Responsive image
 

Bulletin SAF 1885


Télécharger le bulletin 1885

Traditions populaires de la Basse-Bretagne. L’Ange et l’Ermite.

M. Luzel

Avertissement : ce texte provient d'une reconnaissance optique de caractères (OCR). Il n'y a pas de mise en page et les erreurs de reconnaissance sont fréquentes


TRADITIONS POPULAIRES DE LA BASSE-BRETAGNE
L'ANGE ET L'ERMITE.
VERSION BRETONNE .

Ce qui me frappa le plus, lorsque je commençai à recueil-

lir les contes populaires de la Basse-Bretagne, il y a en­
viron vingt ans, ce fut la ressemblance et souvent l'identité,
quant au fond et dans ·les moindl'es ,détails, que j'y
remarquai avec les contes merveilleux soit français, soit

étrangers que je connaissais déjà, comme, par exemple, les
Contes des Fées de Char les Perrault, ceux de Mme d'Aulnoy,
les Contes du foyer des frér" es Grimm et les Mille et une
nuits. Séduit et entraîné par l'attrait de ces recherches et

la curiosité des rapprochements, à mesure que s'accroissait

ma moisson de traditions bretonnes, je m'efforçai de me
mettre au courant des études et des publications faites sur
le même sujet, chez les autr~s nations, qui, pour la plupart,
nous avaient devancés sur ce point, et je lus alors un nom­
bre considérable de contes de toutes les provenances, depuis
l'Inde et le Mongoljusqu'à la Suéde et la Norwège, et les res­
semblances, à mesure que s'étendait mon horizon, m'intri- .
guaient et me préoccupaient chaque jour de plus en plus. Je
retrouvais dans nos campagnes, parmLnos populations agl'i­
~oles ou ouvrières, tous les contes (1) du recueil de Perrault,
mélangés presque toujours d'éléments empruntés à d'autres
fables et modifiés de différentes façons, quant à la forme,
parfaitement reconnaissables néanmoins, sur les points
essentiels et les grandes lignes de la fabulation. Mais, fy

(1) Sauf Riquet il la Houppe, que l'on ne retrouve . nulle part et que
l'on s'accorde il attribuer il l'invention de Perrault. .

trouvais bien d'autres contes que ceux de Pel'l'ault, de
Mme d'Aulnoy . et de Mme Leprince de Beaumont, et je
m'assurai que la plupart des fables et des récits Slaves de
Vuk Stéphanovitch, de Glinski, d'Erben et de Bogena Nem­
çova, dont M. Alexandre Chodzko nous a donné un choix si
attrayant, sous le titre de : Contes des paysans et des pâtres
Slaves; et un trés grand nombre de ceux de Boccace, ·de
Jambattista Basile, de Straparola, pour l'Italie ; de J,-F.

Campbell, pour les Gaëls d'Écosse; de Patrick Kennedy,
pour l'Irlande; des (lesta Romanorum .. du DoLopathos -
et maints autres recueils, existent également en Basse-
. Bretagne.
Bien mieux, en poussant plus loin mes investigations,
avec les orientalistes et surtout SylvestJ'e de Sacy, Loiseleur
Deslonchamps et son savant livre: Essai sur Les fablés
indiennes et Leur propagation en Europe, je reconnus que
presque tous ces récits et ces fables gracieuses et poétiques
qui, depuis tant de siècles, ont été jusqu'à nos jours le
charme, la consolation et presque l'unique littérature des
ouvrières de tous les pays, nous
populations agricoles et
viennent de l'Orient et se trouvènt dans des recueils arabes,
pel'sans ou hindous connus sous les noms de : CaLiLah et
Dimnah .. L' Hitopadesa, le Pantchatantra, dans les Mille et
une nuits et des poëmes antérieurs de plusieurs siècles à

l'ère chrétienne, comme le Ramayana .. le lklahabharata et
le Schah- Naineh .
A voir cette 'diffusion générale et le fonds commun de
fables et de merveilleux sur lequel vit l'humanité, depuis son
berceau, cette question se pose et s'impose d'elle-même à
la critique : Comment s'est opérée la propagation des fables
indiennes, depuis les bords de l'Indus et du Gange, jusqu'à
ceux de rOdet et du Steyr ~ Différentes solutions 'ont été
proposées, et la question ne paraît pas encore définitive­
• ment résolue. Deux systèmes sont toujours en presence'

trop absolus l'un et l'autr'e, croyons-nous, et contenant
chacun une part d'erreur et une part de v'érité, tout
comme les systèmes d'interprétation mythologique et
évéhmériste, dans la même question, des contes populaires.
Les partisans du systéme du fonds commun~ dont
M. Benfey, l'auteur de la savante préface du Pantchatantra,
parait étl'e, sinon l'inventeur, du moins la principale auto­
rité, veulent qu'à l'époque incon~ue, mais trés éloignée, de
leurs immigrations en Europe, les différentes nations d'ori­

gine aryenne (c'est-à-dire presque toutes celles qui habi-
tent aujourd 'hui l'Europe, à l'exception des Hongrois, des
Finnois et peut-être des Basques), aient emporté des lieux
où fut leur berceau un fonds commun et primitif de tradi­
tions orales, sur lequel elles ont vécu depuis, tout en les
modifiant constamment, selon les latitudes oû. elles se sont
fixées et le degré de civilisation auquel elles sont parvenues.
Ce système, qui a étè fort en vogue jusqu'à ces derniers
temps, semble perdre du terrain aujourd'hui. On lui objecte
en effet, et non sans raison, que l'on trouve ailleurs que
chez les nations d'origine aryenne (chez les Zoulous de
l'Afrique méridionale, par exemple, et différents peuples du

