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Bulletin SAF 1883


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La poésie bretonne sous Anne de Bretagne

H. de la Villemarqué

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LA POÉSIE BRETONNE
sous ANNE DE BRETAGNE
Je ne sais quel chanteur populaire a dit qu" « on e~t fier
d'être Français quand on regarde la colonne ».
A mon tour, je ne crains pas d.e dire qu'on" est fier d'être
Breton, en lisant l'histoire de Bretagne.
Cette légitime fierté, je viens de l'éprouver encore une
fois a la lecture d'un livre d'autant plus digne d'attirer
l'attention générale qu'il n'a pas été composé par un de
nos compatriotes, et qu'on ne pourra pas . taxer l'auteur de

chauvinisme.
C'est l'Histoire de la 1'éunion de la 'Bretagne à la

Franee, par M. Dupuy, lauréat de l'Institut, naguère pro-
fesseur a Brest, aujourd'hui a la Faculté de Rennes.
Des milliers de documents publics et privés ont été con-
sultés par lui, et il les a mis a profit avec beaucoup de
et de talent. Plusieurs sont nouveaux; ils èclairent .
patience
bien la vie intime de nos pères. Son dernier chapitre, où il
nous fait asseoir au foyer même de la société bretonne a la
fin du moyen-âge, est surtout intéressant. Mais pourquoi
ne trouve-t-on pas a. ce foyer, ' tel qu'il le refait, unpel,l
plus de flamme et de chaleur G Pourquoi, après avoir si
'« leurs lois excellentes, leur constitution libé­
bien qualifié
rale, leur administration éclairée, leur industrie florissante,
leur commerce act.if, leur intelligence et leur patriotisme »,
ne pas tenir compte de l'inspiration, de la .sensibilité, des

croyances, des traditions, des légendes, de la poésie des
Bretons? ' .
j'ai voulu essayer de la réparer ~n étudiant
Cette omission,
' la poésie re1igieuse et nationale en Bretagne, sous la du-
chesse Anne.

Elle revêt trois formes lyriques que j'examinerai succes-
sivement : la forme rustique, la for'me artificielle et savante,
la forme macaronique ou burlesque.
Pour la première, nous avons la ressource des chants
populaires imprimés de ,nos jours; pour la seconde, indé­
pendamment de nos my~tères,) un recueil de Noëls nationaux

bretons réédités au XVIIe siècle; pour la troisième, une
collection de vieux Noëls français récemment publiés.

Par ce flux et reflux d'opinions scientifiq)les, il en est
. une qui semble persister comme expression de la vérité: c'est
que la poésie purement populaire, la poésie des ignorants,
des illettrés, a pour thème les nouvelles qui les intéressent:
. dans tous .les pays, a toutes les époques, les poët~s du
peuple ont été ses nouvellistes attitrés, j'allais dire ses
gazetiers; en Bretagne, sous la duchesse Anne, avec les
événements qui se passaient, comment auraient-ils agi
autrement?
Aussi M. Dupuy (II, 378), nous montre-t-il les écoliers
ou cloer bretons « colportant les nouvelles en se rendant a
l'école, coin mentant les derniers évènements politiques »,
et sans nul doute les mettant sous forme de chanson.

C'est ce que faisaient d'ailleurs tous les poëtes
d'alors,) c'est ce que dût faire l'un des plus fameux, le
nommé Jean Rival, aubergiste a La Roche-Derrien, en
l'année 1505,. « ménestrel ambulant », dont les archives de
Nantes ont révélé le nom et la mésaventure a l'auteur de

l' Histoire de la réunion de la Bretagne à la France
(H, 407.) Jean Rival aida GuilJ.aume de Kergrist à enlever
madenl0iselle Marguerite du Bourgoët; il la cacha même
pendant plusieuri:! jours dans S8 taverne. Arrêté avec son' ·
compère et jeté dans une basse-fosse, il put entendre; du

fond de sa prison, chanter cette chanson composée pal' les
amis de la famille d'u 13ourgoët :
Birvik, birviken
Riwal var: na c'hoar.z' out den.
« Jamais, non jamais le poëte Riwa:l ne se moquera plus '
de personne! »
En citan(ce couplet, dans son dictionnaire, au mot Barz,
Dom Le Pelletier ajoute:
« Selon un dictum de nos Bretons, le poëte ou chanteur
tomba avec un loup dans une trappe, » allusion évidente
au ravisseur de Marguerite, a Guillaume de Kergrist, dont
est celui du loup, en breton; comme Alain celui du
le nom

