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Bulletin SAF 1886


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Eloge historique de Dom Lobineau

M. de la Borderie

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ÉLOGE HISTORIQUE DE DOM LOBINEAU
Par M. A. DE LA BORDE lUE

SUI' la proposition de l'un de ses Membres, chaudement
appuyée, la Société a décidé la reproduction dans l'un de
ses Bulletins de l'Éloge historiquecle Dom Lobineau, pro­
à Saint-Jacut le 3 mai 1886, par M. Arthur de la
noncé
de l'Académie des Inscriptions et
Borderie, correspondant
Belles-Lettres (1) :
MONSEIGNEUR (2), MESSIEURS,
Il Y a aujourd'hui cent cinquante-neuf ans, presque jour
pour jour, mourait a Saint-Jacut un grand serviteur de la .
Bretagne. Alors, sur cette île rocheuse battue des vents et
des flots, s'élevait entre mer et ciel une vénérable abbaye ..
dont l'origine remontait aux premiers temps de la nation
bretonne armoricaine, et qui avait pour parure une belle
église gothique. Sous les voûtes de ce vieux sanctuaire, le
grand serviteur de la Bretagne mort à Saint-Jacut en 1727
vint élire son dernier domicile, dormir son dernier sommeil,
. et pendant plus de soixante ans son nom, inscrit sur une
des dalles d.e ce temple, y reçut l'hommage des Bretons.
Puis un jour, l'asile qui abritait cette tombe, l'antique mo­
nastère qui depuis douze siècles soutenait sans fléchir
l'assaut des tempêtes marines, tomba sous une tempête
d'un autre genre. La Révolution de 1793 supprima l'abbaye,
rasa l'église, viola les sépultures, brisa les dalles tumulaires,
jeta aux chiens les os des morts.
Les rest.es du grclnd serviteur de la Bretagne couché sous
(i) So~iété des, Bib~iophiles B~etons~ p. 20. (188.6).
(2) Mg Bouche, éveque de Samt-BrIeuc et TrégUIer •

l'une de ces dalles, qu'en fit cette tempê te ? On l'ignora
longtemps. EnfiJl, il y a une vingtaine d'ann ées, dans le sol
du jardin qui occupe aujourd'hui la place de l'église abba~
tiale, grâce à un ha~ard, on les retrouva avec un fragment
de cercueil portant le nom du personnage auq~el ils avaient
appartenu. Un second hasard aussi déplorable que le
premier était heureux les fit disparaître presque immé_
diatement et de telle sorte qu'il est maintenant à tout jamais
impossible de les reconnaître. On sait seulement que, tirés
de leur place primitive, ils furent transportés et inhumés
dans ]a partie du cimetière paroissial de Saint-Jacut oû
s'élève le monument devant lequel nous sommes rassem ..
blés.
Pendant que l'on avait perdu ]a trace de la dépouille
grand serviteur de la Bretagne, sa dépouille
mortelle de ce
si l'on peut ainsi parler, c'est-à-dire son
intellectueile,
nom et son œuvre subissait un~ fortune analogue. Car il
n'avait pas seulement élevé en l'honneur de sa race un
monument grandiose; il avait détené, préparé, amené à
pied d'œuvre d'immenses matériaux, pour le continuer,
l'achever, ]e perfectionner.
s'empara de ces matériaux,
Lui mort, un hornme vint qui
les employa ou les empila tellement quellement, badigeonna
en teinte grise l'édifice historique construit par son devan­
cier, y plaqua en' tète, en queue, deux nouveaux pavillons
d'un goût atroce, et inscrivit bravement 1
dont le premier
son nom seul au fronton du monument. Quand on deman­
dait : De qui est la grande Histoire de Bretagne, ce
vaste et précieux dépôt des annales et des archives breton­
nes édifié par les doctes ,fils de saint Benoit f C'est l'His­
toire de dom lv1orice! Telle était naguère, vous le savez,
. Messieurs, l'invariable réponse.
Depuis une vingtaine d'années, grâce aux recherches,
aux discussions de l'Association Bretonne, grâce aussi un

_ permettez-moi de le croire, Messieurs, grâce a~x
mations pressantes incessantes, de celui qui a l'hon­
r de parler devant vous, dom J\10ri.ce a été tout douce­
t remis à sa place, qui n'est même pas la seconde, et la
ère a été rendu~ au légitime propriétaire, à ce grand
de la Bretagne qui dort depuis plus d'un siècle et
dans la terre sablonneuse de Saint-Jacut. .
Mais cette réparation, pour être complète, il fallait la
consacrer par un monument public, qui fit luire au grand
jour, aux yeux de tous, ce nom trop longtemps laissé dans
l'ombre et le vengeât avec éclat d'un injuste oubli. Ce mo­
nument, que j'ai longtemps appelé de mes vœux, de mes
trop faibles efforts, le voici enfin, Messieurs. Nous le devons
au cœur généreux, si élevé et si breton, de l'évêque qui
porte dignement aujoul'd'h ui la double houlette des Tudual
et des Brieuc, dont il étend les bienfaits sur les beaux et
pittoresques rivages de la baie de l'Arguenon. Ce monument, .
il est digne de son objet, il n'est pas banal. Son double
caractère éclate à la première vue: il est celtique et il est
Menhir crucifèl'e, rappelant aussi les lee 'h8 ou
chrétien.
stèles funéraires des anciens Bretons du VIe au IXe siècle,
son inscription dit à tous, dira toujours le nom de notre
grand historien: c'est la Croix de Dom Lobineau ! Appelé
par la bi~nveillance de Monseigneur l'Évêque de Saint­
Brieuc à m'associer à cette œuvre de répaJ'ation, je n'ai
pu malgré mon insuffisance, résister à cet appel. Toutefois
je ne retracerai pas ici, Messieurs, la biographie de dom
serait un peu long, Je me bornerai à mettre en
Lobineau, ce
relief le caractère de son œuvre, la nature et l'importance
du service rendu par lui à notre mère la Bretagne.
1. Je ne sais trop dans q~elle mesure peut être vrai ce
passé presque en proverbe:
dicton banal, souvent répété,
« Heureux les peuples qui n'/ont pas d'histoire. » S'il s'agis­
sait seulement d'histoire militaire, soit: la guerre a beau

