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Bulletin SAF 1886


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Les Joculatores bretons (1er article)

M. de la Villemarqué

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LES .JOCULATORES BRETONS
Par M. DE LA VILLEMARQUÉ

La question des Joculatores, jongleurs, ménestrels, poëtes
et musiciens ambulants de Bretagne, aux di verses èpoques,
otrrf'i un sujet d'étude fort. intéressant. Mais pour y répon­
dr , il faudrait un livre. Personne ne l'a encore entrepris.
On commence seulement a tirer de la poussié]'e des manus­
crits les documents qui POul'l'ont servir a l't3crire.
En mettre a profit un certain nombre des plus sûrs et des
moins contestés; sauver de l'oubli quelques noms inconnus
ou peu connus; ébaucher quelques notices biographiques;
et, à9 défaut de noms, analyser certaines œuvres, voila ce·
que je me propose: je. voudrais essayer de faire pour la
Bretagne, aux temps mérovingiens et carlovingiens et au
moyen-âge, ce tqui a été fait avec tant d'érudition et de
succès pour les jongleurs et ménestrels de France, a l'é­
poque fèodale (1}.

NOMS ET CATEGORIES
Les noms latins :.de joculator, jocularis, ministerialis,
ont eu au moyen-âge leur équivalent dans l'armoricain
barz, au féminin barzes, a qui le Catholicon (1464-
donne le sens de « ménestrier» et de « Jongle­
resse ». Le Vocabulaire cornique du XIIe siécle, sous la
(i) Vo~~ !'ouvrag~ .de !do Léon G:autie;, Les Épopées r1~ançaises, étude
sur le,s olI,gilles et 1 hIstOIre de la lIttérature nationale. T. l, ch. XIII de
prIX 0 erl).

forme de barth (scurra), et des ordonnances anglo-nOf,:"
mandes des XIIIe, XIVe et XVe siècles, avec l'orthographe
barthe et barde, rangent ceux qui portent, en Galles, ce
nom ... primitivement honorè, parmi les jongleurs, gesteurs,
mènestrels, rimeurs, vagabonds de toute espèce (1).
D'autres ordonnances, non dictées celles-là par la poli­
tique et la haine, mais uniquement par la morale, sont le
fait de l'Église catholique. Toujours préoccupée de l'âme
de ses enfants, même de leurs plaisirs, l'Eglise ne per-
mettait pas d'absoudre indistinctement tous les amuseurs
pllblics.
Une somme théologique à l'usage 'des confesseurs, dé­
couverte par M. Léopold Delisle et souvent citée, les di­
vise en trois catégories: les saltimbanques, les prestidigi­
tat"eurs (bo'Uff6ns, mimes ... etc.) et les joueurs d'instruments .
Les deux premières sont absolument condamnées. La

troisième est l'objet d'une distinction:

. « ·Ceux. qui ont des instruments de musique, avec les­
quels ils réjouissent le cœur, forment deux classes: les uns
fréquentent les tavernes publiques~ (les cafès-chantants de
l'èpoque) et les assemblées dissolues où ils chantent des
chansons obscènes; et il faut les condamner, comme por-
tant les gens à la débauche. " ,
« Mais il y en a d'autres, appelés Joeulatores, qui chan­
tent les belles actions des princes et les vies des saints
(GE ST A PRINCIPUM ET VITAS SANCTORUM) et consolent les
hommes dans leurs mala:dies ou leurs chagrins ... et ne se
livrent point à toutes les turpitudes des saltimbanques et
des bouffons. Ceux-ci on peut les tolèrer; c'est l'avis du
Pape Alexandre. » (2)

(1) Quod les wcstours, barthcs et rymours otiosi et vagabundi ... (Les
Ordinances de Gales, folio 81, n° 5. Anno 1280 . Que les ministrelx,
et westours et autres vagabun ez g'alois (Ibidem, nO VI
bardes, rimours
et vn. Annis 1401 et 1403). . .
(2) Guessard, Huon de Bordeaux, Préface, p. 6.