renard. Voir Le Gonidec, au mot Gwillou.
M. de Kerdanet, avec son imagination ordinaire, (je n"ai
guéres le droit de lui en faire un crime) a donné 'Jean
Riwal comme un barde du Ille siècle, et Brizeux l'a cru sur
parole; mais le génie de notre grand poëte a immortalisé
l'histoire:
Riwa1 est chez les morts; que l'enfer lui pardonne!
Biwal chez les vivants ne mordra plus personne.
(Histoif"es poè"tiques, 137).
Les confrères en poésie et en musique du ménestrel am­
bulant fréquentaient la cour de la duchesse Anne; ils y
remplissaient même un office dont on se doutait peu jus-
qu'ici, et qu'on attribuait uniquement aux hommes de la
même profession attachés ,a la personne des anciens princes
gallois. ' ,
France, Anne de Bl~etagne, dès le lendemain du
Reine de
jour où elle monta sur le trône, appela auprès d'elle les
Basse-Bretagne, les appointa dans sa maison,
ménestrels de
doubla leurs gages; et elle se délectait a les entendre chanter
es chansons du pays. Quatre d'entre , eux, Hervé, Riou

Guillaume Le Clerc et Jean Josse, se font particulièrement
remarquer; ils reçurent, dit M. Le Roux de Lincy, comme
gratification, le 25 décembre de l'an 1492, dix-huit livres
(Anne de
tournois, somme considérable pour l'époque.
Bretagne, V,191) .

Six ans plus tard, en 1498" deux autres ménestrels bas-
bretons sont encore notélia parmi les « officiers de l'hostel
la Royne » ; ce sont Ivon Le Brun et Prégent Jagu .

« Il leur est baillé, payé et délivré par ordre de la dicte
jour de l'an, la somme
dame, pour leurs étrennes du premier
soixante-dix sols tournois, en deux écus d'or. » Prégent
J agu', seul, reçoit cent livres pour ses gages et « entretene-

ment. »
Divers joueurs d'instruments accompagnent les chanteurs
de la reine; Jacques Loriguer joue de la manicorde" ou

épinette sourde à soixante-dix cordes; Jéhanot Dubois, du

rébec ou viole à trois cordes; Petit-Jehan, du tambourin;
Paul et. Hiérosme, du luth; Pierre Ivon, d'un instrument
de musique qui n'est pas indiqué; mais où il excelle et qui
un beau ft.orin d'or pour ses étrennes de l'année
lui vaut

Ce dernier, ou peut-être Ivon Le Brun, « le ménestrel »
nommé plus haut, -a été plus tard, sous le diminutif · de
Tyvonnet (pour l yonnet), le plastron de la muse nar-
quoise . des Gallos, et nous . le retrouvons avec les mé-
. nestrels Hervé et Jean Josse, dans une .de leurs parodies.
à la cour, il était dans toute sa gloire.
A ce moment,
Ainsi de ses compagnons dont les talents divers faisaient
la joie de la bonne duchesse, et qu'elle aimait autant qu'ils
l'aimaient elle-même. .
n'était pas seulement les compatriotes bretons
Mais ce
la reine qui l'admiraient: « il semble, remarqué Saint­
Gelais, que tout le monde soit sien et lui appartienne:!l
n'est aucune personne si douce, si humaine, si abordable:

ceux qui la vuieni se départent de sa présence tout réjouis,

tout consolés et aussi contents que possible. »
Contents ~t consolés! COlTIrnent ne l'auraient-ils pas été
près d'elle et p'ar elle, soit à leut' départie, ses sujets qui la
venaient voir; soit dUl'ant leurséjoul' en France, et q ni for­
maient sa garde, sa fameuse garde bretonne? Elle leur
rendait la patrie.
la cour était à Blois, dès qu'elle paraissait sur
Lorsque
la terrasse du chàteau, où ils l'attendaient tous les matins,

cœurs et tambours baUaientaux c.hamps : tons disait-elle; ils sont 'SUl' la perche à m'attendre. » Ils
ne faisaient que passel' en France, ' en effet, ces oiseaux
envolés des vallées d'Arrncirique, niais ce moment rapide
était pour eux plein' de douceur; ils se réchauffaient aux
rayons de la jeune aurore; ils battaient des ailes et chan-
taient. '
Les sons rudes et guttUl'aux de leur idiome national lui
causaient un plaisir extrème, dit un contemporain cité par
M, de Courson. Sachant le latin et même un peu de grec,
comment n'aurait-elle 'pas entendu le langage de son pays!

