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XIII
CONTES POPULAIRES DES BRETONS ARMORICAINS
LEM AGI CIE N & SON V ALE T (1)
(MÉTAMORPHOSES).
Kement-man holl oa d'ann amzer
Ma ho devoa dent ar ier. .
. Tout ceci se passait du temps
Où les poules avaient des dents.
Il Y avait une fois un cultivateur breton, nommé Mélar
a une foire de la montagne de Bré, ac- .
Dourduff, qui allait
d'une quinzaine d'années et
compagné de son fils, âgé
dont le nom était Efflam. Le bonhomme n'était pas riche
et, comme il n'y avait plus d'argent il. la maison, il allai t
a la foire. Il gourmandait son fils, le
vendre une vache
paresseux et bon a rien. Le
long de la route, et l'appelait
jeune homme répliquait, si bien que le père, furieux, finit
par s'écrier: « Que le diable t'emporte! »
A peine eut-il prononcé ces mots, qu'il aperçut devant
lui, sur le chemin, un seigneur inconnu monté sur un beau
cheval noir.
-, Pourquoi grondez-vous votre fils de la sorte ~ de
manda-t-il au père.
(i) Ce conte, inédit jusqu'aujourd'hui, ne sera pas compris dans l'ou
vrage en trois volumes qui est actuellement sous presse, chez l'éditeur
laires de la asse-Bretagne .
- C'est que, Monseigneur, répondit celui-ci, ce galopin
à rien: il est fainéant, têtu comme un âne
là n'est bon
et ne fait que raisonner, ce qui me met souvent en colère.
pendant un an, et je vous
- Confiez-le-moi comme valet,
donnerai cent écus.
- Je ne demande pas mieux; emmenez-le., tout de suite.
Et l'inconnu compta cent écus à Mélar Dourduff, fit
monter Efflam en croupe derrière lui et dit au paysan:
- Retrouvez-vous ici, au bout d'un an et un jour., et je
ramènerai votre fils; mais, si vous n'êtes pas exact au
vous
rendez-vous, vous ne le reverrez plus jamais.
Et il partit au galop .. avec Efflam.
Le bonhomme ramena sa vache à la maison, heureux du
marché qu'il venait de faire. Mais., laissons-le, quant à
présent, pour suivre les deux autres.
Ils arrivèrent, vers le coucher du soleil, sous les murs
d'un vieux château, au milieu d'un bois, .et s'arrêtèrent
devant une grande porte en fer. L'inconnu donna un coup
et aussitôt la porte s)ouvrit, et ils entrèrent.
de trompe,
C'était la porte de l'Enfer. Il y avait là, dans une grande
salle, une infinité de chaudières, sous lesquelles on entre
tenait un feu d'enfer. Et il en sortait des cris étouffés et
des gémissements à fendre l'âme. Le diable, car le sei
gneur était un diable, dit à Efflam: Tu auras à en
tretenir le feu sous ces chau,dières et, quoique tu puisses
entendre, ne te laisse pas émouvoir et surtout ne soulève
autrement j'arriverai aus-
le couvercle d'aucune chaudière,
sitôt et te précipiterai dedans. Tu ne manqueras de rien
ici et tu trouveras toujours dans la salle à manger une
Pour moi, je vais repartir pour la chasse
table bien servie.
aux hommes (1), et tu ne me reverras qu'au bout d'un an
(1) L'expression bretonne est curieuse et intraduisible: evit rnont da
- dut(t, ' pour aller hornrner. .
et un jour. Si je suis content de toi, à mon retour, tu seras
récompensé; mais, sinon. .. malheur à toi!
Et il partit là-dessus.
jours le feu sous les chau
Efflam entretenait tous 'les
dières, sourd aux plaintes et aux supplications qui en sor
sa besogne terminée, il se promenait
taient, et, une fois
par le château et y voyait toutes sortes de choses qui l'é
tonnaient fort. Il découvrit aussi, dans un cabinet, des
sorcellel'ie, et connue il sayait lire
livres de magie et de
maints secrets.
assez bien, il y apprit
La veille du jour où s'achevait son année de service chez
le magicien, il se rendit chez son père. Il arriva à la porte
vers minuit et frappa trois coups à la petite fenêtre qui
sur son lit : ' Toc! toc! toc? Qui est là '?
donnait
demanda le bonhomme en s'éveillant.
C'est moi, votre fils Efflam, qui viens vous rappeler
que demain finissent l'an et le jour, depuis que je vous ai
quitté et qu'il faudra vous trouver bien exactement au lieu
du rendez-vous que vous a assigné mon maître, ou vous
ne me reverrez plus .
ne songeait plus à son fils et il aurait
Le père Dourduff
certainement manqué le rendez-vous, sans cet avedissement.
- Mon maître, reprit Efflam, vous emmènera avec lui à
son château, pour y prendre votre fils. Il vous montl'era
trois portes de fer sur ce château et vous dira en désignant
une des portes: Entrez par là. Mais, ne l'écoutez pas et
entrez par une des deux autres. Une fois dans -la cour du
y verrez toutes sortes de volailles, des poules,
château, vous
des coqs, des canards, des oies, des cygnes, des dindons,
il vous dira, en vous les montra~1t de la main: Votre fils
est parmi tout cela; tâchez de le reconnaître, si vous vou-
lez l'avoir. .
Au moment où vous entrerez dans la cour, un coq rouge
battra des ailes et chantera trois fois. Remarquez bien ce
coq, car ce sera moi, que mon maître, qui est un grand
magicien, aura changé sous cette forme. Et maintenant,
bonne nuit, car il faut que je m'en retourne, avant le jour,
et n'oubliez pas!
- Pourquoi ne pas restel', puisque te voilà'? dit le vieil-
lard. ,Parce que mon maître saul'ait bien me trouver, en
je me cache. Et surtout soyez exact au
quelque lieu que
rendez-vous, demain, autrement, tout sera perdu.
- Je n'y manquerai pas, répondit le bonhomme.
Et Efflam partit.
trouvait fort extraordinaire tout ce
Le père Dourduff
Pourtant, le lendemain, il fut exact
qu'il venait d'entendre.
au rendez-vous. Il vit bientôt venir le magicien, toujours à
cheval, et qui lui dit:
- Montez en croupe derrière moi" et je vais vous con
auprès de votre fils.
duire
arrivent sous les murs du château et mettent pied
Ils
à terre.
- Entrez par cette porte, dit le magicien à Mélar Dour
duff, en lui désignant une des üois portes de fer.
passa par une autre porte, à côté.
Mais, le bonhomme
L'autre grogna, le regarda d'un air méfiant et ne dit rien,
pourtant.
- Allons d'abord dîner, reprit le magicien.
Et il le conduisit. à une vaste salle à manger, où un bon
repas tout fûmant était servi. Ils se mettent à table. Mélar
Dourduff, 'sur la recommandation de son fils, mangea et
but peu.
- Mangez donc et buvez hardiment un coup; ne trouvez
vous pas ce vin-là bon ~ lui dit le magicien.
Je le trouve excellent, mais, je bois et mange peu,
d'ordinaire; excusez-moi, je vous prie, et faites moi voir,
à présent, mon fils. ,
je vous fasse voir d'abord ma basse-cour.
- Venez que
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. Tome XII. (Mémoires). 2~
Et il le conduisit dans une vaste cour remplie de poules, de
et d'autres
coqs, de canards, d'oies, de dindons, de cygnes
volatilles de toute sorte. Au moment ou ils entraient dans
là cour, un beau coq rouge avait battu des ailes et chanté
trois fois, et le bonhomme l'avait bien remarqué. Ils visi-
tèrent ensuite les écuries, où il y avait de beaux chevaux,
et aussi des rosses.
- Choisissez un de mes animaux, celui que vous vou
par exemple, dit le :magicien
drez, un de ces beaux chevaux
au père d'Efflam.
votre
- J'aime mieux, répondit celui-ci, une pièce de
basse-cour.
-Voila un singulier goût! Je vous laisse libre, pourtant.
Et le vieillard, avisant le coq rouge qui avait chanté, a
sun en trée, dit: .