Nouveau-Monde), des traditions dont la ressemblance avec
indiennes ne peut être nièe.
les fables
L'autre système est celui de la propagation par l'ècriture
et le contact direct des peuples de l'Europe avec ceux de
l'Asie.
Les communications directes de l'Europe avec l'Orient,

dans le haut moyen-âge, ont été plus fréquentes qu'on ne
]e croit génèralement. Les fables indiennes ont bien pu nous
arriver par les Persans, les Arabes, les ,Sarrazins, à l'épo­
que des Croisades, et même antérieurement. Elles ont pu ,
pénétrer jusqu'à nous par une autre voie encore, celle de
Constantinople, dont les rapports avec l'Europe ont été
constants, dès les temps les plus reculés. Cela a été du reste

prouvé pertinemment par les belles recherches de Sylvestre
de Sacy, Loiseleur Deslongchamps, Max Müller et d'autres
encore. Donc:, la propagation par la voie de l'écriture et le

contact direct des nations me paraît la plus rationnelle et
la mieux appuyée par des preuves historiques; mais, il
convient aussi de faire la part de l'autre système, bien que

plus restreinte. .
Je ne m'engagerai pas dans la discussion de l'interpréta-
tion mythique ou évéhmèriste des fables populaires, qui
divise aujourd'hui la critique. Je constaterai seulement que
l'école mythique, rudement battue en brèche par un groupe

de savants mythographes, entr'autres M. A. Lang, en
Angleterre, et MM. A. Barth, Henry Gaidoz, Eugène
Rolland et Emmanuel Cosqllin, en France, semble perdre
tous les jours du terrain, mais, sans se rendre pourtant,
bien qu'elle se soit sèrieusernent compromise par des
conclusions trop absolues et des exagérations qui frisent le
ridicule, en voulant tout interprétel' par les combats de la
lumière et des ténèbres, le jour et la nuit, le printemps et
l'hiver, le soleil, la lune, l'aurore, l'orage, les vents et autres
agents météorologiques. Tout s'explique le plus facilement
du monde, dans ce système, trop facilement même, pour
qu'on n'y ait qu'une confiance limitée.
Je pourrais, a prèsent, m'occuper de nos conteurs populai­
res et de leurs récits, en génèral; décrire les différentes .

. maniè'res des premiers; parler de leur auditoire et de leu'rs

formules et usages traditionnels; essayer de caractériser et

de classer les contes; faire l'inv'eniaire des ressorts sur

lesquels ils sont bâtis; énumérer les agents merveilJ ,.o ux qui
leur sont les plus ordinaires; faire ressortir la syn)~ ;:'1 t i; et
la commisération pour les petits, les faibles, tous les
disgraciés de la natul'e et l'esprit de mansuétude univor­

selle pour les êtres dela création dont ils sont remplis;
mentionner la réciprocité de services que se rendent les héros

de ces récits et les chers animauœ du Bon Dieu, comme ils
les appellent, et la confraternité réelle q~i existe entr'eux ';
enfin signaler le merveilleux tout naturaliste qui déborde
de ces naïves et aimables ceéations qui remontent, pour'la
plupart, aux origine~ de notre civilisation: mais, tout cela
m'entraînerait teop loin et il est temps que farrive à m'on
véri table sujet, qui est la: légende de l'El;mite et de l'Ange,
dans sa forme bretonne, ou de t Ermite qui s'accompaigna
à l'Ange, comme disent nos vieux fabliaux.
M. Gaston Paris, avec un talent d'exposit.ion et une
science hors de pail', dans une très savante dissertation
critique sur le mèmesujet, lue dans la séance publique
an'nuelle de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,
1880, rapporte, compare et commente toutes
le 12 novembre
les versions connues de cette légende, et fait allusion à une
version ' répandue en Basse-Bretagne et qu'il paraît igno-
rer. Cette version, je l'ai recueillie et je désire la faire con­
naître. La voici, reproduite fidèlemen,t telle que je l'ai
recueillie, en breton, il y a déjà plus de dix ans, de la bouche
de la conteuse à qui j'ai le plus d'obligations, une pauvre
mendiante du' nom de 'Marguerite Philippe, de la commune
de Pluzunet, arrondissement de Lannion:
L'ERMITE VOYAGEANT AVEC UN INCONNU.
Il Y avait autrefois (il y a beau temps de cela), un vieil

ermite qui s'était retiré, pour faire pénitence, dans le bois

de Kerisec'h, à : peu près, dit-on, à l'endroit où l'on voit

aujQurd'hui la chapelle de Saint-Antoine, non loin de Guin­
gamp. Le saint homme vivait là des aumônes des âmes cha-
ritables et passait presque tout le temps en prière.
Uil jour, le fermier de Kerisec'h, en revenant de conduire
ses vaches au pâturage, trouva sur la route le corps d'un
, homme mort. C'était celui d'un marchand, qui avait été à
une foire à Guingamp et que des voleurs avaient assassiné

pour lui enl~ver son argent. L'ermite l'avait vu tuer, du
seuil de son habitation; mais, comme il était en prière et
. qu'il avait fait vœu de ne jamais s'interrompre ni se laisser
distraire, pour quelque motif que ce fût, quand il priait, il
n'avait pu lui porter secours. D'un autl'e c6té, les ermites
ne peuvent dénoncez' personne, de même que les prêtres
ne peuvent révéler le secret de la confession (1).
Ln fermier s'arrèta près du' cadavre pour J'examiner et
voir s'il l'avait connu, quand il était en vie. Mais, en ce
moment arrivèrent des archers de Guingamp, qui, le pre-
nant pour l'assassin, l'arrètèrent et le conduisirent en

prison, malgré ses protestations.
Le vieil ermite vit enCOl'e tout cela, du seuil de sa hutte,
et il regretta d'ètre obligé de garder le s~lence; mais, il
fut tell ement indigné qu'il s'écria:
Eh bien! Dieu n'est pas juste, s'il laisse punir le fer­
mier de Kerisec'h, pour un crime qui a été commis par un
autre! Aussi, s'il est condamné, je quitte ausit6t mon ermi­
tage et je· renonce à la pénitence et aux austérités de la vie
que je mène ici, depuis longtemps, puisque je n'en serai
. sans doute pas récompensé .
Le fermier fut condamné a mort et exécuté, peu de temps
après.
Quand l'ermite apprit cela, il fit comme il avait dit: il
quitta son ermitage dans le bois et se mit a voyager.
Comme il allait par le chemin, triste et réveur, il rencon­
tra un jeune homme qu'il ne connaissait pas, et qui l'a­
borda et lut dit:
....,.- Salut, mon père ermite; où allez-vous ainsi ~
- Je vais voyager, dans le monde.
Vous abandonnez do"nc votre ermitage?
(:1) J~ reproduis scrupuleusement le récit de ma conteuse, mais je
doute que les solitaires d'autrefois fissent réellement de semblables vœux .

