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LE PASSAGE BRETON DE LA FARCE DE PATELIN
(Voir la séance du li mars f88f, p. 66.
Tous les éditeurs de la vieille comédie française ont pu-
blié sans en comprendre un mot le passage breton qui s'y
trouve. Quan~ il la réimprima à son tour, en 1854,' M. Gé-
nin ne l'entendit pas davantage, et il pria M. Emile Sou-
vestre de le lui traduire. Consulté par M. Charles Magnin
sur la valeur de la traduction, je demandai à l'éminent bi
bliothécaire quelques textes du breton pour m'éclairer
moi-même et il m'en communiqua cinq ': ,
Le premier tiré d'une .édition de Pierre Levet, de l'année
1485, 'environ, ,portant, à la Bibliothèque Richelieu, le
n° 5009, et que je marque ci-dessous de la lettre A; le se-'
cond de 1489, nO 4405 (lettre B); le troisième de 1497,
n° 3135 (C); le quatrième, sans date, mais non moins an-
cien (D); le cinquième édité par Germain Bénéaut, en
1490, et réédité par M. Génin' (E).
Voici ces textes, dont la reproduction me paraît indis
et auxquels je joins aujourd'hui ûn sixième, màr
pensable
qué F, que M. Loth a extrait d'un manuscrit de M. Té-
chener ... et essayé de traduire dans la Revue celtique du ,
mois de décembre 1880, p. 451, pour répondre au désir.
de notre savant confrère M. Gaidoz. .
PATELIN (au drapier qui réclame l'argent de son drap).
Il convient que je te herray,
Car tu m'as fait grant trichery,
Ton fait il est tout trompery.
(S'adressant au même en breton)
BULLETIN nE J,A, Soc, ARCHÉOL. DU FnUSTÈRE. - TOM,E VIII
. t . A ouI dandaoul en ravezeie
t Ha ouI dandaoui en ravezeie
~ Corfha en euf.
2 Corf ha en euf. .
GUILLEMETTE
GUILLEMETT E
Dieu vous ayst! Dieu vous, aystl
PATELIN
PATHELIN
3 Huis oz bez ou dronc nos badou 3 Huis oz bezou dronc nos badou
4 Digant an tan en hol madou 4 Digant an tan en hol madou
5 Empedif dich guicebnuan 5 Empe dif dich guieebnuan
6 Quel queuient ob dre dOllch ama 6 Quez queuient ob dre douch ama
7 Men ez cahet hoz bouzelou 7 Men ez cachet hoz bouzelou
8 Eny obet grande canou 8 Eny obet grande canou
9 Maz rebet crux dan hol con 9 Maz rehet crux dan hol con
to Zo 01 oz merueil gant nacon tO Zo 01 oz merueil gant nacon
t t Aluzen archet episy t t Aluzen ar chet epysy
f2 Har cals amour ha coureisy. 12 Har cals amour ha coureisy.
(Biblioth. nationale, nO 5009. p. 48). (Biblioth. nationale, nO~4405, p. 49).
1 Ha ouI dauea ouI en rauez icge
t Ho ouI deuea ouI en rauez icge
2 Caorf en oe .
2 Coda en oe. .
GUILLEMETTE GUILLEMETTE
Dieu vous ayst 1
Dieu vous ayst ,
PATELIN
PATELIN
3 Huis oz bey ou adonc noz baston 3 Huis oz bey ou donc DOZ baÙOD
4 Dignat an tan ez hol modan 4 Dignat an tan ez hol modan
5 Empetif detih eguich bauon 5 Empedif deeih guichebauon
6 Quelque vient ob dre dou eteman 6 Quelque VIent oh dre dou eteman
7 Men ez e chachet buche Iou 7 Men eze cahet bucelou
8 En y obet grace canou · 8 En y 0 bet grance canou
9 Maz rechet cruy den hoicon 9 Maz rechet cruy den hol con
tO Sooloz mel'aueil grant mencon 10 $001 oz meraueil grant mencon
if Olz en ae cher picy fi Olzen aeeher e picy
f2 Hel' cals amour courtoysie. 12 Her cals amour courtoysy.
Y, 3135, p. 4 ). (Bibliotb. nationale, Y, 4408, p. 42) •
(Biblioth. nationale,
t Ha ouI danda ouI en ravezeie
1 Haoul dan daoul eu ravezeie
2Corf ha en euf. 2 Corf ha en euf.
GUILLEMETTE
GUILLEMETTE .
Dieu vous ayst.
Dieu vous ayst!
PATELIN
PATHELIN
3 Huis oz bez 0\1 dronc noz badou
3 Huiz oz bez ou drouc noz badou
4 Digaut an can en ho madou
4 Di gant an tan en hol madou
!) Empedit dich guieebunan !5 Empedif di ch gui eeb unan
6 Quezquevient ob dredouchaman 6 Quez queuient ob dl'e douch ama
ez cachet hoz bouzelou . 7 Menez cahet hoz boUzelou
7 Men
8 Eny ob et grande canou
8 En y ohet grande canou .
Maz rehet crux danholcon
Maz rechet crux dan holcon 9
10 So 01 oz merveil gant nacon
fO So oloz merveil gant nacon
1 i A!uzen archet hop ysy
fi Aluzell archet episy
f2 Har cals amour ha courtè-sy.