- Voila celui que je veux. .
Et il prit le coq, qui se laissa faire.
Mille malédictions sur toi! s'écria le magicien,
furieux; il faut que tu aies été conseillé. Otez-vous, vite ...
de devant mes yeux, toi et ton coq; mais,.... je vous
rattraperai!
Et Mélar Dourduff partit, emportant le coq sous son
bras. Dès qu'il eut franchit le seuil de la porte, le coq devint
et le bonhomme reconnut son fils Efflam, mais
un homme,
grandi et devenu un fort beau garçon. Ils se mirent en route
pour retourner chez eux.
Comme ils passaient devant un autre château, non loin
dans le même bois:
du premier, et
Voila, dit Efflam a son père, un endroit où vous
château
pourriez me vendre bien cher. Des fenêtres du
que nous venons de quitter, je m'amusais souvent a regar
der les danses et les jeux de toute sorte qui ont lieu la
continuellement, car c'est un autre château de l'enfer, et
l'on s'y amuse beaucoup. J'ai lu les livres du magicien,
qui, comme je vous rai déja dit, est lui-même un diable,
et j'y ai appris, entre autres secrets, a me changer en tel
animal qu'il me plait. Je vais devenir un beau chien de
chasse, je prendrai beaucoup de gibier, que vous irez offrir au
maître du château, et l'on vous proposera de vous acheter
votre chien. Vous en demanderez un boisseau d'argent, et
vous l'obtiendrez. N'ayez souci de rien, par ailleurs, car je
saurai,faire en sorte qu'il n'arrive aucun mal ni a vous ni
a moi, mais à la condition qu'en livrant le chien vous
Vous m'entendez bien? Vous retien
retiendrez son collier.
drez le collier, tout en livrant le chien, autrement tout
serai t perdu.
, C'est entendu, répondit le bonhomme, je vendrai le
chien et garderai le collier, rien de plus simple.
Je resterai quelque temps dans ce château,
, C'est cela.
et vous y resterez comme moi et serez bien nourri et bien
traité et n'aurez rien autre chose a faire que me soi-
, gner. Je vous le répète, si le collier vous reste, tout ira
bien et nous sortirons de là, quand nous voudrons; mais,
nous en cuira, a
si vous lâchez le collier avec le chien, il
moi d'abord et ensuite a vous. Ne l'oubliez donc pas, gar-
der le collier, quoiqu'il arrive.
Je n'y manquerai certainement pas, répondit le
vieillard.
Le bois qui entourait le château abondait en gibier de
change en un beau chien de chasse,
toute sorté. Efflam se
prend des lièvres, des lapins et aussi des perdrix a discré-
tion. Pendant la chasse, le maître du château, attiré par
les aboiements du chien, vient voir ce qui se passe. Il est
émerveillé de la beauté, de l'adresse et de l'intelligence de
l'animal et dit au vieux Dourduff :
- Quel bon 'chien vous avez la 1 Voulez-vous me le
, vendre ~
Si vous m'en donnez
assez d'argent, répond le bon-
homme.
- Qu'en demandez-vous ~
_. Un boisseau d'argent bien comble.
C'est beaucoup, mais vous l'aurez ..
- Je veux, en outre, garder le collier.
Mais non, le collier se donne toujours avec le chien,
comme la bride avec le cheval.
Cela dépend des conditions; pour moi, je tiens à
garder le collier de mon chien, et je ne le donnerai pour
rien au monde.
- Je paie assez cher, il me semble, pour avoir le collier
avec le chien.
rien ne sera fait.
Je garderai le collier, vous dis-je, ou
" '" Eh! bien, vieil entêté, gardez votre collieI1, et donnez
le chien et venez en recevoir le prix.
moi
Il y a autre chose.
Quoi donc encore
- Je veux rester quelque temps dans votre château,
jusqu'à ce qu'il soit fait au régimA
pour y soigner le chien,
de chez vous, et je serai traité comme les maîtres. "
Accordé. Suivez-moi, avec votre chien.
Au bout de huit jours, le bonhomme se dit fatigué de ce
genre de vie et s'en retourna chez lui. Le lendemain,
château, sous forme de chien, et
Efflam quitta aussi le
prit la route de la maison de son père. Mais, le maître du
château s'aperçut vite de sa disparition, et se mit à sa
poursuite, avec une meute de chiens. Quand Effi9.m
entend leurs aboiements derrière lui, apercevant un paysan
occupé à couper de l'ajonc sur une lande, il COUl't à lui et
lui dit: Donnez-moi, vite, vos habits, pour un moment,
et je vous en i'écompenserai bien. ,
L'homme, étonné d'entendre parler ainsi un chien, jette
à terre sa faucille et se dépouille de ses habits, par crainte.
Le chien devient un homme, qui revêt les habits, prend
la faucille et se met a couper de l'ajonc tranquillement,
après avoir dit au paysan: ' Allez au bord de la route et
Tout a
feignez d'être un mendiant qui se meurt de faim.
l'heure, vous verrez arriver un seigneur a cheval, précédé
d'une meute de chiens, et il vous demandera si vous n'avez
pas vu un chien passer seul et courant. Vous répondrez
qu'il est passé, il y a moins d'une demi heure, et qu'il a
suivi la route, tout droit.
Un moment aprés, arrive" en effet, le seigneur, au triple
galop de son cheval, et accompagné d'une nomb.reuse
meute qui fait un vacarme infernal.
- N'avez-vous pas vu un chien passel' seul par ici? de-
, mande-t-il au faux mendiant.
Si fait, monseigneur, répond celui-·ci, il est passé, il
y a moins d'une demi-heure, et a continué tout droit par la
route,
Et le seigneur et sa meute continuent leU!' poursuite.
sa faucille et ses habits au paysan,
Alors, Efflam rend
il donne une pièce d'or, puis il redevient chien et
auquel
part a travers champs, pour regagner la maison de son
père. Il y arrive heureusement, dépistant le diable et sa
meute infernale, et reprend aussitôt sa forme naturelle. -
après, s'ennuyant a la' maison, Efflam
Quelque temps
dit encore a son père.
grande foire, sur la montagne de Bré,
- C'est demain
mon père. Je me métamorphoserai en un beau cheval, et
vous me conduirez a la foire. Il viendra pour me marchan
der un homme qui se dira un maquignon normand et qui
ne sera autre chose que mon maître du premîer château,
a me rattraper, comme il nous l'avait dit.
lequel cherche
Si vous suivez de point en point mes instructions, nous le
tromperons encore. Vous demanderez de votre cheval une
barrique d'argent bien pleine et rendue dans votre maison.
Il VOllS l'accordera, car l'argent ne lui coûte rien. Mais, en
livrant le chevaI., retenez encore la bride, comme vous avez
retenu le collier du chien, autrement, vous ne me reverrez
plus.
- Je n'y manquerai pas, répondit le bonhomme .
Le lendemain matin donc, de bonne heure, Mélar Dour
duff prit la route de Bré, monté SUl' un cheval superbe.
Tout le monde l'admirait, sur la route, et quand il fut
rendu en foire, il se forma un rassemblement autour de lui.
Les marchands ne firent pas défaut, de Léon, de la Cor
nouaille, de Vannes, de Tréguier et de Goëlo; mais, le prix
était si élevé, que personne ne pouvait en approcher. Enfin,
arriva aussi, vers le coucher du soleil, un marchand étran
ger, se disant normand, mais que personne ne connaissait,
sauf le bonhomme_Dourduff, qui sut aussitôt à qui il avait
affaire. On tomba assez facilement d'accord sur le prix,
une barrique d'argent. Mais, quand il s'agit de livrer la
bête, comme Dourduff, s'apprêtait à lui enlever la bride:
- Que faites-.vous donc-là? lui demannda l'inconnu.
- J'ai bien vendu le cheval, répondit le bonhomme, mai ;
non la bride; je garde ma bride.
- Mais, vieil imbécile, la bride suit toujours le cheval.
- Je conserverai ma bride: vous dis-je, ou rien n'est fait.
- Eh 1 bien, rien n'est fait, alors, dit le marchand.