- Oui. A quoi sert, en effet, de prier et de faire pénitence,
puisque Dieu n'est pas juste ~
- 'Comment osez-vous parlee de la sorte, mon père?
_ Et pOUl'q uoi ne pal'lel'ais'-je pas de la sOl'te, puisque le
fermier de Kel'isec'h a été mis a mort pour un crime qu'il
n'avait pas commis ~
- Dieu, mon pére, sait la vérité, et s'il a pel'mis que le
fermiel' de Kerisec'h fût mis a mort, c'est qu'il l'avait sans
doute mérité.
- Arrive qu e pourra, je ne veux pas mener la vie d'er­
mite plus longtemps, et je v.ais voyager pour chel'cher
dans le monde l'explication des injustices que je voi's.
, . C'est bien: mais, voulez-vous me permettre de faire
route avec vous:
Volontiers, car mieux vaut avoir un compagnon de
voyage qu'étre seul en route.

Les voila donc voyageant de campagnie. Ils logérent, la

première nuit, dans 1a maison d'un seigneur riche et qui
n'avait qu'un enfant en bas-âge. CJétait un enfant gâté, et
son père et sa mère faisaient toutes ses volontés et le re­
gardaient en quelque sorte comme leur dieu. Pendant
le ~' rs prières même, leur esprit était uniquement occupé
de lui. '
A l'heure ou tout le monde dormait, dans la maison, le .
compagnon de l'ermite quitta son lit, se dirigea avec pré-
caution vers le berceau de l'enfant et , l'étouffa, sans qu'il
fit entendre un seul cri, et personne n'en sut rien, pour le

moment, pas même l'ermite.

Le lendemain, les deux voyageurs sa levèrent de bon
matin et partirent. Quand ils furent a quelque distance de
la maison ou ils avaient passé la nuit, l'inconnu dit au
vieillard:
- Vous ne savez pas, mon père, ce que j'ai fait, la nuit
passee

-Qu'avez vous donc fait?
- A l'heure où tout le monde dormait, vous-même comme
les autres, j'ai quitté mon lit, fout doucernent, êt rai
étouffé dans son 'berceau l'enfant uniq ue de nos hôtes .
- Grand Dieu! que me dites-vous '~ Vous n'avez pas
fait cela! ...
Je rai fait, vous· dis-je, et cela pour le bien de l'en-
fant et celui de ses parents. .
Comment pouvez-vous parler de la sorte?
N'avez-vous pas remarqué que c'était là un enfant

gâté, et qu'il faisait négliger Dieu à son pére et à sa mére,
au point qu'ils n'étaient occupés que de lui, même pendant
leurs priêres? A présent, ils n'auront plus de ces distrac-
tions et ils seront sauvés, au 'lieu que si l'enfant leur était
resté, ils se seraient perdus, à cause de lui., et l'enfant lui
même aUl'!1it été perdu, parce qu'ils l'élevaient mal.
- ' Pressons le pas, dit rermite effrayé, cal' on ne man-
• quera pas d'envoyer à nptre poursuite. .
Et le vieillard paraissait très-inquiet et se disait à part
SOI:
-- Quel compagnon de voyage ai-je donc trouvé là?

C'est sans doute un démon, et je ferais peut-être bien de

me séparer de lui.
Plus loin, comme ils passaient un pont sur une riviére,
ils rencontrèrent un vieux mendiant, et comme il y avait
deux routes qui aboutissaient au pont, de l'àut.re . côté, .
nnconnu lui demanda quelle était celle qui conduisait à la .
ville voiSIne. Le mendiant la lui montra avec la main. '
Pour l'en remercier, l'autre le poussa de l'épaule, et le men­
diant tomba dans la rivière, où il se noya.
- Qu'as-tu fait là, malheureux?' s'écria le vieillard, en

levant les mains au ciel. Je ne veux plus de ta société" car

tu ne peux 'être qu'un démon. Séparons-nous, ici même;
va par un de ces deux chemins et moije suivrai l'autre .

Écoutez-moi auparavant) mon père, dit l'inconu, et
·vous verrez que je n'ai rien fait de mal, bien au contI'aÏl'e .

Ce mendiant avait été un honnète homme, toute sa vie,

jusqu'a pl'ésent; mais, il allait cesser de l'étre: à quelques
pas d'ici, si je l'avais laissé vivre, il aurait assassiné un
autre mendiant, pour le voler. Alors, il aurait été damné
pour l'étemité, et à présent, il est sauvé. Vous voyez donc
que, loin de lui faire du mal, je lui ai rendu ser'vice .
L'ermite grommela quelques paroles, d'un air mécontent
et peu convaincu, et ils continuèl'ent.leut' route) en silence.
Ils arrivèrent alors a une gt'ande lande, où ils aperçut'ent

une pauvre hutte construite avec de l'al'gile et des mottes
de terre et recouvel'te de fougère sèche et de joncs des
marais. Là habitait un vieux solitaire, qui s'y était retiré
du monde pour faire pénitence. Les deux ermÎtes se saluè-
rent. .
-,. Salut à vous, mon frère ermite, dit le voyageur.
- Je vous salue, mon frère, rèpondit l'au tre, qui le re-
connut; où allez-vons de la sorte ~
-, Je vai.3 voyager dans le monde, mon fr-ère.
- Quoi! vous renoncez donc à la solitude et à la pé-

nitence ~
Oui; à quoi bon, . en effet, mener une vie si dure et
sans espoir de l'écompense, puisque Dieu n'est pas juste?
- Dieu! que c1ites- vous la, mon frère r Il faut que vous
ayez perdu la tête, pour parler de la sorte. Que vous est-il
donc arrivé r .
Non) je n'ai pas perdu la tète, mon frère, et je vous

le répète: Dieu n'est pas juste, puisqu'il a permis que le
fermier de Kérisec'h ait . été mis à mort, pour un crime
dont il était innocent. Je le sais bien, r:noi, car j'ai tout vu,
du seuil de mon .ermitage, et je connais le coupabl~ ; mais;

vous savez que je ne puis le dénoncer. Quittez donc votre

ermitage et venez avec nous;

BULLETIN ARCHÉOL. DU FINISTÈRE. Tome XII. (Mémoires). 8

Non, mon frère, je ne suivrai pas votre conseil, et je
veux mourir ici. Mais, le soleil est déjà couché, et vous ne
trouverez pas à loger dans les environs; restez donc passer
la nuit avec moi: je partagerai avec vous, de bon cœur, le
peu que j'ai: du pain d'orge, quelques racines et de l'eau
claire.
Ils passèrent la nuit avec l'ermite de la lande. Le repas
fut des plus frugals; il Y eu pourtant un peu de vin vieux,
pour terminer, dans une belle coupe d'or, qu'on se passa

de main en main, et que le vieillard fit admirer a ses hôtes .
Le lendemain matin .. les deux voyageurs se remirent en
route. Chemin faisant, l'inconnu retira de sa poche la coupe
d'or de l'ermite, qu'il lui avait dérobée pendant la nuit, et
la montra à son compagnon.
Comment! s'écria celui -ci, tu es donc aussi
voleur! Pourquoi as-tu pris sa coupe d'or à ce pauvre

ermite, puisque c'était là toute sa joie et tout son bonheur!

