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Bulletin SAF 1888


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Marie et Yvon (conte populaire)

M. Luzel

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Ce mouvement n'était pas particulier à la Cornouaille; et
qu'il eùt commencé au dernier siècle.
il ne faut pas croire
Cent quarante-huit ans avant 1789, le 29 novembre 1641,
XIII déchargeait du service du ban et de l'arrière-ban les
Louis
fiefs nobles possédés par des roturiers; et le motif principal de
la déelaration c'est que a: la plus grande partie des fiefs nobles
sont aux mains des eéclésiastiques, communauté. et roturiers. »
Vingt-huit ans plus t.ard, l'Ordonnance des Eaux et ForMs
d'aoùt 1669 porte au Titre des Chasses: tous roturier;; non possédant fief,;, seigneuries et hau tes justices,
» Il y avait donc en 1669 des roturiers seigneurs hauts
etc.
justiciers et assez nombreux pour que la loi, q~ i ne statue pas
- sur les faits exceptionnels, eût réglé .leur situation.

III.
CONTES POPULAIRES DES BRETONS-ARMORICAINS.
MARIE ET YVON

ET LA SIRENE.
Selaouit hol, mar oc'h eus c'hoant,
Hag e clevfet eur gaozic coant,
Ha na eus en-bi netra gaou,
Mes, marteze, eur gir pe daou.
Ecoutez tous, si vous voulez,
Et vous entendrez un joli petit conte,
Dans lequel il n'y a pas de mensonge,
Si ce n'est, peut-être, un mot ou deux.

Il Y avait une fois deux époux, deux paysans, Jean et Jeanne,
qui faisaient valoir un peu de terre, et qui avaient déjà
fait faire cinquante baptêmes, Un dimanche qu'ils revenaient
tous ensemble de la grand'messe, le père, la mère et les enfants,

ils rencontrèrent une belle dame, qu'ils ne connaissaient pas,
et qui s'arrêta à les regarder. Dieu, quelle troupe de beaux
enfants! s·écria-t-elle.
Oui sûrement, madame, répondit Jeanne, mais

malheureusement, un d'eux n'est pas encore baptisé; c'est le
plus jeune, une petite fille.
El pourquoi n'est-elle pas encore bâptisée ?
- C'est que nous avons déjà fait faire cinquante baptêmes,
et nous ne trouvons plus de parrains ni de marraines, dans
le pays.
avec moi au bourg, et votre enfant sera bap­
- Retournez
tisée; moi, je serai la marraine, et le marquis de Rozambo,
que nous trouverons là, sera le parrain.
Et ils retournèrent au bourg, et y trouvèrent le marquis de
Hozambo, qui n'était pas encore retourné chez ' lui, après la
grand'messe. On 6.t aussitôt le baptême, et l'enfant fut nommée
Marie.
Le marquis de Rozambo (1) ne connaissait pas sa commère;
il croyait que c'était quelque princesse, ou, pour le moins, une
marquise étrangère, et il lui dit :
tous dîner à mon château.
- Allons
Non, répondit-elle, allons chez ces bonnes gens,

pour voir quelle est leur position. .
Et ils allèrent chez Jean et Jeanne, et y t.rouvèrent un mé-
nage assez pauvre. -
Vous, marquis de Rozambo, dit alors la marraine,
vous leur fournirez du bois, pour faire du feu, et moi je leur
ferai aussi mon présent.
Et, en disant ces paroles, elle ouvrit l'armoire où se trou­
habits de Jean et de Jeanne et de leurs
vaient le linge et les
(1) Le cou te se trouve localisé par ce seul nom, selon l'usage des
Le château de Rozambo est dans la commune
conteurs populaires.
de Lanvellec, limitrophe de celle de Plouaret, d'où est ma conteuse.