Et il tourna le dos, de mauvaise humeur, et s'apprètait à
quitter la foire. Mais, le peuple, excité par l'inconnu~
qui payait largement à boire, se mit à huer le bonhomme,
le traitant d~imbécile, de vieil idiot, si bien qu'il en perdit
la tète et lâcha la bride avec le cheval.
Aussitôt le magicien monte sur la bête et s'élève avec
elle en l'air, à la grande stupéfaction de tout le monde.
Mélar ' Dourduff, voyant cela comprend toute l'étendue de
sa faute et se met à pleurer .
- Pourquoi pleurez-vous, vieil imbécile? lui demande
t-on; vous avez eu une barrique d'argent de votre cheval;
que vous importe ce qu'il deviendra, a présent ~
J'ai vendu mon fils! criait-il; le cheval c'était lui,
mon fils; le diable l'a emporté!. ..
Et il se lamentait et s'arrachait les cheveux. Mais, per
sonne ne comprenait rien a ce qu'il disait, et l'on croyait
était ivre et qu'il déraisonnait.
qu'il
Voila Efflam ramené dans l'enfer, sous la forme d'un
Un domestique est chargé de le surveiller et de
cheval.
apporter de l'eau a l'écurie, avec défense expresse de le
lui
laisser jamais aller boire a la rivière. Pour toute nourriture,
on lui jette un fagot d'épines au l'atelier. La pauvre bête,
a ce régime, maigrissait a vue d'œil. Elle buvait beaucoup,
l'homme chargé de lui fournir de l'eau a discré
si bien que
tion, s'ennuyant de l'aller puiser a la fontaine, qui était a
quelque distance, trouva plus commode de conduire le che
a la riviére voisine. L'animal se jette aussitôt a l'eau,
val
se débarrasse de sa bride ainsi que de son cavalier et se
change en anguille. Le valet s'en retourne vers son maître
en pleurant et lui dit: '
- Le cheval est parti !
- Ou cela, imbécile ?,
- Il est entré dans la rivière et s'est changé en anguille!
- Malédiction! s'êcria le magicien, je t'avais défendu de
le laisser approcher de la rivière.
Et il court à la rivière, a l'endroit ou le cheval est
entré. Il se jette a l'eau, devient aussitôt brochet et se
met a la recherche de l'anguille. Celle-ci, serrée de
sort de l'eau, devient lièvre, et de courir! Le
près,
brochet devient, de son côté, chien de chasse et poursuit le
traversent un bourg. Il y avait en ce moment une
lièvre. Ils
noce qui entrait ~ l'église et les curieux venus pour voir la
noce de crier: tiens! tiens! un lièvre poursuivi par un
chien l
Le lièvre saute dans le cimetière et entre dans
l'église. Le chien s'arrête à l'escalier du cimetiére, le diable
ne pouvant mettre le pied sur la terre bénite.
Les deux fiancés étaient agenouillés aux balustres du
chœur et le prêtre s)apprêtait à leur passer au doigt les
anneaux de mariage, de pauvres anneaux d'al'gent qu'un .
• enfant de chœur tenait sur un plat d'étain. Soudain, un des
anneaux se change en une belle bague en or, avec une
pierre précieuse au chaton. Le prêtre la passe au doigt de
la nouvelle mariée. C'était le lièvre" ou plutôt Efflam Dour-
duff, qui s'était ainsi changé en anneau. .
. La noce sort de l'églïse. La nouvelle mariée, en arrivant
à la maison, ôte son anneau du doigt et le serre dans son
armOIre.
Tout le monde est à table et l'on cause bruyamment .et
l'on plaisante et l'on rit, quand un ménétrier inconnu entee
dans la salle et se met à jouer du violon. Il joue si bien,
tant d'entrain et de gaieté, que tout le monde quitte la
avec
et se met à danser. A la fin de la joul'née on demande
table
au ménétrier ce· qu'il veut pour sa peine.
Je ne demande rien autre chose, dit-il, que ce que
j'ai perdu et qui se trouve ici. _
- Qu'est-ce donc? demande le nouveau inarié, intrigué.
- Une belle bague en or avec une pierre précieuse au
chaton. .
- C'est peut-être la bague de ma femme, qui est venue
on ne sait d'où ~
Et la nouvelle mariée va chercher la bague, dans sa
chambre, et le ménétrier l'accompagne. Mais, au moment
où elle prend la bague, celle-ci lui glisse entre les doigts,
tombe à terre et roule et va se perdre dans un tas de blé
se trouvait à proximité. .
qui
_. Ah l s'éàie-t- elle, la bague est tombée à terre et a
roulé parmi le blé.
Et elle se met a la chercher, et comme elle ne la retrouve
pas, le m'énétrier se change en coq rouge et commence à
avaler du blé, et il en avale, il en avale 1. .. Il ne restait
plus que trois ou' quatre grains, quand un de ceux-ci se
change en renard, qui se jette SUl' le coq et le croque net!
Ainsi finit le combat, et Efflam l'emportait encore. Il
l'evint alors chez son père, sous sa forme naturelle, et
comme il était a prèsent assez riche, il se tint ü'anquille à
la maison et se maria a la plus riche héritière du pays (1).
Conté par Fiacre BRIAND,
Maçon, de la commune de Cavan (Côtes-du-Nol'd). 1872.
COMMENTAIRES ET RAPPROCHEMENTS
Ce conte, comme la plupart des vieux récits du peuple,
, on Basse-Bretagne" contient beaucoup de métamorphoses
et p-eut fournir matière a des commentaires et a des rappro
chements intéressants. J'en veux essayer quelques-uns.
On sait qu'un des enseignements fondamentaux des
dans la croyance en l'immortalité, la
Druides consistait
préexistence et la transmigration des âmes, et les bardes
du VIe siècle, ohez qui semble revivre, comme dans
gallois
nos contes, un souvenir lointain de ces croyances, nous en
nombreux témoignages. ,
ont laissé de
César dit, dans ses Commentaires: « Les Druides veulent
« persuader que les âmes ne périssent pas, et qu'après la
« mort,elles passent de l'un a l'autre (1) » ; et Amédée
« Thierry ajoute : « Les deux notions combinées de la
, (i) Voir dans la Revue celtique, première année (1.870-1.872), pages
i06 et suivantes, une autre version de ce conte, sous le titre de Coadalan,
avec des commentaires de M. Reinhold-Kœhler.
(2) « In primis, hoc volunt persuadere, non interire (mimas, sed ab
« aliis post mortem transire ad alios. CAl:SAR, BELLUM GALLICUM, VI, , no
« métempsycose et de la vie future formaient la base
« du systéme philosophique et religieux des Druides » (1).
Métempsycose et métamorphose se ressemblent beaucoup
et expriment peut-être la même idée. A ce titre, nos
bretons conserveraient des traces
vieux contes populaires
par les Druides,
fréquentes des croyances professées
car la métamorphose en est un des éléments les plus ordi-
naires. Les anciens Armoricains attribuaient à leurs prê
tresses des pouvoirs extl'aordinaires, entre autres celui de
prendre à volonté les formes de toutes sortes de bêtes. On .
lit, en effet, dans Pomponius Mela, ce passage bien connu:
«( L'He de Sena (Sein ?), située sur la côte des Osismiens,
« est célèbre par l'oracle d'une divinité gauloise. Les prê-
« tresses de cette divinité .... sont au nombre de neuf. Les
« Gaulois les nomment Sènes; ils croient qu'animées d'un
« esprit particulier, elles peuvent, par leurs charmes, exciter
{( des tempêtes dans l'air et dans la mer, prendre à volonté
« les formes de toutes sortes d'animaux (sequè in quœ
« velint animalia vertere), guérir les maladies les plus
« invétérées, connaître et annoncer l'avenir .... » (2).
C'étaient, en un mot, de véritables magiciennes, et l'en
chanteur Merlin semble avoir hérité de leurs pouvoirs
merveilleux .
Peut-être faudrait-il faire remonter à la même source
l'esprit de mansuétude, de bienveillance et de commisération
animaux de la création qui respire dans
envers tous les
presque tous nos contes du peuple, et que l'on rencontre
également dans la vie pratique, chez nos paysans bretons.
