Responsive image
 

Bulletin SAF 1884


Télécharger le bulletin 1884

La civilisation irlandaise antérieurement à l’ère chrétienne

A. bertrand

Avertissement : ce texte provient d'une reconnaissance optique de caractères (OCR). Il n'y a pas de mise en page et les erreurs de reconnaissance sont fréquentes


LA CIVILISATION IRLANDAISE
ANTERIEUREMENT A LERE CHRETIENNE
Par M. Alexandre BERTUAND, Membre de l'Institut,
Conservateur du Musée de Samt-Germain

Notre éminent compatriote, M. Bertrand, à la prière
de l'Association scientifique de France, a fait à la Sor-
bonne la conférence la plus importante qu'on y ait
jam'ais entendue sur les antiquités et la civilisation de
l'Irlande. Ces pages, scientifiquement exquises, ne pou-
, . vaient manquer d'être imprimés dans les Bulletins

hebdomadaires de l'Association, et l'auteur a bien
voulu faire hommage d'un tirage à part à M. de la
Villemarqué, qui n'a pas cru devoir garder pour lui

seul le plaisir et le profit d'une pareille lecture, et nous
la fait partager dans nos séances de juillet et d'août
dernier. .
Mais les Procès-verbaux de laSociété archéologique du
Finistère ayant donné à nos confrères absenis le plus
vif désir de connaître la conférence de M. Bertrand,
notre Président a été prié d'en demandèr la reproduG-
tion à l'illustre antiquaire . . La_rapons.e favorable de ce
dernier ne s'est pas fait attendr.e; la ·void, en date· du
. 25 septembre 1884:' , . "

« MON CHER CONFRÈRE,
- ( Je ne puis être que très flatté ·de'·yos élogés, per­
n'étant plus compétent 'que vous en pareille ma-
sonne

tière. Je serai heureux de voir mon aperçu de la Cz'vz'~
lz"satz"on z'rlandaise antérz'eurement à l'ère chrétienne~
tout incomplet qu'il est, sans les dessins de monu­
ments que mes auditeurs ont eu sous les yeux, figurer
ùans les Bulletins ou Mémoires de la Société archéolo­
la publication de
gique du Finistère. Vous approuvez
est; cela me suffit. Vous avez
l'œuvre telle qu'elle
la campagne en faisant apprécier et aimer
commencé
rares mérites de la race celti­
hors de la Bretagne les
que : il était naturel que vous prissiez sous votre pa­
tronage l'humble essai de l'un de vos continuateurs.

( Je vous remercie de votre bienveillance et vous prie
me croire

( Votre tout dévoué compatriote et confrère,

BERTRAND. »)
( Alexandre

Un historien anglais du commencement de ce siècle, Gor­
don, écrivait, en 1808, en tête d'une des premières histoires
d'Irlande qui aient été. entreprises avec quelque critique:
(( L'histoire d'Irlande peut se diviser en quatre périodes·:
l'inconnue, la fabulense~ la légendaire et l'historique.
(( L'inconnue s'étend du commencement du monde aux
. premières anné~s de l'ère chrétienne,

(( Lafabuleuse, des premières annèes de l'ère chrétienne

au milieu du Va siècle, '
(( Du Ve siècle à l'invasion des Anglais en Irlande, sous
Henri II (1170), se place la légendaire,
« La période historique ,commence seulement à cette
époque, c'est-à-dire au XIIe siècle, »
Le sujet de cette Conférence, ainsi que l'indique le pro-
gramme publié, comprend les deux premiéres périodes de

Gordon, l'inconnue et la fabuleuse, sous ce titre: Les anti~

quités et la civilisation de l'Irlande antérieurement à la
conversion des Irlandais au christianisme.
La sciene6' a-t-elle donc fait assez de progrès depuis
1808 pour que nous soyons autorisé à parler dans cette
enceinte solennelle de ces temps obscurs, dont nos peres
déclaraient rétude inabordable ~
Ai-je besoin de dire que tel est notre sentiment, puisque
nous osons nous présenter' devant vous avec c~ programme?
Un récen t voyage d '1 l'lande, en com pagnie de notre sa van t
ami M. d'Arbois de Jubainville, pour lequel vient d'être si
justement créée une chaire de celtique au Collêge de .
France, nous a convaincu que l'histoire des temps primitifs
l'Irlande, l'histoire de l'lrlande payenne, pouvait être,

. dans ses grandes lignes du moins, refaite, reconstituée à
l'aide des documents que mettent très largement à notre
disposition l'A rchéologiè et les Légendes nationales Ü'adi­
tionnellement conservées en langue celtique.

. La vue des monuments de l'Irlande, si éloquents dans
leur ruine, l'impression profonde ressortl:!-nt des poésies
traduites sur les lieux mèmes ou elles
celtiques récitées et
ont germé dans l'esprit des bardes, ont rendu cette vérité
particulièrement sensible à nos yeux.
Les anciens âges se sont comme dressès devant nous.
L'antique civilisation de l'Irlande nous est apparue avec
une netteté saisissante. Je désire et j'espère vous faire
partager ces impressions.
Parlons d'abord des monuments.

Les monuments de l'Irlande (je parle uniquement des
monuments antérieurs à l'ère chrétiennè) sont de troÎs
oedres différents:

Tumulus, cairns,
1 Les monuments mégalithiques.
dolmens, allées couvertes, menhirs ou
pierres 'levées, ana-

logues ... je pourrais dire identiques, aux monuments des
contrées occidentales de la Gaule, Bretagne, Vendée,
Poitou.

2 Les enceintes défensives ou Raths rappelant, bien
qu'avEc deI'; différences notables, nos enceintes ou oppida,
dits campf le César. .
3 Les antiquités proprement dttes. Armes de pierre
et de bronze; . ustensiles; bijou;]J d'or. -
MONUMENTS MÉGALITHIQUES. En Irlande, comme en
Gaule, les dolmens et allées couvertes sont des tombeaux.
L'étude de ces monuments scientifiquement explorés a été,
vous le savez, très fructueuse en France ; elle le serait
certainement autant en Irlande. Malheureusement aucune
campàgne de fouilles méthodiques n'a encore été entreprise
dans ce pays. Nous ne connaissons de la grande majorité
. 4e ces monuments que l'extérieur: Les rares explorations
pratiquées jusqu'ici avaient pourtant donné d'admirables
résultats; mais l'Irlande a bien d'autres préocc·upations.
Ce que nous pouvons affirmer, c'est que les monuments
mégalithiques inexplorés y sont très nombreux et se ren-
contrent presque également dans toutes les parties de
l'Irlande: à l'est, à l'ouest, au sud, au nord, méme au
centre de l'île, où toutefois ils sont plus rares.
: L'Irlande se divise en quatre grandes provinces: le con­
naught, au nord-ouest; l'ULster, au nord-est; le 111unster,
au sud-ouest; et à 1'est-sud-est, le Leinster.
Les monuments mégalithiques, d'après les listes dressées
. avec beaucoup de soin par miss Margarit Stokes, la digne
sœuI' de l'éminent celtiste vVhitley Stokes, se répartissent
entre ces quatre provinces de la manière 'suivante : (1)

(t) Il ne s'agit que des monuments dessinés
Ct déèrits pal' divers
a l'chéologues ou ingénieurs irlandais. Le nombre
des monuments exis-
tants serait beaucoup plus eonsidérable.

Monuments.
Province de Connaught . . . . 90

Pl'ovince d'Ulster . . . . . . . .

Soit pour le nord de l'île. . . . .
• Province de Munster . . . . . '. . . .
Province de Leinster . . . . . . .