12 Har cals amOUl' ha courteisy.
(Édition de 'Génin, p. 176).
(Man. de Téchener, éd. de M. Loth).
b: DRAPIER
Hélas, pour Dieu, entendez-y!
va! comment il gargouille!
Il s'en
est-Ct) qu'il barbouille 1 •
Mais que déable
Sainte dame J comme ilbarhote!
Par le corps Dieu! Il barbelote
Ses motz tant qu'on n'y entent rieu ;
Il ne parle pas chrestien,
Ne nul langaige qui apère.
GUILLEMETTE •
Ce fut la mère de son père
de Bretaigne',
Qui fut attraicte
Il se meurt: ceci nous enseigne
Qu'il faut les derniers sacremens.
Et le drapier vide la place, vairicu par les vociférations
bretonnes de son débiteur qui lui a vainement lancé à la
tête force injures en latin, en limousin, en picard én nor-
mand et en flamand, et passe à ses yeux 'pour un mori-
bond, atteint de folie, dont il n'y a rien à tirer. •
Un fait sur lequel il n'y a pas de doute c'est qu'aucun
des six te.xtes bretons reproduits plus haut n'est correct,
et qu'ils proviennent tous d'une copie ultérieurement alté-
rée. A défaut de mànuscrit original, comment retrouver la
rédaction primitive f Évidemment en comparant les va-
riantes entre elles et en substituant rationnellement, s'il y
a lieu" certaines lettres à d'autres dans quelques mots.
. Cette méthode, je l'ai suivie et je trouve dans des notes
déjà vieilles de vingt-cinq ans, une lecture du passage bre
ton, dont la correction me semble inattaquable, comme
elle parait l'être à un jeune celtiste ' des plus distingués,
M. Emile Ernault; nous nous accordons pour lire ainsi :
f Ayoul dan diaoulyen ravezi
2 Corf hac eneff
3 Hui, roz bezou droucnos, badou
4 Digant an tan en hoz madou 1
Empedif di ch guitebunan, .
oH, dre douchaman
6 Guesquerien
Ma ez r.8chet hoz bouzelou,
8 En un ober goadeguenou;
9 Maz rechet erux dan hol con
\ to So 01 oz mervel gant nafon.
t t Aluzen accher e pysy,
. t 2 Hac cals amour ha courtesy.
La première phrase, à laquelle Guillemette répond chari·
tablement par l'exclamation: Dieu vous ayst 1 ne présente
aucune dif~culté. Ayoul « je voudrais », utinam, est un
adverbe formé de la préposition a et du substantif youl .
Corn parez les anciennes gloses bretonnes de M. W. Stokes, 74,
aiul, gl. ultro; en breton moyen, youll, Grand Mystère,
p. 10; au XVIIIe siècle a-youl « puisse, plût au Ciel», Gré
goir.e, Dict., 765; dan « aux » est pour d'ann; diaoulyen
« diables » est le pluriel de diaul, ibid., 286; -ravezi « que
tu sois », « que tu fusses» est la .2 personne du subjonctif,
. idem., Grammaire, 84. L'apostrophe bretonne de Patelin
est l'équivalent de celle de Guillemette au drapier, p. 37 :
Allez vous en, de par les déables!
M. Loth a saisi le sens., sinon la structure grammaticale.,
et n'a pas eu de peine à mieux faire' que M. Souvestre
doIit l'imagination a vu « la mer mordre avec ses dents, ]a
vague cueillir le goëmon, etc. » \
Pour les mots c01l hac eneif « corps et âme » pas de
difficulté non plus; ils ont été ainsi écrits' et traduits par .
Le Gonidec dans le Mystère de Sainte-Nonne, p. 62 ·(Paris,
et le quatrième vers ne sont pas moins
Le troisième
Patelin parle à la cantonade : Hui « vous » est
clairs. Ici
l'ancien pronom hui (gl. vos), Stokes, 73, aujourd'hui
c)houi; roz bezou est pour ra hoz bezo « que vous ayez »;
j'adopte la lectu're'roz au lieu de hoz., d'ailleurs justifiée par
la phrase roz bezo ioa « sit vobis ga.udium»; ' Zeuss, 2 éd.
376; droucnos « male nuit » est une vieille forme iJ?té- '
ressante composée de droue «,mauvaise) et de nos « nuit»,
où l'on doit maintenir l's étymologique, comme le pense
M. Ernault; badou « étourdissements », pluriel de bad.,
Poëmes bretons du moyen-âge, 114; cligant « par », « de
par», préposition, ibid., 113; an tan « le feu », ibid . .,
158; en « dans », « hoz» « vos », aujourd'hui, ho; madou
« biens » -' pluriel de mad. Au mot an tan M. Souvestre a
cru devoir substituer anken, qu'il traduit par « déplaisir». .