Ils ont, en effet, une affection particulière pour les chères
bêtes du bon Dieu, comme ils les appellent; ils les traitent
presque en frères, leur parlent comme s'ils étaient toujours
(1.) Histoire des Gaulois, t. l, p. ~85.
(2) POMPONIUS MELA, de situ orbis, lib. III, cap. 6 .
compris d'eux, et les associent volontiers à leurs joies com-
o me à leurs douleurs. Ils se:rendent des services réciproques,
et ce n'est pas dans nos campagnes bretonnes que l'on
verra jamais un paysan brutaliser son cheval ou son bœuf,
sa vache ou son chien. Ce sentiment si touchant se
rencontre, à un plus haut degré encore, chez les Hindous
et surtout chez les Boudhistes; et cela est natueel, puisque,
dans ces transformations continues et éternelles, tout
animal peut avoir été un ancêtre, ou au moins un être hu
main et, pal' conséquent, un frère (1).
Notre conte appartient au type ou cycle du l11agicien et
ou apprenti, un des plus féconds en variantes et
son vaLet,
des plus riches en métamorphoses de nos récits populaires.
Il n'est pas particulier à la Bretagne et se rencontre un peU
partout. Nous ne pouvons donc avoir d'autee prétention ici
que d'en faire connaître une version bretonne, avec ses
variantes.
Dans une autre version, que j'ai donnée dans la Revue
celtique, 11'8 année, p. 106, sous le nom de K()adalan,
le début est différent. Un jeune garçon, qui cherche à
enteer ' en service, rencontre un seigneur inconnu qui lui
sait lire. Sur sa réponse affirmative, le sei-
demande s'il
gneur., qui est un magicien, ou le diable, car les deux se
confondent fréquemment dans nos contes, lui dit qu'il ne
peut lui convenir, s'il sait lire, et passe outre. Le garçon
retourne alors sa veste, s'offre de nouveau à l\nconnu et
IOJ'sque' celui-ci, qui nele r:econnaît pas, lui demande encore:
Sais-tu lire? il répond non et l'inconnu l'emméne à son
château. Là, il est aussi chargé d'entretenir le feu sous
les chaudiéres et de soigner les chevaux du magicien. Cer-
taine jument maigre et souffreteuse ne doit recevoir pour
(1) Le peuple, en Basse-Bretagne, est encore assez porté à croire aux
métamorphoses, et mes conteurs m'en ont maintes fois fourni la preuve.
toute pitance qu'un fagot d'épines et des coups de bâton,
matin et soir. 01', cette jument est une princesse, la fille du -
roi de Naples, que le magicien a métamorphosée sous
cette forme. Elle a appris ses secrets, dans son livre de
sur son conseil et ses indications, le jeune
magie, et,
homme .dérobe ce livre et quitte le château, monté sur son
• dos. Mais, le magicien les poursuit, sous diverses formes,
corbeau; ils parviennent à lui échapper, en
chien) nuage,
faisant naître sur la route différents obstacles, qui retardent
la poursuite. Coadalan, c'est-à-dire le héros, revenu chez
son père, veut mettre à profit les secrets qu'il a appris dans
le livre du magicien, pour devenir riche. Il se métamor-
phose en un bœuf superbe et dit à son père de le conduire
à la foire" d'en dernander mille écus et d'avoir soin de
en le livrant. Le magicien et deux autres
retenir le licol,
consorts viennent marchander le bœuf et l'achètent mille
écus; mais, le vieillard a retenu la corde, malgré leurs ins-
tances pour l'avoir. Ils emmènent le bœuf; mais voilà qu'il
se change tout-à-coup en chien, leur échappe et Koadalan
revient chez son père. Une seconde fois, il se change en un
et se fait encore conduire à la foire par son
cheval superbe
demander deux mille écus, -et en recom
père, en lui disant de
mandant bien de ne pas livrer la bride avec la bête.
troIs marchands arrivent, achètent le èheval
Les mêmes
deux mille écus et enivrent le veillard, qui leur livre la .
bride avec la bête. Ils emménent le cheval; mais, en p~s
sant un pont sur une rivière, le cheval se jette à l'eau
et se change en anguille . . Les trois marchands, qui sont
trois magiciens, la poursuivent, sous la forme de trois bro
chets; l'anguille devient colombe, et s'enfuit, à tire d'aile;
les trois b.rochets" sous la forme de trois éperviers, se met-
tent àsa poursuite; la colombe, prés -d'être atteinte, se laisse
tomber, sous la forme d'une bague d'or, dans une cruche
château voisin puisait à la
pleine d'eau que la servante d'un
fontaine. La servante met la bague à son doigt, revient au
château et n'en dit rien à personne. Les trois éperviers
deviennent aloi>'; trois ménétriers et vont jouer du violon
sous les fenêtres du chàteau. On leur offre de l'argent;
ils demandent la bague que la servante a trouvée en allant
puiser de l'eau à la fontaine. La bague redevient homme,
dit: « il faut allumer un grand bûcher, au milieu de la
qui
cour, jet,er la bague (car je vais redevenir bague à l'instant)
au feu, et dire aux ménetriers : « Allez la cherche]' ! ) Ce
qui fut fait. Les diables se jettent dans le feu, pOUl' chercher la
bague; mais celle-ci devient alors un grain de blé, dans un
tas de grains; les trois autres deviennent trois coqs,
énorme
à. avaler du grain; mais, le grain se
qui se mettent
change alors en renard, qui croque les trois coqs, et ainsi
à l'avantage de Koadalan.
finit le combat,
Voilà une version qui appmche beaucoup de celle que
nous donnons ici. Cette série de métamorphoses ressemble
à celles de Corric-Gwenn et de
d'une manière frappante
Gwion dans le barde du VIc siècle Taliésin. Voici, en effet,
dans le Hanes Taliésin, d'apres la tra-
ce que nous lisons
, duction de M. Jules Le Flocq, dans ses Études de mytho-
logie celtique, p. 69, laquelle traduction a été faite d'après
une autre traduction de Ed. Davies :
« Vraiment, s'écria Corric-Gwenn, c'est Gwion le nain
« qui est le ravisseur! Ayant prononcé Ges mots, elle se
« mit à sa poursuite. Gwion, l'apercevant de loin, se trans-
« forma en lièvre et redoubla de vitesse; mais, Corric-
« Gwenn, aussitôt changée en levrette, le dépassa et le
« chassa vers la rivière.
« Se précipitant ,dans le courant, il prit la fOl'me d'un
« poisson; mais son implacable ennemie, devenue loutre,
« la sui vit iL la trace; si bien qu'il fut obligé de prendre la
« figure d'un oiseau et de s'envoler en l'air. '
« Cet élément ne lui Ïut pas un refuge; car la darne,
« sous la figure d'un épervier, gagnait sur lui et allait le
« saisir de sa serre. '
« Tremblant de la terreur de la mort, il aperçut uri tas
« de blé, et se glissa au milieu, semblable à un simple
( gram.
« Corric-Gwenn prit la forme d'une poule, à la crête
« élevée, ouvrit en grattant le tas de blé, distingua le grain
« et l'avala. .
« Et, comme l'histoire le rapporte, elle en devint grosse,
« pendant neuf mois, jusqu'au jour ou elle mit au nlOude
« un petit enfant si joli qu'elle n'eut pas le cœùr de le
« mettre à mort.
« Elle le plaça sur un bateau de pêcheur, recouvert de cuir,
« à l'instigation de son mari, et l'exposa sur la mer, le
« vingt-neuvième jour d'avril. ...
« Le lendemain, qui était la veille de mai, Elphin exa
« mina sa pêcherie, et, ne trouvant rien, il reprenait le
« chemin du logis, quand il aperçut le bateau recouvert de
, « cuir arrêté sur la pelle de l'écluse.
« Le couvercle fut retiré, et l'éclusier, apercevant la tète
« d'un enfant, dit à Elphin : ' Voyez, c'est Taliésin, c'est
« le front rayonnant! Taliésin soi t son nom, dit le prince,
« et il prit l'enfant dans ses bras. » \
Le barde Taliésin avait passé par d'autres métamor
hposes et existé sous d'autres formes, comme il nous
l'apprend lui-même, dans divers passages de ses poëmes.