être glot'ieuse, elle 'est, même pour les vainqueurs, Un tel
fléau que, si la chose était possible, tout le monde s'en
passerait de grand cœue. Mais dafl:s la vie d'une nation,
dans l'histoire par conséquent, il y a, grâce a Dieu, autre
la guerre: il y ala religion, les lois, les lettres
chose que

les arts, les sciences, l'industrie, l'agricultul'e, le commerce
la navigation, etc. Un peuple qui n'aurait ni histoire reli-
gieuse ou judiciaire, ni histoire littéraire et artistique, ni
histoire industeielIe, etc., serait donc ou un peuple sans
religion et sans lois, sans lettres ni arts, sans sciences ...
sans industrie, etc., ou un peuple si peu soucieux de son
chaque génération vivrait exclusivement pOUr
passé que
elle-mêm, e, au jour le jour, sans garder nulle trace de
l'existence, de l'expérience des générations antérieures; ou
enfin ce ne pourrait être qu'une nation fraîche éclose sans
aucun passé: en tout cas triste nation.
Car la valeur, la grandeur de l'ho~me sur terre dans
l'ordre nature], c'est que chaque individu, si faible, si frêle,
si caduc, si passager qu'il soit, est cependant autre chose
qu'un grain de poussière, jouet méprisable des vents; c'est
un anneau dans une chaîne, dans la famille, dans la tribu,
dans la province, dans la race. Il est et il se sent solidaire
non pa,s seulement de ses contemporain~, mais de ses
devanciers et aussi de ses descendants et successeurs.
Par cette solidarité il jouit, dans tous les ordres de l'acti­
vité humaine, du patrimoine commun de la race; il a sa ,
part dans toutes les tristesses, mais aussi dans toutes les
joies et dans toutes les gloires de la nation. Le sentiment
de cette solidarité, ce n'est autre chose que le sentiment
national, véritable générateur du patriotisme. Plus le sen­
timent national est fort, plus le patriotisme est vif, c'est-a­
dire plus puissant est l'amour de la patrie, plus généreux
le dévouement de chacun de ses fils.
sentiment de la solidarité nationale ne peut
Mais ce

Itre et se fortifier que par la connaissance de la nation et
de son existence antérieure, de son passé et de son présent,
sa tradition et de sa destinée ; ~l ,se développe d'~utant
ration présente peut mIeux apprecler la glOIre, la vertu, la
Et qui lui apprendra cela ~ L hIstOIre, 1 hIstoIre seule!
L'histoire est donc, à la lettre, la science patriotique par
excellence.
heureux qui
Aussi, quoi qu'on en puisse dire, ces peuples
n'ont point . d'histoire sont, je crois, encore à naître. Aux
époques primitives de la civilisation, quand on manque de
moyens ou d'attention suffisante pour recueillir les éléments
de l'histoire, les pouples qui n'en ont point s'en donnent
une par l'imagination; autour de quelques noms douteux,
de quelques faits mal connus dont le souvenir a surnagé
par hasard à l'état rudimentaire, on brode des fables, des
aventures merveilleuses. Les bardes les mettent en vers, les
chantent sur la harpe ou sur la rote, ils sont alors les seuls
historiens: et mémé lorsque leur harpe s'est tue .. quand on
met leurs chants en prose, longtemps encore l'histoire qu"ils
ont inventée reste en possession de la croyance générale .de
la nation.
la science et de la civilisation
Enfin, avec les progrès de
arrive l'âge de la critique historique, c'est-a-dire, du juge-
ment, du raisonnement, de la recherche rationnelle du vrai
à l'histoire, par l'examen des témoignages, des
appliquée
actes, des documents authentiques qni gardent fidèlement
empreinte l'image et la mémoire.du passé. Il est rare d'ail­
leurs que la vérité, quand on veut bien la chercher avec
la peine de ·la scruter, de la fouil­
persévérance et prendre
ler, de la dégager sous toutes ses faces, il est rare que la
'vérité historique ne soit pas plus curieuse, plus originale,
plus pittoresque, plus intéressante que toutes- les fables; en

tout cas de beaucoup est-elle et plus honorable et plus glo_
puisque c'est la vérité!
rieuse,
Il est évident aussi, Messieurs. que l'homme ou les hOl11_
mes qui vouent leur vie, qui dépensent leur existence, leur
force, leur âme, a rechercher péniblement, un à un, les li­
néaments de la physionomie nationale, puis a les rappro­
cher, a les replacer dans l'ordre vrai et réel où ils se sont

développés · successivement .. de façon à restituel', dans sa .
vérité sévère et sainte, l'image sacrée de la patl'ie, n'est-il
pas évident que ces hommes rendent à leurs compatriotes,
à leur pays, un service de premier ordre, et que leurs noms
doivent être immédiatement au-dessous de ceux dos
héros et des saints inscrits sur le livre d'or, sur le grand
livre deJa dette nationale, mais de celle-là qui n'est jamais
acquittée et que chacune des .générations successives -doit
payer avec le cœur ~
Hé bien, Messieurs, c'est cette image qu'ont présentée
aux Bretons, c'est ce service de premier ordre que leur ont
rendu dom Lobineau et les moines Bénédictins sesconfrè-
res, associés à sa grande entreprise. .
II. Uhistoire bardique,l'histoire légendaire, merveilleuse
et fabuleuse, avait pendant bien longtemps bercé la ract3 bre-
tonne. Rappelons seulement les noms de ceux qui la prirent
flottante dans la tradition orale, dans les poëmes et dans les
la fixer par écrit : Nennius au
contes populaires, pour
IXe siècle, Geofroi de Monmouth au XIIe .. sans parler de
intermédiaires moins saisissables. Et dans cette
quelques
histoire bardique, l'Armorique avait sa large part: vous
connaissez tous, Messieurs, notre Pharamond de Bretagne,
prétendu fondateur du royaume brito-armoricain, le ter­
rible Conan Mériadec et son interminable dynastie, dont
nos annales, il ya un demi-siècle, n'étaient pas encore dé­
barrassées, et à laquelle, mieux qu'à celle du roi de Mycè­
nes, pourrait s'appliquer l'imprécation du poëte satirique:

(r Itnce de ~1ériaclec, qui ne finit jamais! » De très bonne
heure cependant (clès 1394) se pl~ocluisit un premier essai
Bretagne; il eut pour .auteur un clerc, proba­
d'histoire de
blement un chanoine de Saint-Brieu~: c'est un amalgame
étrange de fables légendaires et de documents authenti­
ues; c'est plus qu'une simple compilation, il y a déjà des
entre les témoignages discordants; en un mot, l'intention
bien évidente de tirer de tout cela un corps d'annales sui­
vies, embrassant rhistoire entière des Bretons d'Armorique.
En 1480, un autre chanoine, Pierre Le Baud, trèsorier de
la collégiale de Vitré, présente au sire de Châteaugiron la
première rédaction (encore inédite) de son I-listoire de Bre·­
tagne : œuvre très pittoresque, très soignée au point de vue
la forme littéraire. Une quinzaine d'années plus tard,
sur la demande d'Anne de Bretagne, Le Baud a le courage
de refondre son œuvre; ici la forme le préoccupe moins que
le fond, il recherche avec plus de soin les documents, il in­
dique partout les sources; s'Il n'expulse pas entièrement
les notions fabuleuses, il en réduit de beaucoup la' place et
l'importance, et donne le pas très visiblement aux témoi­
gnages authentiques. On a remarqué qu'il est le premier
chroniqueur citant comme autorité les mémoires de Join­
ville (ll.-En un mot, pour son époque, il montre un sens
critique très notable. .
Avec Alain Bouchart (1514), qui suit Le Baud de très
pi>ès, nous retombons lourde~ent dans la légende. Bou-
chad, qui était légiste, secrétaire du Duc, adore les fables
et les prend de toutes mains; mais que ne lui passerait-on
pas pour sa langue naïve, où vibre vigoureusement le sen­
timent breton?

. 1'1) La rem~rque est du très savant M. Natalis de Wailly dans sa belle
edlhon de JOInville (Didot, 1874), Introd., p. xv.

Bertrand d'Argentré (1582), le sénéchal de Rennes, le
grand jurisconsulte, est un écrivain de race, d'un style ner~
veux, puissant, qui burine fortement sa pensée. Il a beau_
coup des parties d'un vrai critique, mais sa critique est en­
core un peu sans règle et sans méthode, elle va par sauts
et par bonds,. souvent elle dort et a de singulières lacunes.
Ainsi, par exemple, de son au torité pri\'ée, l'illustre séné­
chal transforme complètement le caractère légendaire
de Conan Mériadec: d'un conquérant farouche, barbare,
exterminateur, il en fait un roi organisateur, législateur,
créateur d'instituti.ons civiles et religièuses, génie politique
et homme d'Etat; Conan n'en est pas moins fabuleux, au
contraire. Et l'œuvre de d'Argentré, monument littéraire et
. historique des plus remarquables, est cependant loin encore
de nous offrir l'histoire vraie, l'image exacte et complète de
~a patrie br0tonne.
A ces quatre grands chroniqueurs, dont le dnrnier est
avant l'en­
déjà un historien, joignons le seul écrivain, qui,
treprise bénédictine, ait produit une œuvre d'ensemble sur
l'histoire religieuse de la Bretagne, l'aimable et naïf Albert
Saints de Bretagne, qu'on
Legrand (en 1637), le poète des
a surnommé aussi . très justement le La Fontaine de la
légende. Il a un charme attrayant, une grâce originale.
Tout le monde sait que ce n'est pas un critique.
Cependant le XVIIe siècle s'avance: Sirmond et les Bol­
landistes, Mabillon, d'Achéry et leurs confrères les doctes 1
Bénedictins de Saint-Maur établissent les règles de la criti­
la science diplomatique, publient des collec­
que, fondent
tions d'actes, de chroniques, de documents de toute sorte,
annales de France, et de toutes parts, dans
révisent les
l'ordre historique, s'élève un cri: PLus de Jables! la vérité 1
la vérité entière! rien que la vérité!
C'est alors que se produisit l'entreprise scientifique, pa­
triotique, qui aboutit à deux œuvres magistrales, la

