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LES JOGULATORES BRETONS (Suite) *
Par M. DE LA VILLE MARQUÉ •
TEMPS CARLOVINGIENS
~ 1 . Clément et la poésie à Landévennec.
Si le monastère de Saint-Jean de Gaël dont rAbbé cor
respondait avec le successeur de Çharlemagne, était un nid de
poésie, que dire de l'abbaye de Landévennec ~ A en croire
ceux qui l'habitaient elle avait offert aux anciens un véri
table jardin de délices, un nouveau paradis terrestre, plein
fieul's, d'anges et de lumière. A une certaine époque
personne n'y mourait : l'historien du lieu l'a certifié en
prose comme en vers : Quod nemo in eodem sancto loco
poterat mori, tel est le titre du XXVe chant de son poëme :
Mors etenim regnare nequibat l'ux ubi regnans
Permanet alma . •.
« Car la mort ne pouvait régner ,avec la lumière. » (Cart.
A l'école des anges, les petits-enfants, premiers camara
des du futur Abbé, apprenaient a improviser, en son hon
neur, des chansons en langue vulgaire, comme ils le firent
quand il rendit la vue à ùn aveugle de l'île des Lauriers.
Pourquoi le texte original ne nous a-t-il pas été conservé'~
Nous lisons à regret dans le Cartulaire que nous n'en
avons plus que le sens.
• Voir ci-dessus, p. 3 et 27.
Les bergers de l'abbaye, eux-mêmes, étaient poëtes; et ils
le saint, après avoir été sauvés
savaient si bien remercier
des loups par sOl! intercession, que leurs effusions rustiques
recevaient des moines l'honneur de la forme latine, voire
celle du vers héroïque. .
par le ternaire, déjà. cité, à. la louange des « hèros bretons
la terre et du Ciel», et qui va rêtre encore, on a pu juger
du souffle patr'iotique q ni animait le chef de l'abbaye.
Si ce ternaire et les vers qui le précèdent ne sont pas
l'œuvre de Vordisten, mais de l'Abbé Jean, sonJ;uccesseur,
comme le pense M. de la Borderie, ils ne sont pas moins la
voix qui salue la délivrance nationale, après avoir déploré
la dévastation (907); la voix prophétique qui annonce le
libérateur. Jean prépara en effet le retour d'Alain Barbe
Torte et les victoires cl u prince sur les Normands (937).
M. de la Borderie me permette d'emprunter son
Que
excellente traduction inédite des trois chants sur les trois
sujets: « la grandeur et l'illustration de la Cornouaille», -
« son humiliation présente », « sa restau ration prochaine. »
GRANDEUR ET ILLUSTRATlON DE LA CORNOUAILLE
cc Comme ils brillaient d'une h>iple lumière les sommets de
la Cornouaillo, quand ces tl'ois grands hommes Gradlon,
Corentin et Gwenolé y tenaiént le premier rang!
« Gradlon avait pour sa part l'empire terrest1'e; sagement
il gouvernait les campagnes et les rivages. .'
«( Corentin, dans sa haute dignité, dans la splendeur dont
l'environnait le corps sacré du Christ, apaisait la soif du
austère" il fallait, pour le tirer du désert, le bruit des
plaintes des églises: avec soin et diligence il les exami_
rendait aux peuples une paix solide, puis il retour_
nait, il
nait à la vie d'ou il s'était arraché.
« Pour Gwenolé, le plus illustre des Bretons, son activité
extraordinaire, la hauteur trancendante de ses miracles
firent de lui le père des moines. Il était déja installé dans
son béni monastère avant l'avènement de Gradlon et de Co
rentin à l'autorité ...
« Ainsi, riche en biens de toute sorte, la Cornouaille
levait la tête, comme l'épouse qui sort de sa chambre, parée,
brillante de beauté, en voyant arriver l'époux superbe.
SON HUMILIATION PRESENTE
« Aujourd'hui accablée elle gît, mutilée par le massacre
de ses puissants chefs, gémissante,vaincue., courbée sous
le joug étranger, dépouillée de tout l'éclat de sès triomphes.