enfants. Le tout étai t en fort mauvais état. Elle les toucha de
la main, et aussitôt les guenilles furent changées en beaux
babits de drap tout neufs! Elle alla, ensuite, regarder der-
rière la porte,où se trouvait un amas de balayures et de bourriers;
elle les toucha du bout du pied, et aussitôt ce fut un tas da
d'or! Grand était l'étonne­
pièces de deux écus et de louis
ment de tous, je vous prie de le croire.
A vant de se retirer, la belle dame dit encore aux deux époux:
-' Et à présent, mes bonnes gens, quoiqu'il vous arrive, mal
ou bien, dites toujours: Pllisque c'est la volonté de Dieu! .
- Puis elle disparut.-
Voilà nn grand changement, dans le ménage de Jean et da
. Jeanne: à présent, ils étaient riches, de pauvres qu'ils étaienL
auparavant; ils avaient à présent tout à souhait, puisqu'ils
assez d'argent. .
avaient
• Tout le monde, dans le pays, était étonné, et l'on di­
sait: comment, mon Dieu, sont-ils devenus si riches? Il
faut qu'ils aient trouvé un trésor.
Et pourtant leurs enfants mouraient tous, l'un après l'autre.
Quand un enfant mourait, quoique leur douleur fût grande,
Puisque c'est la volonté de Dieu 1
. . ils disaient, chaque fois:
Enfin, ils les perdirent tous moins deux, les plus jeunes,
Marie et Yvon.
eau et Jeanne étaient déjà vieux, et ils moururent aussi,
. quand il plut à Dieu. Voilà donc Marie et Yvon restés seuls
d'une si nombreuse famille, cinquante-et-un enfants! Il ne
leur manquait rien, ni or, ni argent, ni beaux babits, mais ils
Eeuls, et ils apllelèrent auprès
se lassèrent vite de vivre ainsi,
d'eux la nourrice de Marie et une fille qu'elle avait, et qui
était très laide. Marie était encore bien jeune et sans instruc­
mit pour quelque temps dans un couvent, pour
tion, et on la
y a pprendre à lire et à écrire, comme les demoiselles nobles.
et sa fille. Mais il se
Ainsi Yvon resta seul avec la nourrice
Buu ETIN ARCHÉOL. DU FINISrlmll. . TOME XV. (Mémoires). 5

fatigua de leur société, et voulut voyager un peu. 11 al1a
faire part de sa résolution à sa sœur. Bah! dit-elle, mon
chéri, pourquoi quitter le pays f Reste à la maison, j'y
frère
retournerai aussi, sans tarder, et nous vivrons heureux en-
semble. .
- Non, ma sœur bien-aimée, je veux voir du pays; et puis,
sa fille.
je ne peux plus vivre avec ta nourrice et
Eh bien! mon frère chéri, agis à ta volonté; mais je
veux te fa ire une recommandatiofl auparavant; c'est de ne
du roi, quoiqu'il puisse arriver.
jamais aller au palais
Eh bien! je n:y irai pas, ma sœur, puisque tu ne le veux

pas.
- Voilà mon portrait, que je te donne, pour que tu ne m'ou-
blies pas; regarde-le sou vent, quand tu seras seu l, mais ne
montre jamais à personne. Prends bien garde à cela.
Et elle lui donna son portrait. ~arie était la plus jolie fille
qui fût jamais sous l'œ il du soleil béni (1). Ils se fi rent alors
leurs adieux, les larmes aux yeux, et Yvon se mit en route,
dès le lendemain matin. .
Après avoir marché longtemps, il arriva à Paris. Le fils du
roi le vit quelque part et s'écria aussitôt: Quel beau jeune
homme! Il le désira pour prince Gilot (2) et pour compa-
gnon. Il fit dire à Yvon de venir lui parler et lui demanda:
- Seriez-vous content, jeune homme, d'être mon prince
Gilot?
- Je vous remercie, monseigneur, mais je n'ai défaut de
rien, E,t je ne voudrais me mettre au service de pet'sonne; vous
es gens qui ont besoin dé
trouverez, du reste, assez de jeun
gagner leur Yie, et ce sera un bonheur pour eux et pour leurs
parents aussi que d'entrer à votre service.
(1) A oe biscoas indan lagad an heol binniget.
(2) Ma conteuse, à qui je demandai l'explication de cettc expres- '
sion, prince Gilot, me dit que cela signifiait yalet de chambre,
laquais .