de Histoire de Bretagne, la grande Vie des Saints de
gran d' . d d Lb'
Bretagne, toutes eux slgnees u nom e 0 meau.
Il n'en fut pas le seul auteur.
Ils étaient cinq, ' cinq religieux 'de la congrégation de
Saint-Maur. En 1689, ils entamèrent leur. vaillante c~m-
sacr . ,
Audren de Kerdrel, né a Landunvez (diocése de Léon),
« l'un des esprits les mieux faits qu'on pût souhaiter » disent
les contemporains, « aussi propre a former de beaux des­
seins qu'à en diriger l'exécution. » Il fut l'âme de l'entre­
prise, jusqu'au moment où dom Lobineau en demeura seul
chargé. POUl' auxiliaires, pour ouvriers, on les appelait
ouvriers de l'Histoire de Bretagne il
couramment les
avait sous ses ordres dom Veissièl'e de la Croze, né à
Nantes, dom Denys Briant, né à Pleudihen, dom ROI;tgier,
Breton aussi, mais dont on ignore le lieu de naissance, et
dom Antoine Le Gallois, né à Vir~, qui par un long séjour
en Bretagne" par son intimité avec dom Audren, était
devenu Breton de cœur et d'esprit. En 1693, dom Veissière
ayant quitté la Bretagne, pour aller a Paris s'occuper
d'autres travaux, dom Lobineau prit sa place parmi les
ouvriers de dom Audren. '
III. _ La tâche de ces ouvriers comprenait deux parties
1 La recherche des documents) l'explo­
fort distinctes :
la lecture, la transcription et la col­
ration des archives,
lation des acte-s, des titres, des chroniques, de tous les ma­
tériaux ,qui devaient fournir la base et la substance de
rHistoire; 2 la construction de l'édifice en vue duquel ces
amassés, c'est-a-dire leur réduction
matériaux étaient
leur transformation en corps d'annales claires et réO'ulières
la rédaction de l' Histoire de Bretagne proprement dite.
La première partie de cette tâche l'exploration des
archives et l'amas des matériaux historiques dura sept

années (de 1689 à 1696), employant constamment cinq
nous venons de rappeler les noms), c'est-à._
religieux (dont
dire qu'elle représente trente-cinq ans de la "ie d'un homme
tl'ente-cinq ans d'un labeur constant et obstiné, car ces
moines étaient infatigables. Nous ne donnerons pas ici
(ce serait trop long) le détail de leurs tra"vaux, de leurs
et de leurs explorations scientifiques. Mais chacun
voyages
peut de ses yeux en voir Je résultat et même le toucher de
ses mains, en se faisant représenter, à la Bibliothèque
nationale, les cinquante in-folio manuscri ts relatifs à la
Bretagne, de la collection des Blancs-Manteaux .

La seconde partie de la tâche des Bénédictins la ré-
daction de l'Histoire de Bretagne employa comme la
première sept années, de 1696 à 1703. Mais, de sa nature,
cette portion d(-l I\Buvre devait être conçue et exécutée par
un seul homme, auquel il appartenait de dégager la doc- .

trine incluse dans cette masse de matériaux, c'est-à-dire, la
série claire et nette des annales bretonnes, en un mot, de
tailler dans ce bloc, la grande, la vraie, la glorieuse figure
la Bretagne.

A Lobineau revint cet honneur.
Ce dernier venu des ouvriers de l'Histoire de Bretagne
eù était aussi le plus jeune. Né à Rennes, en 1667 (1), d'une
vieille famille d'hommes de loi, la plupart procureurs au
Parlem:mt, il avait l'esprit critique, discuteur et frondeur
de la basoche, avec l'attachement profond aux libertés de '
. la province qui disti.nguait en Bretagne les gens de palais.
Très dégagé de tous préjugés, mais fermement attaché, en
comme en religion, à la vérité pure; intelligence
histoire

étendue, jugement solide, avec une forte pointe d'ironie et
même de gaîte, c'était l'homme qu'il fallait pour tirel', de

(i) Et non en :1666, comme on l'a dit partout jusqu'ici.

amas de chartes, de chroniques, de dissertations,
matériaux de toutes sortes entassés pendant sept ans par
cinq opiniâtres travailleurs, uD: corps d'annales en bon
ordre, clair, lisible, et présentable au public. Deux raisons,
lui-même) lui firent accepter cette lourde tâche:
l'honneur de la province qui lui aT)ait donné le jour, et ce
" u'il devoit au R. P. Audren qui l'avait élevé dans la vie
)) et pour qui il professait un respectueux dé­
religieuse,
vouement. »
Après sept années consécutives d'un travail incessant
d'examen et de critique, de composition et de rédaction, .
travail achar~é quoique souvent interrompu par la néces­
sité de nouvelles fouilles dans les archives de la province,
au commencement de 1703, Lobineau avait achevé
d'écrire son Histoire. Il consacra les huit ou neuf premiers
année à la polir, à la réviser', avec l'aide des
mois de cette
plus illustres savants de la Congrégation de Saint-Maur
qu'il alla consulter à Paris. Au mois d'octobre, il présenta
aux Etats de Bretagne le'manuscri t complet de J'ouvrage
comprenant deux gros volumes in-folio; un volume d'His-
. toire rédigée en corps d'annales; un volumes d'actes? titres,
dissertations et extmits de chroniques formant les preuves
de cette Ristoite. En même tem ps, il demande aux États le
vote d'un secours pécuniaire indispensable pour hm pression.
Cette demande fut tres vivement soutenue par les Commis­
saires du roi, c'est-à-dire par' les hauts personnages chargés
de représenter la royauté dans l'Assemblée de la province;
jamais
car bien qu'on en ait dit, dom Lobineau n)éprouva
aucune opposition, aucune vexation de la part du pouvoir
prêta au contraü>e en plus d'une circonstance
royal, qui lui
un appui efficace.
IV. ' L'opposition vint d'ailleurs. Elle vint d'une maison
Illustre en Bretagne, de )a maison de Rohan. Encore
y-a-t-il Rohan et Rohan. La branche des Rohan-Chabot,