Sans mesure elle s'était ruée en joyeux festins, elle avait
étalé son orgueil; a cette heure, en elle s'accomplit la me
nace du prophète contre Ninive la superbe, quand, lisant
dans l'avenir il s'écriait: « Où sont maintenant les palais
« des lions? Où sont les gras et sanglants pâturages des
« Lionceaux (1) ~ » N'était-ce pas des lions, ces héros de
la Cornouaille qui couraient le monde, enlevant des proies,
aussi terribles [a leurs ennemis] qu'avares du sang
[de leurs hommes] ~ Et les lionceaux n'ont-ils pas long
temps trouvé ici de gras pâturages?
« Quand notre Cornouaille avait la beauté de la jeunesse
et la grâce de la parure, quiconque voulait être tenu pour
brave ou pour savant y accourait. Maintenant nul n'y vien.t
(1) « Ubi est habitaculum leonum et pascua catulorum leonum? »
(Prophet. Nahum, cap. 2, vers. 11.)
lus . que pour la piller! Elle est comme ensevelie dans
ca able d'enJever des proies. Elle est écrasée, anéantie. '
Cornouaille, les riches et hauts chars de guerre de tes
sur la Judée, quand, sous le souffle dlvm, le prophéte lm
dit: « Ta' èalvitie sY étendra comme celle de t aigle (1) »
« Chez l'homme la tète seule est chauve ; chez l'aigle c'est
Je corps tout entier; quand il viellit, de tous ses membres
les vieilles plumes tombent., . Donc" elle est chauve comme
un aigle privé de ses fortes plumes, cette Cornouaille qui
braves. Elles sont tombées les plumes
a perdu son peuple de
des grands aigles, sur lesquelles elle s'élevait en volant
pour fondre sur sa proie. Ils sont morts, tous morts, les
vall1ants, les chefs de guerre, grâce auquels elle gagnait
des batailles, détruisait , les étra~gers, puis, triomphante,
s'asseyait fièrement pour partager les dépouilles des morts
et les biens de ses ennemis.
SA RESTAURATION PROCHAINE.
« Etpourtantc'est la Cornouaille! la mère magnanime des
grands ancêtres, puissants par la gloire sublime de leurs
vertus, les. uns héros de la terre, les autres habitants du
Ciel.
« Et quoi qu'elle gise aujourd'hui accablée sous le fer
[de ses ennemis]" tout à l'heure, soutenue par ses fils 1'0-
bustes, avec vigueur elle va se redresser pour peu qu'elle
(1.) « Dilata calvitium tuum sicut aquila » (Proph. MicheéB, cap. 1"
vers. 16).
suive les voies de la justice. . Sinon, c'est pour long~
temps qu'elle restera écrasée, brisée, impuissante. »
Quœ quarnvisque rnodo jacuit suppressa s1tb arrnis,
Robustis nitens valide consurgere natis
Mox tarnen incipiet· . faciat si condita justa.
Sin aliter, suppressa diu et conflicta jacebit.
(Cartul. p. 8i, 82, 83 et 84,) .
Tandis que les destinées de la patrie, ses malheurs et ses
espérances trouvaient ainsi .. quoique dans une langue qui
n'était guère celle de Virgile, leur barde à Landévennec,
. on ne cessait d'y prier pour tous les Bretons le père de la
famille monastique. .
Les fidéles attirés par la dévotion dans l'église de l'abbaye
entendaient, tous les dimanches, à Matines et Laudes, depuis
novembre jusqu'à Pâques, chanter un
les calendes de
en l'honneur de saint Gwénolé. L'auteur était un
cantique
jeune moine qui ne fit que passer ici bas, laissant après lui
ce genre de regret touchant qui s'attache aux monuments
inachevés. Un moment, il avait été près de rAbbè dé Lan
dévennec, comme le citharède Toséoc près d0 saint Pol de
l'instrument mélodieux de la communauté, organurn
Léon,
totius cantiLenœ concordiâ. Ce n'était point par vanité ou
par simple amour de son art, mais pal' obéissance qu'il tenait
la harpe : chanter pour lui était un devoir, non un jeu:
l'office qu'il exerçait faisait de lui le rninisteriaLis par excel
lence, un ménestrel sacré; la source de son inspiration
jaillissait du pied de l'autel.
Dans une dédicace fervente à saint Gwénolé, en distiques
remplis d'assonances, à la manière celtique, il nous apprend
son nom, celui du père Abbè à qui il obéit, et ceux des
princes bretons sous lesquels il vivait : elle mérite d'être
citée et traduite:
Ecce tuo Clernens yrnnum constmxit honori
Winualoee, decens attribuente Deo.
