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Bulletin SAF 1887


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Les Joculatores bretons (suite)

M. de la Villemarqué

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XVIII
LES JOCULATORES BRETONS (Suite)

Par M. DE LA VILLEMARQ UÉ

~ IV. - Goeznou.
Il n'en est pas cie ce personnage comme de tant d'autres
inconnus: dans l'Ai' lorique, comme dans l'île de Bretagne,
où son nom ne se trouve-t-il pas ~ On l'écrit et on lf~ pro-
nonce aujourd'hui Gouénou, en Léon; Gouéno, en Tréguier;
Gouinou, au pays de Dol. Albert Le G rand et Lobineau s'ac-
cordaient pOUl' l'écrire Goeznou; au moyen-âge, les Propl'es
de Léon et de Dol, le latiniseG t en Goeznoveus ; le chro­
niqueur de Saint-Brieuc en Goeznonu8, au XIVe siècle; In­
gomar, au XIe siècle, en Goednonus; les anciennes -Lita­
nies, dites de Saint-Vougay, en Guidnoue; les Gallois, dans
un de leurs plus anciens manuscrits, dit le Livre noir, qui
au moins à l'année 1104, écrivaient Guitneu, qu'ils
remonte
orthographient à présent Gwyddno . Si le nom répond au 1
moyen gall ois gwydn, au breton moyen guezn, au breton
guen, que Roussel écrivait gueen ; enfin, ~u vieux
moderne
breton weten, il signifierait « fort et souple », et provien -
drait d'un thème gaulois victo (1)
Quoiqu'il en soit, force et souplesse étaient nécessaires
aux Bretons insulaires qui cherchaient en Armorique, au
VIe siècle, une nouvelle patrie sous la domination du tyran
Conomor. Malgré ses détestables qualités, dit le chl'oniqueur
(i) M. Emile Ernault, Dictionnaire étymologique du breton moyen,
1887, p. 305 ; d'après M. d'Arbois de Jubainville, Etudes grammaticales

de Saint~Brieuc, le comte voulut bien faiee don il. Goeznou
d'une certaine quantité de terres, où l'homme de Dieu s'éta­
blit, avec sa famille, sur unehauteue dominant la ville d'Oc­
cismol'. C'était il. quatre mille pas de cette cité, selon Guil­
laume, le prêtre, qui écrivit la vie du saint, en l'année 1019,
et la dédia il. Eudon, évêque de Léon; le lieu l'ortait déja ou
porta plus tard le nom de Land, c'est-a-dire de (, terre sa­
crée ,) (1); il Y bâtit un oratoÏt'e qui, du temps de Guil­
laume, s'appelait Peniti Goeznou (2) ou probablement Pe­
niti vVeten, d'après la maniére d'écrire qui a été constatée
plus haut.
Ce lieu, où l'horrime de Dieu faisait pénitence, était si-
tué dans un enclos carré, de quatre stades sur chaque face,
où les malheureux trouvaient un asile, mais dont l'entl'ée
était interdite aux femmes: Goeznou éprouvait pour elles
un sentiment qu'elles lui rendaientJ s'il faut en croire la
légende des fromages changés en galets et celle du menhir
qui bOl'Dait son enclos, piene rnystérieuse qu'elles ne pou­
vaient toucher, dit-on, sans être frappées de mOI't .
Toute la teree d'Armorique, on le sait, était couverte d'a­
siles pareils, jouissant des mêmes priviléges; etles Bl'etons
insulaires qui y avaient êmigrê, n'y foemaient qu'une fa­
mille, usant des mémes institutions et parlant la méme
langue, dans laquelle, pal' conséquent, ils chantaient les

memes souvemt's.
Qu'ils s~ traitassent toujours en fl'éres, sur toute la
surface du pays, selon le témoignage bienveillant du prêtre
Guillaume, ce n'est guèt'es dans la nature humaine; et
ce qui arriva à Goeznou prouverait le contl'aire. On raconte,
(i) D'Arbois de Jubainville.
(2) Edificavit oratorium in loco qui Landa dicebalur, Ullor millibus
passuum a civitate Ocismorum distante: quod oratorium hodie dicitur,
Goeznovei (Bulletin de la Société archéol. dll Finistère, IX,
Peniticium
p. 232; éd. de M. de la Borderie).

