapous»en
Ha ma c'horf-justen berlij guenn
A vezo tout d'am mab cloarec
Evit ma iello da yeloc.

Ha ma sr~uIlo, ba ma loaïo
Tout a c'hânt ganthan war eun elro .
Ha ma c'hoz aste!, ha ma bré.
Ha ma c'hoz cribino goudé.

(2) Na pa veze êt cla velec,

en roben gwisket,
Me a vo
Ha fna hoto '\'0 ruban net
Ha ma c'holinetten frizet
Hag eur goèffuren war ma fenn,

.'M 0 'n êr deuz eur goz dirnezell.

Et allez à l'éc:ole à Tréguier
Et soyez prêtre avant de nous revenir (1).
Les adieux se font sans phrases: le Breton à jeun est
presque toujours un taciturne, son émotion garde le silence.
Soit monté su'r une haquenée blanche, soit à pied, son mince
bagage sur l'épàule et le paquet ficelé de ses livres à la main,
bonjouré au passage par des figures connues, le ,cloarec
s'achemine vers l'école. L'école c'est souvent Tréguier, quel­
quefois Saint-Brieuc, quelquefois Nantes, quelquefois même
Paris. Vous voyez que l'odyssée peut-être longue. Notre
poésie populaire n'ose guère s'y lancer à la suite du cloarec.
Pareillement, elle ne souffie mot de sa vie d'études. Il semble
que le cloarec lui échappe, dès qu'il est sorti du milieu local.
Mais, aux vacances, elle le reprend, car les vacances le
ramènent au pays. Il se refait paysan parmi les siens qui le
sont restés, il retourne à ses travaux comme à ses plaisirs
d'autrefois. On le retrouve aux champs, et on le retrouve

aussi sur les routes fleuries des pardons. Même il n'est pas
rare qu'il en revienne côte à côte avec une jeune fille, quel­
que liaison d'ancienne date ou quelque amourette fraîche
éclose, aux hasards des danses. Le cloarec plaît aux femmes,
à cause de sa mine distinguée, de ses mains blanches, de
sa vêture plus élégante que celle du commun, à caùse sur­
tout de sa langue habile à manier les mots. Ce sont d'ail­
leurs de discrètes amours, la plupart du temps sans racines
profondes, une sorte de poëme de vacances renoué ' sans
cesse, sans cesse interrompu et qui ne doit s'achever jamais.
Toute la trame en est faite de quelques propos vagues
échangés aux airs neuves ou sur la margelle d'une fontaine,
comme dans les idylles bibliques.

(1) Kemerret arc'hant ma mab ker,
Hag ét d'ar scôl da Landréger,
Hag ét d'ar scôl da Landréger,
Ha bét belec, 'roc dont d'ar gèr.

. . . permettez que je vous aide
A poser la cruche sur votre tête (1).

à quoi la douce répond, avec une malice naïve:

Merci, jeune cloarec, pOUl' votre bon vouloü'
Vous avez trop d'obligeance pour un simple passant (2).

Au départ, on échange des s~uDenirs qui n'engagent à
rien; le jeune homme offre une bague, la jeune fille une

Et l'on se dit un ken a vo qui sou-
douzaine de mouchoirs.
vent est définitif. '
tout homme, le cœur du
Néanmoins, comme celui de
cloarec a ses troubles. ",En vain, pour les calmer, il s'isole;
en vain il s'absorbe dans ses livres. Il essaie de se donner le
change: à l'en croire, c'est le bruit de la veillée autour 'de
l'âtre qui l'empêche de s'abstraire;
Je ne puis ni lire ni étudier
Avec les rouets des fileuses (3).
Mais non! si les fileuses vous agacent, 0 cloarec, c'est
que, parmi elles.; est assise Jeanne Le Roux

Avec ses grands yeux pleins d'amour (4).

, La douce vision hante longtemps le cloarec : elle le poursuit
jusqu'à Paris, se glisse entre ses yeux et les textes sacrés.
Plus il s'efforce d'oublier, plus il se rappelle. Aussi, quelle
angoisse quand lui arrive l'éternelle lettre « cachetée de
noir» ! Viens,

Si tfl veux voir encore en vie celle que tu aimes,

Si tu veux voir encore en vie ta douce jolie (4).
(1) Na ma fermétet d'ho zicour
Harpa ho pichéradic douro
.(2) Trugare, cloarek iaouanc, deuz ho polonté "ad,
C'hui c'heuz ar re a vadèlez "vit eun tréméniad.