La Perche-aux-Bretons dut résonner, surtout en l'année ,

1498, aux voix de ses chers ménestrels. Si son nom est resté

si populaire dans nos campagnes, avec quelle tendressepa-,
tl'iotique ne devait-il pas être prononcé par.ceux qui avaient ,
défendu non-seulement son peuple, son duché, mais elle-
même, remarque M. de la Borderie, s'a propre personne,
sa propre main ~ Dix ans à peine sont passés depuis qu'ils
la suivaient sur les champs de bataille; ils n'ont pas perdu
la mémoire de ces jours d'épreuves. « Spectacle étrange,
admirable, vraiment unique, POUl'SlIit avec' une verve digne
dusujet notre éminent historien national: unefille une enfant
de douze ans, sans expérience, sans parents, sans amis, sans
trésors, sans armée; et toute seule, abandonnée, trouvant
dans son cœur, clans la fiedé virile de son âme, dans le

BULLETIN DE LA Soc. AUCfI(.:OL. nU F(:SISTi~fI.". -- TO:Ili, X. 2

sentiment héroïque de son patriotisme et de sa dignité, ln,
force de maintenir pendant -trois ans, contre toutes les
. armées de Fl~ance, le nom, l'honneur, le drapeau, l'indé-
pendance de cette vieil,le nation bretonne qui l'avait accla-
mée pour sa souveraine. Sacrée par le peuple du nom de la
bonne duchesse, sacrée deux fois par' l'Eglise reine de
France, la fille bénie de notre dernier duc restait plus bre-
tonne que feançaise. »
M. Dupuy le regrette; pour nous c'est un ti.tre de plus
en faveur d'Anne de Bretagne, et nous nous rangeons

avec M. de ~la Borderie du côté de cette pauvre terre bre-
tonne écrasée, foulée, _ humiliée, dont la reconnaissance
était sans bornes envers' celle à qui elle devait le plus graI?-d
biens, la paix. .
Dans les jours heureux qui suivirent l'union de la Bre-

. tagne à la France, il fut doux de se rappeler et de chanter
les périls passés .

Des souvênirs guerriers chers aux c.han.teurs du temps
de la . duchesse Anne et arrivés jusqu'à nous, non sans
avarie, le plus caractéristique reste toujours ce cantique

patriotique inspiré par la délivrance de Guingamp. Quel-
qu'ait été le Tyrtée rustique, son chant étincelle de verve et
d'enthousiasme: tout le monde le sait par cœur:

« Portier, ouvrez cette porte: le sire de Roh~pest ici, et
avec lui douze mille soldats ; il assiège la ville de Guin-
gamp. » _

la bonne
Mais la Bretagne n'ouvre pas aux teaÎtl'es ;
duchesse-est là :
«( Mes portes sont bien verrouillées; mes murailles bien
crénelées; je me IQ.oque de leurs sommations : ils ne pren­
dront point Guingamp. Chargez mes canons; du courage!
on verra qui se repentira! » .
L'assaut est donné; le grand maître de l'artillèl'ie a la
jambe-cassée; les canonniers perdent la tète; les femmes

de la ville accourent, comme plus tard au siège de Sara­
gosse; à leur tête celle du grand artilleur hors de combat:
« Quand même mon .mari serait mort, je saurais bien le
remplacer : feu et tonnerre SUl' les traîtres 1 »
Courage inutile 1 -
Les murailles sont abattues; ·les portes enfoncées, la
ville est emportée d'assaut: .
_. A vous, soldats, les jolies filles; à moi l'or et l'ar-
gent 1 )
. Mais le traître croyait n'avoir affaire qu'à la dame
des Bretons; il oubliait la Dame des Chrétiens:
. . Notre-Dame de Bon-Secours, assistez-nous 1 Voulez-

vous voir votre maison changée en écurie, votre égl.ise en
taverne, votre autel en table à manger ~ » .
Comment la mère du Sauveur n'aurait-elle pas sauvé
ses enfants?
Dans le silence de la nuit, voici qu'on entend retentir
un coup de clo.che épouvantable. Les vainqueul's s'enfuient,
éperdus: .
Sellons nos chevaux, et partons; et laissons aux
saints leurs maisons! »
La Vierge bénie et son fils avaient sonné le tocsin de la
délivrance .
Et toujours ils le sonneront; toujours ils gaL'deront
la maison des saints. . .
Pour qualifier la mélodie de ce cantique incomparable,
dont les versions abondent, et dont le Barzaz-Breiz comme

les Gw~rziou Breiz-lzel n'offrent qu'un écho affaibli, il fau-
drait toute la science deM. Burgault-Ducoudray. M. de
Kerdrel qui l'a nofé, à ma demande, il y a plus de qua­
rante ans, et qui le tr"ouve aussi beau qu'au premier jour,
me disÇl,it dernièrement que c'est un air de marche; et il
qu'aucun musicien de nos régiments n'en ait
s'étonne
profité .