-- C'est précisément à cause de cela, mon pére. Il était
trop heureux et trop orgueilleux de posséder une si belle
coupe, et son esprit n'était occupé que d'elle, même quand
il priait; de plus, il y b.uvait trop souvent et sYenivrait
presque tous les jours, car il ne manque pas de vin, bien
qu'il ne nous en ait donné que très-peu, et il aurait été
damné è, cause de sa coupe. .
L'ermite ne voulut pas continuer de voyager avec un tel
compagnon, et il retourna a Kérisec'h. L'inconnu le suivit.
Comme ils allaient à travers les terres de la ferme, ils
aperçurent dans un champ des pelles et des marres aban-
données sur les sillons par les laboureurs, qui étaient
. allés dîner.. L'inconnu prit une pelle et se mit à fouir
la terre; il mit à nu un crâne et d'autres ossements
humains; il fit un second trou, 'lm peu plus .loin, et y
trouva encore un crâne et des ossements humains; enfin,

dans un troisième endroit, il trouva la même chose. L'ermIte
était eff~ayé de ce qulil voyait.

. ,- Que signifie tout ceci ~ aemanda-t-il.
_ Cequevous voyez, mon père, lui répondit l'autre, n'est
• autre chose que les ossements de trois hommes qui ont
été assassinés et enfouis ici par le fermier de Kérisec'h,
celui-là méme que vous ceoyiez un honnète homme.
Est-ce possible, mon Dieu 6 ? s'écl'ia le vieillard.
Cet homme, reprit l'inconnu, n'avait pas tué, il est

vrai, le marchand que vous avez vu assassiner, du seuil
de votre ermitage; mais, il n'en n'était pas moins un gl'and
. ~riminel, comme vous le voyez, et c'est justement que
Dieu a pel'mis qu'il fût mis à mort. Retournez donc à votre
ermitage; continuez de prier et de faire pénitence., sans
essayer de pénétrer les desseins secrets de Dieu, et ne dites
. plus qu'il n'est pas juste, quand vous ne les comprendrez
pas. Je suis votre bon ange, envoyé pour vous détourner
de la mauvaise voie ou vous vouliez vous engager et vous
empêcher de vous perdl'e. Priez et faites pénitence, et le
Seigneur miséricordieux vous appellel'a bientôt à lui, et
vous prouvera qu'il est la justice même et qu'il récom-
pense chacun selon ses œuvres. .
L'ange prit alors son vol vers le ciel.
L'errmte versa des larmes abondantes, retourna iL son
ermitage, ou il redoubla de prières et d'austérités, et Dieu
l'appela iL lui, tôt après.
savait profiter de tout ce qu'il lisait ou enten­
Voltaire, qui
dait, lut l'Ermite du poète anglais Parnell, pendant son
séjour en Angleterre, et y trouva la légende de l'A n{Je et
de l' Hrm ite, qu'il introduisit plus tard dans son joli conte de
Zadig. Cette légende, en effet, servait admirablement bien
les intentions philosophiques qui le guident, ùans ce conte,
comme dans celui de Candide, conçu dans le méme ordre
d'idées. L'optimisme était en vogue, de son temps, comme

l'est aujourd'hui le pessimisme, avec Schopenhaüer, Léo­
pardi et Hartmann. Tout en pal'aissant, avec son docteur
. Pangloss et l'ange de la légende, croire que tout est pOUl' le

mieux, dans le meilleur des mondes possibles, nul ne s'y '
trompe, et l'on sen t parfaitemen t que c'est une thèse tout
opposée qu'il veut servir et qu'une cruelle ironie, soutenue
par une verve endiablée et un esprit étincelant, remplit d'un
bout à l'autre et Zadig et Candide. La vertu et le mérite
finissent bien par y ètre récompensés, parce que c'était le
. dénouement obligé de tous les romans et de tous les contes
du temps, et Zadig épouse la princesse A starté et
devient roi de Babylone, tandis que Candide et Cunégonde
et le docteur Pangloss et les autres se retrouvent aussi
réunis et vivent heureux ensemble, en cultiv,ant leurja~?din;
mais, après quelles aventures, quelles épreuves et quelles
avanies, vous le sa vez!
L'intercalation de la légende de l'Ermite et de l'Ange dans
Zadig la rendit populaire en France, et ron crut générale­
ment qu'elle était de l'invention de Voltaire, jusqu'au
moment où Fréron, environ vingt ans après la première
édition, découvrit que le conte se trouvait dans lé poëte
anglais Parnell, et en mena -grand bruit et accusa Voltaire
de plagiat. Ce n'était réellement pas un plagiat, mais une
adaptation permise et comme Shakespeare, Molière et La
Fontaine en présentent tant d'heureux exemples. Du reste,

Parnell n'était pas plus que Voltaire l'inventeur du conte,
et si FrérO.n avait été plus savant en ces matiè'res (et il
était bien excusable de ne pas l'être, à une époque où la
critique des fables et traditions populaires n'était pas encore
née), il aurait vu, d'abord que presque tout Zadig est com­
posé d'apologues et de légendes orientales, reliées entre
elles par un lien fort l,éger, et que l'histoire merveilleuse de
l'Ermite et de . l'Ange n'était pas aussi nouvelle qu'il le
croyait. Elle. avait été racontée, avant Parnell, en anglais,

pal' sir Percy Herbert et par le théologien platonicien
Henry More; en fl'ançais, par la visionnaü'e Antoinette
Bourignon, et en allemand, longtemps auparavant, par