Soit pour le sud de l'ile . . . . .
En totalité, deux cent soixante-cinq monuments, signalés
et· dessinés à divers titres au nom de la royal Irish A ca­
demy, qui possède les originaux dans ses archives et dont
miss Stokes a pris des copies. Ces copies, elle a bien voulu
nous les confier, avec une gracieuseté dont nous lui exprÎ-
mons ici toute notre gratitude. Nous avons fait photogra-
phier ces dessins. Nous en mettons plusieur.s spécimens
sous vos yeux.
Saint- Germain, . un
L'ensemble forme, au musée de
Album de 55 feuilles (1). .

Les diverses cat~gories de nos monuments mégalithiques
dé Gaule s'y retrouveront toutes .
Le dolmen simple :
Cliché n° 1. Ce monument appartient au comté de
Carlow, dans le Leinster. S'il était intact, il ressemblerait
. beaucoup à la Roche aux Fées, du village dé Kourkoro
(Morbihan) (2).
CLiché n° 2. Les clichés n° B, 4,5 et 6 représentent
des allées couv~rtes, comme en France l'allée couverte si
connue de Bagneux, près de Saumur, ou la pierre Tue­
quoise de la forèt de Carnelle, près l'Isle-Adam.
Ces monuments appartiennen~:

(1) Cet Albllffi est à la di~position du public studieux.
(2) Ces rùonuments ont été montrés aux auditeurs il. l'aiùe de projec­
tions électriques. Tl serait trop long de · les décrire ici en détail. Voir
les photog\'i1phie~ au musée de Saint-Germain.. .

Le premier à la province de MunsteJ'; le deuxième au
Leinster,
le troisième à l'Ulster; le quatrième encore au
Munster.
Ce dernier monument, autour duquel ont été réunies par
le d(~ssinateur plusieurs pierres levées, est particulière­
ment curieux. Les menhirs .. vous le voyez) sont sur leur

tranche couvert de stries pl'Ofondes rangées par groupes de
II, III, 1111, 11111 stries.',
Ces stries forment un alphabet, récriture oghamique,
particulière à rlt'lande~ écriture dont la date n'est pas en-
c~re bien déterminée (1). ,

L Ogham Cave, du comté de ,Vaterfol'd (Munster)., est ,
en partie construite avec des menhirs oghamiques. Cette
particularité servira certainement un jour à la dater.
Le cliché nO 7 lYJet sous vos yeux un des monuments les
plus complets du Connaught, comté de Sligo, baronie de ',
Carrowmore.
C'est le dolmen entouré du cl'omlech, dont tant d'exem-
ples existent en Danemark et en Algérie. Ce3 cercles de
pierres ont été presque partout détruits en France.
Avec les clichés nOS 8, 9, 10, 11, 12, 13, nous abordons
les sépultures les plus grandioses de l'Irlande.
Plusieurs d'entre vous ont probablement entendu parler
du tumulus de New~Grange, près Drogheda, à une heure

et demie~ en chemin de fer, au nord de Dublin, dans le
comté de Meath.
Ce tumulus, digne rival de notre tumulus de Gavr'Inis,
dans le Morbihan, renferme des chambres sépulcrales cou­
vertes des sèpultures les plus bizarres. (CLichés nOS 8 et 9.)
A quatre heures au nord-ouest de Drogheda, sur la col-
(f) Nous avons fait mouler plusieurs de ces pierres, que le public
studieux pourra bientot étudier au musée. '

line des Sorcières, quatre autres tumuli présentent le même
chambres de ces tumuli (cliché nO 10)
spectacle. Une des
donnera une idée de toutes les autres. Je dois dire
vous

qu'elle est la plus riche. Les sculptures des.autres chambres
(clichés nOS Il,12, 13, 13 bis) sont beaucoup moins com-
les d"essins procédent du même principe,
pliquées, bien que

le cercle et la ligne brisée ou ondulée.
La construction de tels monuments exigeaient de grands
efforts physiques et moraux: je veux dire le concours de
bras nombreux et disciplinés, un profond sentiment du
autorité dirigeante incontestée.
culte des morts, une
pays où se dressaient ces colossales sépultures n'était

pas un pays barbare.
Passons aux Raths ou enceintes:
Les Raths ont des dimensions très diverses .
Figurez-vous une hutte de terre, presque toujours artifi-
cielle, à plate-forme assez large, três large même parfois,
et pouvant supporte)' une construction en bois souvent
très considérable. Cette hutte est entourée d'un vaste fossé,

avec talus défensif. [ Cliché n° 14 (Rath de Glenfoyle). J
Aux constructions de IJère celtique ont succédé dans
quelques comtés des châteaux en pierre élevés au moyen­
Le Rath de Rahinnane, avec son · donjon en ruine,
âge.
montre mieux que ne pourrait le faite aucune description

ce qu'etait le Rath à l'époque où les chefs de clans y rési-

daient. (Cliché n° 15.)
est la partie esseutielle du Raih. Une espêce de
Telle
motte fé'odale comme beaucoup existaient chez nous à
l'époque mérovingienne. Mais le Hath était souvent beau­
coup plus compliqué, beaucoup plus important. Ilcontenait,
comme à Tara (comté de Meath), ]dusieurs tertres (cliché
nO 16) et' levées de terre à destinations diverses, le tout

entouré d'une enceinte génél'ale limitant un territoire qui,
dans certains cas, paraît avoir dépassé vingt-cinq hectares.
Nous aurons bientôt à vous expliquer en détail l'économie
de ces résidences princières.
On compte en Irlande de deux a trois cents Raths. Plu-

sieurs sont historiques. Deux de ces Raths sont restés.
particulièrement célèbres: Navan, près d'Armagh, capitale
de la province d'Ulster; Tara, résideùce du roi des rois de
l'Irlande.
Navan fut abandonné en 332 de notre ère; Tara en 560
. seulement.
Le récit de l'abandon de Navan a un caractère par trop
légendaire. Je n'y insisterai pas. Pour Tara, les traits gé-
néraux du récit sont empreints, au contraire, d'un incon­
testable réalisme. Le roi de Tara, nous disent les vieilles
annales l'Irlande, avait été offensé par un homme du Con-
naugt. On était au temps .où les abbés avaient remplacé
auprès du roi le chef des druidrs. Les monastères jouis­
saient du droit d'asile. Le sujet révolté se réfugia dans un de
ces asiles. Le roi crut pou voir l'y faire saisir. On ramena
le coupable dans le palais, où il fut mis à mort. L'abbè

était un saint homme, saint Ruadhan. Il ne pouvait sup-
porter cette offense faite a tout le clergé dans sa personne.
. U ne terrible ' malédiction fut lancée contre la résidence
royale . . On vit un jour le saint et un évêqne s'avancer .
a la tête de tout le clergè en gl'ande procession et Ürll'e au

son de cloches qu'ils tenaient en main ]e tour' du Rath, en
prononçant les paroles d'excommunication.
. Dès ce jour, Tara, mis hors la loi, dut être abandonné.
Tara ne fut plus une résidence royale.
Les' Raths n'étaient pas seulement la résidence des rois,
des chefs de clan. Dans l'enceinte du Rath se réunissaient
les assemblées politiques, se rendait la justice, se tenaient

les marchés, se donnaient les grandes fètes annuelles ou
triennales. Le Rath était le centre de la vie sociale des
Irlandais. Les populations voisines s'y réfugiaient en temps
de guerre avec leurs troupeaux. .
Les monuments mégalithiques nous ont montré ce qu'é­
taient les sépultures de8 grands a l'époque payenne. Les
Raths nous montrent ce qu'étaient les résidences des chefs
de clan.
Ce sont la assurément, pour le but que nous poursuivons;
éléments d'information précieux.
des
ANTIQUITÉS. Que nous apprennent, maintenant, les
antiquités ~
Entrez avec nous dans les salles bien trop étroites du
Laissons de côté les armes de pierre,
musée de Dublin . .
généralement plus grossières que leurs analogues de Da- .
. nemark et de France. Dirigeons-nous ,de suite vers les
antiquüés de métal. Nous nous trouvons tout d'abord en

présence de trois cents 'épées de bronze du plus beau type.
(Cliché n° 17.)
Une quinzaine de bouterolles a ailettes nous donnent une
idée de l'élégance des fourreaux. (Cliché n° 18.)