Qui sait si les musiciens de la garde d'Anne de Bretagne
ne le connaissaient pas, et s~ la terrasse du château de
retenti?
Blois n'en a point
Il . est dans le mode que les anciens, dit M. Bur­
gault-Ducoudray, appelaient 1~ypophrygien, c'est-a-dire
passionné, enthousiaste, inspiré, religieux, extatique, des­
tiné à entretenir le courage et l'ardeur dans le cœur des
guerriers. Que n'avons-noJls un orchestre ici pour le faire
exécuter, comme au Conservatoire ~ Que n'avons-nous, a
cette séance, le cher maître lui-même?

. Si aprés avoir étudié la poésie lyrique des Bretons sous
sa forme traditionnelle, ondoyante., nous l'étudions sous
sa forme éàite, arrêtée, aux dernières années du XVe siècle
et aux premières du XVIe, nous aurons soUs nos pieds
terrain solide, et des instruments de précision tout à

fait scientifiques.
La fin du moyen-âge fut pour la Bretagne un moment
d'éclatante floraison artistique et littéraire. Avec la paix et

l'union à la France jaillissaient de terre ces milliers de
clochers toujours debout qu'on ne se lasse pas d'admirer.
au sein des ateliers, parmi les ouvriers
Même explosion
tout gel1l.;e, sculpteurs, peintres, imagiers, graveurs,
enlumineurs, « compagnons savants et experts .en t'ait de
. saintetés»; parmi les auteurs, acteurs, chanteurs, impri-
meurs, colporteurs d'ouvrages dramatiques nouveaux;
parmi les savants bretonnants eux-mêmes, pressés de se '
fail~e entendre a la France, et de parler la langue de la

reine. Cinq mois surtout, de septembre 1505 à février
parmi les plus bénis de son règne: elle .
1506, comptèrent
aloes son peuple; cinq mois d'une vraie procession,
visitait
a Saint-Pol-de-Léon. « Estoit quasi chose mira-
de Nantes

culeuse de voir par les chemins et boys si grant multitude
d'hommes et femmes et petits enfants qui accouroient pour

voir leur dame ... · Si vous eussiez vu les joies, esbatements

et danses! s'écrie un témoin oculaire·; « sembloit estre un
petit paradis! ) ,
Dans toutes les villes et tous les châteaux : Rennes,
Vannes, Hennebont, Quimper, Beest, Morlaix, des entrées
triomphales.
A Guingamp, grande représentation bretonne sur la
place publique. A Saint-Pôl, où son arrivée coïncide avec
celle de Noël, les joies dl! 'ciel s'unissent aux joies de la
terre; on la saI ue an cri mille fois répété de GLoria in
cxcelsis Deo et in terra pax hominibus! commenté dans
une foule de cantiques de cieconstance. .

Un recueil de ces cantiques m'est tombé sous la main., à
Paris. Il a pour titre : AN NOVEL LOU ANCIEN l"lA DEUOT
(Bibliothèque nationale, Y, 6187); c'estuno réimpression
faite à Quimper-Corentin., en 1650, pour un prètre, orga-
niste de la cathédrale de Saint-Pôl-de-Leon, maître Tan­
guy Guéguen, déjà connu par sa réédition, en 1622, du
Mystère de la Passion~ daté de 1530, et de quelques autres
poëmes bretons de l'époque de la duchesse Anne .

La date précise de C!3S Noëls, où l'on trouve une mention
expresse de ]a bonne duchesse, nous est d~nnèe par le
dernier couplet du XXle :

Hoz bel, Mary, deuolion

Da pidiff Doue, guir "roe an tron,
Euyt YTRON AN BRlrTO:'iNET,
Noel e quentel don guelet .

« Ayez, ô Marie, la bonté de
prier Dieu, le vrai roi du

ciel, pour la Dame des Bretons
qui, au temps de Noël, est

a nous VISIter. »

Cette priére remonte donc évidemment au 25 décembre

de l'c.lllnèe 1503 . Cinq ans l))uS tard, Disarvouez de Pen-
guern, de Cornouaille, adressait les rnèmes vœux au ciel
la reine et ·le roi, en rimes françaises moins bonnes
pour

que ses sentiments:

L'an mil cinq cents ct cinq alla fout droit
En Bretaigne ceste haultc prioeesse.
Je prie Dieu qu'il .ait en sou venaucc .
Le l'oy et elle et sa postérité.
Les Noëls léonnais, qui ne valent guère mieux, comme
poésie, je dois l'avouer, que la plupart des productions

françaises du même . genre, se terminent tous par une note
dont l'accent les distingue et fait leur originalité .
Un ardent patriotisme donne le ton aux poëtes :
Nouel! Nouel! Da Nedelec

Da map Rouen tron, en brezonec
Qu'enomp choantec, hep dieguy :

Ganet eo Doue, hon guyr Roue ni .