M. Loth lit an can ou an cau, qu'il rend par « le chant ou
les lamentations », lecture et traduction que rien ne jus-
tifie; trois textes portent an tan, et le contexte donne rai-
son à mon interprétation. .
empedij « je souhaité'ai », dans un
Au cinquième vers,
sens d'imprécation, semble la première personne d'un
futur répondant au droukpedin d'aujourd'hui et au latin im
precabor; clich « à vous », Cf. dichuy, S. Nonne, 114,
était une forme 'plus particulière à l'île de Bréhat, scl.on
Grégoire, 61 ; guitebunan « tous sans exception », est écrit
guytebunan, 285, dans les Poëmes bretons du moyen âge. '
Au sixième vers, Guesquerien « oppresseurs » est incon-
testablement lé pluriel de guesquer que Le Gonidec écrit
au singulier gwasker « tyran », gweskel « presser », « op
primer », « vexer», et M. W. Stokes, d'après les Gloses
gueseim, 285. Ces Guesquerien, objet
bretonnes d'Orléans,
des imprécations de Patelin), étaient assez difficiles à re-
trouver dans le Quez que vient des éditions A, B, E, F, et .
encore plus dans Quelque vient (C et D). Il a suffi de la
confusion faite par les quatre premiers copistes du 9 avec
un q et de l'r avec un v, jointe au désir de donner un sens
français au mot breton par l'addition d'un i final, qu'il ne
comporte pas, pour le rendre inintelligible. Oll « à tous »,
renforce encore le pronom guiiebunan, concernant ces
« gens empeschables », comme les appelle Guillemette qui
voudrait voir « pendus parmi le col» tous les créanciers,
p. 37; dre « par l'effet de » ; douehaman « la peur », équi-
valent du substantif moderne douj, radical de douja, que
le Catholicon écrit dougajf « doubter », « craindre », par
un 9 qu'on prononçaitj .
Septième vers, Ma ez « que », conjonction gouvernèe
par le verbe impedij « je souhaiterai»; maz, dans les
Poëmes bretons du moyen âge, par contraction, 194; ea-
chet « vous rendiez » ,(cacetis) ; hoz bouzelou « vos en-
trailles.
Vers huitième: En un ober « en faisant (Cf. en un la
rJaret, Zeus s, 2 édit .... 539 ... et en ur ober, Grégoire, gram
maire, 107; goadeguenou « des boudins », pluriel de goa
deguenn, dans le Catholicon. La lettre r du verbe ober
aurait étéchangèe en t dans toutes les copies, et goade-
{Juenou en grande eanou et graee eanou, texte désespérè,
selon M. Loth, mais que M. Émil~ Erriault me semble
avoir très-ingénieusement rétabli .
Neuvième vers: Maz « que» (pour ma ez), le même
que plus haut; reehet « vous fassiez»; « vous donniez»
. rehei ... Zeuss ... 2 édit., 585, aujourd'hui réoi, du verbe
ober ... au futur subjonctif; eruz « du dégoût », « de la rèpu
gnance » s'explique palèographiquement aussi bien que
.truez « pitié », qu'on propose et qui ne présente point un
règime breton régulier du verbe; il a d'ailleurs l'avantage
de se trouver sous la forme ereux dans le Grand Mystère,
p. 12, où il faut traduire do ur ereuXJ par «eau .dé.goûtante »,
comme le fait M. Ernault; el'ez est la forme moderne; dan
oU con « à tous les chiens », n'offre pas de difficulté.
Le dixiéme vers complète la pensée de l'auteur: So « qui
sont » ; ol « toUS» ; oz mervel « mourant »; gant nafon
«de faim », Catholicon, na1fn~ aujourd'hui nàon .
Dans les deux ' derniers vers, Patelin apostrophe de
nouveau le drâpier, en le tutoyant, comme au début, et lui
ironiques: A luzen « au-
adresse encore des souhaits, mais
mône » ; ac « et», cher « bon visage», « bonne mine »,
dans le , Catholiconet les Poëmes du moyen âge, 258;
e pisy « tu auras », aujourd'hui ez pézi et é pézi; hac
« et »; cals « beaucoup », « force»; amour ha courtesy
« tendresse et civilités. »
M. Souvestre et M., Loth, ayant lu, l'un archer « huis-
, sier», l'autre archet « bière », ont traduit, le premier,
« Archer~ vous recevrez l'aumône» ; le second, « Puissiez-
vous avoir l'aumône d'un cercueil! »
Les éditions C et D, en écrivant ae cher et aecher, où il
est facile de retrouver les deux mots bretons ac et cher,
par le rétablissement du c original changé en e~ m'ont
donné, je crois, le vrai sens. La tirade entière pourrait
« Imprécations de Patelin ».
être intitulée
Si je suis parvenu à en rendre les saletés, on concevra
trop bien pourquoi j'ai hésité longtemps à le faire publi-
na~ure pareille ne sont pas de
quement. Des textes d'une
attirent et qui vous charment, et pour se
ceux qui vous
décider à les aborder il faut y avoir été forcé par la critique .