EXTRAIT DU KAD GOpDEU (1). « Quand ma création
« fut accomplie, je ne pris point naissance d'un père et
« d'une mère .... J'ai été formé par la terre, par les fleurs
« de l'ortie, par l'eau du neuviéme flot ....
« Par le sage des sages je fus marqué dans le monde
(~ primitif, au temps ou je reçus l'existence. J'ai joué dans
(1) Traduction donnée par J. Reynaud. L'Esprit de la Cau,le, p. 76.
« la nuit, j'ai dormi dans l'aurore; j'étais dans la barque
« avec Dylan, serré entre ses genoux royaux, lorsque les
(C eaux, semblables à des lances ennemies, tombèrent du
« ciel dans l'abîme.
« J'ai été serpent tacheté sur la montagne, j'ai été vipère
« dans le lac, fai été étoile chez les chefs supérieurs; fai
« été dispensateur du liquide, revêtu des habits sacrés,
« tenant la coupe .... Il s'est écoulé bien du temps depuis
« que j'étais pasteur; j'ai longtemps erré sur la terre, avant
« de devenir habile dans la science; j'ai erré, j'ai circulé,
« j'ai dormi dans cent iles, je me suis agité dans cent
« cercles. »
Et aillelll's, il dit encore (1 ) :
« Une seconde fois, j'ai été formé : j'ai été saumon
« bleu, j'ai été chien, j'ai été daim sauvage sur la montagne.
« J'ai été le tronc d'un arbre, la hampe d'une bêche, le .
« manche d'une cognée, et, pendant un an et demie, la
« cheville d'une tenai 1) e .
« J'ai été coq tacheté de blanc sur la poule, étalon sur la
« cavale, cerf de couleur fauve sur la biche; j'ai été grain .
« de blé germant sur la colline.... .
« J'ai été reçu par une poule aux griffes rouges, à la
« crête dentelée; je suis resté neuf nuits enfant dans son
« sein; j'ai été Aedd, retournant à mon premier état.
« J'ai été une offrande devant mon souverain, je suis
« mort, je suis ressuscité; distingué par ma branche de
« lierre, j'ai com pté parmi les chefs, et par ma bonté, je
« suis devenu pauvre.
« Une seconde fois j'ai été instruit par la maîtresse aux
« griffes rouges; du don qu'elle m'a fait, mes louanges
peuvent à peine reconnaître le prix : Je suis maintenanl
« Taliésin ! »
(1) Traduit de l'Angar I(yvyndawd, d'après Edward Davies CeZtic My
thology, p. 573.
Est-ce là la source d'ou découlent les métamorphoses
et le naturalisme qui abondent dans les vieux contes de
paysans bretons? Je n'oserai l'affirmer, mais il faut
nos
avouer que les ressemblances sont souvent frappantes .
M. Renan, dans sa remarquable étude sur la Poésie des
l'aces celtlques, a dit, avec le sentiment intime de ces cho
ses, compréhensibles, à ce degré, pOUl' un Celte seul: .
« L'animal y est conçu d'une maniére individuelle; il a un
fi. nom propre, des qualités personnelles, un rôle qu'il déve-
cc possible de tracer la ligne de démarcation des deux na
cc tures. "j)
Et encore:
« Ce qui frappe SUl'tOut dans 'ces récits êtran-
«( ges (1), c'est la place qu'y tiennent les animaux trans-
c( formés par l'imagination galloise en créatures intelligentes.
c( Aucune race ne conversa aussi intimement que la race
cc celtiq uea vec les êtres inférieurs et ne leur accorda une
c( aussi large 'part de vie morale (2). L'association intime
« de l'homme et de l'animal, les fictions si chères à la
« poésie du moyen-âge~ du Chevalier au lion, du . Chevalier
au faucon .. du Chevalier au cygne, les vœux consacrés
« par la présence. d'oiseaux réputés nobles, tel que le fai
« san, le héron, sont autant d'imaginations bretonnes. La
« mansuétude envers les animaux éclate dans toutes les
« légendes des saints de Bretagne et d'Irlande. Un jour,
« saint ~eivin s'endormit en priant à sa fenêtre, les bras
c( étendus; une hirondelle, apercevant les mains ouvertes
c( du vieux moine, trouva la place excellente pour y faire
(:1.) Il s'agit des Mabinagion ou recueil de contes et de traditions popu-
du pays de Galles, traduits en anglais par lady Charlotte Guest, et
laires
en français, par M. de la Villemarlfué.
(2) Voir surtout les récits de Nennius et de Girault de Cambrie. Les
animaux y occupent au moins autant de place que les hommes .
« son nid; le saint, à son réveil, voyant la mère qui cou
ee vait ses œufs ... ne voulut pas la déranger, et attendit, pour
cc se relever, que les petits fussent éclos. »
Tout cela est également vrai des contes populaires bas-
bretons, où les animaux interviennent sans cesse comme
des êtres sympathiques et secourables à l'homme, avec qui
ils traitent d'f.-gal à égal, dans une union et une confrater
nité des plus touchantes.
Voici les séries de transformations que l'on trouve dans
les différentes versions bretonnes que j'ai recueillies du
conte du Magicien et son valet ou apprenti:
Dans le conte de Péronie. une belle dame descend d'un
nuage près d'un jeune pâtre, qu'elle enlève et emmène dans
son chàteau. La dame, qui est magicienne, lui dit quelle
sera son occupation chez elle: soigner une cavale bien
nourrie et luisante de graisse et négliger ou maltraiter une
autre, fort- maIgre et de triste mine.
Elle lui remet les clefs de toutes les salles et chambres du
château, en lui défendant l'entrée d'un seul cabinet, dont
la clef se trouve parmi les autres. Elle lui donne aussi,
pour l'amuser, un jeu de quilles d'argent et un merle d'or,
qui lui chantera des airs de danse; puis elle part pour un
long voyage. Péronic va se promener dans Pavenue du
château, sur la belle jument, puis il visitele château, dont
toutes les chambres sont remplies de trésors et de richesses
de toute sorte , Pendant plusieurs jours, il passe devant le
cabinet defendu sans y entrer. Mais, enfin la curiosité l'em-
porte, il ouvre le cabinet et y voit une pauvre cavale, si
maigre et si affaiblie, qu'à peine peut-elle se tenir sur ses
jambes. La cavale lui dit:· La princesse qui t'a amené
ici est une grande magicienne. Elle me tient enchantée
sous cette forme, car je suis aussi princesse, fille de roi,
et toi-même, tu auras sans doute le même sort. Cependant ...
si tu veux m'obéir et faire exactement ce que je te dirai,
BULl,ETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. Tome XII. (Mémoires).
nous pourrons nous enfuir d'ici ensemble. Que faut-il
faire pour cela ~ demande Péronic. Mets d'abord dans
tes poches tes quilles d'argent avec le merle -d'or, puis
la doguesse qui dort dans sa niche, auprès de
enchaîne bien
la porte, prends ensuite de l'or et des pier~es précieuses
autant que tu pourras en emportet', emporte aussi le livre
!TIagie gui est dans le cabinet de la magicienne, après
quoi tu monteras sur mon dos et nous partirons. .
Péronic fait tout ce qui lui est recommandé, et les voilà
en route. La doguesse, qui ~tait sœur de la magicienne,
ses liens et poursuit les fugitifs. Ne vois
s'éveille, rompt
tu rien venir derrière toi? demande la cavale à Péronic. -
Si! répond celui-ci, un grand chien qui court après nous et
qui va nous atteindre! C'est la sœur de la magicienne;
qu'il y ait ici, sur le champ, une fontaine et que nous
soyons changés en deux grenouilles, au fond de l'eau!
Ce qui s'accomplit aussitôt. La doguesse arrive a la fontaine,
s'étonne dene plus voir personne et s'en retourne au château
pour consult~l' sa sœur, qui est rentt'ée dans l'intervalle.