Martin Luther.
Tous l'avaient empruntée à des fabliaux, ou d'autres
, récits du moyen-âge, dont les pdncipaux se trouvent dans
les sermons de l'archevéque de Tyr, Jacques de Vitry, mort
en 12 lO; dans la Scata cœ/i du dominicain Jean Le Jeune,
qui vivait au commencement du XIVe siécle; dans la .
grande compilation connue sous le nom de Gesta Roma- _
norum, que l'on Cl'oit ~voir été rédigée en Angleterre, à la
fin du XIIIo siécle, et dans un conte oufabliau français qu'on
peut faire remontér au règne de saint Louis, et qui a été
publié en 18'23, dans le recueil de fabliaux du moyen-âge de
, Barbazan et Méon, et aussi dans celui Le Grand d'Aussy,
sous le titre de : L'E,"mite qui s'accompaigna à t'A nge (1),
La source la plus reculée où sern:blent avoir été puisées
toutes les versions du 'moyen-âge doit étre un texte plus
bref et plus simple que celui des recueils de Barbazan, Méon
et Le Grand d'Aussy, et q,ui se trouve dans les Vitœ
Patrum, ou Vies des Pèr/s du désert. Cette version ne
contient que trois épisodes: plat enlevé à un saint homme

qui a donné l'hospitalité 3·UX deux voyageurs; le fils de

leur hôte envoyé après eux pour réclamer le plat, jeté dans
une rivière et noyé; et enfin, le p}a.t donné à un riche abbé
qui les avait mal accueillis et fait coucher dans une étable.
Bien que cette version, signalée pour la première fois
par Victor Le Clerc, dans · un manuscr·it du XIVe siècle
à la bibliothèque Mazarine, à Paris, ' soit aussi
conservé
simple que la nôtre, cene-ci ne doit pourtant pas en '
dériver. Les différences sont, en effet, trop fortes pour que
(1) J~ dois dire que presque tous mes renseignements sur ces sources
sont pUlsés au rapport de M. Gaston Paris dont j'ai déjà parlé .

cela puisse être et le récit breton se fait l'emarq uer par un
caractère distinct et consel've son originalité et son avan­
tage SUl' l'autre. Mieux conduit, généralement, plus précis
et plus satisfaisant dans son exposition et son dénouement,

il pal'aît aussi plus confol'me à la réalité.
Voici, du reste, la traduction légèrement abrégée de la
version du manuscrit du XIVe siècle extraite des Vitœ
patrum, rédigées d'abord en grec et traduites plus tard en
latin, à différentes époques qu'on ne peut bien préciser,
mais, antérieurement au VIlle siécle, paraît-il. .
« Il y avait en Egypte un solitaire qui demandait à Dieu
« de lui monlrer ses jugements. Un jour, un ange de Dieu,
« sous l'apparence d\m vieillard, lui apparut et lui dit:
« Viens, parcourons ce désert; a llons chez les saints
« pères qui l'habitent et obtenons leurs bénédictions.
« Ils pat'tirent, et après beaucoup de fatigue, ils arrivè­
« rent à une grotte où ils tt'ouvèrent un saint homme qui
« les reçut fort bien, leur lava les pieds et leur offrit ce
« qu'il avait. Au matin, quand ils le quittèrent, l'ange prit
« en cachette le plat dans lequel il leur avait servi à man­
« ger. L'ermite se disait: Quelle idée a-t-il eue.d'enlever
. « son plat à ce sain t hom 111 e, qui nous a reçus en si grande
« charité? Or, leur hôt e envoya après eux son fils, qui
I( les t'ejoignit et leur dit: ' - Rendez h~ plat que vous avez
(r p.ris. L'ange lui dit : . C'est mon compagnon, qui me

« précède, qui l'a : va le :lui demander. Et comme le
« jeune homme passai t devant, il le pous~a dans le précipice
c( qui longeait la route, où il .périt. L'et'mite voyant cela,
« fut rempli de tel'reur et dit: Malheur à moi? qu)avons-
« nous fait à notre excellent hôte? Après l'avoir volé, nous
« tuons son fils!

« Ils marchèrent enCOl'e et ils arrivèrent à uno petite

« maison où vivait un abbé' aveè deux disciples. Ils frappè-
« rent à la pode, mais. l'abbé leur fît dit'e : ReÜrez-vous,

« je n'ai pas de place à vous donner. . Ils le supplièrent de
« leur laisser passer la nuit sous son toit, car ils étaient
« très-las; mais il refusa encore. Ils insistèr'ent : Les
« bètes féroces, dirent-ils, vont nous dévorer, si tu ne
« nous accueilles. Enfin, l'abbé impatienté, dit à un de
« ses disciples: Mène-les à rétable. Al'l'ivés là, ils
« demandèrent de la lumière pour voir où ils pouvaient se
« coucher; elle leur fut refusée. Ils demandèrent à se
« r"estaurer: un des disciples leur apporta un peu de pain

« et d'eau, en leur disant: C'est sur ma portion que je
« vous le donne; faites que me n Inaître n'en sache rien.
(f Ils restèrent toute la nuit ainsi , étendus sur la dure. Le
« matin venu, l'ange dit a un des disciples: . Prie ton
« maître de nous accOT'der audience; nous avons quelque
« chose a lui donner. L'abbé étant venu, range lui offrit
« le plat qu'il avait enlevé au saint homme.
« Ils reprirent leur route. L'ermite ne sachant pas que ce

« vieillard fût un ange, lui dit avec indignation: Éloigne-
« toi de moi; je ne veux plus de ta compagnie. Tu enlè­
« ves son bien à cet homme qui nous a si bien reçus, tu fais
« périr son fils, et ce que tu lui as . pris tu le donnes à un
« homme qui ne craint pas Dieu et qui n'a compassion de
« personne! L'ange 1 ui répondit: N'as-ill pas de­
« mandé à Dieu de te faire voi l' ses jugements? J'ai été
« envoyé pour te les montrer. Le plat que j'ai dérobé au
« saint homme n'avait pas unA bonne origine, et il ne

« convenait pas qu'un homme si bon et si pieux eût chez
« lui quelque chose de mal acquis; ce qui était mauvais a
« été donné au mauvais, pour compléter sa perte. Quant
« au fils, si je ne l'avais pas tué, il aurait assassiné son
« père, la nuit suivante.
« Alors l'ermite, connaissant que c'était un ange qui lUl
« parlait tomba à ses pieds, la face contre terre. L'ange
« disparut, et l'er'mite comprit que les jug~ments de Dieu
« sont justes,' J)