en effet, que placé sur le siége qu'avait occupé saint Pol et
visitant la ville actuelle de Quimperlé, il y fut tué par un
al'chitecte jaloux de lui avoir entendu parler a'vec éloge
de son église de Léon, bâtie par son frère. L'architecte
Qui mpedois 1 u i aUt'ait laissè tom ber sur la tête, son mar­
teau, du haut d'une èche lle. Transportèes en Léon, les
reliques de Goeznou y furent vénérées, comme celles
d'un martyr de la jalousie , et son culte s'y établit.
L'ancien bl'éviaire du diocèse met sa fète le 25 octobre, jour
pl'ésumé de sa mOl't, et le range pat'mi les évèques et con­
fesseurs bretons, ce que font aussi les diocéses de Tréguier
et de Dol, où il y a plusieurs paroisses sous son invocation.
Son office, Œans les différents Propres du pays, devait avoir
eu pOUl' base cette vie du XIe siècle, en neuf leçons « escrite
en beau style latin, ensemble avec le reste de l'Office de sa
[este, en vers latins aussi, ou pout' mieux dire, rhythmes
du temps », comme s'exprime Albert Le Grand.
L'auteUl' ne manque pas de faire accompagner de cir­
constances met'veilleusement touchantes la levée des osse­
ments du saint. Il donne pour témoin à cette exhumation
le frère de Goeznou, lui-même, le bienheut'eux Maïan (saint
Majan), cau~e involontaire de la mMt de J'évèque, qui
demanda, avec larmes, quelques portions des l'eliques
pour les emporter en Léon. SUI' ses instances, on lui en
donna; et, (( commeilétoit en prièl-e, une nuit, saint Goez­
nou lui avoit apparu , environné de lumières, rnistre en teste
et crosse en main, le remerci"ant du soin qu'il avoit pris de
transporter ses reliq ues dans son diocèse.
(( Je ne veux pas oubliel" ajoute le naïf traùuctem, qu'en
mémoire de ce grand anniversaire, on fait, tous les ans,
une solennell e procession en ladi te paroisse de Land-Goez­
nou, le jour de l'Ascension, en laquelle deux grands sei­
gneurs, teste nüe, revestus de sut"'p lis, portent, sur un
riche branquart, les reliques de ce saint pt'élat, à l'entom

de son enclos . .. Ces seig neurs . autrefois nos anciens ducs
et princes de Br-etagne, se trou voient bien honorés de ren-
dl'e cet officieux et dévôt service à cc grànd saint, à la
gloire de Celui qui l'a conduit à la béatitude dont il jouit és
Cieux.
En marge, parmi les susdits ducs et princes de Bretagne
qui tinrent à honnem de po der les reliques de saint Goez­
nou, Albert Le Gl'and cite Charles de ' Blois, pOUl' l'année
1342, Jean V, en 1417, le duc Pi elTe, en 1455, accompagné
de son oncle, l'il! ustre connétable de France, Arthur de
Richemont.
Le même cérémonial, selon le Propre de Dol, s'observait
dans une paroisse de ce diocèse, placée sous l'invocation
de saint Goeznou . Mais la piété nationale ne se bornait pa!,
à ces grands exemples; l'homme que le prètl'e Guillaume
faisait naître d'une très noble race bretonn e (ex nobiLiori
Britonnum exortus) devait avoir laissé des descen­
genere
dants; l'auteur célèbr'e de la prose Languentibus ~r: purga­
gatorio, Jan de Lan Goeznou, abbé de Landévennec, en
1350, fle vantait d'être de sa famille; ses parents actuels
s'appellent même Saint- Goeznoit (1).
La famill e Les-Guen qui descend l'ait de Guen, mère de
saint Gwénolè, a la même prétention: je rema rque, parmi
ses terres, la seigneul'ie de la Ville- Goeznou (2).
Une lége nde que je ne trouve ni dans la vie de saint
Goeznou, pa r Guillaume, ni da ns aucun Prop l'e breton,
c'est cell e dont la voix populaire> dans les marais de Dol,
nous a tl'ansmis le souvenil'. Les gens de Saint- Gouinou
montrent, au sud de leur commune, un petit lac de quatre
kilom ètres de large, où ils disent qu'.une g l'a nde vill e a été
autrefois submergée, à cause des péchés de ses habitants, du
(i ) Pol de Courch Nobiliaire de B1'etagne, p. 259.
(2) Idem, ibid, p. :235. .