La fontaine et les deux grenouilles au fond de l'eau, c'ét!lient
eux? s'écrie-t-elle. Et elle part elle-même à la poursuite
des deux fugitifs, sous la forme d'un nuage chargé d'orage .
Péronic et la cavale, qui s'étaient
. En la voyant venir,
remis en route, sous leur forme première, se transforment en
deux statues de saint et de sainte, en leurs niches, dans une
chapelle. La magicienne arrive, voit la chapelle et les deux
statues, dans leurs niches, s'étonne, ne reconnaît pas Péronic
1 et la princesse, sous cette forme, et s'en retourne aussi à la
maison. ' Les deux fugitifs se remettent aussitôt en route,
sortent du domaine de la magicienne et -se trouvent alors en
sûreté. Péronic éventre alors la cavale, sur son ordre, et il .
sort une belle pl'incesse, qu'il épouse, mais plus tat'd et
après d'autres épreuves.
. Ailleurs, dans Le fils d~;, Marchand et le /1,1agicie n, .
la fille cadette du magicien, magicienne e'le-même, s'en
fuit du château de son père avec le valet ,ou l'apprenti,
nommè Nédélec, et voici la série de transformations au
moyen desquelles ils mettent en défaut la science du vieux
magIcIen:
1 ° Première poursuite. La fille aînée, magicienne aussi,
poursuit sa jeune sœur et Nédélec, sous la forme d'un
nuage noir. Les fugitifs se métamorphosent: le cheval
.. en chapelle, la magicienne, en statue de
qu'ils montent
sainte .. dans sa niche, et Nédélec, en pl'être, au pied de
se préparant à dire sa messe.
l'autel,
20 Seconde poursuite. La seconde fille du magicien, ma
gicienne comme les deux autres, part à son tour, dans un
nuage chargé d'orage, avee tonnerre et éclairs. Le cheval
changé en jardin fleuri, la magicienne, en
des fugitifs est
une belle rose, et le héros, en une mouche d'or, qui voltige
et bourdonne autour de la rose.
3° Troisième poursuite. Le vieux magicien part à son
d'un énorme bouledogue. Le cheval est
tour, sous la forme
changé en un étang, entl'e les fugitifs et le chien. Celui-ci,
les apercevant de l'autre côté de l'eau, se met à boire pour
épuiser l'étang, et il boit tant, qu'il en crêve.
Dans Le Filleul de la Sainie- Vierge, conte mélangé et
composé d'épisodes de deux fables différentes, le héros,
nommé Pipi, se sauve du château avec la fille du magicien
et lc livre de magie. Ils partent sur deux chevaux et em
mènent deux mulets chargés d'or. Voici les différentes
transformations pal' lesquelles ils passent, eux et leurs
poursuivants :
lü Le magicien les poursuit sous la forme de fumée; les
chevaux et les mulets deviennent une glace immense, dont
une extrémité touche à la terre et l'autre se perd dans les
nuages; cette glace arrête la fumée ou le magicien.
2° Le magicien reprend sa poursuite, sous la forme d'un
nuage noir, d'où sortent tonnerre et éclairs. Les chevaux
et les mulets du héros et de sa compagne sont changés en
fontaine, et eux-mêmes, en un miroir resplendissant, au
fond de l'eau.
3° Le magicien et sa femme, magicienne aussi) sous la
forme d'un nuage noir, avec éclairs et tonnerre et un bruit
effrayant. Les chevaux et les mulets des fugitifs sont chan
gés en pont, 1'01' et l'argent coulent en forme de riviéee,
sous I.e pont; Je héros devient saule, au bord de la riviére,
et la jeune magicienne se cache dans l'eau, sous la forme
d'une anguille. La vieille magicienne reconnaît sa fille mé
tamorphosée en anguille et la poursuit, sous la forme d'un
brochet: un combat s'engage entre la mère et la fille;
l'anguille enlace et étreint si fortement le brochet, qu'il
est forcé de s'avouer vaincu et de se rendl'e. Cependant le
vieux magicien, ayant aussi re€onnu le héros, dans le saule
au bord de l'eau, se change en cognée et essaie de l'abat
tre; mais la cognée ne peut entamer le saule, devenu dur
comme du fer, et, à chaque coup., elle rebondit et blesse la
main qui la tient~ Le vieux magicien et sa femme, forc~s
d'abandonner le combat et la poursuite, s'en retournent
chez eux, au milieu des éclairs et du tonnel're, avec un va
carme épouvantable, et le héros et sa compagne poursui
vent alors tranquillement leur route et finissent par se ma
rier ensemble.
Je pourrais encore analyser d'autres versions bretonnes,
mais comme les mêmes épreuves et les mêmes métamor- .
pllOses s'y reproduisent, je n'en vois pas l'utilité et j'y re
nonce.
Dans les Nuits facétieuses de Straparole (Nuit VIII,
fable V), nous trouvons un conte qui se rapproche beau
coup de celui qui fait l'objet de ces commentaireset aussi de
celui de Coadalan, de la Revue celtique) que j'ai ana.lysé
plus hallt. .L'apprenti magicien, qui a aussi sUl'pris les se-
crets de son maître, s'y transforme d'abord en cheval, que
son père vend à la .foire au magicien, et. dont il livre la
bride, malgré la recommandation instante de son fils de la
retenir. Le magicien maltraite le cheval, . qui devient mai-
gre et décharné. Mais, il a deux filles qui prennent la pau
vre bête en pitié. Elles mènent un jour le cheval boire à la
rivière. Il leur échappe, se jette dans l'eau et se change
aussitôt en petit poisson. Le magicien le poursuit, sous la
forme d'un thon; mais, le petit poisson devient alors un
rubis enchassé dans l'or et saute dans le panier d'une des
demoiselles du roi, qui se trouvait sur le rivage et remplis
sait son panier de petits cailloux polis par les flots, pour la
fille du roi. La princesse, trouvant cette belle bague parmi
les cailloux, s'en empara et la mit à son doigt. La nuit venue,
la princesse fut dans sa chambre, sa bague se chan
lorsque
gea soudain en un beau jeune homme, qui resta près d'elle
jusqu'au jour, et alors, il redevint bague, au doigt de la
jeune fille. Le roi tombe malade. Le magicien se fait mé
decin et va le visiter. Il promet au monarque de le guérir,
veut lui accorder seulement la bague que sa fille porte
s'il
au doigt. Le roi promet. La princesse refuse de livrer sa
bague et la lance contre le mur. Elle tombe à terre, sous
la forme d'une grenade, dont les grains s'éparpillent de
tous côtés. Le médecin, c'est-à-dire le magicien, se trans
forme en renard qui « se ruant impétueusement sur mon-
« sieur le coq, l'estrangla e~ dévora, en la présence et au
« grandesbahissement du roy et de sa fille. » L'apprenti
magicien reprit alors sa forme humaine et épousa la fille
du roi.
Dans les Quarante Vizirs, recueil de contes orientaux,
on trouve un conte qui, sur certains points, se rapproche
beaucoup du nôtre. Le sorcier ou magicien, également
transformé en musicien, demande au roi comme récompense
la rose dans laquelle l'apprenti sorcier s'est métamorphosé.
Dans le recueil de contes grecs de Von Hahn, le conte
au nôtre, bien que s'en éloignant sur plus
qui correspond
d'un point, se rapproche singulièrement, sur certains
autres, de quelques unes de nos versions bretonnes. Il. y a
dans le château du diable une chambre que l'apprenti ne .
pas ouvrir. Il en rencontre par hasard la clef et
doit
jeune fille prisonnière .. qui lui donne
l'ouvre. Il y trouve une
le conseil d'apprendre par cœur, en cachette, le livre ma-
gique du diable et de s'enfuir avec elle. Ils partent ensemble,
après qu'elle s'est transformée en cavale. Sur son conseil,
il a pris un plat avec du sel, un morceau de savon et un
peigne, et, en jetant ces différents objets, il retarde le diable
qui les poursuit, cal' le sel .se transforme en un vaste in
cendie, le savon en fleuve., et le peigne en mara:is.