(3) N' allân na lenn, na studian
Gant kiri 'r merc'hed 0 néan.
(4) Gant he daoulagad amourous.
(5) Guélet bew 'an hi ni garienn
. . . . . . . . mar ma c'hoant
Da wélet bew ma dousic coant . . '

La mère du cloarec ' qui reçut ses confidences ou qui les
devina remplit envers celle qui se meurt ce suprême
devoir: elle prévient l'aimé. Et le voici qui empaquète ses

livres trois par trois. Comme il se hâte sur la grand'route, il
au loin des cloches qui tintent le glas des défunts.
entend
Serait-ce pour sa Jeanne? D'y songer, son cœur défaille. '
Aux approches de Saint-Germain, il rencontre une charrette
qu'un homme conduit. Sur la charrette repose le cercueil de
sa maîtresse. Et de courir, tOl{t en larmes, à travers champs,
tandis que ' par les chemins les prêtres vont chantant les
obies. Agenouillé maintenant au chevet de l'autel, il supplie
sa maîtresse, et Dieu
Dieu de lui laisser voir encore une fois
l'exauce.
Comme je m'en retournais da l'église
Je vis une belle femme, vêtue de blanc,
me dit: Taisez-vous, ne pleurez pas.
Qui
On m'a enlevée de ce monde

Afin que vous puissiez vous fait'e pl'êtl'e (1).
C'est sans amertume que parle la morte. Elle trouve juste
de disparaître, puisqu'elle pouvait entraver une vocation.
'Mais toutes les maîtresses de cloarec ne se sacrifient point
àvec cette résigniltion sereine. Si l'amour breton est un feu
il ne s'éteint pas toujours sans éclat. Le
qui couve en dedans,
poëm'e s'achève alors en drame. Jeanne Le Judec est une de
ces maîtresses qui se révoltent contre l'immolation qu'on veut
exiger d'elles. Le ,poëte populaire no}.lS peint en quatre vers
son caractère altier :
Jeanne Le Judec est demoiselle
Et ne daigne pas filer sa quenouille

(1) Pa zistro's deuz an llis
Eur femelen gaër a' wélis,
Eur femelen gwisket en guenn ....
« Tawet, eloaree, na oé let' ket,
ar béri-man tennet.
Me 'zo deuz
Ewit ma 'e'héfet da velee.

Si son fuseau n'est pas d'argent
Sa quenouille de corne ou d'ivoiI'e (1). .
Elle aime Philippe Ollivier et passe ses journées sur le
seuil de sa porte, à ourler pour lui des mouchoirs. Survient

quelque commère à la langue maligne :
Petite Jeanne Le Judec, vous m'entendez,
• Aussi blonds que l'or sont vos cheveux;
Mais fussent-ils plus blonds de moitié
Vous n'aul'ez pas Pl1ilippe Olliviel' (2).
Ce n'est peut-être qu'un propos en l'air, mais Jeanne Le
veut assurer sur l'heure. Elle court chez le vieux
Judec s'en

Ollivier. .
Donnez-moi escabeau pour m'asseoir
Et sel'viette pour essuyer la sueur
Si jc dois êtl'c belle-fille en cette maison.
ne serez
- Belle-fille en cette maison vous
Il est allé étudier à Paris (3).
Mais elle ne lâchera pas ainsi l'infidèle! elle n'acceptera
pas cet abandon! Déjà elle se précipite à travers champs

pour rattraper le cloreè, et quand elle l'a rejoint, elle se
lu:, le supplie avec une colère mouillée de
cramponne à
larmes: .
Philippe Ollivier, retourne à la maison ...
Il y a bien· assez de prêtres en Tréguier (4).
'( 1) Janet '1' Iudec 'zo dimezelI,

Na briz ket néan hi c'hegell
Nemet hi gwerzid ve arc'hant,

Hi c'hegell corn pe olifant,

(2) Janedic '1' Iudec, c'hui a gleo,
Ken mélen hag aour e ho pleo,
Pa \'ent mélennoc'h eun anter,
Na [Je két Fulup Ollier.
(3) Roët d'in scabel d'azéan
Serviédenn d'em dic'houézan
Serviédenn d'em dic'houézan
Mar ben mel'c'h caër euz an ti-man

- Merc'h caër en ti-man. n' vél'et kât,
D'a studi da Baris eo êt.
(4) FuluJ.! Ollier, distro d'ar gêr,
Beleïenn 'walc'h zo en Tréger !