Ces épées reproduisent un des types les plus connus de
la Gaule et de la vallée du Danube. On peut voir une série
semblables, salle V, au musée de Saint-Germain (2).
d'épées
Des épées analogues existent aux musées de Sigmaringen,
de Munich, de Stuttgart, de Carlsrhue et de Prague, c'est­
a-dire à peu près dans tous les pays où la race celtique a
joué un rôle prépondérant. . .

(1) Voir la représentation très exacte de ce:; sculptures dans JUlES '
FERGUSSON, Les monuments mégalithiques de tous pays. Traduction
Harnard, p. 2f8, 219. Chez ,Hatou, 33, rue Bonaparte, Paris.
(2) Un album de photographie, déposé a li musée de Saint-Germain,
contient la reproduction des principales antiOilités de bronze et d'or du
musée de Dl1blin. - J

L'étude géographique des boutel'olles a ailettes nous
conduirait beaucoup plus loin. Nous retrouvons ces mêm es
bouterolles formant l'ornement des fourreaux d'épées royales
gravées sur les murs des palais de Ninive (1).
La salle des épées du musée de Dublin renferme égale­
ment une série de belles pointRs de lances en bronze (cliché
n° 19). Ces lances etaient, _ avec l'épée et le bouclier,
l'arme principale des chefs irlandais.
Le cliché ne 20 représente un bouclier d-e bronze. On a
découvert également en Irlande des boucliers de bois. La
. Royal Irish Academy en possède un beau spécimen.
Un boucliel' de même nature, de même forme que le
bouclier de bronze que vous avez sous les yeux, provient
de fouilles faites dans la presqu'île Cimbrique. Le fac­
simile que voici appartient au musée de Saint-Germain .
Les casques font jusqu'ici défaut. Un beau casque d'or
avait été trouvé en .1692 dans un bog de Tipperary. Il est
malheureusement perdu. On croit même qu'il a été perdu
en France au siècle dernier .
Chose remarquable, le bouclier et l'épée irlandaise l'ap­
pellent par' leur forme les deux armes que tiennent, dans les
bas-reliefs étrusques, les Corybantes frappant sur leur bou­
clier pour empêcher les vagissements du jeune Jupiter
d'arriver aux oreilles de Saturne.
Cet ensemble d'armes ne fournit-il pas de bien précieux
renseignements pour la connaissance des temps payens de
-l'Irlande?
Les bijoux d'or (clichés nOS 21, 22, 23, 24, 25 et 26) ont un
caractère encore plus original.
Si les torques nOS 21 et 22 et les bracelets et ceintures

(f) Voil' LAYAllD, ts of Niniveh, 1849, ri xxvm et XXIX .

d'or n° 23 rappellent les torques et les ceintures de la Gaule
(clichés 21 bis et 22 bis: cimetières de la Marne), les dia­
dèmes d'or ont un type absolument irlandais, que ne parais­
sent avoir connu ni les Celtes. de la Gaule ni ceux de la
Germanie (1}.
L'or ètait alors très abondant en Irlande. Les gisements
des forêts au sud de la Lifley (comtè de Wicklow) parais-
saient inèpuisables . On appelai t les habitants de cette contrèe
les Lagéniens de tor. Les faits confirment cette tradition.
la Royal Irish Académy renferme trois cents
Le mûsèe de •
bijoux d'or de toute forme. Aucun musée de l'Europe n'est
aussi riche, et cependant la découverte de ces bijoux est due
au hasard, Que serait-ce s~ on les recherchait avec méthode?
La ceinture (cliché 23) a été trouvé près de l'enceinte de
Tara par un paysan. Les autres bijoux proviennent presque
tous de l'exploitation des tourbières. Nous avons lieu de
dans les pays scandinaves, il faut y voir
croire que, comme
des offrandes faites aux divinités locales.

Les documents continuent ainsi à s'accumuler sous vos
les monuments mégalithiques, les enceint.es
yeux. Après

royales; puis les antiquités de tout ordre, pierre, bronze et
or, dont le nombre est destiné à s'augmenter chaque jour.

Il est impossible de méconnaître qu'il y ait là matière
sérieuse à étude.
s'agit maintenant d'animer ces monuments.
Ce sera le rôle des légendes.
LES LÉGENDES. La valeur historique des légendes, des
mythes, pour me servir du mot généralement employé
quand il s'agit de l'antiquité classique, a été longtemps
Aux XVIIe et XVIIIe siècles les meilleurs esprits
méconnue.
(f) Voir l'Album du mUf:ée de Saint-Germain.

voyaient encore dans les mythes des fables bonnes à amuser
des enfants. Ce préjugé a disparu. D'excellents travaux ont
démontré jusqu'à l'évidence que les légendes ne sont point
l'œuvre personnelle des anciens poètes, mais la création
populail'e. La légende est la
impersonnelle de l'imagination
forme la plus ancienne de l'histoire. Les mythes nous repré­
sentent dans un JaI],gage poétique et figuré la vie intellec­
tuelle, morale, religieuse des populations primitives. Les
la représentation vivante, animée des
légendes sont
idées et des croyances des peuples à l'origine de la ci vi­
lisation.
il est vrai, ne se sont pas conservées avec
Les légendes,
la même pureté dans toutes les races, dans tous les pays:
l'historien doit s'en servir avec réserve et prudence: mais,
s'il sait user habilement de ce trésor légué par les âges, il
y trouvera d'inépuisable richesses .
La race celtique est une race éminemment poétique, con-
L'Irlandais a toutes
servatrice, respectueuse de son passé.

la race. Aucun pays du monde peut-être ne
les qualités de
s'est trouvé dans de meilleurs conditions que l'Irlande pour
que les légendes s)y développassent à l'aise et que les tI~a­
ditions s'y conservassent dans toute la naïveté.
L'état social le plus propre, le plus favorable au développe­
ment des légendes, des mythes et la constitution d'un
peuple en tribus, en clans séparés. La tribu, le clan a le .
sentiment . très profond, très vivace de sa personnalité. La
tribu n'oublie pas. Qu'est-ce, quand, comme dans les races
et celtique, la tribu" déjà même dans le lointain
hellénique
dans son sein des familles d'aèdes, de
des âges, contenait
suivant l'expression irlandaise, entourés
• bardes, de Filés,
du plus grand respect et spécialement chargés de la con-
servation des généalogies, et des traditions! .
Or l'Irlande était et est restée jusqu'au moyen âge un

pays de tribus, de clails. L'Irlande, jusqu'au moyen âge, a
son antique langage, ses familles de bardes .
conservé, avec
Enfin l'Irlande, jusquJau XIIe siècle, jusqu'à Henri II, n'a
point connu de conquête. Les légions romaines n'ont pas
mis le pied sur le sol sacré de la verte Erin. Les Danois,
VIle au IXe siècle, ont fait des tentatives d'invasion. Ils
se sont établis uniquement et encore passagèrement à l'em­
bouchure des rivières. Un bien petit nombre d'entre eux s'y
sont établis définitivement. Le sang danois ne s'est point
mêlé au sang irlandais.
, La carte ci-jointe (cliché n° 27) met cette situation sous
vos yeux.