Effectivenient Alexandre III (1159-1185) consulté par un
jongleur lui permit de vivre de son métier pourvu qu'il
l'exerçât honnètement. .
pouvait-on pt'ivet' de leur gagne-pain de braves gens
et du Ciel? Depuis troIS cents ans, les plus dIgnes, les
mieux reçuS dans les cours, les châteaux et les abbayes
ne font pas autre chose en Aemorique, et l'abbé de Landé­
vennec, lui-méme (870) leur a donné le ton: Vordestin a
célébré, sinon en breton, du moins en latin, mais parfois sur le
rhythme ternaIre des anciens jours, et dans le système de
rimes intérieures et finales des vieux Beetons, la patrie
Comouaillaise et les deux plus illustres fils de l'Armorique,
au V. siècle, le saint et le roi, Winwaloé et Gratlon-le-Grand :
Bœc est Cornubia! Magnorum magna parentum
Jlater et œgregia virtutum Laude potentum
Et mundi pttgnatorztm et eœlos habitantum.
« La voilà notre Cornouaille 1 voilà la noble mère de nos
nobles aïeux, la mère de ces hommes forts dont il faut
louer la vertu~ la mère des batailleurs du monde et des ha­
bitants du ciel. ») (1)
III

TEMPS MEROVINGIENS
1 • La Cour de Gratlon.
Les plus anciens jongleurs al'moricains sont pré~isément
ceux de la cour de Gratlon ; ils chantaient sur la harpe la
tambours, ses corn bats contre les Barbares de la Loire:

Et tibiœ citharœque, lyrœ eum mnrmUl'e, pleetra,
Tympana, per vestras plaudunt stridoribus œdes.

erle sous presse). .-

C'est ce que dit Saint Winwaloé au roi de Cornouaille
convertit plus tard (1).
qu'il
Clovis, au lieu de demander des panégyristes à l'Italie
après sa victoire sur les Alamans (496), aurait pu en trou­
ver chez nous de fort capables de chanter son succès. On
se rappelle que Lupus, le comte champenois, se délectait
aux sons de la crotta bretonne ... surtout quand elle s'unis­
sait à la lyre des Grecs et des Romains pour faire son
éloge (2).
Par malheur, Vordestin ne nous apprend le nom d'au-
cun des jongleurs de Gratlon; mais le roi, s'il faut en
croire les poëfes carlovingiens, (3) aurait été le meilleut'
. jongleur de l'At'morique et même de l'univers:

Sous ciel n'a homme mieux viellast un son,
Ne· mieux déist les vers d'une leçon.
Ce qu'il y a de plus extraordinaire et qu'on affirme, c'est
que
Rois Karlemaine l'avoit en sa maison

Nourri d'enfance moult petit valeton.
On va jusqu'à prétendre que Gratlon
Ne gisoit mès se en sa chambre non,
Couchait-il aussi dans la chambre de Roland ~ Les jon­
gleurs français ne le disent pas; mais ils font du fondateur
la ville de Quimper le contemporain et le compagnon
du héros de Roncevaux!
Du moins Quimper a-t-il gardé, ju~qu'à la fin du der-
nier siècle, un souvenir poétique et musical de son vieux

(i) Cartulaire de Landévennec, p. 79.
(2) VENANT. FORl'UNATUS, lib. VII.
(3) La chanson d'Aspremont, citée par M. P. Paris: Les Romans de
la Table ronde, p. 1.0.