Hélas! prières, pleurs et cris, rien n'ébranle l'immuable
~solution du cloarec, et la délaissée se lamente encore qu'il •
st déjà loin sur la route qui mène à la prêtrise. Il s'écoule
jours et des mois. Un matin que Jeanne Le Judec s'est
lise à la fenêtre de sa chambre, elle voit passer une troupe
.e jeunes gens. Ce sont les cloër qui rentrent au pays. Parmi
:ux se trouve

Le prêtre Philippe Ollivier.
L'ancienne blessure se ravive au cœur de la pauvre fille:
J'ai eu dix-huit amoureux clercs,
Philippe Ollivier I3st le dix-neuvième,

Philippe Olliviel' est le demie!',
C'est lui qui me fendl'a le cœUl'. (1)
Ce sanglot douloureux a fait se détourner le jeune prêtre,
et, troublé jusqu'au fond de l'âme, sentant renaître en lui la
il s'arrête pour crier à Jeanne
flamme de son amour d'antan,
au passage: .

Jeanne Le Judec, si vous m'aimez,
Vous ne viendrez pas à ma pl'emière messe;
Vous ne viendrez pas à ma premièl'e messe,
Car vous me feriez faillir. (2)
Mais c'est au tour de la jeune fille de se montrer impi­
Si, elle assistera à cette première messe,
toyable.

Le trouve mauvais qui voud!'a.
Ce sera là sa vengeance à , elle, son châtiment à lui. Le
cloarec aura beau se faire humble, suppliant, promettre
même toute sa fortune, il ne vaincra pas l'obstination de la
Bretonne.
(1 ) Tric'houec'h clous cloarec am euz bét:
Fui u p 0 llier 'n n aontekvet,
Fulup Ollier, 'n diwezan,
Lakaï ma c'halon da rannan.
(2) Janet 'r Iudec, mar am c'haret,

D'am ofern gentan n' deufet két,

N' deufet két d'am ofern gentan
Lakad rafac'h an-on da vankan .

. Le jour terrible est venu, la première messe du nouveau
prêtre a sonné, et parmi les assistants s'est agenouillée

poursuit l'infidèle jusqu'au pied des
Jeanne Le Judec. Elle
autels; quand à l'asperges, il la frôle, elle le tire par:son .
surplis, et quandïl entonne l'office, il entend battre le cœur
de Jeanne. Il bat si fort, ce pauvre cœur, qu'un des vicaires
demande
Si ce n'est pas la charpente de l'église qui cl'aq ue ainsi.
Le dénouement fatal approche. La petite Jeanne Le Judec
a dit à son père, en rentrant à la maison:
Je vais me mett)-e au lit cal' je suis malade, '

Et jamais je ne m'en T'elèver-a. (1)

Elle trépasse, mais Philippe Ollivier ne lui survivra pas;
car il se sait coupable de
Brisé d'émotion, de remords aussi,
mort de cette enfant, il se traîne jusque chez elle, pose la
sur son sein' et exhale à ses côtés le dernier soupir .
tête
,Les corps sont sur les trétaux funèbres,

Que Dieu pal'donne à leurs âmes.
Ils sont allés dans le même tombeau
Puisqu'ils u'ont pas été dans le même lit. (2)

Cette fin touchante du cloarec qui trépasse, en posant sa
tête sur le sein déjà glacé de la bien-aimée, ou en s'age­

nouillant sur sa tombe fraîche, sert de dénouement, sauf

quelques légères variantes, à nombre de guerziou bretonnes.
Cf. Hénéan al' Glaz, Janédic ar Maree, Mari al' Moal). Il y ,

(1) Me ia d'am gué lé, ha me clan,
Biken anezhan na zavan,
(2) Man ho c'horfo war ar varswskaon :
Doue d'a 'bardono an anaon !
Et int ho daou el' memes bé, '
Pa n'int èt el' memes guélé.

(LUZEL, . Guerziou Breiz-Izell, tome l, p. 407.)

en a toute une catégorie de ces cloër évadés dans la mort,
pu ç.oncilier leur amour qu'ils sont incapables
faute d'avoir
d'oublier et leur devoir qu'ils sont résolus à ne point trahir.
A ceux-là, la poésie populaire est pitoyable et douce: elle
sorte, de ses larmes. Mais il en est
les embaume, en quelque
d'autres envers qui elle se montre d'une implacable rigueur.
Ce sont ceux qui, destinés primitivement aux ordres, munis
du viatique intellectuel qui doit y conduire, trompent soudain
les espérances que leur famille avait fondées sur eux et ne se
servent que 'pour le mal de la supériorité de savoir qu'ils ont
acquise. Nous retrouvons ici la conception toute bretonne
que je signalais au début. On n'étudie que pour devenir
prêtre. Détournée de çe but, la culture de l'esprit n'est plus
saine: elle incline l'âme à tous les mauvais penchants:
chose
elle devient un instrument de ténèbres, UIie mystérieuse et
terrifiante magie. Dans mon enfance, on ne parlait qu'en se
signant d'un certain cloarec Prat qui connaissait mille sorti-

lèges et, pour aller voir ses maîtresses, passait, disait-on,
par le trou des serrures. .
Quand la complainte du cloarec J avré noùs présente son

odieux héros, voici en quels termes elle nous le recommande:

Il savait lire et écrire,
. Et dire aux gens leur planète;
De plus, il etait blasphémateur
Et aussi violateul>. (1)
Mais de toutes les guerziou, celle qui nous donne de la vie
et de!a mort du cloarec dévoyé, telles que la poésie populaire
aime à les peindre, l'image la plus saisissante et laplus forte,
c'est, à coup sùr, la ballade de cloarec Chevanz .

(1) Gouzout a rè scriva ha lenn
Làret d'an dud ho flanéclenn,
Ouspenn e oa blasfématour

Ha goude 'oa violatour. .
(Guerziou Breiz-Izel .- tome II)

Cloarec Chevanz a été de tout temps l'enfant de prédilec­ 1
sa mère. La digne femme rêvait d'en faire un prêtre; .
tion de
elle a décidé le chef de famille à l'envoyer étudier à Paris ou
peut-être à Nantes. Durant sa lointaine absence, elle a veillé
manquât de rien: elle a même dépouillé les
à ce qu'il ne
pour son fils le plus aimé. Quand, par exemple, on
autres
achetait, dans la maison, de la toile de Hollande pour y tailler
la fille aînée, la mère s'en emparait secrètement,
des coiffes à
et au lieu de coiffes pour la fille, elle en faisait des chemises
pour le clerc (1), et la fille sans doute ne s'en plaignait pas,
s'agissait de son frère, le prêtre futur.
puisqu'il
bien! voici beau temps que cloarec Chevanz a tourné

le dos à la prêtrise. Il a dû rencontrer là-bas le cloarec d'une
autre ballade, Ollivier Hamon, le franc viveur, Ollivier Hamon
jeter les écus par les fenê'tres et de passer
qui se vante de
dans les tavernes le temps que les autres passent à l'étude (2).
Il a dû apprendre de lui les commandements du clerc.
Boire du vin, caresser les filles,
Voilà le devoir du clerc.
Puis coucher la nuit sur le pavé
Se battre, offenser Dieu
Et dépenser du bien sans remords
En fréquentant le bal et la danse (3) .
A pareille école, les progrès se font vite: cloarec Chevanz
et ambitionne une gloire
est bientôt plus fort que son maître

(1) Pa vije prénet lien Hollanda
Da obel' coeffo d'ar verc'h-héna,
Gant he vamm a vijent 011 laket
Da ober rochedo d'al' c'hloarec.
(2) Pa 'c'h ê al' gloer ail da studia
Ec'h en-me d'an davarn da éya.
(3) Eva gwin, ,kan joli merc'hed
Setu eno dé\'er al' c'hloarec ;
Na cousket en noz war aI' pave,
Da gaout cann, blasfemi Doue;
Ha dispign mado, hep consians
. 0 tarempred al' bal hag an dans.
(Gwerziou Ollier Hamon _. tome. Il )
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. , ' TOME XVI. (Mémoires). 3 .

encore plus retentissante. D'allure soupte et dégagée, rail'
vainqueur, le verbe haut, quand il reparaît au pays, les fllles
C'est « le plus beau fils de paysan qui marche )).
l'admirent.
Il s'est souvenu d'une amourette d'enfance et s'en va tout "
droit chez lé vieil Hélari. .
Bonjour et joie en cette maison
Françoise Hélari, où est-elle ~

Et le vieux Hélari répondit
cloal'ec ChevallZ, quand il l'entendit :
La petite Fr'allçoise n'est pas i la maison
Et n'y a pas été depuis tl'ois ou quatre jour's (1).
Il est probable que la mauvaise réputation du cIo arec l'a
précédé: le vieux Hélari a déjà eu vent de ses désor-

dres et ne se soucie guère de lui laisser voir sa fille.
Il court de si étranges racontars sur les cloër qui ont fait
fausse route! On en trouve l'écho dans une zonn empreinte
la fois de mélancolie pénetrante et de délicieuse fraîcheur:

elle dit ce qu'il faut penser de ces jeunes beaux, farcis de
latin, dont les matières onct\l.euses en donnent tant à croire
aux humbles gens. On ne la peut lire sans se rappeler la
Marguerite et de Lischen à la fontaine,
scène exquise de
Faust de Goethe. Trois fillettes lavent au lavoir:
dans le
deux d'entre elles chantent, la troisième pleure.
Et disaient celles qui chantaient
A celle qui pleurait (2) "
pleul'ez,
Qu'est-ce qui est cause que vous
Jeune fille, dites .....
- Le monde dit que je suis enceinte
Et je ne sais de quelle pal't ;
(1) Debonjour ha joa oll en ti-ma!
Fanchon Helari, pelec'h e-ma ?
Hag Helari goz a la\"aras
Da gloarec Chevanz pa glevas :
Fanchonic er gêr n'emedi ket,
Tri pe bewar de 'zo n'eo ket bét ....
(2) Ma lare 'nn diou a gane
Na d'ann hini oéle ;

Ne sais si c'est de la part de la citronnelle
Ou de. la part de l'épine blanche;
Ou à me lever trop matin
Pour sarcler mon jardin (1) .

L'aveu cruel coûte à la pauvre fille: elle s'attarde..long­
temps encore à énumérer d'autres causes de son état et ce
n'est qu'en dernier lieu qu'elle laisse échapper la vraie:
Ou à dormii' tt'ois nuits entières
dt'aps de lin blanc
Entre deux
A dormir trois nuits franches
un jeune clerc ..... (2)
Avec
Il n'y avait sans doute pas loin du lavoir, où se larmoyaient
ces confidences, à la ferme du vieux Hélari. Ce n'est pas
sans raison, en tout cas, que le brave homme se méfie des
en général, et de cloaI'ec Chevanz, plus que de tout
cloër
autre. Quand celui-ci réclame sa maîtresse, il fait bien de
lui montrer la' porte. Mais on ne se débarrasse pas ainsi de

cloarec Chevanz. Cloarec Chevanz ne se paie pas de mots;
il veut ~a Fanchonic, il l'aura ; c'est sur un ton d'autorité

menaçante qu'il insiste:
Ne restez pas longtemps à discourir,
Et faites-moi vite lui parler (3) .
Il a élevé la voix et, à travers les solives du plafond, Fan-
chonic, qui était dans sa chambre l'a entendu. Qui sait?

(1) Petra 'zo kaos ma oélet,
Plac'hic iaouanc, laret.
An dud a lar ez on brazez,
Na Qun ket a be peurz ....
N'oun pe a beurz an afrenn
Pe a beurz ar spern guenn
Pe 0 séyel re vintinn
c'hwennad ma jardinn.

(2) Pe 0 cousket ter noz crenn

Etre diou linsell wenn,
o cousket ter nozyez franc
Gant eur c'hloarec iaouanc .....
(3) Na chommet ket pell da discouri !
Ha ma laket prim da gomz gant-hi.

Elle l'avait. peut-être aperçu déjà, comme il s'avançait par la
Peut-être même l'avait-elle appelé de loin, en agitant
route.
son mouchoir. Quoi qu'il en soit, la voici qui descend les
marches de l'escalier à vis,
Portant une bouteille de vin et un verre
Et une bonne miche de pain blanc (1) . .
pour souhaiter la bienvenue au cloarec. Avec quelle grâce
ne l'accueille-t-elle pas!
Mangez et buvez, jeune clel'c,
Pendant que j'irai prendre de l'eau pour prépal'er le soupel'
Mangez, buvez, faites bonne chère
Mai, je vais chel'cher de l'cau au puits de mon père (2) .
C'est la coutume bretonne que la jeune fille fête ainsi son
la reconduit chez elle ou qu'il la vient voir.
galant, quand il
Mais ici le galant répond de façon bien étrange à ces avances
sa maîtresse trois ' soufflets qui
hospitalières. Il donne à
. l'abattent sur l'aire de la maison, et nous assistons alors à
reporte aux temps sauvages. Après avoir
une scène qui nous
jeté à terre la pauvrette, .cloarec Chevanz fond sur elle,
et en abuse « à sa volonté ».
comme une brute,
Devant sa mère et devant son père;
Quel crève-cœur c'est là pour eux! (3)

Ne cherchez point d'explication à cette inconcevable
barde n'en donne pas, parce qu'il n'yen a pas;
violence: le
ou plutôt si! il Y en a une, et c'est la moralité même de la
est capable de tout,
ballade, à savoie qu'un cloarec fourvoyé
et qu'il n'y a pas d'excès dégradants auxquels il ne puisse

se porter. Ce n'est désormais qu'un fanfaron de vices, affiné
pour le mal, et qui se délecte en sa bestialité. La poésie popu-