Une seule cause, en dehors de l'action du temps, aurait
pu modifier profondément la situation sociale de l'Irlande:
la conv'ersion des Irlandais au christianisme. Des circons-

tances particulières ont rendu presque nulle l'action de cette
religieuse sur la constitution politique de l'Ir­
révolution
lande. L'influence du christianisme en Irlande a eté une

influence exclusivement morale.
Le christianisme vainqueur laissa debout tout l'organismê
politique des temps où le druidisme dominait, en se con­
, tentant d'y introduire un esprit nouveau.
Non seulement les premiers apôtres de l'Irlande n'y appor-'
tèrent pas l'organisation autoritaire de l'Église romaine,
dont ils étaient indépendants (l'Eglise Irlandaise ne recon-
nut que très tard l'autorité du Pape: elle suivàit le rite
mais se trouvant dans la nécessité, s'ils voulaient
grec),

réussir, de mettre d'abord la main sur les chefs de clans ...
sur les rois et leurs familles, sans le concours desquels ils
ne pouvaient rien ils se gardèrent bien d'exiger aucun

remaniement sérieux de la constitution établie Les mission-
naires irlandais se contentèrent d'exiger la déchéance des
druites et de prendre leur place auprès des rois. Quelques

légères modifications apportées au code pénal, leur suffirent .

Tout ce qui n'était pas en complet désaccord avec la nou-
avons des
velle doctrine fut respecté ou toléré. Nous en
La conversion, d'ailleurs, comme on
preuves sensibles.
pense bien, fut affaire de longue haleine.
« A quelque époque' que remonte l'action des premiers
en Irlande, quelle qu'ait ' été leur
missionnaires chrétiens
influence, il est certain, dit Gordon, que la conversion des
Irlandais s'opéra lentement. » Le paganisme persistait
encore dans la majeure partie de l'île au Vie siècle eL, sur

plus d'un point même, dominait encore au commencement
VIle siècle. C'est à la fin de ce VIle siècle seulement que

la christianisme régna réellement en maître dans l'île des
Saints. » .
Les missionnaires, en effet, se trouvaient, en Irlande, en
d'un grand nombre d'hommes distingués, pO,ètes,
présence
juges, philosophes, druides aves lesquels il fallut compter,
La légende de saint Patrice, légende chrétienne, nous
montre le saint discutant à Tara, en 432, avec le poète et
le druide du roi suprême et s'étonnant de les trouver si ver­
dans la connaissance de la Philosophie et des Sciences.
sés
En 4-49, nous retrouvons saint Patrice revisant les lois
celtiques, sur l'ordre du roi, de concert avec les rois pro-
vinciaux trois ollamhs ou docteurs et trois évêques .
L'action de l'église d'Irlande s'est surtout fait sentir par
le ' développement des monastères. Ces monastères en-
voyèl'ent même au dehors des essaims détachés de la ruche
principale. On connaît les fondations de saint Columban
à Luxeil (France), à Bobbio (Italie). Leurs écoles étaient
célébres dans tout l'Occident.
surpasse la pel'fection des manuscrits sortis de
Rien ne
leur's mains (cliché n° 28), mais ces manuscrits étaient ex­
clusivement liturgiques. Celui dont je vous présente un

feuillet moins les éclatantes couleurs, est un évangile. Les
que porte ce feuillet forment les monogrammes du
lettres
Christ.
La science nationale, la vieille science celtique, était
restée la propriété des Fi-Iés. L'histoire, les traditions natio­
nales, les généalogies étaient laissées aux celtisants. Les
ollamhs n'a valent point fermé leurs écoles. La science orale
se perpétuait à côté de la science écrite. La vieille civilisa-
tion celtique, la loi des brehons (juristes) coexistait à côté
des écoles ecclésiastiq ues.
La langue celtique était restée la langue officielle. On l'en­
seignait dans les monastères comme au dehors, concurem­
ment .avec le latin et le grec. Cet usage persistel'a jusqu'au
'XVIIe siècle. La tradition orale n'a donc jama.ls été interrom­
pue en Irlande, et quand, aux VIle., IXe et Xe siècles, ce qui
avait été jusque-là transmis par la mémoire commença à ètre •

fixé par récriture; le fil qui reliait les temps anciens aux
temps nouveaux n'avait jamais été coupé. On peut dire que
dans leur ensemble, au moins, n'a­
les vieilles traditions,
vaient pas été H.ltérées. J'ai cru devoir insister sur ce point
, important.
Je veux que vous soyez bien convaincus du droit que
nous avons d'interroger avec confiance ces vieilles légendes.
Je voudrais qu'elles vous parussent, comme à moi repré­
senter véritablement, respirer, si je puis dire, le vieil esprit
celtique.
Et maintenant cherchons, comme nous l'avons dit, à ani­
mer les monuments' au contact des traditions, ou, pour
mieux dire,cherchons par quelques exem pIes à montrer com-

ment on peut donner ainsi une vie nouvelle à ses monuments .
Les légendes, les vieilles annales nous apprennent peu de
chose relativement aux monuments sépulcraux. Un scru­
pule religieux ne permettait peut-être pas d'insister sur les .
BULLETIN ARCHÉOL. OU FINISTÈRE, Tù~1E XI. émoires). i3

détails des cérémonies funébres. Nous y lisons, toutefois,
étaient enterrés sous des tumulis ou cairns er }.
que les rois
grand costume et avec leurs armes: Il est enterré avec sa
lance, dit un de ces vieux poémes ; 'sa lance sur son épaule.
Près de lui sont la massue avec laquelle il frappa tant d'en­
nemis, son casq ue et son épée: le Druide a élevé 'un tertre
de terre à la place où repose son corps. Il a récité sur la
tombe le chant consacré. »
. « Le corps de Loégaire, dit un autre poème, fut enterré
• avec ses armes au sud du Rath royal, la face au midi,

tournée vert 'les habitants du Leinster, comme s'il voulait
encore cOli1.battre. » Loégaire était un roi suprême d'Irlande,
mort en combattant le roi de Leinster.
« Il y a, dit une ballade, un monceau de pierres au­
dessus du corps du roi qui est dans la terre. Il y a une haute
pierre debout sur le cairn. Un ogam est grave sur la haute
pierre. Il y est dit: « Eochaid ~st ici. » •
Eochaid était un roi d'Irlande tué dans une bataille au

Ille siècle de notre ère .
Nous savons encore par de vieux chants que des animaux
étaient immolés sur la tombe du défunt. On avait même con- .
d'un temps où les funérailles des grands
servé le souvenir
étaient accompagnées de courses de chevaux.
. Les renseignements concernant les enceintes royales sont
infiniment plus nombreux. Nous n'avons que l'embarras du
choix . Nous nous borneronsà parler de ce qui a rapport à Tara.
« Le oalais du roi des rois à Tara, lit-on dans le livre de
Leinster, un des phiS célèbres manuscrits de l'Irlande, était
le plus vaste de tout le pays: Tout y était magnifique. Les
étaient en if rouge artistement sculpté: les cloisons
meubles
en osier solidement tressé et recouvert de lames de métal.
On y admirait sept candélabres de bronze. »

« Dans l'enceinte royale paissaient 2,000 vaches. Les terres
étaient labourées par 49 charrues. »
. Nous n'avons aucune raison de soupçonner l'exactitude
On n'y sent aucune exagération .
de cette description.