~ II. Toséoc.
' ce a Vormo , abbé de Landévennec
noc
gra

n6m6D 6' n ,
dans la vie de saint Paul de Leon, ms du X SIe-
phié, Citharœdus: au jongleur que 1 empereur Theodorw,
n maUre, procura à Clovis: Cithareedum etiam arte sua
pariter destinaoimus expetitum, qui ore manibus­
doctum
que consona Doce cantando gloriam Destree potestatis oblec-
tet (Lib. II, T. l, p. 37).
Quant à la signification du mot breton Toséoc, elle sem-
ble ceBe que M. 'Vhitley Stokes (Goiditiea, p. 63) donne à
l'ancien irlandais tosee, aujourd'hui toiseaeh « dux » et
Zeuss a toisec (prœstans); en gal!. moyen, towyssaue.
M. d'Arbois de Jubainville est du même avis.
Originaire, a ce qu'il paraît, de la Cornouailles insulaire,
Toséoc était un des douze disciples de Paul Aurélien. Il est
même placé a leur tête et signalé comme une des perles de
la couronne du saint.
Instrument mélodieux, quels accords, quel parti tira de
lui l'apôtre des Btetons d'Armorique, dans tous les lieux où
L'odyssée commence en Cornouailles.
La cour du roi Mal'c, à qui l'on donne le titre de Quono.
mor, ou chef suprème, en est la première étape. Sujet du .
monarque breton, saint Paul, invité par lui et SéS chefs de
t l'ibu àve.lir évangéliser les Cornouaillais, passa quelque
temps à la cour, dans une ville nommée Caerbanhedos,
c'est-a-dire la « cité de la bénédiction. »
il Revue celtique, vol. V, p. 417. Éd. de M. Cuissard.
2) Vel-ut quoddam organum totius cantilenœ crJncordia. (Revue celti­
que, p. 452.

C'est là qu'il entendit, pour la première fois, sonner les
sept fameuses clochettes qui appelaient à la table royale et
indiquaient leur place à chacun des principaux convives;
appeler les
c'est là qu'il demanda une de ces clochettes pour
fidèles à . sa messe, sans pouvoir en obtenir aucune du
monarque peu généreux. Son cithal'ède Toséoc dût faire
en jouant et chantant avec les musi­
son office ordinaire,
ciens et les chanteurs du palais.
S'il faut en croire certains souvenirs celtiques du pays de
Galles et du Galloway; il y aurait eu, à la cour, un ci-
tharède fort habile, le neveu du roi lui-même,
Tristam, ki bien saveit harper.
dit Marie de France (1); Tristam dont Noël du Faïl assure
avoir entendu chanter un ley à un certain Mabile de Ren-
nes, ménétrier de son tEmps (2). .
A la fois, harpe ur et chanteur, sonneur de kir-corn,
veneur et piqueur, selon les gens du Galloway; selon les
Gallois, porcher royal, Tristam n'aurait eu d'égal ·à la
cour, comme musicien, que la femme du roi de Cornouailles,
La trop charmante Izolt, de répopée bretonne.
sait si le citharède de saint Paul n'a pas admiré le
Qui
la reine et dit, plus de sixcents,ans avant les jon­
talent de
gleurs de France :
La reine chante doucement,
La vois accorde à l'instrument :
Les mains sont beles, li lais bons,
Douce la, vois et bas li tons (3).

(i) Roquefort, l, 398. Dans l'éd. de M. Warnke (1880), TRISTRAM, Tris­
tam et Tristan, p. 180. M. Gaston PARIS, Romania, XIV, 098-608,
adopte la forme Tristram, qui parait altérée: tristam 1 : tristissimus, du
latin tristis; au superlatif br. archaïque, tristam; auj. tl'istan, au moyen-
âge tristaff. .
2) Contes d'Eutrapel, éd. de to07. Cf. l'éd. de 1732, p. 290, 296.
3) Le t de son nom, dans les romans, doit être un fulcl'um : Isil (irl.);
Idol (bret~ ancien); en lat. humilis, nom de la petite rivière Izole, à
Quimperlé, écrit idola, dans le Cartulaire du XIIe siècle; Isel (Corn. et
gall.) Izel, en breton moderne, petite. (A SUIVRE).