(1) Gant-hi boutaillad-winn ha gwérenn,
Hag eur \'ichen-vad a vara-g\venn .... .
(2) Debret hag évet, ha gret cher vad,
da wit dour da bUllS ma zad .....
Me'c'ha

(3) Dirag he mamm ha dirag he zad ....
Honnes a zo d'hé eur galonad !

laire veut nous le rendro odieux: son but sera d'autant mieux
atteint que les crimes de cloër nous paraîtront plus illogiques
et révolteront davantage notre concience. Elle a, dans ses
partis-pris, une sorte d'habileté littéraire qui avive les con-

trastes et nous met dans la nécessité d'adopter ses préfé-
rences comme de partager ses aversions. La légende de
cloarec Chevanz s'est sans doute formée autour d'un noyau
réel: le viol d'une jeune fille par un clerc. Quelques-unes
mêmes des circonstances que relate la complainte doivent
avoir été prises sur le vif; mais d'autres aussi ont été omises
à dessein, celles, par exemple, qui, sans justifier l'action du
cloarec, pouvait en atténuer la barbarie. Des promesses
réciproques n'avaient-elles pas été échangées, le jour du

départ? La douce les avait-elle tenues? De retour au pays,
après une longue absence, le cloarec ne l'avait-il pas retrouvée
infldèle aux anciens serments? Ne faut-il pas rejeter sur le
compte de la colère, cette démence momentanée, les' atrocités
auxquelles il se livre? Ce sont là autant de questions qui
nous semblent rationnelles, mais que la poésie populaire
écarte de propos délibéré. Elle n'admet pas qu'on les pose.
Le peuple juge toujours à l'emporte-pièce: son verdict ne
connaît pas de nuances. Et le barde est l'interprête du peuple:
il épouse aveuglement ses enthousiasmes et ses haines,
stigmatise ses réprouvés et transfigure ses héros. C'est ainsi
que le cloarec Chevanz et ses pareils, doivent nons appa­
raître comme des .chenapans absolus. L'art naïf de l'aède
Dopulaire ne néglige rien pour soulever notre dégoût, '
.orsqu'il s'agit du violateur, pour attendrir notre sympathie,
Iuand il s'agit de la victime. Qu'elle est touchante et chré­
,ienne, la mort de Françoise Hélari ! Elle quitte la terre, en

aissant une consolation pour chacun, même pour sQn m.eur-
,riel'. Son père n'aura pas à rougir de son opprobre, puis­
Iu'elle l'emporte dans la tombe, ainsi que la Lucrèce antique.
~uant à celui qui la déshonore et qui la tue, elle l'aime plus

que jamais: elle pratique, en tout cas, à son égard, la
sublime loi du pardon.
Le jeune prêtre demandait
A Françoise Hélari, en la confessant:
- Françoise Hélari, dites-moi,
demandez··vous que l'on fasse au clel'c f
Que
- Je ne demande pas qu'on lui fasse rien,
Je le recommande à Dieu (1).
Noble et simple parole que le confesseur rapporte textuel-

lement au cloarec, quand celui-ci (remords tardif ou colère
inassouvie) s'iriforme des derniers moments de sa maîtresse!
Le voici maintenant en prison. Il n'est pas jus­

qu'aux ge6lières qui ne se laissent séduire par les discours

insinuants des clercs. Notre cloarec obtient de la sienne
qu'elle aille trouver le vieux Chevanz et sollicite son entre-

mIse. •

Dieu! que de biens il y a en cette maison,
Et votre fils est à pourrir en prison!
Et votre fils est à pourrir en prison, .
Quand vous avez les moyens de payer sa rançon! (2).
Mais elle tombe mal, la tendre geolière. Voilà trop long­
temps que le père se laisse extorquer les écus par les
sa femme; trop longtemps qu'il délapide
supplications de
épargne à payer les fredaines de son fils. La mesure est
son
comble cette fois. Les vieilles lies lentement amassées s'ex­
pectorent d'un seul coup, débordent en récriminations
. amères. Tout remonte aux lèvres du vieux, même le souvenir
de la toile qe Hollande. Son fils en est à la quatrième esca-

(1) Ar bèlec iaouanc a c'houlenne
Euz Fanchon Hélari, p'hi c'hovesaë
Fanchon Hélari, d'in~me laret,
Petra laret d'obér d'ar c'hloarec ?

- Me n' laran netra d'ober d'éhan
Da Zoue 'recommandan anéhan !
(2) Doue! ar mado'zo en ti-ma,
er prizon 0 vreïgna (bis)
Hag ho mab'zo
Ha c'hui mado d'ac'h d'ben acuita !

pade. On l'a déjà sauvé des trois autres; maintenant qu'il
aille se faire pendre.