Comme on le voit, ce récit diffère SUI' plusieurs points au
nôtre D'abord, le motif du départ de l'ermite pour voyager
dans le monde est a peine indlq ué, en deux lignes seule­

ment; il en est de méme du denouement. Dans la version
bretonne, au contraire, nous trouvons une mise en scène
plu" habile, dans sa simplicité méme,' et le petit drame, avec
la leçon morale qui s'en dégage, suit une marche réguliére
et logique! Nous assistons à l'assassinat du marchand qui
revient de la foire de Gu'llgamp,; à l'indignation du vieux
solitaire de voir le fermier de Kerisec'h arrêté comme
coupable par les archers; puis au doute qui le tourmente,
quand il apprend qu'îl a été condamné et mis à mort pour
un crime qu'il n'a pas commis et dont il connaît l'auteur;
enfin, nous le voyons quitter son m'mitage et renoncer ~ux
austérités de la vie érémétique, ponr chercher dans le

monde IJexplication d'une énigme qui a embarrassé tant
d'autres, depuis le saint homme Job: le méchant prospèl'e
et triom phant et le juste persécuté et mal,heurenx. C'est en­
core un avantage du récit breton sur l'autre que de voir, au
dénouement, l'ennite en révolte ramené par l'ange à son
point de départ pOUl' y recevoir la démonstration matél'ielle
et palpable de la culpabilité de l'homme qu'il croyait inno­
cent et de la justice de Dieu.
Dans les tl'ois épisodes du corps du récit, les différences

ne manquent pas non plus, Dans la vel'sion dérivée des
Vitœ Patrum., le premier :fpisGde consiste dans le vol d'un
. plat fait pal' l'ange chez le saint homme qui a bien accueilli
les deux voyageurs, la première nuit. Dans la 'version bee­
tonne c'est chez un seigneur riche que l'ermite et l'ange
reçoivent d'abord l'hospitalité, et, pendant la nuit, l'ange
étouffe dans son berceau l'enfant de leul' hôte. Le second
épisode, dans le récit breton, est la mort du mendiant du
pont, précipité dans la rivière, ou il se noie; dans l'autre
ré~it, ce mendiant est remplacé par le fils de ]'h6te, envoyé

par son père pour réclamer le plat dérobé. Dans la' version

bretonne, les voyageurs lQgent, la troisième nuit, dans
l'ermitao'e dJun vieux solitaire, qui les reçoit de son niieux

et leur fait même boire deux doigts de \Tin vieux, dans une
coupe d'or. L'ange dérobe cette coupe. Dans l'autre version,
c'est à une riche abbaye qu'ils demandent l'hospitalité;
l'abbé les reçoit fort durement et il3 passent la nuit à l'éta­
ble. Et pourtant, le lendemain, avant de partir, l'ange
donne à cet abbé sans pitié et qui ne craignait pas Dieu,
la coupe dérobée au pauvre solitaire. Les raisons alléguées
par l'ange en explication d'une conduite si étrange sont:
pour la coupe d'or, dans la version bretonne: que l'ermite
était trop vain et trop orgueilleux de la posséder, et qu'il
s'y enivrait même souvent ~ pour le plat, dans l'autre ver­
sion: qu'il n'avait pas une origine irréprochable, et qu'il ne
convenait pas qu'un homme si bon et si pieux eût chez hli
quelque chose de mal acquis; ce même plat a été donné à

un abbé sans pitié et saris crainte de Dieu, afin que ce qui
était mauvais allât au mauvais pour compléter sa perte;
pour l'enfant · étouffé dans son berceau : ses parents
l'aimaient trop et en avaient fait léur idole; ils négligeaient
pour lui leurs devoirs envers Dieu, et l'enfant et les parents
auraient ' été perdus; pour le fils de l'hôte envoyé pour
réclamer le plat dérobé et noyé dans la rivière : il devait
assassiner son père, la nuit ' suivante ;' pour le mendiant de
la version bretonne,. également noyé dans la rivière: il

devait, le mème jour', assassiner un autre mendiant, pour
lui enlever son argent. '
On voit que, malgré la ressemblance entre les deux récits,
pour la donnée générale et le nombre des épisodes, les 'dif­
férences de détail sont trop marquées pour qu'on puisse

leur attribuer la même source. Les trois épisodes de la
vel'sion bretonne, comme on la vu, consistent en deux

meurtres et un vol; la version que nous lui comparons ici

nous offre un vol, un meurtre et la donation de Pobjet
volé à.un abbé sans pitié qui a mal accueilli les voyageurs.
Ce dernier épisode manque à notre l'écit. Voltaire a usé du
même artifice d'atténuation pour ne pal') choquer le goût
délicat des lecteur~ de son temps. Il a reculé devant les
deux meurtres successifs du mendiant qui montre la bonne
route aux deux voyageurs et de l'enfant de J 'hôte qui les a
bien accueillis; il a même remplacé l'enfant par le servi­
teur d'une veuve qui les a reçus de son mieux. L)incendie
de l'Abbaye où ils sont mal accueillis, et qui se trouve dans
la version du XIIIe siècle du recueil de fabliaux de Bar­
bazan et Méon, dans le récit latin de Jean Le Jeune et dans
Zadig, manque à Parnell et aussi a la version bretonne.
Par tout ce qui précéde, il me semble suffisamment
démontré que notre récit breton ne procède directement
d'aucun de ceux que je viens d'examiner. Pourtant, il ne
doit pas avoir son origine en Bretagne; poursuivons donc
notre enq uête Bt cherchons ailleurs. t .
Le -reeueil de contes, de légendes et de traditions popu­
laires connu sous le nom de Gesta Romanorum.J et que l'on
croit, comme je l'ai dit, avoir été.rédigé eri Angleterre. vers
la fin du XIIIe siècle, Gontient deux versions de l'histoire
de l'ermite et de l'ange. L'une, fort brève et incomplète,
n'a qu'un seul épisode, celui de la mutilation par son
maître d~un servi- teur accusé à tort d'un vol d'argent (1) •

Voici l'autre version (2) '-;
« Il estoit ung hermite qui servoit à Dieu jour et nuyct.
« Près de sa petite maison ou cellule demeuroit ung pas­
« teur de brebis; vint le cas que le pasteur s'endormit ung
« jour, et ung larron ravit ses bestes. Le maistl'e du pas-

« teur survint, qui ses brebis demanda; le berger commença

(1) Gesta Romanorum,chap. CVII, page 292, édition P. Jannet, 1.858.
(2) Gesta Rornanorurn, chap. LXXVIII, page 192, même édition.