« Noël! Noël! à Noël, en l'honneur du fils du roi du

cie), chàntons de tout notrJ cœur, en breton, sans nous las­

sel'; Il est né le Dieu, notre vrai roi à nous. » (XII, 1).
Naturellement les chanteurs sont assez égoïstes . . C'est
moins tout le peuple breton qui les touche que leurs com:-
patriotes du Léon. S'ils prient Jésus de faire miséricorde
à tous les Bretons, ils la lui demandent principalement
pour les Léonnais : Dreist pep nation Leonys (XVI, 17) :
Selon eux, ce sont les vrais Bretons, les ' vrais catholi­
ques au premier chef: »

An pobl a !-eon Brelonet, .
Guyr catholiquet da quentaff (XIX, fO) •

Ils poussent même la partialité à 'un ' point qui fait sou­
rire: C'est particuliérement pour les Léonnais que le

Sauveur serait né !

ils sont si loyaux, ces
« Ils sont si purs dè toute façon!
toujours aux yeux de
hommes du Léon! ils sont nobles

l'Édise .. »

Huy quen net en pep guis!

,Tut gtl'Îrion Leoilis! ".

Pepret int t il t gentil e·n still an llys (VIII, 18).
Cependant, a la longue, le cœur des.poëtes s'élaegit; qua~
. tl'e fois ils demandent. des prières pour la nation bretonne en
rnasse .; ils finissent rnèrne pal' en demandee pour la
France dont iis mèlent le nom à celui de la Bretagne et de

lem chère dame, S'adressant à la Sainte-Vierge:

Couff hoz IJezet it1'on yuyrion an Bretonet!
An rese hep mal' (quet) cloual' hoz car 'PalIet ;
, En veh !/Ct Breiz ha F1'ancc han l~ziancc sa lancet;
Euyd (lm]) bepl'et cz pelet. (XXVI, II).

« Ayez en souvenance la bonne dame des Bretons! Ceux­
là' vous aiment dJune tendresse si certaine, si douce et si
parfaite! Dans vous, en Bretagne et en France, nous avons
notce espérance; priez toujous pour nous. » ..
mis

Ils étaient déjà Français; la gloire de la Fl-iance est

désormais leur gloire:

Guerches an sent, sant(~l dfe excellancc,
A quentafJ lance Briz, Franc, a auancet! (XXX, 7) .

« Vierge des saints, sainte par excellance; mettèz au
premier rang la Bretagne et la France! » ,

No c,l'oirait-on pas entendee ici comme un son de clairon ~

Ne dirait-on pas que la g'arde bretonne va marcher? qu'elle
va donner, à la 'voix. de Celle qui est « terrible comme une
armée rangée lm bataille», ' et reine de la France aussi
bien que de la Bretagne? ,
, Mais en marchant à l'avant-garde, sous le cleapeau

Nançai.~, les Bretons entendent consenee leurs coutumes et
leues .libertés; « toutes nos lois absolument, tous nos
usages religien x » :

Hon olt reyz cre», han offerennaou !

disent-ils énergiquement, et ils ajoutent:
Pedet, lJIIa1'y, a deury hel,
chencymp guyz :en Breiz Isel (LI, 13) .
Naz
« Priez, Marie, de tout votee cœur, pour que nous ne

changions pas de coutumes en Basse-Bretagne. »
Prévoyaient-ils le temps où ces vieill €'s et saintes cou-
turnes, leurs traditions, leur langue, leurs mœurs, leurs
costumes changeraient sous l'influence étrangére ~ L'insis­
tance qu'ils mettent à demander au Ciel la conservation de
ce qu'ils ont 'de plus chei' au monde ne prouve-t-elle ·pas
une vive appréhel1sion ! .

. Leur dernièee prière, leur dernier appel à la patronne de

la Bretagne est le ct'i traditionnd, séculaire, éternel de la
race:

Ha! suppliet, Ytron, euit an B'I"etonnet!

iHaz dalchint ferm en Bt'eiz ho {eiz ho rciz bepret .