qui aujourd'hui habite la Bretagne, qui a restauré avec
tant d'intelligence l'admirable château de Josselin, cette
branche fût très favorable à l'œuvre de Lobineau ; le duc
de Rohan-Chabot, président de la noblesse aux États de
1703, soutint énergiquement la demande de subvention .
avait les Rohan-Guéméné, et les Rohan-Sou­
Mais il y
bise, qui se disaient orgueilleusement Rohan-Rohan, qui
prétendaient avoir à la cour les honneurs exceptionnels de
princes étrangers, et cela comme descendants d'une mai­
son souveraine ayant régné sur une nation autre que la
nation française. Cette maison souveraine, c'était la pré­
tendue dynastie royale bretonne de Conan Mériadec.
l'Histoire de Lobineau rasait par le pied Conan et sa dy­
nastie. Grave humiliation pour les Rohan-Rohan, si fiers
fabuleuse; grave péril pour leur princi­
de cette origine-
pauté étrangère. Aussi vouèrent-ils à Lobineau et à son
œuvre une haine implacable nous dirions aujourd'hui
une haine corse, . qui commença à se montrer aux Etats
de 1703, mais qui ne put alors, malgré sa rage, empêcher
le vote d'une subvention de 20,000 livres pour l'impression
de l'Histoire de Bretagne.
Ce n'était que le commencement. L'année suivante, Lo­
bineau vit de nouveau cette haine se dresser devant lui, lui
barrer le passage; il dut livrer un nouveau combat, avec des
pour lui, que je ne
circonstances si curieuses, si honorables
puis me dispenser de les rappeler.
Muni du vote favorable des États de Bretagne, il était
allé à Paris (mai 1704), traiter de l'impression avec les .
libraires. Pour imprimer il fallait un privilège. Le Chan­
celier s'y refusa. Pourquoi ~
Il Y avait une dame qui s'y opposait Madame de
Soubise. Saint-Simon en a assez parlé,. dès lors tout le
Rohan de tous les côtés ... par
monde la connaît. Elle était
son mari, par elle-même, et Rohan jusqu'aux moelles. Par

constante et intime faveuI' ÙU roi, elle était bien plus;
elle avait pu fair'e son mari prince, se bâtit' au milieu de
Paris un hôtel, un palais digne d'une reine; aussi enten­
dait-elle bien être de race royale et sortir du plus vieux roi
ui eût régné .en Gaule, c'est à-dire de Conan Mériadec.
Conan ct sa race, la prIvaIt de cette Illustre orIgIne, clle~
Ila en grand courroux porter plainte au Chancelier. -
« qui dit à Lobineau qu'il ne luy accorderait point le pri vi-
« lège pour son Histoire, à moins que .Madam,e de Soubise
CI: n'en fût 8ati~/aite(1). »
' Le soin de s'aboucher avec Lobineau fut remis par cette
haute et puissante dame à son fils .. Armand-Gaston de
Roban-Soubise, évêque de Strasbourg, l'un des plus beaux
prélats de France et des plus intelligents. Lobineau com­
parut donc devant lui, assisté d'un membre de l'Acadêmie
française, l'abbé de Caumartin, plus tard évêque de Vannes,
qui portait gl'Çlnd intêrêt à l'Histoire de Bretagne. Aprês
plusieurs conférences sur Conan, l'évêque, « comme il avo:Ït
« beaucoup de capacité » .. dit un contemporain .. fut obligé
de « reconnaitre que c'étoit une fable. »
!viais J'honneur du nom de Rohan voulantqu'ellefùt main­
tenue, il déclara exiger, au nom de sa maison, l'insertion
dans l'Histoire de Bretagne d'un mémoire où toutes les pré­
tentions rohanesques s'étalaient avec tous leurs arguments. .
Le privilège était à ce prix. .
Lobineau trouva ce mémoire plein de faussetés. Les
chefs de la congr'éoo'ation de Saint-Maur crai o-nant le
courroux de Mme de Soubise, le pressaient de céder; les
plus illustres savants de l'ordre, dom Ruinart, le grand
(i) Ce sônt)es tern:es m~mes d'un contemporain (le P. Léonard de
Samte-Catqerme), qUI notmt ces circonstances jour par jour. Voir p. 91.
et i t3 . de la Correspondance historique des Bénédictins Bretons (Paris
ChamplOn, i880, in-8°). '
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. Tome XIII (Mémoires). 16

Mabillon lui-même, insistaient dans le même sens. Bien
plus, l'évêque de Strasbourg, humiliant l'immense orgueil
de sa race, vint en pel'sonne « trouver deux ou trois fois»
le petit moine « pour conférer avec luy et le prier de ne
pas faire cette difficulté. » Tout fut vain. Lobineau ne
recula pas d'une semelle (1). Voila un Breton! _ Et,
chose merveilleuse, il l'emporta.
Sans doute le Chancelier, qui avait été longtemps prési­
dent du Parlement de Bretagne, ne voulut pas s'engager
dans uno sotte querelle contre les Éta~s et le public de
eetto province. Toujours est-il que, sans insérer le mémoire.,
sans faire aucune concession, Lobineau eût le privilège.
V. L'I-listoire de Bretagne, parut en 1707. A peine
, parue, elle fut (et elle l'est encore) tenue pour le modèle
des grandes histoires provinciales foudées sur les titres
authentiques et rédigées en forme d'annales, comme on les
VQU lait alors. Voici l'appréciation portée sur cette œuvre,
en 1708, par unjuge impartial et autorisé:
« Dom Gui-Alexis Lobineau, après a voir partagé avec
(1 ses confrères la fatigu e des recherches, a eu seul le soin
« de r-éduire et d'al'J'anger les parties de ce curieux ouvrage
C( ot toute la peine de la composition. On ne peut lui refuser
« la gloire que mérite un critique, juste et délicat, qui,
« fidèle à ne pas aller au-delà de ses preuves n'impose
« jamais au lecteur par des airs de confiance et par des

« décisions présom ptueuses; qui préfère une sage incerti - ,
« tude ' a des conjectures, harMes; qui propose avec netteté
fC les raisons de se déterminer, mais qui ne cache pas les
C( l'aisons de douter. On ne lui refusera pas non plus 1
« gloire d'avoir le style net, ferme et coulant, sans affec­
« tation et sans rudesse. L'auteur s'est intel'dit tous ces

(:1.) Tout ce récit est tiré presque liltérc.lement des Notes du P. Léonard,
dans l'ouvrage déjà cité, p. H3-H~.