Dans les versions bretonnes, les objets destinés à former
des obstacles à la poursuite du magicien sont ordinaire
ment : une étrille, un bouchon de paille et un balai, qui se
transforment en forèt, en étang, en rivière .. en fontaine, en •
chapelle, etc.
On trouve encore des contes de ce cycle qui, par quel- .
ques points, se rattachent aux notres, dans le Pantseha
tantra, tome l, p. 410, édition Beufey ; dans Vuk Stépha-
nowitsc'h, Wolkomœrchen der Serben, n° 6; dans Grimm,
Contes du foyer, n° 68; dans Müllenhoif, n° 27 des
Mœrchen; dans Prœhle .. fur die jugend; dans Asbjornsen
et Moë, Contes Norwégiens, n° 57; dans Glinski, Contes
slaves, tome l, p. 188 ... et d'autres recueils de différentes
nations; mais, il serait trop long de les analyser tous ici.
La jolie chanson de Magali, dans le poëme de Mireille,
de M. Mistral, semble aussi un écho des métamor
phoses dont sont remplis nos vieux contes.
la bride du cheval ou du collier du chien
A propos de
que l'on recommande si expressément de ne pas livrer avec
• ranimaI vendu, 6n peut faire les rappochements su:ivants:
Dans les !lI ille et une nuits, (histoire de Béder, prince de
Perse), la magicienne Lab ... changée en cavale, est au pou
prince~Béder, pendant qu'il reste possesseur de sa
voir du
bride. Chaucer, dans Squier's TaLe, fait une recommanda
tion analogue au sujet d'une bride. Dans le vingt-deuxième
du cinquième livre du recueil d'Affianassieff (Contes
conte
russes), le héros se change en chien et se laisse vendre par
son pére au diable déguisé en grand seigneur, mais, il lui
recommande de ne pas donner le collier. Le seigneur
achète le chien deux cents roubles, et il insiste, comme
dans le conte breton, pour av:)ir le collier et traite le vieil
lard de voleur, parce qu'il refuse de le livrer. Le vieillard
par laisser échapper le collier et le chien retombe au
finit
pouvoir du seigneur, c'est-à-dire du magicien ou du diable.
Mais, chemin faisant, un lièvre passe à côté de lui; le .
seigneur laisse le chien le poursuivre et perd celui-ci de
vue. Le chien reprend sa forme première, c'est-à-dire
celle d'homme, et vient rejoindre son père.
Dans le même conte, ]e jeune homme se métamorphose
de nouveau et ... cette fois, en oiseau, et, une troisième fois,
en cheval.
Dans l'excellent recueil : Les contes populaires de la
Grande Bretagne, par M. Loys Brueyre, page 252, sous le
titre Le Kelpie ou cheval d'eau, nous voyons un cheval qui
coutume de rôder 'sur les routes, harnaché comme un
cheval de selle, et. qui va audevant des passants comme
pour les inviter à monter sur son dos. Malheur à celui qui
commet cette imprudence, car aussitôt en selle, l'animal
part au galop et disparaît avec sa victime au foud d'un lac,
où elle devient à sa merci. Un jour, un nommé Mac
Grégor rencontra le Kelpie, et, comme il connaissait ses
ruses et ses perfidies, il tira son épée, marcha sur lui et lui
asséna un coup si terrible sur les naseaux, que l'animal
faillit etre jeté à terre. La bride du cheval ayant été coupée
du coup, Mac-Grégor en ramassa un morceau et le mit
dans sa peche. Quel fut alors son étonnement de voir' que
le cheval, au lieu de vouloir se venger, devint trés-doux,
trés humble, lui demandant poliment de lui rendre le
morceau qui manquait à sa bride! Mac-Grégor, devinant
l'importance de sa capture, répondit: Je vous rendrai
le morceau de bride à la condition que vous m'en révéliez
l'usage et les propriétés. Et le Kelpie répondit: « C'est
« dans notre bride que réside notre pouvoir de métamor
« phose, et, si nous la perdons, par une cause quelconque,
« notre puissance disparaît et nous sommes sans force,
« pendant vingt-quatre heures. Si ma bride n'avait pas été
« rompue, je vous aurais brisé tous les os. Mais, avec ce
« morceau de ma bride, vous êtes plus fort que moi et
« pouvez même devenir à moitié Kelpie, si vous le voulez.
« Regardez à travers les trous du cuir et vous Verrez des
« myriades d'êtres invisibles au commun des mortels:
« des fées, des sorciers, des démons qui voltigent autour
« de vous, et, comme doué d'une seconde vue, vous com
« prendrez toutes leurs machinations. » Mac-Grégor, en
tendant cela, jugea à propos de garder la bride et reprit
avec elle la route de sa maison, suivi du Kelpie suppliant;
mais, il ne se laissa pas fléchir et l'on prétend que la bride
est encore dans la famille des Mac-Grégor.
merveilleuse
Dans le Docteur Coathalec, version bretonne du même
cycle, se trouve un épisode que je n'ai rencontré que là, en
Bretagne. Le voici, en quelques mots: Le magicien a deux '
apprentis, Coathalec et un autre nommé le Drégon, et il
leur a fait signer un pacte, en entrant chez lui, par lequel
celui (1) qui sera le dernier dans son , cabinet, quand il
(i) C'est, sans doute, par suite d'une altération qu'cm ne donne que
deux élèves au magiCIen, qui devait en avoir plusieurs, comme on le
verra plus loin, dans 'une version islandaise .
reviendra: d'un voyage lointain qu'il entreprend, lui appar
tiendra pour toujours. Coathalec ne s'en effraie .pas et dit iL
son calnarade qu'il restera dans le cabinet, le jour de l'arrivée
et qu'il saura bien s'arranger de manière à lui
du magicien,
échapper. Et, en effet, quand le magicien revient de voyage,
nt Coathalec dans son cabinet, il lui dit: Tu sais
trouva
llOS conventions? Oui, répondit le jeune homme, le der
nier dans votre cabinet vous appartiendra. . Eh bien !
c'est toi. . Non, ce n'est pas moi. Qui donc, puisque
l'autre est .parti ~ -- Le voilà, tenez! Et Coathalec, debout
sur le seuil de la porte, éclairé par un rayon de soleil,
montra du doigt son ombre, qui se projetait jusqu'au fond
Le magicien, furieux, se jeta sur Pombre et la
du cabinet.
retint, pendant que Coathalec s'enfuyait, en riant aux éclats;
mais, on dit qu'a partir de ce moment il n'eut plus d'ombre.
Cela paraît être un souvenir un peu altéré de ce que l'on
Saemund-Ie-Sage, à qui l'on attribue le recueil
raconte de
l' A neienne Edda. Voici comment M. A. Gef
islandais de
froy raconte la chose, dans un intéressant compte-rendu du
docteur Konrad Maurer, Traditions populaires
livre du
t> Islande (1) :
Il Y avait autrefois a Paris une école de magie noire; les
leçons s'y donnaient dans une chambre souterraine, où nul
rayon de lumière ne pénétrait. Les écoliers restaient enfer
mès dans cette salle, pendant tout le temps de leur appren-
tissage, de. trois à sept ans, sans voir le jour et sans monter
une seule fois à la surface de la terre. Une main noire et
velue leur présentait, chaque jour, leur nourriture. Ils
n'apprenaient que dans des livres écrits avec des caractères
(i) Voir Revue des Deu.x-Mondes, liv. du US avril 1.860, p. 1Oi5. _.