. '. (XVl!l, 13)

« Q Notre-Dame, priez pour les Bretons!

foi, à leur
. « Qu'ils tiennent ferme en Bretagne, à leur
« loi, toujours! » .
. D'une langue plus francisée que celle de:=; campagnes,
composés pour les gens des villes et des châteaux, par des
poëtes de profession, probablement par quelque mé nestrel de
la maison de la reine, IvonouHer é, J'osse ou Riou, les Noëls
léonnais sentent leur fruit. Le rhythme est savant, le mètre
ira vaillé; on y trou 'le les secrets de métier des versifica-

teurs bretolls du XVe siècle, et même plusieurs des artifices
anciens' ba,.rdes gallois; l'allitération entr'autres,
des
quoiqu'un peu différente de la leur. Les doubles ou triples
rimes intermédiaires sont de règle. On a pu en juger par
nos citations .. Le versificateur semble se jouer de toutes
les difficultés dé l'art · : le vers de quinze syllabes est
celui qu'il aime le plus a e'n1ployer, comme rendant
mieux sans doute les sentiments larges, profonds et puis­
sants; peut-être comme se prêtant mieux aux longues
l'YlOdulations de l'orgue .
Généralement indiqués, les airs sont quelquefois ceux
qu'on chante encore dans nos églises) des airs de plain­
chant; la seconde pièce du recueil se chante, est-il diV
sur le ton du Conditor alme siclerwn. Les hymnes, 0 glo-

l'/osa domina) VexiLla regis.., Christe Redemptor) Iste
Gonfessol') Pange lingua, Sac/'is solemniis et d'autres non
moins célébres, ont donné la note aux poëtes bretons .

NI. Burgault-Ducoudray trouve que les airs de plain-chant
conviennent a merveille a leur poésie, et suppose la même
origine-aryenne a la musique bretonne qu'a la musique d'é­
glise. Les airs donnés comme connus) en tète de certains
Noëls,n'étant pas notés, je n'en puis rien dire, sinon qu'on
les trouvait beaux, an ton 80 braTl, remarque l'éditeur; je
ne puis rien dire non plus d'un air qualifié de « nouveau

et d'excellent», celui du Noël nO XXXVII; il Y ep a même un
feançais) naturalisé dans le pàys de Laon .
Ce pays, « quoique par son estendue il soit le plus petit
« esvèché de Bretaigne, il dispute aux au)tres la pri­
« mauté, pour les . orgues et la ' musique ») assure un

« anCIen pere .carme de SaIllt-Pol. « Le pays de Léon) pour
« bien dire, continue-t.,.il, en accentuant son éloge,« est
une vraye Parthénope. » Il paraît donc que Saint-Pôl était
la Naples ou l'Athénes de la Bretagne bretonnante. Quelle
ville plus digne de recevoir la reine de France ~

Quand l'organiste de la cathédrale recueillai t, au dix-
septième siècle, les vieux Noëls de son pays; quand .Guil­
laume Quicquer, son compatriote) donnait la 110menclatuf,"I
des instruments de musique qui les accompagnaient,
l'écho, on peut le croire" vibrait encore au fond des cœurs;
ou trouver ailleurs, 'sinon là le modèle de ces concerts où
l'accord des instruments et ' des voix, l'harmonie et la
symphonie, était si parfait? où l'on chantait, « par mélo-
. die, en fl'ingottant, en fredonnant, en fausset, doucement,
à voix mesurée, tantôt élevée, tantôt basse, sioulic" a
clocqam, a uizyou vhel, a viz'ioLl isel; où les auditeurs tré-

pignaient, battaient des mains, frappaient du pied et ap-
plaudissaient à tout rompre ~ (Nomenclator, 214 et 216).
Hélas 1 ces applaudissemcnts, ces sclaquat an claouarn,
comme on les appelait, furent les derniers qui saluèrent,
avec les poëtos et les musiciens nationaux, la patrie bre­
tonne, du vivant de la bonne duchesse .

. III

Anne de Bretagne fit âses sujets, on quittant la vie, le
premier chagl'inqu'elle leur ait causé (1514). Les jours .
heureux qu'ils lui durent ont été rappelés par le poëte bre-
ton qui a le plus aimé et le mieux chanté son pays:

Jours anciens! jours sacrés! Alors, puissantes gardes,
S'élevaient de grand~ bois autour des grands châteaux;
• Les salles résonnaient aux voix màles (les bardes,
Et la voùte des bois aux. concerts des oiseaux..
Dans quelques grands châteaux de la Basse-Beetagne, dans
tous ceux de la Haute, comme dans les villes dl.l pays gallo,

une réaction commenca contre les 'Bretons bretonnants.