' les e111 bellil'. Il a con3ervé aux personnes, au x digni-

tés aux habillements, au x armes, aux cérémomes le,s
« attachemerd scrupuleux à la vérité. On doit ètre aussi
(( content de l'imprimeur que de l'auteur. L'édition répond
« il. la magnificence des États de Bretagne qui, dac.s des
« temps difficiles, on fait éclater une libéralité, qu'on ne

« saurait trop proposer pour exemple auX autres provll1ces
« du royaume et même aux autres États de l'~urore (1). »
Et, en effet, en cette même année 1708, les Etats de Lan-
guedoc, ayant résolu de faire éCl'iro l'histoire de leur pro-
vince, voulurent confier co travail a Lobineau (:2). Celui-ci,
qui ne songeait qu'à continuer l'histoire de Bretagne, refusa:
les Languedociens alors s'adressèrent au supérieur général
de la Congrégation de Saint-Maur pour obtenil' de lui deux
de ses religieux qui travailleraient suivant les pl'incipes de
l'historien de Bretagne, et le su périeur, avant toute chose,
pria ce dernier de tracer la voie à ses confrères en leur fai­
sant part de sa méthode, On a la réponse de notre auteur,
qui est fort intèressante et suffil'ait à prouver le grand
succès de son œuvre (3).
o Ce succès ne désarma point la haine des Rohan, d'autant
que le zèle de Lobineau à poursuivre son ouvrage ne les
rassurait nullement. Dès la fin de 1707" il présentait aux
Etats le manuscrit prèt à imprimer d'un tz'oisiéme volmne.
, . volume de preuves, chl'oniques, actes divers . On disait
" e ' . " u " 5"." PM
(i) Mémoires pour servir à l'histoire des sciences et des arts recueillis
par ordre de S. A. S. Mgr le prince souverain de Dombe (dits' Mémoires
de Trévoux),avril 1708, p. 54,9-5fH.
(21 Correspondance des Bénédictins Brelons p 14,1 nO 82 24, :UiIl J 708
'J) L d '. ,. , ,J 1. •
( ~ ettre e dOl;) ~.-A. Lob,llleau a dom Simon Bougls, supérieur
géneral de la Congr~~a,tlûn de. S~lIlt-:Maur, du 3 octobre i708 (publiée
en :1825 pour la SOCiete des BibhophIles François et devenue extrême..;
ment rare.) . '

même qu'il pourrait bien s'y glisser une démolition en rèo-l

de Conan Mêl'iadec.· Le clan des Rohan dans toutes soa
subdivisions (sauf les Rohan-Chabot) était terrifié. Rohan~
Guémene, Rohan-Soubise, Rohan-Pouldu, tous se coali •
t; avec l'énergie du désespoir ils fil'ent jouer toutes
sèren
les batterie:s, toutes les ressources et · tous les genres d'in~
fiuence que leur pouvaient donner leur immense fortune et

leur haute position. Ils p9.rvinrent à dominer les Etats, à
les empêcher de voter la subvention demandée pal' Lobineau
pour l'impression de cc troisième volume.
L'historien ne sc découragea pas, il s'acharn-a à la
besogne, et mit sur pied le manuscrit d'un quatrième tome.
Il écrivit de plus un Traité très étendu des Barons de
rempli de curieuses recherches sur les institu­
BT'etagne,
tions féodales bretonnes et sur le gouverneml~nt ancien du
Ces efforts,' ces travaux furent inutiles, du moins
duché.
pOUl' leur auteur car plus tard D. Moricè en profita. -
Les Rohan-Rohan étaient maîtres de la place, ils firent
écarter par les États tou tes les 1 equètes, toutes les propo­
sitious de Lobincau sans préjudice des petites vexatio's
qu'ils lui valurent, dans le détail desquelles je ne puis entrer.
Telle fut la génél'Osité de cette illustre maison. Ainsi
au détriment de la Bretagne et de son his­
vengea-t-elle,
torien, les malheurs du. grand Conan Mériadec. ou plutôt
. car c'est là le vrai les blessures ' faites par la vêl ité
historique il son implacable vanité. . ,
VI. . Elle ne put cependant empêcher dom Lobineau de ,
rendre à sa patrie un nouveau .service non moins important
que le premier en publiant, deux. années seulement avant
sa mort (en 16?5), la grande Vie des Saints de Bretagne:
publication à laquelle (on a regret de le dire) les Etats de
Bretagne restèrent étrangers et qui fut faite tout entière
aux frais des libl'aire$ associés de la ville de Rennes,
œuvre magistrale un volume in-folio ' qui a fixé dans

s ses traits principaux la vérité de l'histoire religieuse
de no r' . ' . .
tre histoire civile, politique et mIl.HuIre (1). Cependant,
uem répétée: on 1 Ul a reproche, on lm reproche
ment
enc01'û souvent un scepticisme qui rejette es mime es, qm
élimine de l'histoire religieuse le surnaturel. Reproche
complètement injuste. Pont' l'articuler il faut n'avoir lu ni
l'œuvre de Lobineau ni mème sa préface, où il expose la
règle suivie . par lui et qui se resume en deux mots: créance
complète aux mit'acles attestés par des témoins oculaires,
par des contemporains dignes de foi et bien informés;
liberté entière vis-à-vis de ceux qui ont pour uniques
garants des écrivains de beaucoup postérieurs à l'évène­
ment, condamnés dès lors à reproduire la tradition orale;
si sujette aux exagérations, aux inventions, aux erreUl'S
de toute sorte, et qui ne peut en aucun cas, surtout en telle
matière, passer pour un témoignage inécusabJe.
Ainsi, par exemple, Lobineau admet de grand cœur [ous
les mirables de saint Yves; mais il rejette ceux de sainte
Haude, sœur de saint Tangui, une sainte du Vlo siècle qui
selon sa légende rédigée au XVe, serait enieée un jour chez
son père,. dans la salle du château de Tl'émazan, en tenant
sn. tète entre ses mains, et aurait ordonné à sa mal'âtre
coupable de sa mOl't, de Guider sur le cham p ses entrailles,
ce que celle-ci s.e hâta de fail'e immédiatement jusq u'à mort
(i) A vis indispensable. La prétendue nouvelle édition (1e la tïe des
Samts dç Brelagne de L?b;~leau, donnée en 1.836 par M. l'abbé Tl'esvaux,
rep!'O~Ult d une façon. tres mexacte le texte du grand Bénéd ictin. Quel­
quefOiS elle le complete, plus souvent elle l'altère. En ce (fui concerne
le~ premiers siècles, yab~6 Tresva~1X .. défigure absolument sôn auteur, on
1.l~.1 imposant, p~r VOI~ d'lnterpolat.JOn, l'absu~ùe système de Conan Mé­
I.IaÙe~ et de la Llynastte conamenne que Lobmeau on l'a vu repoussait
energlquement. C'est la pis qu'une 'inexactitude, c'~st une fal;ification .

