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Bulletin SAF 1885


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Des monuments celtiques dans l’Inde (article 1)

Mgr Laouénan

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N° II
DES MONUMENTS CELTIQUES DANS L'INDE (1)

Par Mgr LAOUÉNAN, des étrangères de Paris,
vicaire apostolique de Pondichéry. .

On donne le nom de monuments celtiques à des cons-

tructions en pierres presque toujours brutes, que l'on ren-
contre en certaines contrées, particuliérement dans le nord
et l'ouest de l'Europe, et qu'on suppose avoir été élevées
par les anciens Celtes ou Galls, sous la direction des Drui­
des, leurs prêtres. Comme ces monuments se trouvent en
Celtes ne paraissent avoir jamais péné­
des régions où les
savants archéologues pensent que la déno­
tré, quelques
celtiques ou druidiques ne leur convient pas,
mination de
et ont proposé de les appeler mégalithiques. Mais nous
conserverons ici l'appellation usuelle.
Ces monuments offrent des formes variées. On appelle .
menhir (de men, pierre, et hir, longue), ou peul-ven (de
peu(, pilier, colonne, et men, pierre)., les monolithes allon- .
gés plantés verticalement dans le sol. On les nomme encore,
selon les pays, pierres fiches, pierres droites, pierres levées,
pierres debout, chaires du diable, . roches des fées. On donne
Cromlec'h (de erom, voûté, arrondi, courbé, et de
le nom de
lec'h, lieu) à des enceintes de pierres brutes' rangées en
cercle, . en demi-cercle, en ovale, en carré, autour d'un
tumulus, d'un menhir, d'un dolmen. Le Dolmen (de doL,
table et de men, pierre), est une table de pierre supportée
par d'autres pierres. Le dolmen prend aussi le nom de crom­
il est entouré d'un cercle de pierres; celui de
lec'h quand
Gis t, Kist ou Cella, quandil forme une chambre fermée de
tous côtes, et celui de Cairn, Barrow ou tumulus., quand il
est recouvert d'un monticule de terre. .

(i) Notice lue dans la séance du 29 janvier i885 .

Enfin, on appelle pierres branlantes, pierres tournantes,
p"erres qui virent, des rochers énormes placés en équilibre
. sur une autre roche, de manière à pouvoir être mis en mou­
vement sans beaucoup d'efforts
Ces divers monuments sont trés communs dans l'Inde et
surtout dans l'Inde mérédionale. Depuis le cap Comorin
jusqu'au fleuve Nerbadda et à la chaîne des monts Vindhya,
au sommet et sur les deux versants des Ghâtes, mais par- .
ticulièrement dans les plaines rochéuses et incultes, for­
mées par les massifs détachés des Ghâtes orientales, on
rencontre à chaque pas pour ainsi dire, des constructions
identiques à celles qu'on observe en Europe.
sans aucun doute, de prendre pour des
Il serait ridicule,
menhirs plantés par la main des hommes tous les rochers
se tiennent debout au milieu des champs, ou sur
isolés, qui
les montagnes rocheuses et unies qui forment la plus
grande partie des Ghâtes orientales; ce sont simplement des .
jeux de la nature. Mais on en voit un grand nombre placés
de telle sorte qu)il est impossible de n'y pas reconnaitre
l'ouvrage des hommes. Généralement, ils sont entourés à
leur base d'un cercle de pierres brutes, mises là pour les
retenir ou les consolider; d'autres sont placés en équilibre

sur d'autres pierres de moindres dimensions; elles sont
ordinairement brutes; mais quelques-unes ont été grossiè­
On en rencontre qui rappellent par leurs
rement taillées.
grands menhirs de l'Angleterre et de
dimensions les plus
la France; cependant elles sont généralement plus petites
Europe; il en est de même des dolmens .
qu'en
à l'est du Bengale et
. Dans les montagnes qui s'élèvent
au sud de la vallée du Brahmapoutre, les menhirs sont
peut-être plus nombreux qu'en aucun autre pays de la
la tribu sauvage des Khassyas, qui les
terre. Ils sont dus à
élévent en honneur de quelque esprit, de l'âme de quelque
personne décédée, d'un guerrier, d'un chef célèbre, d'un

enfant regretté. S.i un Khassya tombe dangereusement
grand malheur, il promet
malade ou redoute quelque
d'ériger une ou plusieurs pierres en l'honneur de l'esprit
il a confiance; et, s'il a été
de tel ou tel défunt en qui
il ne manque jamais d'accomplir son vœu. D'autres
exaucé,
l'imitent en des circonstances analogues, et il en résulte
de grandes agglomérations de menhirs, élevés pour honorer