Les nobles et les citadins qui prétendaient au bon ton et

aux belles. maniéres et voulaient se mettre à la mode,
n'ayant plus devant euX" l'exemple de leur duchesse et

du respect qu'elle affectait pour ,la tradit.ion nationale,
tendirent a se montrer de moins en moins Bretons. Le lan-
D'age et l'accent des nouveaux Français, sans parler de
d0S gens dont le gallek était la langue naturelle. Leurs ,
poëtes se firent volontiers l'écho des plaisanteries couran­
tes: de la le troisiéme genre de poésie qui doit nous occu­
per, la poésie satyrique ou macal";onique. '
J'ai dit , un mot autrefois des moqueries auxq:uelles ,
les Bas-Bret.ons étaient en butte, jusqu'au sein des monas­
tèces, de la part de leurs fréres en religion. J'ai indiqué des
expressions de la langue bretonne, changées en sobriquets
burlesques, entr'autres: pétra" « quoi? quelle chose? »
nom inferrogatif donné aux Bas-Bretons, dit M. Littré, et
par suite a tout homme lourd 0t peu dégourdi: bal'agoin
« pain et vin », (de bara et de glOin) appliqué a leur idiome,
a tout patois, par Rabelais, et opposé a cc bon fran­
comme
çais »; j'ai cité enfin des traits narquois décochés aux
c( guas de la Basse-Bretagne. » ' ,,'

La publication des Noëls de Jean Daniel, dit maître
:Mitou, organiste d'Angers ou de la collégiale de Nantes"
faite par M. Henri Chardon, nous offre de nouveaux cou- '
pIets en jargon mixte, remontant a l'an 1520.
Amuser son public en gouaillant les nouveaux Français

comme les Anglais sont gouaillés dans les charges de nos
café~ concerts, tel est le but de maître Mitou. Ramassant

le peu de mots bl'etons qlùl a 'entendus et qu'il estropie, il
en larde un Noël où il fait parler le français le plus hétéro­
clite à des chanteurs de Basse-Bretagne.
Ces chanteurs, qui sont des plus célèbres du pays breton-

nant, se nomment Tyvonnet, Mathery, Hervé et Henry .
Tyvonnet, c'est-à-dire le petit Ivon, ou Ivonnet, dont il
ridi.culise le nom par l'addition d'un t initial selon un vice

de prononciation bretonne" doit êt.re un de ces deux Ioon

que nous avons vus attachésa ' la maison d'Anne de Bre­
tagne en qualité c1,e m~nestrels ; Hervé est eertainement le
. même que le poëte du même nom aux gages de la reine. S'ils
sont les ' auteurs des Noëls patriotiques, examinés plus
haut, ce n'est pas sans motif que maître ' Mitou a cru
devoir leur en attribuer un grotesque en breton-français;
maître Mitou aurait vu dans eux des rivaux .
Il intitule la- pièce qu'il leur prête: Noël en breton qui
parle français, et nous apprend que cela se chante sur le
irihory de Basse-Bretaigne, air célèbre, mentionné par
Noël Dufaïl.

Les quatre ménestrels
bas-bretons s'excitent n1utuelle-
, ment à chanter:

Tyronnet et Mathel'Y,
Ilcrvé, Henry, .

(Tru d'ein? pitié pour moi !)
Trudaiùe!
Faisons, en ung chantery,
Ung beau hery (hoary? jeu),
Gent et joly,

En net! (rondement?) Demain Noël! .

Ce premier couplet est le refrain .

Un des chanteurs commence:

Ma père il a ù il qll' Aùam

ung beau (am (femme)
Eut

Qui mordoit el1 tj,ng pomme;
Par quoy 'Dieu de son mèson (maison)
, le bon horn (bonhomme)
Mist

Quand le ùyable il aura veu (vit)
Sa despourvcn (mésaventurc)
, Tran doue (l'fOU Doue! seignellr Dieu! ) qli'il cst dai~e !
Il (st dallé (allé), il est venu, [content] .

Villain cornu;
C'est ung beste mohaise (mauv'aise) !

Mais Doc (Dieu) t1e pal'ad is .
A mis sa filz '(fils)
. En peine,
Et est venu de sa pays

Ce disont-ilz,
A puissant main.
Tyvonnet et Mathery, etc.
Le Doe (Dieu) il est nasqui (né)
Tant beau, genly

Seullement Eur de paille;

UrJC1 asne est emprès tappy (collché);

Ung vache aussi
Son halayne lui baille.
En ung vieu maison
Il est }'enfantelet

Tant jeune;
Il aura ma gasteIet, (grosses galettes)
Ma tOUl'tehlt (grands pains ronds)
S'il a besoing.
Tyvùnnet et
bel'Y, etc.