. A côté du palais du roi (la Maison aux miLLe soLdats)
était la salle du banquet, dont les traces existent encore. Là
se réunissait, sous la présidence du roi des rois, l'assemblée
triennale chargée de reviser. les lois. Un grand festin pré­
cédait les délibérations. Les rois des quatre provinces, les
chefs de clans ou rois inférieurs devaient y assister. Les
Druides, plus ·tard les évêques, les poêtes, les légistes, les
médecins, les musiciens, les hommes de métier, forgerons,

charpentiers, jusqu'aux jongleurs et au fou du roi y avaient
leur place marquée.
Le manuscrit du livre de Lecan, XIVe siècle, contient une
curieuse représentation de la salle de Tara 'a vec indication
de la place de chaque convive et, chose plus singulière, 'des
parties du porc" le principal mets offert aux. invités, aux­
quelles chacun avait droit.
• M. d'Arbois de Jubainville a eu la bonté de teaduire cette

page du manuscrit. Vous avez cette traduction sous les yeux

avec reproduction agrandie de la disposition des tables dans
la salle du banquet (1).

Salle du banquet .
CÔTÉ GAUCHE • CÔTÉ DUOIT
Au centre: Le chef poète. Au cent1'e: Le rOI suprême et la

A sa gauche, c'est-à-dire au haut de reine de Tara.
la table dans l'ordre suivant: A leur droite, dans l'ordre suivallt:
:1.0 Les professeurs de sciellce écrite, {O Lcs rois provinciaux.
probablement les théologiens 20 Les nobles de Fe r.lasse.
(clergé chrétien) ell opposition (Tout en haut, les majordomes et
avec les professeurs de science les cochers). .
orale (les Druides et les File). À leur gauche, dans l'ordre suivant:
20 J.,es Brehons ou Juges. 1 ° Les nobles ù e 2 classe.
30 Les Harpistes. . 2° Les poètes de 3~ classe.
(Tout eu haut, comme vis-à-vis, 30 Les nobles de 4 classe.
les majol'domes et cochers). Au bas de la salle:
A la droite du chef poète. Bas Les architectes des Raths.
de la Table. Les jongleurs.
:1. ° Les nobles de 2 classe:

2° Les Prophètes~et Druides.
3° Les bijoutiers.
4° Les cnarpentiers.
50 Les trompettes et sonneurs de cor.

6 Les ciseleurs.
(1) La tra:duction de ce tableau n'est pas complète; nous passons sous
silence les mots non encore expliqués. Quelques·unes des traductions

Au CENTRE A DE PETITES TABLES
10 Les conteurs. 10 Joueurs d'échecs.
20 Ouvriers en euivl'e.
20 Les ouvriers cn l>rollze.
30 Médecins et pilotes
3° Les forgerons.
40 Bouffons.
4° 'Les poètes satiriques
Au BAS DE LA SALLE
Les portiers du roi.
ILe fou du roi.

Les livres de Lecan et de Navan ne nous' donnent pas
seulement ces détails matériels, ils nous initient a tou t le

cérémonial du banquet. .

« Les docteurs (ollamhs) attachés a la personne du roi
suprême inscrivaient, nous disent-ils, les noms des nobles
seigneurs du royaume classés suiyant le rang qu'ils devaient
. occuper aù banquet. Le nom des capitaines y était égale­
ment inscrit avec mention des prérogatives qui leur appar-
tenaient. ,
« Les convives de haut rang se présentaient accompagnés
<;hacun d'un écuyer, porteur du bouclier de son seigneur.
Tous devaient se tenir, seigneurs et écuyers, le jour fixé
venu, aux abords de la salle, dans laquelle n'avaient droit
de pénétrer que trois personnages: te maréchal du palais, '
un généalogiste et un trompette avec son cor, faisant fonc­
tion de héraut d'armes.
« A l'heure marquée par la tradition, le son du cor reten­
tissait. A ce premier appel les écuyers des nobles se réunis-
saient autour de la porte d'entrée. Le maréchal du palais
recevait de leurs mains les boucliers de chacl'n; puis accom­
pagné du généalogiste allait, sous sa dictée, les suspendre
au-dessus de la place destinée au seigneur auquel l'arme
appartenai t.

que nous donnons ne constituent elles-mêmes 'qu'un essai sur lequel
M. d'Arbois de Jubainville se réserye de revenir. Il faut y voir un aperçu
de l'ensemble plutôt qu'une reproduction définitive du document, qui
mérite nne étude spéciale avec discussion de chacun des termes
employés.

« Au second appel du cor, les écuyers des guerriers
s'approchaient à leur tour, à leur tour remettaient les bou-
cliers de leurs maîtres aux mains du maréchal, qui les
accrochait à la E:uite des premiers, toujours guidé par le
la place déterminée par l'étiquette. '
généalogiste, à
« Au troisiéme appel du cor, les nobles et les gueniers
s'avançaient, chacun allant prendre place au-dessous de
son bouclier. En sorte 'que, dit l'annaliste irlandais, il n'y
avait jamais ni désordre ni débat de préséance. )-
Les rois s'asseyaient ensuite.
Le roi d'Erin, roi de Tam, présidait, au centre, la face
tournée vers l'Ouest. Le roi de Munster se tenait au sud du
, roi de Tara; le roi de Leinster vis-à-vis du roi d'Erin. Le
l'oi de l'Ulster au nord du roi de Tara, qui avait derriére
1 ui le roi du Connaught. Le roi suprême, on le pense bien,
y figurait en grand costume.
« Revêtu de la robe royale, dit le livre de Navan, coiffé
casque ou bonnet d'or (1), Cormac (2) présidait le ban­
q uet. Le bouclier de C0rmac était rouge, orné d'étoiles et
d}animaux d'or, relevé de clous d'argent. Une broche d'or
brillait sur la poitrine du roi. Un collier d'or ornait son cou.
Une ceinture d'or entourait sa taille. Il avait des brodequins
d'or.
Les richesses du M usée de Dublin permettent d'ajouter
foi à cet étalage de splendeurs. Il n'y a rien là d'invraisem­
blable. Le poète n'a fait qu'user de son droit.

Mais) Messieurs, la salle du banquet ne servait pas seu-
lement de salle d(e festin: c'était aussi et surtout' la salle
grand conseil, du conseil d'État. Le banquet officiel

inaugurait, pel'metrtez-moi l'expression, -une session de sept

(1) Les l'ois ne portaient la couronne que les jours de bataille.
(~) Le plus célèbre des rois de Tara. .

jours. Pendant ces sept jours, les rois, les docteurs, les
généalogistes, les druides, plus tal'd les évêques se réunis­
saient pour légiférer.' La se confirmaient les lois anciennes.

La elles recevaient, s'il était utile, les modifications néces-
saires. La étaient contrôlés, par les ollamhs et les filés, les
récits relatifs aux Annales nationales.
brehons (légistes)
Mais laissons les rois, les ollamhs, les
tranquillement sous la présidence du roi de Tara,
légiférer
regardons au dehors. Une foule nombreuse se presse dans
l'enceinte royale. La fèté triennale n'est pas seulement uue
fête politique: c'est une fête, une véritable fète nationale,
politique, religieuse et commerciale a la fois. C'est a la fois
et une foire.
une assemblée, une fête
Eugène O'Curry, dans un récent ouvrage: On the manners
and customs of the anciens Irish, résume ainsi l'aspect de
ces fêtes: .
« Autour du palais où .siégeaient les cinq rois se pres­
saient des poètes lyriques, des poètes satiriques, des musi­
ciens,' des généalogistes, des historiens, des jongleurs, des
marchands de toute nature tenant étalage d'objets de néces­
sité, d'objets de luxe, d'objets de piété et de riches étoffes
apportées par les Grecs. '(O'Curry ajoute des religiéux) .

« Des places spéciales étaient réservées a chaque indus-
. trie, a chaque genre de spectacle. ,

« La foule écoutait tour à tour, avec enthousiasme, les
récits légendaires et pàétiques retraçant les hauts faits des
vertus, la puissance des rois, la science des
héros, les
savants célèbres .
. « Le chant des vieilles ballades se mêlait aux mordantes
Satires, aux symphonies des harpes, des tambourins et des
cors de chasse.