un défunt que personne n'avait remarqué pendant sa vie.
On a trouvé dans les Etats du Nizam, au centredela pres­
qu'île hindoue, des dolmens fermés auprés desquels s'élèvent
des croix en pierres de grandes dimensions. La plus haute
a environ treize pieds; une autre en a dix ou onze. Elles sont
. formées d'une seule pierre, sans ornements, ni inscriptions.
au sujet de ces croix;
Diverses hypothèses ont èté émises
quelques auteurs les ont attribuées aux Bouddhistes. Il
nous paraît plus probable que les monolithes dont elles
sont formées existaient et avaient été. érigés depuis long­
temps sous forme de menhirs, et qu'ils ont ensuite été
taillés et mis dans leur forme actuelle par des chrétiens.
Les traditions de l'Inde rapportent qu'après le martyre de
l'ap6tre saint Thomas une persécution furieuse s'éleva
cOI}tre ses disciples et qu'ils furent obligés de se disperser
dans les forêts et les montagnes. De même, après la des-
truction de Kalianapour, . sur la côte malabare, par les
lingaïtes ou sectateurs du linga, au IXe ou Xe siècle de l'ère
chrétienne, les chrétiens, qui étaient très nombreux dans
cette ville et les environs~ durent se réfugier en deçà des
montagnes, précisément dans les contrées où ron rencon­
trait ces croix. Les uns ou les autres peuvent avoir
employé les dolmens existants pour inhumer leurs morts,
et transformé les met).hirs en croix pour indiquer des
sépultures chrétiennes.
Si l'on demande aux hommes intelligents et instruits,
particulièrement aux Brahmes, qui conservent avec soin

les anciennes traditions du pays, quelle est la signification
de ces pierres levées ou menhirs, ils répondent qu'elles
ont été érigées en J1honneur d'Avandeyar. Or, Avandeyar
_ a exactement l~ même signification que Linga, et il existe
entre les menhirs et les lingas une analogie frappante.
De même que le menhir, le linga est représenté par une
pierre levée, par une colonne brute ou taillée : dans les
plaines cultivées, aux abords des temples et des villes, il
est travaillé et poli avec soin; dans l'intérieur des pagodes,
il s'élève vis-à-vis de ridole sous la forme d'une belle
colonne monolithe, couronnée d'un chapiteau; dans les
campagnes incultes et les lieux déserts, on le rencontre à
l'état brut : c'est la première pierre venue qu'un passant
craintif a placée sur le bord d'un étang ou du chemin,
qu'il a ointe d'huile et frottée de safran, et dont il a ainsi

divinité; d'autres voyageurs auront sùivi son
fait une
exemple ; de nouvelles pierres ont été ajoutées à la pre­
mière, et il s'en est formé des agrégations plus ou moins
nombreuses rangées en demi-cercle ou en carré, qui sont
devenues des lieux sacrés, des églises. On en voit encore

qui sont placées debout au milieu d'un cercle de pierres

brutes; d'àutres ont été plus ou moins travaillées et portent
à leur' sommet l'image grossièrement sculptée de Barsava,
le taureau de Siva~ le dieu du Linga. Sur d'autres, qui sont

entièrement brutes, Barsava est représenté par une autre

pierre posée au sommet. En quelques régions, et particuliè­

rement dans la contrée montagneuse qui s'étend des envi-

.. l'ons de Gingi vers Bangalore en passànt par Vellore et Tri-

patore, on observe un as.sez grand nombre de montagnes
dont le sommet a été dénudé de manière que le rocher, qui
linga qui
en forme le noyau, représente un gigantesque
puisse être aperçu au loin. Sur quelques montagnes, dont la
forme ou la composition ne s'est pas prêtée à ce travail, le
linga en pierre a été représentée par' une colonne de boÏs.

On donne encore le nom d'avandeyar aux colonnes en
pierre qui servent de bases aux picotes ou balançoires dont
on use pour l'irrigation des champs.
L~avandeyar a été manifestement, dans le sud de l'Inde'
le prédécesseur et l~ nom primitif du Linga: et il est très
probable que c'est aux peuples aborigènes de la presqu'ile
Brahmanisme a emprunté le culte de ce symbole.
que le
Le Linga, en effet, n'offre aucune ressemblance avec les
anciens emblêmes des Brahmes, et n'a aucun rapport
naturel avee le culte des éléments qu'on trouve dans les
Vèdas. Le Rig-Véda semble y faire allusion, mais pour le .
condamner: « Que le glorieux Indra, y lit-on, triomphe
« des êtres hostiles; que ceux dont la divinité est le Sisana
« n'approchent point de nos cérémonies sacrées » ••• « Dési-
« rant accorder de la force dans le combat, ce guerrier.
« (Indra) a assiégé des forteresses innaccessibles, au temps
« où, étant irrésistible et ayant massacré ceux dont le
« dieu est le Sisana, il a conquis par sa puissance les
c( richesses de la cité aux cent portes. »
D'autre part, on lit dans l'Uttara-Skauda du Ramayana .
que c( partout où Ravana, roi des Rakshasas (démon
« aborigènes de l'île de Ceylan et" du sud de l'Inde), se

« rendait, un linga en or pur était posè devant,lui. Ravana,
« plaçant lui-même c.e linga au sommet d'un petit monti­

« cule de sable ou de terre, l'adorait en lui offrant de l'en­
« cens et des fleurs d'une odeur d'ambroisie. »

Il est raconté dans le Pourana particulier de la ville de

Maduré qu'à une époque très-ancienne, au temps du pre-·

mier souverain ' Pandya de cette ville (ou plutôt du pays
Maduré; car la ville fut construite plus tard), le dieu
Indra ayant gr~vement offensé son gourou (prêtre) Bra­
haspita, celui-ci se retira; Indra le remplaça ensuite par

un autre Brahme, qu~il tua dans un nouvel accès de colère.
BULLETIN ARCHÉOL DU FINISTÈRE. - Tome xn (Mémoires) .