« a jurer qu'il les avait perdues, mais qu'il ne sçavoit en
« quelle sorte; le seigneur fut furieux et le tua. L'hermite,
« ce voyant, fut hesbahy et dit en son cueuf' : « 0 mon
« Dieu! Voicy ung mauvais cas pour j'innocent mis à mOl't,
« et tu n'en prens point de vengeance; puis que tout ainsi
« va, je laisseray ce lieu et iray au monde pour vivl'e
« comme les autres. 1) Et ainsi fist-il ; mais Dieu ne le
« voulut pas perdre. Dieu luy envoya ung ange du ciel en
« forme d'homme, qui avec luy s'associa, lequel dist a l'her­
« mite, qui allait par la voye : . Mon amy, où vas-tu? -
« L'hermite dist : « A ceste cité devant moy. ») . - L'ange
« dist : « Je vais avecques toy : je suis ange de Dieu

« transmis pour toy associer. )) Quand ilz furent en la
« cité, un chevalier les logea et receut honestement pour

« l'amour de Dieu. Ije chevalier avait ung beau petit enfant
« encore au bercel, lequel il aymoit fort: le soupper fait,
« l'ange de Dieu et l'hermite furent en une belle chambre
« parée mis pour reposer; . et quant vint a minuyct, l'ange
« se leva et alla le petit enfant estrangler au bercel. L'he1'­
« mite, ce voyant, fut en grande fantasie, pensant du cas '
« de l'ange; par ad venture pensait-il que ce n'estait point
« un des ministres de Dieu, pour le meurtre qu'Il avait ·fait.
« Hélas! disait-il, ce chevalier nous a fait tant de biens,
« et on luy rend le mal pour le bien; il n'avait que ung seul
« filz et il l'aa mort mis. ) Toutefois il n'en osait parlel' a
« l'ange. Le lendemain bien matin, ilz s'en allMent en une
« autre cité que celle-la et furent en la maison d'un citoyen

« logez pour l'honneur de Dieu. Le bourgeois les festoia,
« qui avait une couppe d'or que il aymoit grandement.

« Environ Ininuyt, l'ange se leva et alla la couppe desrober.
« L'hermite pensait en soy que c'estoit le dyable; mot de
« ce n'osait sonner. Le lendemain au matin, ilz s'en allèrent
« ot montèrent sur un pont auquel ilz rencontrèrent un
« povre ; l'ange J uy dist : a Mon amy montre nous la voye

« vers telle cité. D Le povre leur montra avee la main.
« L'ange le print par les espaulles et le gecta soubz le pont,
« ou il submergea et noya. Lors dist l'hel'Inite dedans son
« cueur: . « Je scay bien maintenant que cestuy cy est le
« dyable; le povre n'a voit mal fait, et il l'a tué. 1) De ce
l( jour l'hermite pensoit à le laisser, mais il n'erl osoit mot
. « parler. Quant fut à l'heure de vespre, ilz arrivèrent dans
« la cité et demandèrent à ung riche logis, lequel leur dénia
« simplement. L'ange luy dist, pour l'honneur de Dieu, que
« son plaisir fust les loger en quelque tect ou soubz mes­
« chante couverture, si que les bestes ne les dévorassent.

« Lors dist le riche : « Voilà le tect à mes pourceaulx ;
« si vous voulez, dedans si y entrez, ou autrement allez
« vous en. » Ainsi fut fait. Ilz logèrent en l'estable des
« pourceaulx ; puis au matin, quand ilz voulurent partir~
('( l'ange parla au riche, luy disant : « Prends cette
« couppe d'or, en satisfaction e't récompense de ton logis,
« auquel tu nous as receuz » Le vaisseau d'or Iuy bailla,
« parquoy l'hermite dist : « Certes, c'est un dyable quy est
« encharné, car il a donné cest vaisseau à ce riche qui ne
« nous a fait aucun bien, et l'a desrobé au citoyen qui nous
« a si bien et honnestement traictez. » . Puis dist à l'ange:
« Je ne veux plus aller avecques vous, à Dieu vous com­
« mande. » L'ange dist alors à l'hermite: « Viença,

« escoute, puis tu t'en iras. » Il Iuy déclaü'a adoncques
« les causes de ce qu'il avoit fait en la sorte qui s'ensuyt :

« EXPOSITION SUR LE PROPOS. »
« Dist l'ange lors à l'hermite: Quant tu estois en
« l'hermi tage, le maistre des brebis tua son pasteur in jus­
« tement; saiches que ce pasteur n'avoit pas lots la mort
« desservie, mais autrefois, parquoy il ne devoit pas mourir
« adonc (alol's) qu'il estoit en péché; mais quant l'a trouvé
« sans péché, Dieu adonc le permist occil'e, si qu'il évadast

« la peine de péché après la mort. Le larron qui est cschappé
« avecques ses brebis souffrira l'éternelle peine; mais l~
« maistre du pastelle amendera sa vie par de larges aumo,s­
« nes et œuvres de miséricorde, lesquelles ignorantement
« il a faictes. Le fils du chevalier j'ay tué, pource que
« devant qu'il fust né, son père faisoit copieuses aulmosnes ;

« mais depuis qu'il a esté sur terre (le fils), tout. bien a
« laissé à faire pour luy amasser des biens, et est devenu
« a v'aricieux et usurier, ce qui estoit cause de sa perdition.
« Pourtant j'ay tué l'enfant qui lui causoit. qu'il devenôit
« trop avaricieux et chiche; maintenant il est bon homme.
« La couppe laquelle j'ay desrobée la nuyt au citoyen qui
« nous receut de bon cueul'. estoit cause de soy enyvrer tous
« les jours) car depuis q u)elle fust forgée, si grant amour
« et plaisir prenoit à la voir, qu'il ne cessoit de boire dedans,
« tellement qu'il s'enyvroit trois ou quatre fois le jour:
« c'est la cause pour laquelle je l'ay des robée, tant affin que
« ~ le citoyen en soit maintenant constant et sobre comme
« devant, car devant la fabrication du vaisseau (de la
« coupe) homme sur terre n'estoit plus sobre que luy. « Le
« povre lequel j'ay qccis estoit . bon chrestien; mais., s'il
« fust allé jusques à derny miliaire (b01'ne milliaire), pour
« vray, il eust occis un autre lors en péché mortel; mais
« il est maintenant saulvé en paradis. Congnois que tout
« est f-ait pour quelque cause; parquoy je dis que la coupre
(l j'ay au riche meschant, paillart, donnée pour le récom­
« penser du bien qu'il nous a faict au logis des pourceaulx,
« car Dieu veult tout rémunérer; et pource que pàr son
. « meschant estat il n'est pas digne d'aller en paradis, il a
(\ faillu le récompenser des biens ,de ce monde, non pas de
«: la gloire de l'autre: logé nous a avec les p0urceaulx, et
« il sera avec les pourceaulx d'enfer logé. Metz doncques
« maintenant l)huys de circonstance dessus ta bouche, sans
« plus murmurer des faictz de Dieu et jugements estranges .