- Non, c'est vous que je veux avoir: YOUS n'aurez rien'
autre chose à faire, tous les jours, que vous promener avec
moi, vous di verlir et faire bonne chère.
Enfin, le prince insista tant qu'il accepta. Voilà donc Yvon
installé, à présent, dan~ le palais du roi, en dépit de la recom­
mandation de sa sœur. il fut vite l'ami du prince. Tous les
jours, ils allaient ensem ble aux fêtes, aux festins, aux pardons,
et il trouvait ce genre de vie agréable . Cependant, il n'avait
pas oublié sa sœur, bien que lui ayant désobéi, et, tous les
soirs, avant de se coucher, il regardait son portrait et le bai­
sait et lui parlait même, comme si elle eût été présente. Je
rai désobéi, - disait-i l, - ma sœur chérie, mais pardonne-
mOl, car Je t aIme touJours .
Un valet de chambre du prince, qu i avait sa ahambre
auprès de celle d'Yvon, l'entendait, toutes les nuits, soupirer
et parler, comme s'il eût eu quelqu 'u n avec lui. Une nuit, il
eu t la curiosité d'aller regarder par le trou de la serrure de sa
porte; et il fut bien étonné de voir Yvon agenou illé devant une
belle femme ; Cille pensait du moins, car le portrait avait bien
la hauteur d'une personne naturelle) . Il était jaloux d'Yvon,
à cause de la fa veur du prince, et il dit : tiens! tiens ! il
. faut que j'en avertisse le prince, et il sera sûrement congédié.
endemain ~matin donc, il alla trouvet le prince, et
Le l
lui dit:
- Vous ne savez pas, mon prince f
- Quoi donc 7 dit le prince.
- Yvon a, toutes les nuits, une femme avec lui , dans sa
chambre.
Bah! je ne vous crois pas.
- C'est pourtant la vérité, et jamais je n'ai vu de femme
aussi belle. .
Il faut que jl} le voie de mes propres yeux, avant de croire.
Le soir, quand Yvon se fut retiré dans sa chambre, le
prince alla tout doucement, sur la pointe du pied, jusqu'à sa

porte. Il regarda par le trou de la serrure, et Je vit à genoux
une femme d'une beauté merveilleuse; (il croyait aussi
devant
tant il était bien fait).
que le portrait était une femme véritable,
hasard, elle n'était pas bien
Il pou ssa la porte et comme, par
fermée, elle s'ouvrit. Voilà le pauvre Yvon bien embarassé;
il cherchait à cacher Je portrait de flon mieux; mais hélas!
c'était trop tard.
~ lui demande le prince.
- Quel est ce portrait
- C'est celui de ma SœUl\ mon prince.
- Comment! vous a vez une sœur aussi jolie que ce portrait Y
- Le portrait est très ressemblant, )TIon prince.
Où est votre sœur?
- Elle est au cou vent, mon prince, car elle est encore bien

Jeune.
- Il faut que je voie votre sœur; demain, sans plus tarder,
vous irez me la chercher.
- Oh! c'est inutile, mon prince, elle ne voudra pas venir.
Il n'y a pas à dire non; il faut qùe tu me l'amènes,
ou il n'y a que la mort pour toi! '
Voilà le pauvre Yvon bien embarrasss, je vous prie de le
dans son pays, puis­
croire'. Il partit pourtant, pour se rendre
arriva dans la maison de son père, il
qu'il le fallait. Quand il
y trouva la vieille nourrice et sa fille. Celle-ci était habillée
comme une demoiselle; mais ces beaux haLits ne faisaient que
rendre sa laideur plus choquante encore. Elles étaient, toutes
les deux, maîtresses absolues dans la maison, et elles disposaient
de tout, à leur gré, car Marie n'était pas encore revenue du
couvent. Elles ne virent pas l'arrivée de Yvon avec plaisir.
Celui-ci était tout triste, et pleurait sou vent. La nourrice lui
demanda la cause de sa tristesse et de ses larmes : Prends
garde que tu n'aies été au palais du roi car, tu sais, ta sœur
t'avait bien défendu d'y aller.
été au palais du roi, et je le regrette bie::::.
- Hélas 1 oui, j'ai
Il alla alors voir sa sœur au couvent. Marie fut heureuse de

le revoir, et elle lui sauta au cou, en , disant: Que je suis
donc heureuse de te revoir, mon frère chéri! A présent, j'irai
, avec toi à la maison, et nous y vivrons heureux ensemble.
mit à pleurer.
Mais Yvon se
- Qu'as-tu donc pour pleurer, mon frère ~
- Hélas! ma sœur, je t'ai désobéi.
- Tu as été au palais du roi ~
- Hélas! oui.
- Et que t'est-il arrivé?
Le , jeune prince a vu ton portrait, et il m'a ordonné de
à la cour '
t'amener