(( D'un autre côté on se pressait pour cntendre la pat'ole

de Dieu et des saints, ou assister à la lecture des recueils
énumérant les privilèges et les devoirs de chaque classe de

c.itoyens.
(( En dehors du Rath de grands espaces étaient réservés

pour les courses de chevaux. »
Ces courses, usage remontant aux époques les plus
jouaient un si gL'and rôle dans la vie du peuple
reculées,
que ]e livre dit Chronieon Seotorum, embrassant
irlandais,

la période qui s'étend de saint Patrice à l'an 1145 mentionne
comme un fait mémorable qu'en 889 la guerre empêcha les
grandes courses de chevaux, qui reprirent seulement en

En dehors de la grande assemblée triennale de Tara, un

grand nombre d'autres assemblées annuelles se tenaient
dans les quatre provinces. On a des données très précises
concernant ces . fêtes et les pratiques toutes payennes qui
s'y accon1plissaient et continuent encore d'être en usage

dans quelques campagnes d'Irlande.
La seule date de, ces fêtes en indique l'antique origÎlJe .
L'une avait lieu le pl' mai, à l'occasion d'une fête de
Beltêné, le Belenus gaulois: c'était la fète du Soleil.
Une autre le lel' août, fête du dieu Lug, probablement le
Mercure gaulois.
La trOIsième le pr novembre, en l'honneur d'un Dieu

dont nous ne connaissons pas l'identification.
La féte de Beltêné ètait la plus populaire: « Ce jour-hi

les druides, entonnant des formules ,magiques, allumaient
dans l'enceinte du Rath deux grands feux, entre lesquels

devaient passer les bestiaux; c'était eontre les épizooties

préservatif jusqu'à l'année suivante. »
Vous reconnaissez là un antique usage indo-européen. La

même céré,monie se pratiquait à Rome le 21 avril, neuf
jours plus tôt, à la fête des Palilia.

Fer tlammas saluisse pecus,saluisse colon os

Le feu allumé par les druides a cette fète était un feu sacré .
Chaque Irlandais devait, aveü redevance probablement, y
allumer la flamme qui introduisait dans sa cabanne la pro­
tection des dieux.
Un passage de la Vie de saint Patrice, publié par la
société celtique, nous appl'end que cet usage, ce règlement
religieux, existait déja du temps de saint Patrice.
Patrice, pendant qu'il était a la Cour du roi Loégaire
encore payen, fut sévérement réprimandé par le roi pour
avoir allumé des cierges la veille du jour consacré. Il était,
Livre des droits, interdit dans toute 1.'Irlande d'allu­
dit le
mer aucun feu ce jour-la, sous les peines les plus sévères,
avant que le feu de Tara fût solennellement allumé;
Les détails fournis par les vieilles Annales touchant la
fête de BeLtêné nous initient a des mœurs conjugales bien
singulières. Le mariage en Irlande était loin d'ètre indisso- '
lubIe. Bon nombre de mariages se contractaient pour un an
seulement. Le père vendait sa fille pour l'année. Le contrat
se passait tous les ans a la fète de BeLtêné.

Les jeunes filles et les femmes mariées pour un an l'année
précédente venaient a la féte pour y choisir de nouveaux
maris auxquels elles se faisaient vendre par leur ·père. Le
code défendait la saisie des habits de fête 'ce jour-là. Une
des collin,es du Rath de TaiLtin porte encore le nom de
Colline de la vente des femmes.
Ces usages étaient si fortement enracinés a l'époque de la
mission de saint Patrice que l'Eglise dut composer avec eux.
La loi celtique reconnaissait 21 divorces. On pouvait se
remarier 21. fois. Au' premier mariage le père recevait le
prix total de la vente; deux tiers seulement au second

mariage, et ainsi de suite jusqu'a la vingt et unième vente.
Saint Patrice abolit ces aJ?us en établissant les Hones~
nuptiœ, mais fut forcé d'admet.tre en certains cas, pour le

mari, la faculté du divorce (article 16 du canon chrétien) :
De meretrice con juge, article se terminant par ces mots:
Unde si ducat alteram, velut post mortem prioris, non
« Dans ce cas, si l'on prend une seconde femme.)
vetant.
comme si la première était morte, l'Eglise ne le défend
pas. » Les femmes, il faut le dire à leur honneur, ne sup­
portaient pas toutes avec indifférence ces usages barbares.

La légende des fils d'Usnech, faisant partie du cycle de
Conchobar, en est un dramatique exemple:
« Derdriu, que Conchobar avait fait élever dans l'inten­
tion de l'épouser, s'était échappée et avait épousé Noisé,
qu'elle aimait. Noisé est poursuivi et tué 'par les hommes

de Conchobar. Derdriu est livrée, les mains liées, au ter-
rible roi de l'Ulster. Elle resta avec lui un an sans sourire.
Au bout de l'an, Conchobar lui dit: « Qui détestes-tu le
« plus '? Toi d'abord, et ensuite le meurtrier de Noisé. -
« Eh bien, tu seras un an avec lui. »

« Le lendemain on partit pour la fête. Derdriu était
«( assise sur un c'har, derrière son nouvel époux. « Eh bien!
« lui cria Conchobar d'un air moqueur, tu ress~mbles à une
« brebis entre deux béliers.» - .
« Elle avait dit qu'elle ne verrait jamais sur terre deux
époux à la fois.
« Derdriu répondit en se brisant la tête contre un ro­
cher. »
Le respect de ces fètes était tel, qu'un vieux poète s'écrie
dans son enthousiasme: «( Trois jours avant la fète de mai,
trois jours après, c'est-à-dire pendant toute la semaine
sacrée, ou l'on ne cesse de festoyer, ni vol, Ili coup, ni
blessures, ni mauvaises paroles, ni arrogantes ~enaces

sur le territoire royal. »
Quiconque eût été capable de ces méÎaits, devenait un
morte~ et infâme ennemi. La mort seule, sur le lieu même,

aurait expié un tel crime, dont on n'eût permis à personne
de se racheter.
à croire
Des souvenirs personnels de Grèce m'autorisent
que l'enthousiasme du vieux poète irlandais n'était pas
sans fondement (1) .
Me trompé-je, Messieq.rs, ne voyez-vous pas se recons­
tituer peu à peu ce vieux monde celtique avec sa vie féo­
dale et patriarcale à la fois?
n'avons pas besoin de glaner ainsi dans le
Mais nous
champ fécond des poèmes et des légendes: les familles de
Bardes, les ol1amhs et les filés ont pris soin de conserver
et de nous transmettre tout un code de lois, où, sans tant
d'efforts et de recherches, nous pouvons puiser avec con-
fiance.
Pour cela seulement, il faut savoir l'irlandais. M, d'Arbois
sait pour nous.
de Jubainville le
Ce code de lois est le Senchus-môr, dont M. d'Arbois do
Jubainville donne en ce moment même une savante ana- .
sous le titre de : ÉTUDE SU1{ LE DROIT CELTIQUE.
lyse
« Le Senchus-môr d'irlande, qui l'a conservé ~ (dit
l'ollamh auquel nous devons l'Introduction précédent ]e
« L'Association des Mémoires. La transmission
Recueil.)
d'une oreille à l'autr"e. La récitation des poètes. »

Que ces lois, dans leur ensemble, soient antérieures à
saint Patrice, on ne p'eut en douter. M. d'Arbois de Jubain­
ville le démontre par une ingénieuse argumentation. Le
dernier remaniement important dont les brehons (juristes)