vivant de leur saint patron; ils l'appellent la crévée Saint­
Gouinou. Elle est indiquée sur une carte que le Président
de Robien a reproduite dans sa Description lâstorique et
Bretagne:
topographique de la
« C'est encore une vieille tl'adition, dit le grand anti­
quaire, que l'ancienne ville de Néodunum (?) a été submer­
gée dans cette mare. " Le peuple débite qu'au milieu est
un gouffre d'une profondeur extrème, et qu'on trouve, sur
ses bords, des restes de murs et les ruines d'une ancienne
ville » (1).
La cité gallo-romaine qui dormirait au fond de la crévée
Saini-Gouinou porte, dans les chansons de geste, le nom
de Gardaine, qui rappelle ceux de Ri-Gourdaine et de
haute et basse Garde ou Gardelle, villages situés au bord
du lac. Il lui est donné par un trouvère carlovingien, très
au courant des traditions et de la topographie locales. Mais
n'est pas à saint Goeznou qu'il attribue la ruine de la
ville, ni à saint Colomban ou Coulman dont la crevée porte
aussi quelquefois le nom, ni à aucun des seigneurs de
Coëtquen, propriétaires riverains, d'après lesquels on l'a
nommée en derniel' lieu, c'est à l'empereur Charlem'Bgne.
Venu en Armorique pour en chasser les Sarrazins, il est
arrêté par Gardaine qui est une de leurs principales for­
teresses; comme elle lui résiste, il appelle sur elle la malé­
diction de Dieu:
Vous prige, Sere, (le) l'oy de majesté,
Que confondez toute celle cité,
Que n'en puisse ystre Sarrazins deffayé,
Ne jarnès homme n'y demeurge en son aé.
Dieu l'entend: une tempète épouvantable éclate sur la
cité payenne :
(i) Ms de la bibl. de Rennes, N° 179, t. II, p. 33, cité par M. Oheix,
dans son intéressant ouvrage: Bretagne et Bretons.

Ly air espart, moult forment a tonné ...
De maintenant trébucha la cité,
Les fortelesses, le mur et le foussé ;
La mer salée es saut par le regné (la région),
Et est issue de son mestre chané (canal),
Par la requeste et par la vertu Dé
Que Charles fist au roy de majesté.,
L'orage dure quatre jours; la mer monte toujours:
L'esve leur bat es flans et es costez.
L'eàu envahit six lieues de large sur deux de long.
L'archevêque de Dol, lui-même, qui prend la fuite,
tout
au moment d'être noyé :
effrayé, avec l'empereur) est
Doulcement a Damme Dieu réclamé :
« Glorieux, ce redist, pour l'amour Dé,
Sere, délivre ceste crestienté,
Et moy mesmez, se il vous vient à gré,
Que (ge) ne soye noyé ne tourmenté. »
Sa prière est exaucée:
La mer s'en va errière en son chané ;
soulail raye et gecte grand clarté (i).
Telle est la forme qu'avait prise, au XIIe siècle, la tradi­
tion' relative a une irruption de la mer, on ne sait a quelle
dans la paroisse de Saint-Gouinou.
époque,
La form e actuelle de la légende a été l'ecueillie sur les
lieux par M. Paul de la Bigne-Villeneuve.
Pendant la nuit, dit ce charmant et solide archéologue, a
, certaines époques de l'année, un mugissement lugubre sem-

(i) Lu Conqueste de la Bretaigne, chanson de geste du xn siècle,
publiée par M. Joüon des Longrais, p. 202, 203 et 204.