- on, Je n Irai pas. Je n Irai pas ....
- Hélas! ma pauvre sœur, il faut bien que tu viennes, ou
n'y a que la mort pour moi !
ou il
- Alors, j'irai, mon frère.
Et ils firent leurs préparatifs de départ. Avant de se mettre
en roule, ils dirent à la nourrice:
- Nous allons faire un long voyage, et peut-être ne revien­
drons-nous plus au pays; Dieu seul le sait, c'est pourquoi,
nous voulons vous confier, pendant notre absence, tout ce que
nous possédons, et vous le céder en toute propriété, si aous ne
revenons pas.
Mais la nourrice, qui n'ignorait pas où ils allaient, dit
aussltot :
- Oui, c'est ainsi qu'on traite les vieillards. J'ai eu beaucoup
de mal avec vous, dans votre enfance, et à présent, que vous
n'avez plus besoin de moi, vous voulf'z m'abandonner: mais
Je veux vous sUlvre, mOl, partout ou vous Hez .
- Laisse-la venir avec nous, dit Marie. ·-
Je le veux bien, répondit Yvon; faites votre paquet,
nourrice, et vous viendrez avec nous, et votre fille aussi .

, Ils se rendirent alors tous les quatre au port de mer le plus
voisin, à Saint-Micbel-en-Grève, ou à. Lannion, je ne sais pas
bien, et il:s s'embarquèrent sur la mer.

Le cœur de la vieille nourrice était rempli de trahison, et
déjà elle avait conçu le projet de substituer sa fille à Marie, et
marier au prince. Pendant la traversée, comme le temps
de la
était beau et la mer calme, un jour, elle dit à Marie: Venez,
mon enfant! venez voit' les beaux poissons dorés
venez, vite,
qui sont ici!
Marie, qui ne se défiait de rien, accourut, et se pencha sur ·
le bord du bâtiment, pour mieux voir.
Ne voyez-vous pas ~ •
- Non sûrement, je ne vois rien.

- Tenez, ici! penchez-vous davantage .
Et elle la prit par les pieds, et la jeta dans la mer, la maudite
traîtrosse! Personne ne vit rien. Une Sirène se trouva là, qui
s'empara de Marie et l'emporta dans son palais, au fond de la
mer, et là elle J'attacha à un rocher, par quatre chaînes d'or,
une li chaque membre.
La perfide nOUl'rLCe dit à Yvon que sa sœur était tombée à la
mer, au moment où elle se penchait SUl' le bord du bâtiment,
pour regarder les poissons d'or. Le pauvre garçon en fut si
désolé, qu'il ne faisait que pleure'r, tous les jours.
Cependant ils approchaient de Paris, un magnifique port de
mer, m'a-t-on dit. Le jeune prince les attendait sur le ri 'l'age.
Dès qu'il aperçut Yvon, il courut à lui, en disant: -- où est
ta sœur? La voici, prince. Et il montra ·la fille de la
nourrice, car il savait qu'il n'y avait que la mort pour lui, s'il
ne ramenai t pas sa sœnr.
_. Celle-là '1 dit le prince, en faisant une grimace.
- Oui sûrement, mon prince.
- Elle ne ressemble pas du tout au portrait. Puis, il se
dit en lui-même : je suis joué! et il était très mécontent;
mais il le laissai t voir le moins possible.
La vieille nourrice lui disait souvent: - à quand la noce ~
il est tem ps de faire la noce !
Nous avons bien le temps, répondait-il.