Un autre portant, dit-il, son flageolet et sa musette"
joue à l'anguilloset, c'est-à-dire à l'accouchée (d~ann gwi­
lioudet), le fameux air breton:
Tri hory joly, dehet 1

(0 trois ,jeux jolis, venez 1)

. Et il poursuit :

Je feray danser Mary
A vecques Iuy,

. Dandaine !
Mais il ne troublera .pas le sommeil de saint Joseph,

qu'il appelle irrévérencieusement le bonhomme (bon-
hommÏf;)" car il ne le croit pas trop sain (trop bien portant)
dit-il avec un calembourg du mème goût.
Lè troisièi11e offrira au nouveau-né un chapon de Cor-
nouache (Cornouaille) .:

Il aura Je hein bara (pain)
Le guyne mat (bon vin) à pIaille (cmehe),
L'Orléan~ vin, l'Achevin (le vin d'Anjou) .
Le Poiteviu,

S'il aura faim.

Tyvonnet 'et Mathery, etc .
Le dernier couplet., mis par l'organiste en goguette,
digne émule de Rabelais, dans la bouche des ménestrels
bretons, couronne cette parodie des Noëls que nous avons
entendus, si graves, si religieux, si patriotiques. Lem's
auteurs priaient pour leur pays, pour la bonne duchesse;
pour la Bretagne et même pour la France, dont ils ét~ient
devenus les fils dévoués; écoutons ce que leur fait dire
maître Mitou :

Je pderay dévotement;

Mignonnement,

Le petit et son mère,
Que j'auray joyeusement
Vin largement .....

Il Y tient! · et n'a pas assez du gwin mat, des bons vins de'

l'Orléonnais, de l'Anjou et du Poitou, pour satisf&ÎL'e la soif

Bretons. Mais ils ne durent pas boire à la. santé de
des

leür persiffieur gaulois! . .
'Croirait":on qu'un imitateur de maître Mitou, Laurens
Roux, dans un Noël du même genre burlesque, en breton
(ou plutôt par un Breton) bretonnant qui aprend "à parlé le
françois, a l'air de soutenir que celui-ci en aurait été bien

capable! Il lui prête, en effet, le toast de -réveillon que

VOICI:

De matheol me eff deoch.

Plus correctement: De mat da hoLl, me eff dJehoch!
« Bonjour- à tous, je bois à vous! »

Et le Bas-Bl'eton poursuit, dans le ton et le style qu'on
attI'ibue à ses compatriotes:
Doé sont venu eu un crache

Chantezen Noël guenéoch
(.Te chantel'ai Noël avec vous) .

A qùi fait-on pader cette langue farcie? Est-ce encore à
Ivon, ou à Hervé? je l'ignore; inais un des autres ménestrels
de la cour d'Anne de Bretagne, Jean Josse, a eu aussi
ceetainement les 'honneurs de la parodie. Sous son , nom

breton de Iehan Jobie vi/wn (le petit Jean Josse), il figure
dans les Grans Noëls nouveauLz que vendait à Paris Jacques'

N'y'Verel :

Chant y Noël là hault h'istus
Patris Jehan Jobec vihan.

Pauvre petit père Jean Josse 1 Ce n'est pas sans raison
qu'on le dit triste et qu'il chante, dans le paradis, un
noël sur l'air : lln~est plaisit· n'esbatement. Pouvait-il y
avoir, mème là haut, pour les ménestr'els bretons, plaisir
et joie depuis la mort et loin de la COU1' de leur bonne du-
chesse? •

Le dernier coup de marotte devait être porté aux Bas-
Bretons par l'aLlteur. du bal gallo. Voulant apprendre à
son danseur à danser à la nouvelle mode, la elame l'en­
traîne en chantant:

C'est un pétra

Que je tiens, que je mène;

C'est un pétra
Que je tiens pal' le !)J'as ;
Tu danseras,
Bara ségaZ;

Tu danseras.

Bara ségal! (mangeur de pain de seigle), équivalent du
sobriquet Macaroni donné aux Italiens, d'où la poésie ma-
cal°onique, celle-là même qui nous occupe.
Mais le bal gallo n est qu'une faece, grâce a Dieu, et nul­
lement le symbole de notre union a la France avec laquelle
nous faisons fort bon ménage. En tous cas, nous soa1mes
de vieux époux qui avons oublié nos petites querelles de

Jeunesse.
Ce que nous ne pourrons jamais oublier, c'est ce que
nous avons aimé ensemble et que nous ~imerons toujours,
en bons Bretons, en bons Français. Fidèles a la grande
patrie comme a la petite dont nous parlons les deux idiômes
correctement et sans mélange, nous poussons le cri de nos
pères, répété d'instinct par celui qui :;t ravivé de nos jours
la vieille poésie de notre race, sous une double forme celti-
que et française admirable: ' .

Ni zo bepred

Bretoned!

« Oui, nous sommes encOl' les hommes d'Armorique! »

H. DE LA VILLLEMARQUÉ .