(i ) Je fais allus'ion à ce qui se passe dans quelques contrées de la
Je Pâques, notamment dans les vallées du Par­
Grèce pendant les fêtes
nasse et de l'Hélicon, 'où j'ai vu les aubel'ges complètement aballdonnéès
par leurs propriét~ires qui faisaient leurs Pâques daos le voisinage. sans
que les voyageu r~ songeassent à en abuser. Cette espèce de trève de
à minuit. Passé ce terme, tout,
Dieu subsiste jusqu'au dimanche soit'
me dit-on, serait dévalisé si les maîtres ne rentraient pas.

avaient conservé le souvenir date de l'an 449 de notre ère,
ou le roi de Tara confia, comme nous l'a,.vons dit
époque
. plus haut, la r~vision des codes à un conseil composé de
trois rois, trois ollamhs et trois évêques. Saint Patrice
faisait partie de ce conseil, dont il était l'âme.
. Il est très facile de faire dans le Senchus-môr la part qui
revient aux institutions celtiques ' dont il donne une très
haute idée.
Le Senchus-môr, le code de lois, le code national irlan­
dais, code qui resta dans la plus grande partie de l'Irlande

en vigueur jusqu'au XVIe siècle, se compose de six parties,
se q,écomposant elles-mêmes en un certain nombre de petits
traités séparés. .

Les parties les plus anciennes, les plus complètement

imprégnées de l'esprit celtique, celle que sa,.int Patrice et
paraissent avoir plus , particuliérement res­
les évèques
pectées en 447, sont des traités concernant la f!aisie; les
Mages; le cheptel en mains libres; le cheptel en mains
serves '; les liens sociaux, et en particulier le mariage; les
contrats ..

Nous ne pouvons analyser ici ces traités; puisons seule-
ment dans le code des contrats cette prescription singu-
lière, qui ,rappelle la loi hébraïque.
« Celui qui avait failli à remplir un contrat ou s'était
rendu coupable d'une fraude, s'il n'était pas en état de ,
payer ramende fixée par la loi, était obligé de servir le
plaignant jusqu'a ce que, par le fruit de son travail" il eût
remboursé sa dette. »

respIre un pro- ,
Ajoutons que tout ce code des contrats
fond sentiment de justice sociale, '
nous jette dans un monde à
Le code des liens sociaux
part. Nous nous sentons en plein pays
celte. Le système
est à la fois subtil et compliqué.

« On peut, dit M. d'Arbois de Jubainville, se représenter,
d'après le Senchus-môr, la société irlandaise antique comme
composée de la manière suivante: .
« 1 Les familles royales, au nombre de près de deux
c.ents. Il y avait encore au VIlle siècle cent quatre-vingt­
quatre tuath ou domaine.s royaux.

. Au-dessus de ces petits rois, le 10i Suprême, le roi de
Tara et les rois des quaUe grandes provinces: Connaught,
Munster et Leinster .
Ulster.

2 Au-dessous des familles royales ou chefs de clans" la
noblesse ou plutôt les primates, car . il n'y avait pas, en
Irlande, de véritable noblesse. Tous les membres libres du
clan faisant partie de la grande famille. de la tribu de la
famille, étaient nobles, sinon égaux .
Ces primates se divisaient en quatre classes, dotées cha­
cune de priviléges particuliers.
La richesse, et s,!lrtout la richesse en bestiaux, mais
aussi la science, le savoir, l'haùileté en certains arts, déci­
daient du rang que chacun occupait dans la fiait!?:; c'était
le nom que les Irlandais donnaient à cette espèce de no'-
blesse.
On peut se faire une idée de la valeur relative de chacune
de ces classes en tenant compte du prix auquel était ta'xé
ce que les Irlandais, ce que la loi irlandaise appelait l'hon­
neur de chacune d'elles, Je veux parler de la somme que
l'on devait payer au noble en cas d'insulte grave:
28 cumals.
Roi suprême

d'une grand'e
Roi provInce

Roi de 1uath

Noble de Fe classe

20 bêles à cûmes,
classe

de 3 cla'sse. . .' . .

ùe 4 classe . . . . .

Le cumal représentait la valeur d'une femme esclave.
Vous voyez qu'entre les rangs de cette hiérarchie, même
entre les l'ois et les nobles, la distance n'était pas très grande.
Les ollamhs (docteurs), les filés (voyants), les maîtres
ès arts, forgerons, musiciel1E1, poètes, généalogistes étaient,
suivant leur mérite, inscrits danR l'une ou l'autre de ces
quatre classes. Les guerriers avaient le même privilège,

malS sans aucune preemmence.

là au rôle prépondérant que jouaient les
Il y a loin de
équites en Gaule.
Le chef des druides dans chaque tuath, plus tard l'évêque,

avait rang royal.

Le rang ne constituait pas un simple honneur.
et les primates, quand ils se déplaçaient, avaient
Les rois
droit à un cortège plus ou moins nombreux, suivant le
rang auquel ils appartenaient. Ce cortège était scrupuleu-:
sement réglé par la loi. Le roi çle Ta.ra avait droit à un
cortège de 30 personnes, un roi de province avait droit
24 ; un 1'01 de tuath, à 12 ; le primate de pe classe, à 10 ;

de 2 classe .. à 8 ; ~e 3 à 7 ; de 4 à 6.
n'y avait pas, vous le pensez bien, d'hôtellerie en
grand personnage voyageait, il était
Irlande. Quand un
hébergé par ses vasseaux, par ceux qui tenaient ses trou-
peaux en cheptel. Nourrir un roi., même un roi de tuath et
sa suite, était une lourde charge. .
La loi fixait le sacrifice imposé au vassal.

7 vaches .
. Aux rois étaient dues .

Au noble de ire classe. •

Les membres du clergé, suivant leur dignité, étaient

sous ce l'apport, au moyen âge, assimilés en Irlande à la
noblesse.
A côté des Primats, mais faisant encore partie du clan,
existaient deux classe~ inférieures composées de vassaux
qui tenaient à bail la terre, et le bétail appartenant aux
quatre premières classes. Tout un chapitre, et très déve­
loppé, du Senchus-môr traite du cheptel.
Ces six classes supérieures composaient l'ordre de Nénle.
Au-dessous, sous le nom de féné, était tout le menu

peuple.

Comme en Gaule, ce menu peuple était réduit à un état
. voisin de l'esclavage. « Plebs pene servorum loco habetul".

« S'il n'était pas esclave dans l'acception propre du mot
comme la eumal (esclave femme) et le mug (esclave .
leJéné constituait la partie inférieure du clan .
homme),
. « Quand un Jéné, dit le senchus-mor, créancier d'un
néine ne peut obtenir payement d'une dette contractée par

ce dernier, il ira respectueusement jeuner à la porte de son
créancier. »)

La loi ne . fournit au Jéné aucun autre moyen de con-
trainte contre le néine. \

'Le féné pouvait-il se relever de cette déchéance "t Oui,
par la fertune ou par la science. Aucnne condition d'ori­
gine n'était exigée pour devenir ol/ham oufiLé.

L'éducation dans cette société, où elle était prisee si .
haut, semble avoir été mise à la portée de tons. Le maître

n'était pas payé suivant son rang ou sa valeur personnelle, •

mais suivant le rang de l'élève qui lui était confié. Un roi
de tuath (chef de clan) donnait à l'éducateur de son fils un
cheptel de 30 bêtes à cornes. Le vassal de 2 classe en
donnait un de 5 bêtes à cornês seulement .
Il n'est point parlé dans le Senchus-môr des fils de féné ..