Yvon ne disait rien, mais il était tout triste. La maudite
traîtresse, craignant toujours qu'il na parlât et révélât tout,
conçut le projet de se déban'asser de lui, comme de sa sœur.
Elle s'entendit pour cela avec un valet de chambre, qui était
jaloux d'Yvon et ne lui désirait que du mal. Le valet de
chambre dit un jour à Yvon: Allons tous les deux chasser,
au bois ~
Je le veux bien, répondit Yvon, qui ne se défiait de
l'len . •
Et ils partirent tous les deux pour le bois, ayant chacun un
fusil sur l'épaule. Après a voir parcouru le bois, dans tous les
sens, et tué un grand nombre de lièvres, ils entrèrent dans
une vieille chapelle, qu'ils trouvèrent, pour manger .un mor­
ceau de pâté, boire un verre de vin et se reposer un peu. Le
perfide valet y tua le pauvre Yvon, d'un coup de fusil, puis il
partit, en laissant là son corps à manger aux loups. Voilà donc
Yvon mort, et Marie retentie au fond de la mer par la Sirène.

Le prince, ne voyant pas revenÎl' son ami, demanda où il
était resté.
- Hélas! répondit le yalet, il s'est égaré, en chassant dans
le bois, et je ne serais pas étonné qu'il ait été décousu pal' un
sanglier, car il yen a beaucoup par là.
Le prince envoya tous ses gens chercher Yvon, et avec eux,
le valet de chambre, pour les diriger. Mais, le traître les mena
dans une direction contraire, j:)t ils revinrent sans avoir rien
trouvé.
Le prince était désolé d'a voir perdu son meilleur ami. A
partir de ce moment, il devint d'un caractère acariâtre, et
même méchant: il ne donnait plus aucun signe de joie. Quand
il voyait la fille de la nourrice, qu'il avait promi'3 d'épouser, il
entrait, chaque fois, en colère.
La Sirène (car celles-là sont aussi sorcières) savait tont ce
qui s'était passé. Elle apprit à Marie que son frère avait été
tué, par t.rahison, et que son corps pourrissait, dans une vieille

chapelle eu ruines, au milieu d'un bois. Marie pria la Sirène
si instamment et si gentiment, qu'elle lui permit d'aller, quatre
nuits, pendant une heure chaque fois, frotter le corps de son
frère avec un onguent q l'elle lui donna, et qui avait la vertu
de guérir toutes les plaies et même de ramener la vie dans un
corps mort. Au moment où la pau vre fille se disposait à partir,
la première nuit, la Sirène lui dit: Les chaînes d'or reste­
ront attachées à vos membres, et quand l'heure sera venue de
vous en retourner, je tirerai dessus; et revenez aussitôt, autre-
ment, je ne vous laisserai plus aller. (1)
Marie partit, traînant après elle la chaîne d'or. La nuit
était sombre; mais sa beauté radieuse éclairait les ténèbres.
Elle arriva à la vieille chapelle, et y trouva le corps de son
frère, immobile et froid. Elle se jeta. dessus et l'embrassa, en
pleurant: puis, elle se mit. à le frotter, avec son onguent. Et,
à mesure qu'elle frottait, elle sentait le corps qui se réchauffait
et se ranimait, peu à peu. M'lis, l'heure était expirée, et la
Sirène tira sur les chaînes, etililli fallut retourner aussitôt au
fond, de la mer.
La nuit suivante, elle revint à la vieille chapelle, et, pendant
une heure, elle frotta encore le corps de son frère . Il ou l'rit
les yeux, et prononça quelques paroles; mais bélas! il était
encore trop faible pour pouvoir se soutenir sur ses jambes.
(1) Dom Lauret présente la Sirène comme un monstl'e marin,
dont le nom vient du mot grec signifiant ce qui retient, a captando,
c'est-à-dire une chaîne. De là, les Sirènes furent prises pour le lien
églées ; et nos a'Leux, qui ont cru aux Sirènes, au
des passions dér
moins jusqu'au milieu du XVI' siècle (Philippe II, duc d'Autriche,
porta à Gênes, eu 1548, une Sirène morte, pour la faire voir), les
«anx courti sanes, par leurs voluptés, leurs mignar­
comparaient
dises et leurs amours attrayantes ». En général, le principal
Sirène est d'avoir le haut du corps d'une jeuue fille
caractère d' une
et d'être oi~eau ou poisson, par les parties inférieures. C'est
pourquoi, dit Jacques de Vitry, on les compte parmi les oiseaux de
mer, quoi qu'ell es soient au fait de véritables monstres.