Pour obtenir le pardon de ce crime énorme, il reçut de
Brahaspita l'ordre de visiter tous les lieux saints de 'la
terre. Mais ses pélerinages n'aboutissaient à aUCUll résultat
jusqu'au jour où il parvint dans la forêt de Kadamba, au
milieu de laq ueUe fut ensuite bâtie la ville de Madurê. A
peine y fut-il entré, qu'il se sentit délivré de son péché.

Dans la joie de son cœur, il chercha quelle pouvait être
la cause de cet heureux événement et découvrit un Linga
placé sur le bord d'un étang. Lui ayan t fait élever un sanc-
tuaire magnifique, il envoya chercher des Brahmes à
Bénarés pour lui offrir un culte convenable.
qu'à une certaine époque, au
Il résulte de ces citations
temps du premier roi Pandya ou Pandyou dans le Mad uré,
. (c'est-à-dire vers le Va ou le VIe siécle avant notre ére), et
à celui de Rama dans l'île de Ceylan (vers le Ille ou le
IVe siécle avant Jesus:-Christ). Le culte du Linga ou
d'Avandeyar était florissant parmi les populations aborigénes
du sud de l'Inde, et que la race brahmanique p.e le con­
naissait pas. Il paraît avoir été adopté par le Brah- . .
manisme vers le commencement de l'ère chrétienne, lors-
que le mythe de Siva, auquel il est spècialement rattaché,
commença à prendre de l'importance. Ce fut un moyen
puissant d'attirer au Brahmanisme les populatîons abori­
gènes. Mais ce n'est que vers le IXe ou le XIe siècle, après

la destruction du Boudhisme etla défaite du Djaïnime, qu'il
acquit toute l'importance dont il jouit qujourd'hui. Le culte
avandeyars fut peu à peu abandonné et rem­
des vieux
placé par celui du nouveau Linga; 'mais ses emblêmes

existent toujours .

. En Europe, aussi bien que dans l'Inde, les menhirs ont
été l'objet d'un culte populaire, que le christianisme n'a .
détruit qu'avec beaucoup de peine Un concile d'Arles, tenu
décrèt~ que « si, dans le diocèse dequelque évêque,
« les fidèles allument des flambeaux, rendent un culte aux

« atbres, aux fontallles ou aux plerres) et que cet eveq ue
'( néO'liae de les détruire, il soit réputé coupable de sacri-
« lége. » Un autre concile de Tours (567) « adjure les évê-
« ques et les prêtres -de s'opposer de toutes leurs forces au

« culte de je ne sai8. queLLes pierres, des fontaines et des
« arbres, et de chasser de l'église ceux qui persistent. » Un
concile de Nantes statue que « les évêques doivent faite
rres
« tous leurs efforts pour que les pie. qui, dans les bois
« et les lieux écartés, sont l'objet d'un culte démoniaque,
« auxquelles on fait des vœux et l'on apporte des offeandes

« soient détruites et dispersées, de telle sorte qu'on ne
« puisse plus les retrouver, et que tout le peuple soit averti
« que ce cuIte est idolâtrique. » Des prescriptions sem bla-
' bles furent édictées par un concile de Tolède de 681,

un concile de Rouen de la même époque, un déceet de
Charlemagne, de 789, un statut de Canut-le-Grand., un ca­
non du roi Edgar de 967. Il est vrai que ces décrets n'indi­
quent pas quelle était la forme des pierres auxquelles ce
culte était rendu., si c'étaient des dolmens ou des men­
hirs ; mais, si nous considérons que le peuple chrétien s'est
efforcé en plusieurs endroits de christianiser particulié-
rement. les menhirs, en les transformant en croix, en y
sculptant des crucifix et les insignes de la passion, et qu'au-

jourd'hui encore c'est aux menhirs seuls que ·les traditions
attribuent une , signification religieuse, et non
populaires

pas funéraire, comme aux dolmens, nous conclurons que
c'est aux menhirs que ce culte était rendu, quelle que fut
l'idée précise sous laquelle ces monuments étaient con-

sidérés.
Il n'est pas étonnant que cette idée se soit perdue et ëffa­
cée sous les longs efforts qui ont été faits pOUl' la détruire.
La même chose' a peu près est arrivée dans l'Jnde pour les
Avandeyars; le culte nouveau du Linga a fait oubliee à la
masse ignorante du peuple leur destination et leur signifi-

cation., et l'on n'en retrouve le souvenir que parmi .Ies sec-
Une seule tradition a survécu,
tateurs instruits du Linga.
avandeyars, menhirs ou autres monuments
c'est que les
du même genre sont dus à la même race qui a construit

les dolmens ou cromlec~hs.

(A suivre).