ble sortir du creux de· la Mare: c'est le cri du buto!'J répété
pal' l'écho de ces vastes prairies; il se prolonge, avec un
éelat sinistre, à des distances énormes. L.es paysans .. disen t'
qu'un prêtre, englouti au moment où il célébrait la messe,
répéte le Dominus vobiscum auquel on n'a pas répondu: il
est condamné à le criel' éternellement; on appelle ce bruit
le Beugle (1).
Le BeugLe de Saint-Gouin ou, remarque a son tour,
M. J oüon, fait penser aux cloches de la ville d'Iso Le peuple,
sonner sous les eaux , et
en effet, pl'étend les entendl'e
raconte la même histoire de prêtre qui n'a pu achever sa
messe. Quant au fond de la légende, on le trouve p'artout,
depuis Sodome, sans remontel' au Déll!ge, et il offre partout
la même moralité.
Cette moralité doit nous arrêter quelque temps, car saint
Goeznou passe pour l'avoir chantée: les Gallois font de lui
un barde: il appartient donc à notre sujet.
Le Plou de l'Albenoc ou de l'homme d'Alban (l'Ecosse
anciens Bretons), aujourd'hui nommé Plabennec, où
des
son pêre Tudogil pl'it terre au lieu appelé plus tard, de son
nom, Teudeucle, était considéré anciennement comme la
l'égion d'Armorique la plus renommée par ses poëtes . Il
fesait partie de ce pays d'Ack, où nous avons déjà entendu
les sons de la harpe de Toséoc.
On lit dans un vieux récit d'une visite faite à ses nou­
. veaux États d'Armorique par le fabuleux Conan Mériadec:
« S'arresta à voir le peuple de la région, qu'on appelait
Albains, (mais le pays estoit nommé Létavie). Si s'émer­
veilla! les eaües courants les prez; verdoyans les champs
fl'Uctifêres, les vergers courbez de pommes, les estangs pal'
les vallées plains de poissons, les claires fontaines, les bois
et les forets, et en bl,ief tout ce qui se peut dÎl'e beau, que
possédait celuy peuple des Albains, lequel séoit entl'e la
(i) La Bretagne contemporaine,

ville (kear~) Teudeucle et le fleuve Doenna, au giron des
terres délectables, et avoit leur ville garnie par lc~
mains des artifices, peuplée d'habitans, resplendissante
d'hommes, lesquels, ès jour du dit auteuqdes Faits d'Arthur),
si comme il le dit, florissoient par si grande prudence et
clarté qu'on les pouvoit équipollel' aux anciens philosophes
et poëtes » (1).
Ce pays avait gardé sa réputation jusqu'au XVIe siècle:
« il dispute aux aultres la pl'imauté pour les orgues et la
musique, » remarque un carme de Saint-Pôl-de-Léon , qui
va jusqu'a dire: « C'est une vraie Parthénope, » comme
s'il eût songé a la fois a la terre qui garde le tom beau ae
, Virgile et a celle où fût celui de saint Goeznou ; comme s'il
eût voulu assimiler deux poëtes. Mais, je dois l'avouer,nulle
part, chez nous, je n'ai vu ranger parmi eux le personnage
dont nous parlons.
Dans le pays de Galles, je l'ai dit, il en est tout autrement;
les Bretons d'Angletel'l'e le mettent même au nombre des
princes du nord de leul' île. Leul's documents les plus sûrs,
' d'accord avec le récit de notre Guillaume, citent 'sa famille
comme un des treize clans principaux du pays d'Alban (2) .
Elle possédait le territoire appelé, de son nom, Tir
Gwydno (3), lequel devait trouver en Armorique un équi­
valent sacré dans Land Goeznou, quand l'homme de Dieu y
bâtit sa première église. Il aurait même eu, avant d'émigrer,
le don des miracles; l'antiquaire Edward Lhuyd a lu , sur
une vieille feuille de parchemin jaunie ,qu'il avait une cor­
beille où les pains se multipliaient à son gré; si on y mettait
. un morceau pour un pauvre, on en trouvait pour cent,
(i) Traduction de Le Baud, Histoire de Bretaigne, p. f.l,0.
(2) Skene, The IV books of Wales, t. II, p. q,;îq, et q,06.
(3) Skene, II, p. i60. ~