et extinctIOn définitive. Dom Lobineau, de ce chef, est~il
bien coupable 1 Prenons garde, Messieurs: la plupart du.
temp.s, ceux qui en telle matière disent: « Tout ou rien,
est à prendre ou tout à laisser; si vous croyez au~
tout
miracles de saint Yves, vous ne pouvez rejeter ceux de
sainte Haude, » prenons garde que ceux-là, leUl' principe
réservent bien souvent de conclure, que les
admis, se
miracles de sainte Haude ne pouvant sérieusement être
a la croyance d'un homme raisonnable, ils les
imposés
rejettent et avec eux pal' éonséquent tous les autt·es.
Il me semble inutile d'insister.
Le plus grand tort de Lobineau en cette matière voulez­
voir?
vous le sa
C'est d'avoir traité beaucoup trop durement son devan-
cier, le bon Père Albert Legrand, dont il a quelque part
appelé le livre « un tissu de fables, plus propre à rèjouir
« les libertins (c'est-il-dire les incrédules) qu'à édifier les
« fidèles. »
Sans doute, au temps de la Régence, dans cedaines
classes de la sociétè, l'incrèduli(é qui déjà ricanait et levait
la téte, trouva en plus d'un récit du naïf légendaire un texte
de méchantes plaisanteries. C'est là ce qui explique le mot
de Lobineau, sans le justifie:'. Car, a mon sens, dans la
masse de la nation bretonne, le livre du P. Albert Legrand,
très attrayant de forme et pal' conséquent très lu, eut un
tout autJ'e: il contribua (cl'oyons-nous) beaucoup à Y'
effet
maintenir vivants, et dans une alliance intime, le sentiment
chrétien et le sentiment breton.
Aujourd'hui il est facile d'étt'e juste tout à la fois pour
œu vres si dissemblables, mais si remarquables par
les deux
des qualités diverses, de Lobinéau et d'Albert Legrand .
Celui-ci, sans la moindre prétention littérairé, a fait un _
livre dont le style, la couleur, le mouvement, sont le prin­
cipal mérite. Il a un peu travesti ses personnages; à tous,

donne les sentiments, le
Jangao , "',

sa jeunesse, époque ardente, énergl~ue, vlva~te, agIssante
aussi toutes ses figures sont-elles plemes de VIe et deverve ;
. ce n'est pas là une résurrection, au moins c'est un drame.
La Vie des Saints de Bretagne de Lobineau n'offre rien
de pareil. C'est une longue, une imposante galerie de
statues taillées dans le granit breton: les draperies sont
sobres, un peu rigides, les lignes simples et sévères, tout
ornement superflu soigneusement éca-rté; mais au point de
vue de la vérité des figures et de l'exactitude des propor­
tions, le h'avail est exécuté avec un soin tel et avec une
n'y a, pour ainsi dire, rien à reprendre.
telle conscience qu'il
En ce qui touche surtout les temps anciens, la Vie des
Saints de Bretagne est le complètement indispensable de
l' l-listoire de Bretagne de Lobineau. Dans ces deux
ouvrages il a fixé la vraie théorie de nos origines, spéciale-
mentcle nos origines religieuses, qu'il rapporte très juste-
ment aux moines, aux missionnaires venus de la Grande­
Bretagne en Armorique avec les émigrés bretons chassés de
l'île, au Va et VIc siècles, par l'invasion saxonne. Si ce n'est
pas ces missionnaires qui ont pour la première fois porté
la parole ,évangélique dans la péninsule armoricaine, c'est
eux qui l'ont fécondée, eux qui ont converti la plus grande
partie des indigènes restés païens jusque-là, eux qui ont
fondé les évêchés, les églises, les monastèl'es, en un mot
toute l'organisati on ecclésiastique telle qu'elle a persisté
jusqu'au dernier siècle. En eux donc nous devons saluer
les véritables .apÔtl'es de notl'e province, et. ces apôtres
grâce à Dieü sont des Beetons. Voilà ce quo Lobi-
biueau a établi le premier sur cles monumentset des preuves
irrécusables.
VII.· Ainsi, Messieurs, malgré les contradictions, les