Marie frottait toujOU l'S, sans p0r,lre de temps, et disait, en
pleurant: 0 h! mon pau vre frère, quel sort est le nôtre 1
Etre ainsi séparés l'lln de l'autre, et pour toujours peut-être 1
Et cela, par la méchancetti de ceux: qui auraient dû nous
aimer! Tu croyais, sans cloute, que j'étais tombée de moi- .
m ême à la mer, comme orr te l'a dit: mais,c'est ma nourrice
qui m'y a jetée, dans l'espoir ' de faire passer sa fille pour ta
sœur et de la faire épouser par le prince. Une Sirène se trouva
. à l'end l'oit Oll je tombai, et aU5sit0t elle s'empal'a de moi, et
me mena dam son palais, au fond de la mer, et elle m'en-
chaîna là à un geand rocher, au moyen de quatre chaînes
d'or, une sur chacun de mes membl'e5. Qlland tu as été tué,
par trahison aussi, co'mme moi, elle l'a su aussitôt, car elle
est aussi sorcière, et elle m'a permis de venir, trois nuits de
suite, pendant une heure à chaqlle fois, frotter ton
pàuvre corps avec un onguent qu'elle m'a donné, et qui
guérit toutes les blessmes et re'3suscite m ême les morts. C'est
avec cet onguent que j'ai ramené la vie dans ton pauvre corps,
car hélas ! tu étais bien mort. Voir,i la seconde nuit que je
viens; demain je viendrai encore, une dernière fois, et puis,
mon frère chéri, peut-être ne nOIl,S reverrons-nous plus jamais! .
Et elle pleurait, la pauvre fille, et ne cessait de frotter le
corps de son frère.
- N'y a-t-il donc pas moyen, ma sœur bien aimée, de
t'arracher à la Sirène f
- Hélas ! mon frère, ce serait bien difficile : je suis retenue,
comme je te l'ai déjà dit, par quatre chaînes d'o!', scellées dans
un grand rocher, et qui s'allongent ou se- raccourcissent, selon
qu'il plaît il. la Sirène: n'entends-tu pas le bruit de mes
chaînes ~
Voici ce qu'il fau chait faire, pour me délivrer; écollte bien:
- Demain soie, je viendrai, pour la dernière fois, et il faudrait ·
qu'il J eût ici, quand j'areivel'ai, quatre forgerons vigoureux,
ayant chacun son enclume et sa cognée bien tl'empée. Quand

j'arriverai, chacu n des quatre forgerons mettrait une de mes
chaînes sur son enclume, puis, levant leurs cognées, ils frap..:
peraient, de toutes leurs forces et ensemble, de manière à
couper chacun il8 chain", d'un seul coup. Si 1'00 faisait bien
ainsi, je serais sauvée, et la Sirène n'aulait plus aucun pouvoir
sur moi. Mais bélas ! comment faira cela 1 Qui chercherait les
quatre forgerous et leur dirait ce qu'il faut faire, puisque tu
ne peux pas encore te soutenir sur tes jambes, pour aller cher­
cber du secollrs, mon pauvre frère L.
En ce moment, la Sirène tira Slli.' les chaînes, car l'heure
était écoulée, et Marie fut forcée de retourner auprès d'elle,
au fond de la mer!
Un mendiant, qui n'avait trouvé à loger nulle part, .cette
nuit-là, s'était retiré dans la vieille chapdle, pour attendre le
jour, et il avait tout vu et tout entendu . Il faut, !:'e dit-il, que
j'aille rapporter tout ceci au roi; je suis persuadé qu'il me
réco m pe n sera bien.
lise rendit donc au palais et demanda à parler au roi.
Le vieux roi étant venu à mourir, le prince son fils était roi
alors. Les gens de votre sorte ·ne parlent pas au roi, Ini
répondit le portier du palais.
Mais, par bonheur, le roi passait en ce moment, allant à la
promenade, et il demanda: - Que veut cet homme?
- Vous parler, sire, répondit le mendiant lui-même.
. Et qu'avez-vous à me dire, mon brave homme ~
- Des choses importantes, et. que vous ne connaissez pas,
mon roi, au sujet de "otre ami Yvon et de sa sœur.
Au sujet de Yvon et de sa sœul' ~ Venez aTec moi un
. peu à, l'écart.
Et ils se retirèrent dans un coin de la cour, et alors le men­
diant raconta au roi tout ce qu'il avait vu et entendu, dans la
vieille chapelle. Il lui dit que le corps de son ami Yvon,
tué traÎtrellsement pal' Ull ' de ses valets, se trouvait là;
que sa sœur a vai t éte jetée à la mer pa r sa nou l'l'ice, et