Le code des rangs sociaux nous indique à quelles condi-
tions étaient conquis les titres d'ollamh et de filé.
Un ollamh de premier rang, ce qui le plaçait presque au
niveau des rois, devait posséder 350 histoires, dont 250 de
Il devait connaître, en outre" l'écriture
première classe.
la versification, le droit, la mu­
oghamique, la grammaire,
siq ue et la sorcellerie ( magie).
On demandait à un filé de 2 classe 175 histoires; à un
filé de 3 80.

On était admis au 10 rang en justifiant que l'on possé-

dait 7 histoires, sans parler, bien entendu, des connaissances
générales qu'aucun lettré ne devait ignorer. Jusqu'au
XVo siècle, les ollamhs et les Filés ont continué à jouir de
la plus grande considération. .

Le code territorial est également curieux à étudier. La
terre appartenait au clan, à la tribu. Les rois.et les nobles
n'en avaient que l'!lsufruit. L:;t possession du bétail seul

était personnelle. Le droit d'aînesse était inconnu en Irlande .

Je ne puis pousser plus loin cette revue ... peut-être déjà
trop longue à vos yeux ... quoique si rapide, des monuments,
et coutumes de la vieille Irlande .
légendes, lois

Ai-je réussi à soulever à vos yeux un coin du voile qui
intéressant pour
couvre encore ce vieux monde celtique, si
nous? Si j~ n'ai pas réussi, ce n'est pas faute de corivic­
tion. On dit que la conviction est contagieuse. Je voudrais

trouvât ici son application.
que le proverbe
Je terminerai par une réflexion que vous avez déjà dû

faire vous-mêmes, réflexion découlant, ce me semble,

turellement des faits: à savoir que l'explication de la triste
et douloureuse situation de l'Irlande actuelle se trouve dans
du passé, comme pr:esque
l'histoire de son passé. L'étude
toujours, nous donne ici la clef du \présent. .

Qu'y a-t-il, en effet, au fond du drame national auquel
nous assistons, sinon la lutte de cette antique législation
celtique contre la loi anglaise '? '
Voyagez en Irlande : vous serez vite éclairé sur l'état
réel des âmes. Dans toutes les classes de la société, même
dans les plus humbles, vous trouverez gravé le souvenir
des temps anciens passé à l'état de culte.
'L'Irlande, autrefois, croit le paysan, était une terre de '
liberté, de gloire, de science, d'héroïsme. Les légendes
les ballades ne le disent-elles pas? ' L'Irlande était la terre
de la justice et du droit, chaque tuath était une famille.

Depuis la conquête anglaise, l'Irlande apparaît au vieux
Celte comme une terre où règnent en maîtresse l'injustice
et la violence.

Et il ne faut pas croire que ces sentiments datent d'hier;
qu'ils soient éclos sous des influences politiques ou sociales
récentes, qu'ils soient le produit de doctrines perverses·.
Non; ces sentiments datent de la conquête.

Et, Messieurs, · ils sont si naturels en Irlande que, a
plusieurs reprises, ils ont pénétré dans IJâme des
colons
anglais eux-mêmes,
Un statut de 1367 constate déjà le mal et ve~t y porter
remède. .
XIVe siècle, les deux législations, la loi anglaise et
la loiceltiq ue, vivaient encore juxtaposées avec un carac­
tère également légal. Les c.olons anglais étaient soumis à
la loi anglaise. Les Irlandais restaient soumis au code

Brehan .
Cet état de chose datait de Henri II : il n'y avait pas en­
core deux cents ans.
Or, qu'était-il arrivé? 'Un grand nombre de colons
anglaIS, séduits par les avantages que donnait, en terre

d'Irlande, la loi nationale irlandaise qu'ils voyaient chaque
jour fonctionner"autour d'eux, avaient apostasié, si je puis

dire, et s'étaient faits juridiquement Irlandais. , -
Le statut de Kilkenny voulait porter remède à ce danger,
ql..li mettait en péril l'influence britannique en Irland~.
Défense était faite aux colons, sous les peines les plus
sévères, emprisonnement et confiscation des biens, d~

s'allier aux Irlandais, soit par mariage, soit par échange
d'enfants. '.Interdiction était faite aux colons, sous les
mêmes peines, de prendre un nom irlandais ... d'adopter les
coutumes nationales du pays.
Les colons ne ,trouvaient donc pas la législation irlan-

daise si imparfaite.

Messieurs, je l'evenais d'Irlande tout plein Lie ces impres­
sions, quand tomba sous mes yeux un article de la Revue
des Deux-Mondes ... où, sous le titre de : Une loi agraire
au XIXe sièete, M. Anatole Le Roy-Beaulieu expl>imait,
avec unegrande 'force et, naturellement, à mes yeux, avec
beaucoup de justesse, des VUtlS analogues.

Je ne puis rèsister au plaisir de mettre sous vos yeux
quelques fragments de ces pages qui répondent si bien au
fond de ma pensée: Je ne pourrais mieux dire. Ce sera la
conclusion naturelle de 'cette conférence. '

« En fa'isant campagne contre la propriété foncière' telle
qu'elle est constituée aujourd'hui ·en Irlande, écrit M. Le
Roy-Beaulieu, les Irlandais de la Land-League empruntent
rn_ oins leurs armes à des idées socialistes ,modernes qu'aux
réminiscences du passé, aux revendicatioris de l'ancien

droit et des an~iennes coutumes.
(( D'après les traditions populaires, justifiées par un grand
nombre d,e textes irlandais, la tel're, avec J'accaparement
des colons anglais, restait dans une sorte de communauté.
Tous les membres d'un même clan, liés par une parenté
BULLE N ARCHÉOL. DU FINISTÈHE. TOME XI. (Mémoires). 14

réelle ou supposée et portant le même nom, avaient un
droit collectif sur les terres de la tribu, dont ils jouissaient
librement moyennant une redevance au chef.
(/ En substituant la législation anglaise a la coutume
celte, les lois anglaises ont enlevé aux tenanciers tous
leurs droits et privilèges, avec les garanties qu'ils tenaient .
de leurs aïeux.
« Le tenancier irlandais prétend en effet, tenir son droit

d'occupation non du consentement du Landlord, mais de
la tradition et de la coutume. Il se regarde comme investi '
d'un droit imprescriptible appartenant à la tribu. Ce droit,
tenant right.
il le nomme

« C'est pour défendre ce droit que les tenanciers ont
formé ces mystérieuses sociétés secrètes qui, sous différents
noms, ont a diverses époques dominé l'île et répandu la
terreur dans les campagnes.
« Comme il y àvait en Irlande deux droits opposés, fondés
sur des prétentions inconciliables, il y a eu deu:e justices
dans le pays. A côté de la justice anglaise se trouvait celle _
de secrètes associations de paysans qui ont servi de base a
la Land-League actuelle, et dont les décrets, rendus dans
des cabanes enfumées ou dans des tourbières désertes, ont
été souvent plus fidèlement exécutés que les lois du parle-
ment de Westminster .

« Il faudrait, pour arriver à l'apaisement, pouvoir arriver
à faire cesser le conflit entre la loi et la conscience popu­
laire, entre le droit officiel et la coutume traditionnelle.
« M. Gladstone veut l'essayer, en abandonnant le point
de vue exclusif des lords. M. Gladstone ne fait que sanc­
tionner des . prétentions anciennes et donner une valeur
égale à des droits qui, souvent, dans rUlster, par exemple,
s'exerçaient pratiquement en dehors ou en dépit des lois

officielles.

M, Gladstone a eu certain'ement une vue très juste de la
situation. L'Angleterre entre- t-elle trop tard dans cette
voie d'apaisement et de conciliation, je dirais volontiers de
réparation ~ C'est ce que' l'avenir seul nous apprendra.
(Extrait des llulletins hebdomada.ires de l'Association scientifique
de France, nOS 1 f 6 et 1 f 7.)