persécutions semées sur sa route et dont je n'ai pu ici
-rappeler qu'une partie, ce vaillant moine vint à bout d'achc~
vel' toute In partie essentielle de son œuvre, œuvre gigan ..
tesque, d'un labeur et d'un prix inestimable, puisque
c'est l'histoire entière de notre chère Bretagne. dans
l'ordre religieux et l'ordre civil, son histoire vraie, que nous
n'.avionspas avant lui, qu'il nous a donnée, et que nous
lui devons' -
Pour dom Moriee (car il en faut dire un mot), venu qua-
l'ante ans aprés Lobineau, il a vècu do ses miettes. Tout ce
qu'il y a de nouveau, d'original dans son œuvre, c'est le
rétablissement en tête de son Histoire, et par ordre des
Rohan, de la fable de Conan Mériadec, c'est-à-dire une
souillure au fronton du monument élevé par son devancier.
à ce dernier Lobineau, avais-je tort en corn-
Quant
un grand serviteur de la Bretagne... .
mençant de l'appeler
lui qui consuma sa vie, sa vie entière, qui subit et qui brava
mainte épreuve ' pour retrouver trait à trait et pour faire
revivre avec une fidélité parfaite, dans une image digne
le glorieux passé de notre chère province? Est-ce
d'elle,
là un service ~ Et pour qui l'a reçu, ce service, est-ce là
une dette f Les Bretons n'ont jamais été taxésd'ingl'atitude,
Pourtant c1epui~ un siècle et demi cette dette restait en
souffrance. Pas le plus modeste monument, pas la plus
pas le moindl'e signe extérieur ne rap­
brève inscription,
pelait même le nom de Lobineau. Cette ingratitude, ou du,
apparance d'ingl'atitude, ainsi prolongée,
moins cette
tournait au scandale.
Monseigneur: Grâce à vous ce scandale a cessé. Puisque
la ville de Rennes semble oublier celui qui a été l'un de ses
garde
glorieux enfants, vous, Monseigneur, dont le diocèse
la dépouille du grand historien, vous avez voulu honorer
son nom, payer autant qu'il était en vous la dette de la
Bretagne. Permettez-moi de vous en remercier au nom de

Bretons. En leur nom permettez-moi, aussi de vous

toUS e .
erciel' de l'ardente et énergique sympathie que vous
reIn l' 1 l' .
montrez en toute occasion pour es souvemrs, es tl'ac ItIOns,
'llustrations de la patrie bretonne. Dans qllelqucsjours,

ous allez bénir la première pierre du nouveau et splendide
tombeau restitué, par vos efforts et sur votre ImtlatIve, au
résume dans les merveilles de son autorlte, de sa charIte
incomparables, les vertus et les merveilles de tous ses
devanciers, à saint Yves. C'est là encore une dette de la
Bretagne que vous aurez l'honneur d'acquitter.
Merci enfin, Monseigneur, de votre respect pour nos
monuments, nos vieilles églises. Vous comprenez
vieux
consacrées
admit'ablement que les pierres qui les composent,
par l'ad antique, p2r les innombrables prières des généra­
tions anciennes dont elles sont comme 'imprégnées, éta­
blissent, entre ces générations passées et la présente, un
sacré qui ne permet point à celle-ci de dégénérer de la
lien
foi de ses ancêtres. Heureuse d'ailleurs la province de
Bretagne la province ecclésiastique de Rennes, dont
s'est empressé de témoigner ses
le véritable métropolitain
sympathies bretonnes en faisant retablir les vieux titres
épiscopau'x de saint Malo et de saint Samson, et qui voit
maintenant sur trois de ses sièges trois vrais Bretons
attachés -de cœur aux souvenirs, aux traditions, aux vieilles
mœurs de La Bretagne, parce qu'ils savent qu'entr,) le
sentiment chrétien et le sentiment breton il ya une alliance
Honneur donc, honneur aux
intime, naturelle, indissoluble.
évèq!les bretons! Nous aussi, Messieurs, à leur exemple,
et Bretons que nous sommes, efforçons-nous d'en­
chrétiens
tretenit'. et de promouvoir autour de nous, partout, sous
intime
toutes les formes, ce double sentiment, dont l'union
a toujours été en Armorique l'un des traits les plus sail­
lants du caractère national, depuis l'âge antique de no~

apôtres, les Brieuc, les Tudual, les Samson, les Corentin
les Gildas, jusqu'à nos héi'OS et nos poëtes de l'âge rno~
derne : Châteaubriand, Brizeux, Lamoricière. Et ce doubl~
sentiment, cette union intime du génie celtique et de l'idée
chrétienne, où la trouver mieux réalisée qu'en l'homme
honorons ici la mémoire, ' Gui-Alexis Lobi­
dont nous
neau 1
Le Christ! toute sa vie il l'a servi sous l'austère obser­
saint Banoît. Là Bretagne! toute sa vie il l'a
vance de
aimée, étudiée, glorifièe, ' et glorifiée comme elle le mé- .
par la vérité seule: de cet or pur et sans alliage il a
rite,
fait la couronne de la Bretagne. La Vérité! cette vérité
cherchée par lui avec tant d'ardeur, scrutée avec tant de
pati~nce, extraite avec tant de fatigue des limbes du passé,
une fois conquise, il n'est pas resté devant elle froid et
inerte. Il ra proclamée, maintenue, avec l'obstination pas­
sionnée d'un Celte. Il l'a bravement défendl18 contre toute
attaque avec la virile liLerté des vieux saints de notre race,
qui comptaient, qui pratiquaient comme une éminente
vertu ce que leurs biographes appellent libertas oocis erga
terrenas potestates (1), la liberté de la parole envers les
la terre. Oui, c'était un vrai chrétien et un
puissants de
vrai Breton, une vaillante intelligence, un fort caractère,
moine qui use sa vie à servir, à glorifier, à défendre '
Christ, la Bretagne, la V éri té!
N. B. ' En donnant place aux pages éloquentes que
la Société a1"chéologique du Finistère est heureuse de
reproduir~, l'occasion se présente d'annoncer le prochain
achèvement d'une nouvelle œuvre magistrale dont la
science et l'histoire de la Bretagne armoricaine seront
redevables à l'auteur des mêmes pages, c'est-à-dire de
Cartulaire cle Lanclévennec.
la publication du
(1.) Voir Vit. S. Winwaloei, lib. H. cap. 2, dans le Cal't'ltlail'e de Lan­
dévennec, p. 60.