qu'elle était, à présent, au pouvoir d'une Sirène, qui la retenait
captive, au fond de la mer. Il lui dit encore que la Sirène avait
permis à Marie de venir, pendant trois nuits de suite, frotter
le corps de son frère, avec un onguen1 qui guérissait toutes les
ble~sures et ressuscitait même les morts; en5n, il lui 5t con­
naître comment il fallait s'y prendre pour. arracher Marie à la
Sirène. .
une poignée de pièces d'argent au mendiant,
Le roi donna
puis il s'occupa aussitÔt de tout ce qui était nécessaire pour
Il 5t chercher les quatre forgerons les plus
délivrer Marie.
vigoureux de la ville, et ils vinrent avec leurs enclumes et
leurs cognées. Puis, quand la nuit fut venue, ils se dirigèrent
vers la vieille chapelle du bois, avec leurs enclumes et
leurs cognées, et guidés par le mendiant. Le roi les accompa­
gnait aussi. Ils entrèrent tous dans la chapelle, et attendirent.
La nuit était sombre. Vers minuit, la chapelle s'éclaira sou-
dain, et ils virent arriver Marie, traînant après elle quatre
à frotter le corps de son
chaînes d'or. Elle commença aussitÔt
frère avec son onguent. - Voici, disait-elle,
la dernière nuit,

ô mon pau vre frère! ...
Mais, chacun des quatre forgerons mit une chaîne sur son
enclume, et, frappant ensemble, de togtes leurs forces, ils les
du cÔté de la mer glissèrent jusqu'au
. coupèrent net. Les bouts
palais de la Sirène, avec un grand bruit, et avec ce qu'il en
put encore remplir trois barriques d'or .
resta, on,

Marie, Yvon et le roi se jetèrent alors dans les bras les uns
des autres, en pleurant de joie et de bonheur. Puis, ils
retournèrent ensemble au palais. Quand ils y arrivèrent, la
nourrice et sa 511e, parées comme pour une fête, les attendaient,
à la porte de la cour, car elles ne savaient rien de ce qui venait
de se passer.
- Que fera-t-on de ces deux méchantes T demanda le roi,
transporté de fureur.

- Laissez-les s'en aller, sans ieur faire de mal, repondit
Marie.
- Non, non! à chacun suivant ses œuvres; reprit le roi.
Faites, vite, chauffer un four, et qu'on les. jette dans les
flammes! Et le valet de cbambre aussi avec elles!
Et l'on fit comme le roi a l'ait ordonne.
Ylarie, et, pendant un mois
Le roi se mal'ia alors avec
il y eut, tous les jours, des fêtes, des festins et des
entier,
réjou issan ces.
La marraine de Marie, que l'on n'avait pas revue, depuis le
jour du baptême, se trouva aussi à la noce. Si Marie était
marraine etait bien plus belle et plus jolie
belle et jolie, sa
encore, si bien que l'on l'pstait en admiration devant elle.
Au-dessus de sa tête brillait une couronne d'etoiles, et lorsque,
après le repas, elle descendit dans la cour, elie parla avec
bonté à tous les pauvres qui se trouvaient là reunis; et quand,
du bout du doigt, elle touchait leurs guenil les et leurs
baillons, aussitôt ils etaient changes en beaux babits tout
neufs!
Vierge, la mère de notre divin Sauveur 1 (1)
C'était la sainte
Conté pal' BARBE TASSEL,
du bourg de Plouaret (C6tes-du-Nord) .
Recueilli en breton et traduit en français par F.-M. LUZEL.
Noyembre 18(i9.
COMMENTAIRES ET RAPPROCHEMENTS
Par M. Reinhold KŒHLER.
M. Reinhold Kœhler, conservateur de la bibliothèque grand
ducale de vVeimar, et un des plus savants folkloristes de l'Eu-
(1) Introduction par le conteur populaire de l'élément chrétieu,
. dans une fable toute païenne. .