quand on l'ouvrait (1). C'est plus charitable et d'ailleurs
plus touchant que l'histoire des fromages changés en
pIerres.
Une aventure d'un autre genre, et pareille à celle de la
erévée Saint- Gouinou, des marais de Dol, était arrivée,
disait-on, sur le territoire de Goeznou, tandis qu'il était dans
l'ile. La voici telle que la tradition galloise la racontait au
XIV· siècle: -
Une digue énorme défendait contre l'invasion de la mer,
non une seule ville, comme en Armorique, mais seize villes
Bretagne. La garde en était confiée à un roi
de l'île de
puissant; mais ce roi était ivre toute la semaine, c'est
pourquoi on l'avait surnommé l'Ivrogne des sept sommeils,
en gallois, Seithynen jeddw; dans notre dialecte on eût
dit: sizuner mezo, c'est-à-dire ({ le semainier ivre» (2) .
Or, pendant une de ses sept nuits d'ivresse, la digue fut
emportée et les seize villes submergées.
Une d'elles, située dans un fond, et sans doute la première
envahie, était la capitale de Goeznou ; heureusement il put
s'échapper, et il alla chercher un asile dans des lieux sau­
vages et inh~bités (3).
Mais il ne quitta pas sa patrie sans en dèplorer la ruine, et
on lui attribue une élégie don t les religieux de Caermarthen
nous ont laissé une copie remontant à l'an 1101 .
Dans cette pièce curieuse et saisissante, il commence pal'
interpeller le roi ivrogne, principal auteur du désastre, à
qui il donne pour c0mplice je ne sais quelle fille exécl'able
qu'il maudit; puis il l'appelle les cris lamentables poussés
du fond de l'abîme par les noyés, sans oublier les arrêts de
la justice divine:
(i) Cité par Jones, Bardic Musœum, p. 4.7.
(2) Voir le P. Grégoire aux mots Semainier et Ivre.
(3) Archaiology orWales, II. Triade XLI.

Seithenhin! saw-de allan, ae edrych !
Uirde varanres,
Mor maes Guitnet! rytoes !
Seithenhin! lève-toi de là, et regarde t
Le champ de manœuvre des guerriers, la plaine de Goeznou,
La mer les a tout couverts!
Boed emendiceid y moruin
Ae helligaut, guydi cuin,
Finaun Wenestir, mol' terruin !
Maudite soit la jeune fille (f)
Qui a lâché, après l'amour (~),
La fontaine de Wincester (~)', mer furieuse!
III
Boed emendiceit y vachteith
Ae golligaut, guydi gueith,
Finaun Wenesti1', mor ditfeith !
Maudite soit la gardienne (f)
Qui a lâché, après son fait,
La fontaine de Wincester, mer dévastatrice!
Diaspat vel'erid yal' vann eair,
Hid arDuu y dodir ;
« Gnaud guydi traha trange hir, »

Un cl'i du fond des mers, jusqu'aux sommets de la ville,
Jusqu'à Dieu s'éléve :
« Toujours aprés les excès, un désastre prolongé! »
Diaspad mel'el'id yar vann kaer.
Hetiu hid al' DUlI y dadoluch :
« Gnaud guydi traha attregueh ! »
Un cri du fond des mers, jusqu'aux sommets de la ville,
Jusqu'à Dieu s'élève aujourd'hui :
« Toujoms après les excès, le châtimen t! »

Diaspad mererid am gor/mit
Heno, ae nimltant gOl'lluit :-
« Gnaud guydi traha tramguit! »
Un cri du fond des mers me déchire
Cette nuit, et ne me laisse pas de repos:
-« Toujours après les excés, des malhems 1 »
VII •
Diaspad mererid yar gwineu ;
J(adir keadaul Duu ae goreu :
« Gnaud guydi gormot esseu! »
Un cri du fond des mers (s'élève) sur les vents:
C'est le Dieu fort et bon qui a fait ceci:
cc Toujours après l'orgie, la faim! »