« Ce voyant, rhermite cheut aux piedz de l'ange, Iuy
(( resquit pardon, s'en retourna au boys et fut bon chrestien. »
Voilà bien, je crois, la source d'où émane la version bre­
tonne. Les ressemblances sont, en effet, frappantes. La
marche générale du récit est la même et les épisodes sont
disposés dans le même ordre: deux meurtres, celui d'un
enfant au berceau et celui d'un mendiant sur un pont, et
vol d'une coupe. La seule différence importante consiste en
un quatrième episode qui manque au breton, à savoir: la
donation de la coupe dérobée à l'hôte qui a mal accueilli
les voyageurs; mais, peut-être est-ce là une simple omis­
sion provenant d'un défaut de mémoire chez ma conteuse.
L'exposition ou la moralité, plus longuement développée,
mais après tout la même, dans les Gesta Romanorum, est
l'œuvre du compilateur dE) ce recueil et devait être plus
brève, dans la tradition populaire qu'il a reproduite.
Je n'ai passé en revue, jùsqu;à présent, que les sources
occidentales; je pourrais faire la mème enquête sur les
sources orientales, rapporter la version que Mahomet a
insérée dans le Coran (X VIII-64-8I); une autre, plus an-
cienne, signalée par M. Derenbourg, et que l'on trouve
dans différents textes rabbiniques; une troisième enfin, fort
brève, qui n'a qu'un seul épisode, et dont le début ressem-
ble beaucoup à celui de notre version bretonne. Ce travail
me serait rendu assez facile par le remarquable rapport de
M. Gaston Paris dont j'ai déjà parlé .. Il n'est pas de meilleur
guide, en effet, en ces matières, que le savant académicien,

qui, avec une érudition et . une critique d'une sûreté éton-
nante, jointes à un merveilleux talent d'exposition, démêle
les mélanges et les croisements des fables les plus embrouil­
lées et remonte jusqu'aux origines les plus reculées, presque
toujours placées dans l'extrème Orient. Mais, outre que je
craindrais d'être trop long et par conséquent ennuyeux, je

crois avoir, dès à présent, atteint mon but) qui était de faire

connaître la version bretonne de la légende de l'Ermite et
L'ange, et ses ressemblances et ses divergences avec les
autres versions connues en Occident.
J'ai signalé le récit des Gesta Romanorum comme le
plus rapproché du récit breton, et j'ai conclu à une dériva­
, tion de ce dernier; à moins que, ce qui est fort possible, -
de part et d'auti'e, on n'ait puisé à la source féconde des
traditions orales dn peuple. -
Quoiqu'il en soit, notre légende bretonne a sa physiono­
mie propre; le conteur populaire a su la localiser, la faire

sienne, où plut6t n6tre, et elle ne le céde en rien aux autres
versions que nous venons d'étudier; elle me paraît même
leur être supérieure pa l' la conduite du petit drame qu'elle
déroule sous nos yeux, et surtout par l'exposition et le
dénouement.
Enfin, la morale qui se dégage de toutes ces versions,
par la forme, mais identiques quant au fond, c'est
différentes
que les hommes, dont la vue est bornée, se plaignent sou­
vent du train des choses 4e ce monde, qui ne vont pas tou­
jours au gré des plus sages; mais, cela vient de ce qu'ils
ne connaissent pas les voies de la Providence et qu'ils ont
tort de juger d'un tout dont ils n'apel'çoivent que la plus '
petite partif;).
C'est aussi la conclusion de Voltaire, dans Zadig.
F.-M. LUZEL .

Voici le passage du Coran auquel il est fait allusion à _la page 1 i ~ et
que je n'ai pu insérer à sa place, dans le corps de l'article, faute de
l'avoir eu à ma disposition, en temps utile.
« Moïse rencontra un de nos serviteurs, favorisé de la grâce et éclairé
« de la science. « Puis-je te suivre, lm dit Moïse, afin que tu m'en-
« seignes une partie de ce qu'on t'a enseigné à toi-même? L'Inconnu

« répondit: « Tu n'auras pas assez de patience pour rester longtemps .
« avec moi, car tu ne pourras supporter des choses dont tu ne com- .
« prendras pas le sens. S'il plaît à Dieu, dit Moïse, hI' me trouveras
« persévérant et je ne désobéirai pas à tes ordres. Eh bien! dit
« l'inconnu, suis moi; mais ne me fais pas de question sur quoi que ce
« soit, si je ne t'en ai parla le premier. .
« Ils se mirent donc en route tous deux et ils montèrent dans un
« bateau; quand ils le quittèrent, l'inconnu le mit hors de service, -
« Tu- viens de faire là une' action étrange, dit Moïse; tu as brisé ce
« bateau pour noyer ceux qui sont dedans? Ne t'ai-je pas dit que tu
« n'aurais pas assez de patience pour rester avec moi? Ne m'impose
« pas, dit Moïse, des obligations trop difficiles, et pardonne-moi d'avoir
« oublié tes ordres.
« Ils partirent, et bientôt rencontrèrent un jeune homme. L'Inconnu
« le tua. Comment, dit Moïse, tu viens de hler un innocent! Quelle .
« action détestable! Ne t'ai-je pas dit que tu n'aurais pas assez de patience

« pour rester avec moi? Excuse-moi, cette fois. Si je te fais encore

« une seule question, tu ne me permettras plus de t'accompagner. Ils
« marchèrent jusqu'aux portes d'une ville, ils demandèrent l'hospitalité
« aux habitants, mais ceux-ci refusèrent de les recevoir. Comme un mur
« menaçait ruine, l'Inconnu le releva: Tu aurais dû, dit Moïse, de-
« mander à ces gens une récompense. Nous allons nous séparer, dit

c( l'inconnu; tu n'as pas eu la patience qu'il fallait. Je vais t'expliquer
c( les choses qui t'ont étonné. Le bateau appartient à de pauvres pêcheurs;
« je l'ai mis hors de service, parce que derriëre 'nous arrivait un roi
« qui s'empare de tous les navires en bon état. Quànt au jeune homme,
« ses parents etaient croyants; mais, s'il a vait vécu, il les aurait infectés de
« sa perversité et de son incrédulité; Dieu leur donnera en échange un
« fils vertueux et digne d'affection. Le mur est l'héritage de deux orphe­
« lins,dont le père était un homme pieux; sous ce mur est un trésor,
« et DÎeu veut que . leur âge de raison arrive avant que ce trésor soit
« trouvé. Je n'ai fait aucune de ces actions de mon propre chef, et voilà
« l'explication que tu n'as pas eu la patience d'attendre. »