Dussè-je avoir mon fils pOUl' un sou,
Geolièl'e, je ne solde)'ai pas sa rançon ; ...
avoir mon fils pou r un baiser,
Dussè-je
Je ne le délivl'erai pas de la pendaison l. ..
Je voudrais gue ce fCtt fini de lui l. ..
J'ai à la maison de braves enfants
aux champs (1).
Qui vont .travailler •
A la bonne heure! il se reconnaît en eux: ils n'ont pas
appris le le latin, ceux-là, mais ils perpétueront l'œuvre
paternel, ils se conduiront en Bretons issus de bonne souche
bretonne.
L'autl'e, lui, n'a fait que boire
Et rimer des chansons pOUl' chanter (bis) •
Et aller ensuite courÎl' les filles (2).
Croyez que, dans cette malédiction d'un père, c'est la
vindicte même du peuple qui se fait jour contre les çloer
qui tournent mal. Il a prévu leurs crimes. Il applaudit à
leur supplice, avec une sorte de joie farouche. Leur science,
ne les ayant pas menés à la prêtrise" les conduit tout droit
au gibet.
Tous les clercs, arrêtés à mi-voie des ordres, ne périssent
pourtant pas de mort infâmante. A côté de ceux qui, en tuant,
lèsent la morale publique, il y a ceux qui tuent, pour la sau­
vegarder. 0 n voit ains i se dresser, par: places, dans nos vieilles
ballades de grande figures épiques, des espèces de paladins du
droit des humbles, en qui le peuple salue ses vengeurs naturels

(1) Ha p'am be ma mab wit eur gwennec,
Jolières, n'hen acuitinn ket !. ..
Ha p'am be ma mab ewit eur pok,
acuitinn ket diouz ar groug
N'hen
Me garie a ve fin anehan ! ...
Me'meuz er gèr bugale vad
Ha'c'h a d'ar parc da labourad ...
(2) Met hennes na ra nemet eva,
da rima zonnio da gana (bis)
Dont
Ha monet goude da Yerc'heta ...

et dont le sanglant penn-baz accomplit une besogne de
sont d'héroïques redresseurs de torts, de vrais
justice. Ce
Celtes d'autrefois, épris d'idéal, prêts à s'entremettre pour
toutes les nobles revendications, dignes, malgré leurs
origines roturières, de communier à la Table Ronde, avec
les chevaliers des gestes antiques.
Il n'est pas rare, aujourd'hui encore, quand on voyage en
terre bretonne, de rencontrer çà et là, d'anciennes' demeures
féodales, plus ou moins transformées, autour desquelles
planent de sinistres légendes. Là vécurent jadis des géné­
rations de condottières qui, dans l'intervalle des expéditions,
pour égayer leur solitude, occupaient .leurs loisirs à chercher
noise aux paysans ou à déshonorer leurs filles. Nos guerziou
regorgent de leurs méfaits: elles 'ne prononcent leurs noms
qu'avec terreur, mB;is on les sent animées contre eux d'une
haine sourde et profonde. Ce n'est pas sans raison. Ces

tyrans locaux sont, en effet, d'autant plus cyniques qu'ils se
sûrs de l'impunité. Rozmelchon ou Coat-Trèdrez, ils
croient
se complaisent que dans le crime et ils y apportent

d'étranges raffineme . .I!.t.ê_ ._No.!1 contents d'attirer ténébreuse­
ment les fillettes dans leurs manoirs, ils les vont enlever,
en plein jour, aux aires neuves, et ne dédaignent pas, pour
choisir le gibier plus à l'aise, de se mêler aux jeux des
sa revanche, et c'est le
vilains. Mais le peuple a parfois
la lui fournit. Le claorec a rapporté, de son pas­
cloarec qui
sage à travers les livres, le sentiment de sa dignité d'homme:
il a pris de lui-même une conscience plus nette que le
vulgaire; il ose ce que ses pères n'auraient pas osé, et
tient hardiment tête à ces hobereaux dont il a mesuré la
valeur, car il les a parfois coudoyés aux écoles. ,
Le vieux Calvez ne laisse plus sortir s.a fille Fiecca, parce
que le marquis de Guerrand rôde autour d'elle. Il a peur du
et garde la brebis au bercail. Il la confie pourtant,
loup
après quelques hésitations, à son amoureux, cloarec