Littertûœ quoties sunt aut iterantur in isto,
Tu, toties pro me, fundito verba Deo.
Impetres michi quo veniam; non desine, sancte,
Clementis famuli sed miserere tui.
Deprecor atque tui qui constant esse sequaces,
Sic pe1'Ctgant F1'Cttres hoc, in amore Dei.
Nunc quo que qui relegant, una cum Fratribus, Abbas
Cognoscant Aelam jusserit 'ut facerem :
Tempore quo Salomon Britones rite regebat,
Cornubiœ rectvr quoque fuit .Rivelen (i) .
« Voici l'hymne qu'en ton honneur Clément a composée,
ô Gwénolé, avec l'aide et la grâce de Dieu.
Qu'autant de lettres elle contient où y sont répétéés,
autant de prières de ta bouche montent vers Dieu pour moi!
« Obtiens-moi où aller; ne cesse pas., ô saint, de prendre
en pitié ton serviteur Clément.
« Je supplie aussi les tiens, qui te suivent avec constance;
je ~upplie mes Frères d'agir de même pour l'amour de Dieu.
« Et maintenant, que les censeurs le sachent: C'est
Aélam, notre Abbé, q:ui, avec mes Frères, m'a commandé
cette composition!
« Elle a été faite à Yépoque où le roi Salomon régnait
sur les Bretons, et Rivelen, en Cornouaille. »
Il s'agit ici, dit Lebeuf « de Salomon, roi de Bretagne et
de Rivelen, comte de Cornouaille,. dont il est fait mention
dans les Annales de Saint-Bertin, à l'an 874. » Le premier,
remarque M. de la Borderie, s'intitulait fièrement et non
sans une sorte de raison, dans un acte de 869, prince de toute
la B~etagne et d'une grande partie des Gaules (2). Aélam,
(c'est-à-dire le très-généreux) fut le cinquième abbé de Lan
dévennec, d'après la liste du Cartulaire; le quatrième, d'après
(i) Cartulaire, p. i2~.
- (2) Annuaire de i861, p. i36. Cart. de Redon, p. i89.
la GaUia Christiana de M. Hauréau (T. XIV, col. 895) oû il
est appelé Aelamus, et, par erreur, ALanus. Il ayait eu pou.l'
prédécesseur ce Matmonoc (le bon moine) qui serait venu, en
fan 818, rendre visite à Louis Le Débonnaire, campé SU.r
les bords de l'Ellé, et coupa, d'après son conseil, à la façon
ses cheveux qu'il portait longs à la mode irlan_
bénédictine,
daise
La pièce de Clément paraît être le plus ancien monument
de la poésie liturgique des Bretons d'Armorique. Elle est
écrite en vers de huit syllabes, divisés en quatrains, Timant
deux par deux, comme beaucoup de nos poésies populaires,
. et très-souvent allitérés.
Les quatrains sont au nombre de vingt-trois et commen
cent par une des lettres de l'alphabet, comme l'hymne faite,
l'imitation de saint Augustin, en l'honneur de saint Patrice
par Secundinus. M. de la Borderie a été le premier à
signaler l'œuvre" de Clément: Sans présenter aucun trait
saillant, observait-il déjà, avec son goût ordinaire, voilà
trente ans , elle est écrite d'un style facile, pas
plus de
trop entortillé, (ce qui est un mérite pour l'époque) et même
trouve certaines strophes qui, dans leur genre, ne
on y
manquent ni de grâce ni de fraîcheur (1).
Les quatrains A, B, C, D; R, Ch et Y (p. 124, 125, 127,
128) donneront d'ailleurs la mesure des facultés poétiques
du jeune rimeur.
A lme dignanter supplicum
Precibus munda delictum,
Winualoe, cœlestium
Cœnobita sublimium .
Britigena mirabilis,
Luminibus expers solis;
Nostrœ Lucifer patriœ
Missus es regum rectore.
(i) Biegraphie bretonne, l, 30~, art. CLÉMENT. i802.
Cœlicola cum terrenis
Moribus lucens optimis ~
Spernendo mundi lubrica~
A!Jterna capis ml.lnera.
Dictis pascebas mellitis,
Horis socios diversis,
Domini serens semina
Quo ille metat cent'ltpla.
Roscido sparsit famine
Gradlonum, ducem patriœ~
Qui, ut ager non spinosus (i),
Fructus reddidit centenos.