Saemund, qui vécut de i056 il. B33, avait étudié à l'université de Paris,
et il avait un tel renom de science, qu'il passa pour magicien, de son
vivant.
de feu, qui brillaient dans les ténèbres. Il n'y avait qu'un
maître, qui restait invisible et seCl:'et : c'était le diable en
personne. Pour seul profit de ses leçons, le diable revendi
quand, à la fin de chaque année, une
quait, corps et âme,
promotion quittait l'école, celui des disciples qui sortait le
dernier; chacun espérait bien être alerte, ce jour-là, et
laisser quelq~'un de ses camal'ades en arrière. Le jour
ou Saemund dut sortir, ses études terminées, deux autres
Islandais se trouvaient avec lui. Craignant pour ses compa
triotes un sort funeste et comptant sur sa propre habileté,
s'engagea à sortir le dernier. Il jeta sur ses épaules un
grand manteau blanc, sans l'attacher ni le nouer d'aucune
façon: quand ses deux amis eurent passé, il se glissa rapi-
dement, laissant entre les griffes du démon, qui s'abaissaient
sur lui, le manteau seul; mais,. la porte de fer de la salle
souterraine se ferma cependant si vite par derrière qu'elle
écorcha un talon. Selon une autre version, quand Sae
.lui
mund quitta la prison, il avait le soleil en face, et le diable
ne prit que son ombre, qu'il retint. On reconnaît la légende
germanique dont s'est inspiré Adalbert de Chamisso, dans
le joli conte de l' Homme qui a perdu son ombre .
Un autre épisode que je ne trouve également que dans
deux de mes version, . Coadalan et le docteur Coathalec,
-' est celui de la tentative malheureuse . du héros pour se
rajeunir et prolonger indéfiniment sa vie. Voici comment
s'y prit le docteur Coatha.lec : Il commença par métamor-
phoser sa femme en belette, son valet de chambre, en cra
paud et la femme de chambre de sa femme, en vipère, afin
ne pussent pa.s · contrarier l'opération. Puis, il se fit
qu'ils
égorger par un valet fidèle, qu'il mettait dans la confi-
dence de tous ses secrets et de toutes ses aventures. Son
C01'pS fut alors enfoui dans un tas de fumier, sur lequel sept
nourrices devaient, à tour de rôle et pendant trois mois,
verser continuellement le lait de leurs seins. L'opération
manqua parce que les nourrices cessèrent, trois jours tl'Op
tôt, d'arroser le fumier de leur lait .
Le procédé employé par Coadalan diffère peu de celui
du' docteur Coathalec, et ne réussit pas mieux. ' Il se fit
,aussi mettre à mort, puis son corps fut coupé en menus
morceaux, que ron réunit dans une terrine, laquelle fut
dans un tas de fumier, où elle devait rester six
enfouie
par jour, une nourrice allaitant son premier
mois. Deux fois
arroser le fumier de
enfant, devait, pendant une demi heure,
l'endroit où se trouvait la terrine. Mais hélas!
son lait, à
elle s'endormit sur le fumier, trois jours avant la complète
et tout fut perdu. Quand on décou
expiration des six mois)
vrit la terrine, on y retrouva le corps du magicien entière
la vie y manquait encore.
ment reconstitué, mais
Il existe une légende d'une analogie frappante sur Virgile,
dont le moyen âge ava.it fait un tout-puissant enchanteur .
Onlit, en effet, dans un livre populaire du XVc siècle, intitulé:
Faictz merveiLLeux de Virgille, qu'après nombre d'autres
exploits merveilleux, « Virgile alla un jour trouver l'empe
reur Octavien (Octave-Auguste) et lui demanda un congé
de trois semaines, parce qu'il voulait s'absenter pour une
affaire qu'il avait dans la tête. Mais, l'emper'eur ne voulut
pas lui accordee le congé, parce qu'il l'avait toujours avec
auprès de lui. Quand Virgile l'eut vu, il s'en alla
plaisir
chez lui et emmena celui de ses gens en qui il se fiait le
et qui lui était le plus dévoué. Il a.lla avec lui à son
plus
château, hoes de la ville, et lorsqu'ils furent dans le châ-
teau, il lui dit: Mon chee serviteur, comme je me fie plus
autres gens et que tu m'es plus dévoué
en toi qu'en nos
oedre que je ne donnerais
qu'eux tous, je vais te donner un
à aucun autre homme qui soit en vie. Alors, il conduisit son
serviteur dans la cave, où il avait fait une belle lampe qui
brûlait toujours et il lui dit: Vois-tu le tonneau qui est
là ~ Le serviteur répondit: oui. Alors Virgile lui dit: -
Il faut que tu me sales dans ce tonneau; mais auparavant,
tu hacheras mon corps en morceaux, et tu partageras ma
tète en quatee. Puis) tu placeeas ma tète sue le fond du
tonneau et les autres morceaux par dessus, et le cœur
au milieu. Quand cela sera fait, tu mettras le tonneau
sous la lampe, 'de sorte qu'elle y dégoutte, jour et nuit, et,
pendant neuf jours, tu l'empliras, une fois par jour, et tu
n'oublieras point, car alors je serai régénéré, je redevien
et vivrai longtemps, si la puissance d'en haut
drai jeune
le permet. Quand le serviteur eut entendu cela, il se l'écria
et dit: Mon cher maître, je n'Em ferai rien; je ne veux
pas vous tuer. .. Alors Virgile dit: « Je désire que tu le
fasses, car il n'y a aucun danger. » Et Virgile parla tant et
menaça tellement son serviteur, qu'il finit par faire ce que
avait commandé. Ille coupa en pièces, le sala'
Virgile lui
lampe., qui devait
dans le tonneau, et suspendit au-dessus la
y dégoutter toujours. Aprés quoi, il sortit du château. Mais,
chaque jour, il y revenait et remplissait la lampe, comme
avait ordonné. L'absence de Virgile pesait
Virgile le lui
l'empereur; car il ne l'avait pas vu depuis long
beaucoup à
temps; mais Virgile était mort et gisait dans la ca\e. Le
septième jour vint, et Virgile ne reparaissait pas; alors
l'empereur se fit amener le serviteur qu'il savait ètre le plus
aimé de Virgile et lui demanda où était son maître. Le
serviteul' répondit: Gracieux seigneur, je n'en sais rien;
voilà sept jours qu'il est parti et j'ignore où il est allé.
L'empereur dit: Tu mens; si tu ne me montres pas ton
tu vas mourie ! Alors le serviteur se récl'ia, et dit:
maître,
- Gracieux seigneur, voilà maintenant sept jours que je -
suis allé avec lui à son château; je l'y ai laissé, et depuis
• au château avec l'empe
je ne l'ai pas revu. Il lui fallut aller
reur. L'empereur entra avec sa suite au château, et chercha
Virgile, dans tous les:coins, Et comme il ne le trouvait
point, il alla dans la cave, et vit la lampe pendee sur le
tonneau où la chair salée de Virgile avait été mise, et il
demanda au serviteur: Qui t'a rendu si osé, de tuer ton
maître ~ Le serviteur ne répondit point, et l'empereur en
colère tira son sabre et le tua. Tout aussitôt, devant l'empe
reur et toute sa cour, un petit enfant nu tourna trois fois.
en courant autour du tonneau et s'écria: « Maudits soient
le jour et l'heure où tu es venu ici! » , . Aptès quoi le petit
enfant disparut. Perso'nne ne l'a plus revu, et Virgile resta
mort, dans le tonneau (1). »
Les deux épisodes que j'ai citt3s plus haut de la malheu
reuse tentative de Coadalan et du docteur Coathalec pour
se rajeunir semblent bien être un sou 'lenir altéré de cette
dernière aventure du Virgile magicien du Moyen-Age. .
On trouvera sans doute que j'en ai déja dit fort long a
propos du CO~l te du ftJagicien et son valet ou apprenti; et
pourtant j'aurais encore beaucoup à ajouter, pour être com
plet. On connaît aujourd'hui tant de variantes de presque
toutes les fables, chez toutes les nations, que l'éditeur d'un
volume de contes populaires doit le faire accompagner d~un
autre volume, sinon deux, de commentaires et de rappro
chements, ou s'en abstenir absolument. C'est ce dernier
parti que rai cru devoir prendre, dans trois volumes de
contes populaires bretons que j'ai actuellement sous presse.
J'estime, d'ailleurs, que tous les rapprochements ont été
déjà faits ou peu s'en faut, et qu'il ne reste plus guère qu'à
répéter ce qui a été déjà dit, en France et à l'étranger, -
à l'étranger surtout.
Quimper, le i2 août iS8a.
F.-M. LUZEL.
(i) Voir: Mélanges archéologiques et historiques, par M. Edélestand
du Méril, page ~33.
BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. Tome XII. (Mémoires). 26