Lammour qui l'a rassuré, d'un air brave, en serrant, dans sa
main, son penn-baz. Cloarec Lammour s'est dit, à part lui,
qu'il était temps de mettre à la raison le marquis de Guerrand;
. il sait qu'il le rencontrera à l'aire neuve, et voilà pourquoi
il veut à toute force y conduire Fiecca Le Calvez. Il est
d'ailleurs plein de résolution et de calme: c'est en fredon­
nant un air qu'il attend que Fiecca ait flni de s'habiller.
Nous sommes à l'aire neuve: cloarec Lammour et

sa maîtresse s'y promènent, tout pimpants dans leurs
beaux habits. Le marquis de Guenand les a croisés et le
rouge lui est monté au visage. Il a compris que cloarec
Lammour n'était venu là que pour le braver. Il s'avance
jusqu'à lui, et,' le saluant:
donc
CI8I'c, ôtons nos pou l'points
Avant de commeneer les luttes (1) .
Des luttes! fi donc! ce sont combats de rustre's : cloarec
Lammour a mieux à servir au gentilhomme.
Sauf vôtl'e gl'âce, je ne suis pas lutteul';

Jouel' de l'épée, si vous le voulez (2).
Et le duel s'engage, le rude joûte de la flamberge et du
1;>âton. Le flamberge raille d'abord, tout en s'escrimant, mais
le bâton l'a bientôt fait taire, et elle serait déjà hors de ser­
sice si elle n'en avait appelé dix-sept autres à la rescousse.
. Car les seigneurs de nos ballades ne brillent guères par leurs
scrupules chevaleresques, dans leurs querelles avec les
manants, Quand le manant a l'avantage, le seigneur, violant
toutes conventions, porte à ses lèvres le siffiet d'argent qui
pend à son cou, et de tous côtés surgissent ses pairs pour
lui prêter main-forte.

(1) Cloal'ec, diwiscolllp hon porpanjo
Ewit comrnans al' gourenno.
(2) Zalv ho crâz, gouréner n'on ket,
C'ht>ari al' c'hle\"e, mal' caret .

Cruel 8Ùt été le cœur de celui qui n'eùt pleul'Q

S'il avait été à l'aire neuve,
En voyant dix huiL jeunes gentilshommes
Dégaine!' leurs épées contre un paysan! (1)

Dix-huit contre un; n'importe! Le penn-baz tournoie,
terrible, au-dessus des têtes et s'abat sur elles, comme le
fléau sur les gerbes. C'est un groupe vraiment saisissant et
digne de tenter un pinceau, que ce paysan acculé par dix-
huit épées, étreignant d'un bras sa douce, terrassant de
l'autre, avec une sorte d'ivresse sauvage, ses agresseurs
épouvantés (2). A demi-vaincus, à demi-morts, ils ne se
sauvent que par une astuce déloyale. Le traitre Locmaria fait
mine de capituler; il rend son épée à Cloarec Lammour, en
témoignage que c'est lui qui l'emporte. » Et le clerc, sans
défiance, jette loin de lui son penn-baz. Mais les dix-huit
épées le transpercent aussitôt de part en part. Le marquis de
Guerrandne gagnera rien 4'ailleurs à cette odieuse lâcheté.
Fiecca Le Calvez préférera suivre son doux cloarec dans la
mort que l'infâme meurtrier à son château.
Cette épopée de cloarec n'est pas unique dans notre poésie
populaire: je ne l'ai choisie qu'entre dix autres dont chacune
est à sa façon \ln chef-d'œuvre (çf. Jannedic ann Titro, Yves
Guillou, etc ... ). De semblables exploits font passer dans
l'âme du peuple un tressaillement héroïque et communiquent
à quelques-uns de ses chants je ne sais quell~ émotion gran-

diose qui rappelle certaines pages de l'Iliade.
J'arrête ici cette étude sur le cloarec ; je n'ai pas eu la pré­
tention d'épuiser le sujet, mais seulement d'en indiquer les
traits essentiels. Il resterait à examiner un autre aspect de la

(1) Cri a galon n"p na oelge,
E leur ne'vve nep a vije

Welet trîc'houec'h den-gentil iaouane
011 war eur païzant.
Dic'houinet
Hag an-he oH a di5lCare
Derc'hel he dous eu hez goste .

physionomie du cloarec : non plus le cloarec chanté, mais le
cloarec qui chante. Il y a toute une catégorie de nos zonn,

t.rès intéressante et très riche, qui est due tout entière à son
inspiration. Je laisse volontairement de côté cette partie,
parce qu'elle relève plutôt de la littérature que de l'histoire.

A. LE BHAZ.

, SI "':Piï4'~~_ .