Christus, per te, custodiam
Prœstet no bis indefessarn;
Pellat cursus Gentilium,
Similiter et Dœmonum.
Ymnum Deo nos ter chorus
Concinit tuis actibus;
Tu, pro ?lostro peccamine
Preceris, clementissime!
(t Bon Gwénolé, daigne par tes prière~ effac0r les pèchés
de ceux qui t'invoquent, 6 cénobite des cieux sublimes.
« Illustre Breton, aujourd'hui privé des rayons du soleil
d'ici .bas, tu avais été envoyé par le Roi des rois pour illu-
miner notre patrie. .
« Habitant du Ciel qui brilla sur la terre par tes rares
ve~tus; après avoir méprisé les vanités du monde, tu jouis
des récompenses éternelles.
« De tes douces paroles, à toute heure, tu nourrissais tes
(i) Prononcez spino8os.
compagnons, semant la semence où ' le Seigneur devait
moissonner au centuple.
« La rosée de ses paroles tomba sur Gradlon, le chef de
la patrie; et, semblable a un champ sans épine's, il produisit
des fruits par centaines.
« _ Que le Christ, a ta prière, nous accorde sa protection
conr;:;tante; qu'il éloigne de nous les incursions des Payens
comme des démons.
« Cette hymne, nous la chantons a Dieu, en chantant
tes actions; toi, 1 u prieras pour nous, pêcheurs, ô très
clément 1 »
Elle devait arracher des larmes aux pieux auditeurs du
Clément/ qui avait mis son cœur, avec son nom, dans
jeune
le superlatif Clementissime, vrai jell de mot de Joculator.
En l'entendant souhaiter autant de prières pour son âme
qu'il y a. de lettres dans son hymne, souhait touchant et
naïf emprunté a la poësie rustique de son pays; en l'enten
dant implorer la pitié de ses Frères~ pour l'amoUt' dfJ Dieu;
en le voyant suivre son doux père breton parmi les habi-
tants du ciel, comme l'ancien soleil de la patrie bretonne;
en le voyant, tremblant a l'approche des incursions nor
mandes, conjurer le saint, par le Christ, d'éloigner le fléau
dévastateur; comment ne pas être attendri? Quis temperet
a lacrymis?
Ajoutons que la mélodie (et on l'a retrouvée notée en
dans un très ancien manuscrit) (1) donnait sans
neumes
doute a l'inspiration religieuse et patriotique du citharède un
nouveau resso.rt, j'allais dire des ailes.
larmes que je prête ici aux moines de Landé
Mais les
vennec ne sont nullement imaginaires: les Lettres, qui y
(i) Biblioth. Nat. n° 5610, fonds latin. A •
'ent en honneur, en firent couler quelquefois comme
éta.
l'amitié.
Vordisten, l'ami du jeune Clément, nOUf:j a laissé la trace
ao à dtHaut d'or, de bonnes paroles aux malheureux; -
dODO', . ,
'1 s'interrompt subItement, comme frappe au cœur:
hymne composée à sa louange, en vers mesurés et rimés,
serviteur du Christ.
chanta Clément, le
« Encore tout brillant de jeunesse, peu de temps aprés,
hélas! il nous fut enlevé par une mort prématurée.» CLe~
mens, adulta adhue œtate perspieuus.,. non multum post
temparis.J heu! proh dolar! immatura morte preventus
eeeinit. (p. 21). »
Et il cite le second distique du lOe quatrain de l'hymne:
Cum non haberet terrestres,
Gazas prebebat cœlestes.
c( N'ayant pas les biens de la terre, il offrait les trésors
du Ciel. »
De même (et c'est la conclusion de ce chapitre), à défaut .
riche contribution à payer à la pauvre his.toire littéraire
des temps çarlovingiens, le jeune poëte lui apportait ce
que nous avons de meilleur en nous.
il n'avait cure : à propos de
De la critique, d'ailleurs,
son cantique, il , aurait pu répéter avec un autre écrivain
endurant:
breton moins
« Qu'il plaise ou déplaise a ces prétendus suffisants qui
ne se jettent sur les livres que comme les cantharides sur
les roses, pour les morver et empoisonner, ce m'est tout
un, pourveu qu'il aye le bonheur de tomber en des mains
pures et innocentes. »
(Albert LE GRAND, Vie de saint Budoc).
(A suivre).