VIII
Diaspad rnercrid am kymheU
Hcno, yurth uy istauell:
« Gnaud guydi traha trangc peU! » (i)
Un cri du fond des' mers me pousse,
Cette nuit, hors de ma chambre:
cc Toujours après les excès, de longs tourments 1 »
Les trois vers qui fluivent, interpolation mauifeste, et
d'ailleurs d'uu style moius ancien que le reste, indiquent
le lieu où pèrit l'ivrogne, anteur du désastre.
Les Gallois mettent Ce désastre daus leur baie de Cardi-
gan, où allrait existé un district qu'ils appelent Cantrefy gwa­
léod, c'est-a-dire cc le Canton d'en bas, » prétention absolument
contredite par tous les géographes anciens et modernes. Ils
ont mieux gardé le souvenir de la catastrophe arrivée à
Goeznou. Il y a un distique qui court leur pays au sujet de
la plainte qu'il poussa cc quand le flot roula sur sa ter~ » :
Pan droes y don dros ei dir. (2 )
Ce distique est peut-être un débris de quelque poésie
populaire primitive. Si la nôtre ue peut remonter au VIe siè­
comme langue, elle offre du moins la forme rhythmiq1,le
cle,
de certaines compositions dont l'antiquité est reconnue; le
début, notamment, est celui de l'élégie de Lomarc sur l'in­
cendie du palais de Pengwern :
cc L~vez-vous de là, jeunes filles, et regardez 1 Le pays de
Kyndelan, le palais de Pellgwern n'est-il pas en flammes?

(:1.) Édition de Skene, II. D9 .

(2) Ch. Guest, Mabinogion, Notes, part. VU, p. 397.

« Malheur aux jeunes qui convoitent des unions (cou-
pables) » (1) !
Les flammes remplacent ici les eaux débordées .
La même leçon a été donnée par Aneurin, dans le Godo­
din, où il reproche à ses compatriotes d'avoir causé, par
leur intempérance, la mort de trois cents soixante chefs'
,bretons, au collier d'or, écrasés sous les ruines des murailles
étaient les gardiens.
fameuses dont ils
Gildas attribue aussi la ruine (Excidium ou Vormesta)
de la Bretagne (H. Gaidoz, R evue celtique, V, 459), aux
péchés des Bretons, et il leur applique les malédictions
d'Isaïe, un vrai prophète celui-la, dit-il à leurs rois, et non
un siffleur de flatteries, comme vos bardes domestiques :
c c Malheur à vous qui vous levez le matin pour boire et
pour vous enivrer; la harpe et la lyre, et le tambour et la
_ flûte et le vin font la joie de vos festins; et vous ne consi-
dérez pas l'œuvre de Dieu; c'est pourquoi mon peuple a
fait esclave; c'est pourquoi les nobles sont morts de
été
et la multitude de soif» (2).
. faim
ans environ auparavant (446), les Bretons avaient
Cent
jeté "ers Aëtius le cri mémorable où ils se représentent dans
la même détresse que les malheureux inondés chantés par

Goeznou:
c( La mer nous pousse vers les Barbares, les Barbares
nous répoussent vers la mer; des deux côtés, la mort:
égorgés ou submergés » (3).
Goeznou n'aurait pas mieux dit.
(i) Sefwch aUann, vorynnion, a syUuch!
Uys Pengwern neut lande? « Gwae ieueinc a
Werydre Gyndylan,
iddun botre. » (Edition de Skene, II, p. 279).
(2) Epistola, § 4,3 .
(3) Repellunt nos Barbari ad mare, l'epellit nos mare ad Barbaros ; duo
genera funerum : aut jugulamur au! mergimur (Gemitus Britannorum,
Historia Gildre, § 20) .

Plus anciennement encore, s'il faut en croire des docu-
ments irlandais très appréciès de nos jours (1), les pOëtes
d'Irlande n'avaient pas de thème plus agréable à leurs
auditeurs que le récit des inondations de la mer, des débor­
dements des fleuves, des irruptions de lacs, des ruptures
de digues, et, par suite, des submersions de villes, les­
quelles fl:mt penser aux cités lacustres des archèologues;
catastrophes attribuées généralement à des causes surna-
turelIes, toujours funestes, exitiabites, selon l'expression
de Gildas.
Les Irlandais avaient même un terme poëtique pour cal'ac­
tériser ces récits; ils les nommaient Tomhadma. ou Tob­
hadma, dont on assimile le radical au latin Tab (es) . Ainsi
le tomhadma du lac de Néagh roule sur l'inondation qui
forma le lac de ce nom, vers le second siècle de l'ère chré­
tienne, lorsque le roi Eochaïd, fils de Maireda, y périt avec
son peuple ; ainsi le tomhadma du lac Eirné, autre poëme
non moins fameux (2).
Gérald-le-Gallois, évèque passionné pour la poésie et la
musique celtique, raconte que naviguant sur le lac de N éagh,
il entendit chanter aux marins irlandais de son bord la
submersion de la ville royale, dont ils prétendaient · voir
eaux (3).
les murailles sous les
Il a peut-ètre entendu chanteT d'autres submel'sions de
villes, sur des lacs d'Ecosse, au fond desquels, di t-on,
dorment certaines cités; il est regrettable qu'il ne nous
ait pas conservé quelque variante des pfaintes de Goez­
nou, telles qu'on les chantait dans son pl'opre évêché, et dont
les religieux du :prieuré de Caérmarthen nous ont laissé
aurions moins de difficulté à comprendre
une copie. Nous
(i) ü'Curry, LeCtures, p. 294.
(2) Voir le ms de Lecain, fol. 2iî2, et le ms de Ballymote, fol. 209.
(3) Topographia Hybernim, disl. II, c. 9.
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. T. XIV (Mémoires). 24

plusieurs mots obscurs de la pièce, soit que le copiste ne les
ait pas tous bien compris, soit qu'il les ait mal éCI'its j au
l'este, les traducteurs gallois ne les entendent pas davan­
tage, et ils sont loin de s'accorder SUl' le sens; je les ai
marqués d'un point d'interrogation dans ma traduction j il
Y eu a surtout quatre qui sont importants (1).

Du moins, ne peut-il y avoir de doute sur le sens gé-
néral de la piéce, et je ne m'étonnel'ais pas qu'elle ait passé
près des l'eligieux de Caermarthen pour une leçon de tem­
pérance, donnée par. un saint. Les voix gémissantes du
fond des eaux, dont il est l'écho, répondent bien au De
profundis du Psalmiste,
(i) fO _~foruin, écrit moroin, dans le vocab. cornique du XlIe siècle, y ,
est rendu par puella, en gallois moderne morwyn (Zeuss, p. H05):
2° Vachteith,précédé de l'article Y, écrit mahtheid, à la même épo­
que, et rendu par virgo, dans le même vocabulaire, répond au breton
matez « servante »; en vieil irlandais machdacht (Emile Ernault, Diet.
étymolo,qique du breton moyen, p. 333). Th. Priee et Lady Ch. Guest le
tradujsent par watcher « surveillante, gardienne» et M. Silvander Evans,
maiden « jeune fille .; ».
par
3° Cuin, écrit par un c, selon l'babitude du scribe de Caermarthen,
de l'an HO!!' (Cf. Skene, l, p. il,i) parait être pour guin (auj. gwyn
(c volupté, passion, amour »; en anglais bliss; lady Ch. Guest l'a assez
bien traduit par drunken revetry:.la traduction wailing de M. S. Evans
ne peut se soutenir et n'a pas de sens.
4,0 Finaun Wenestil', que M. S. Evans rend par la cc fontaine de
Vénus », sur l'autorité du barde lolo, qui n'en mérite guères; et que
Priee et Guest ont traduit, l'un par c( inundating founlain», l'autre
par « destroying fountain », ayant lu dinystir « destruction», était une
source célèbre dans les anciennes fables bretonnes. Merlin, dans les
prophéties qu'on lui a prêtées au XlIe siècle, la met au nombre des
trois fameuses fontaines qui doivént submerger la ville de Winchester
, (Hampshire) : tres (ontes in urbe Guintoniœ erurnpent (Galfred. lIfonurnet,
1. VII, c. IV). Il attribue également leurs ravages à une certaine jeune
fille, Puella (selon le traducteur gallois du X 1 ne siècle, lIforvyn, Archaio­
logy of Wales II, p. 26!J,), qu'il dit habile en toute espèce d'artifices,
omnes artes. Des voix formidables provoquées par le prophète annoncent
a Winchester sa submersion; Die GUINTONIAE : absorbebit te tellu.s .